L’ange noir du Capitole - Jean Favero - E-Book

L’ange noir du Capitole E-Book

Jean Favero

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Beschreibung

La vie de Doug Carter, mari dévoué et sans histoires, bascule le jour où une rencontre clandestine de son épouse Carrie vient jeter une ombre sur leur bonheur tranquille. Dès lors, le doute s’insinue, dévorant peu à peu ses certitudes. Mensonges, menaces, trahisons et morts violentes tissent autour de lui une toile serrée dont chaque fil semble mener vers des ramifications insoupçonnées, jusqu’aux sphères du pouvoir international. Pris au piège d’un mystère aussi dangereux que fascinant, Doug n’a plus qu’une obsession : découvrir qui est vraiment Carrie avant que tout ne soit irrémédiablement perdu. Y parviendra-t-il ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ancien directeur de recherche au CNRS, puis conseiller scientifique auprès des ambassades de France à Varsovie, Rome et Washington, Jean Favero a toujours nourri une passion vive pour le roman noir et l’art de l’intrigue policière. C’est cette passion qui l’a conduit à embrasser l’écriture, avec un premier roman, "Je vous salue Marie…" paru chez Le Lys Bleu éditions. "L’Ange noir du Capitole", son second ouvrage, entraîne cette fois le lecteur au cœur des États-Unis.

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Seitenzahl: 403

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Jean Favero

L’ange noir du Capitole

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean Favero

ISBN :979-10-422-7113-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Il y a deux individus en chaque personne : le vrai c’est l’autre.

Jorge Luis Borges

Prologue

Les grilles bien huilées de la prison d’État dans le désert du Nevada roulent silencieusement sur leurs rails, refermant doucement, inexorablement, la fragile frontière entre liberté et captivité. Le claquement de la serrure se répercutant dans l’étendue du paysage vient témoigner de façon absolue que les deux mondes sont définitivement séparés. Ce bruit, Peter Ellis le ressent dans tout son être ; il se fige pour en apprécier tout son sens. Il a eu tout le temps de penser à sa libération, de longues années à anticiper le plaisir intense de laisser derrière lui les murs et les clôtures en fils de fer barbelés. Pourtant aucun sentiment de liberté ne s’impose à lui ; c’est une notion qu’il a totalement oubliée. La prison s’insinue en vous tel un parasite sournois et vous tient enfermé d’une façon plus efficace que des barreaux. Il savait qu’il allait, pour encore un long moment, continuer à vivre à son rythme. Il retrouve prématurément la liberté après 9 ans et huit mois passés en cellule. Libéré pour bonne conduite, il doit encore quatre mois de sa vie à la société avant d’être totalement libre ; son agent de probation « veillera » sur lui jusqu’au solde de tout compte. Grand, le visage émacié, l’incarcération a creusé ses traits, il marche lentement, regardant par terre, presque en traînant les pieds comme il en avait l’habitude pour parcourir, en rang, les longs couloirs menant à sa cellule ; on ne se débarrasse pas aussi vite de plusieurs années d’assuétude. On lui a rendu ses vêtements conservés dans un sac en plastique. L’énorme tache de café qu’il s’était fait quand la police lui a sauté dessus dans ce bar miteux d’un petit aéroport privé dans le désert de Sonora, s’étale sur son blouson, comme pour lui rappeler son passé indélébile. Neuf ans et huit mois, ils auraient eu largement le temps de le faire nettoyer pour qu’il retrouve la liberté, habillé de façon décente. Il en lavait des vêtements quand il était de permanence à la buanderie de la prison. C’eût été facile de rajouter son blouson à la quantité industrielle de linge à passer en machine. Mais non, le règlement c’est le règlement, on vous met dehors dans l’état où vous êtes rentré ! Enfin ça, c’est bon pour les vêtements ou pour ce que vous aviez dans vos poches, pour le reste, tout est différent. Incarcéré à 40 ans, il n’est plus le même homme après presque 10 ans passés en prison à essayer de contenir la fureur qui lui dévore les entrailles. Dans sa poche, ses doigts effleurent le billet de bus qu’on lui a donné pour rejoindre Los Angeles, sa ville de résidence, et les cent quatre-vingts dollars d’argent de sortie censés l’aider à redémarrer dans la vie. À midi, en plein mois de juillet, la chaleur est étouffante. Il marche sous un soleil de plomb jusqu’à l’arrêt de bus sur la route principale. L’air ambiant semble vibrer sous la chaleur, et trouble le paysage. Il n’y a personne, pas le moindre bruit, pas la moindre voiture dans cet endroit perdu du monde, au milieu de nulle part. Qui pourrait imaginer qu’à quelques kilomètres de là, s’étale insouciante, la capitale mondiale du jeu, du luxe raffiné comme du plus criard, des lumières étincelantes, du rêve éphémère. L’espoir, les fantasmes et les lumières de la ville se sont dilués et définitivement dissous dans l’immensité aride, et n’ont jamais pu parvenir jusqu’au centre pénitentiaire qui s’étale derrière lui. Il ressemble à un champignon anachronique et envahissant au milieu du désert immense. Le bruit de ses pas assourdis sur l’asphalte brûlant s’enfuit vers l’horizon ; seuls, le frôlement de quelques rattle snakes réchauffant leur corps froid, et le frémissement des tumbleweeds, s’arrachant au moindre souffle et roulant au gré du vent, viennent perturber le silence assourdissant de cette immensité sans fin. L’air bruissant de chaleur maintient toute vie dans un état semi-comateux alors que le goudron chauffé à blanc semble vouloir s’échapper de la chaussée pour s’étaler, telle de la lave en fusion, sur les bas-côtés de la route. Les bus passent toutes les trois heures. Il a au maximum trois heures à attendre sous la chaleur accablante, à respirer l’air chaud et suffocant de la liberté. Trois heures, cela n’a aucune importance ; il a eu le temps d’apprendre la patience, dans un monde où l’attente se décline en années. Il va s’arrêter à Las Vegas chez un gars qui travaille au Tropicana et qui va l’héberger pour la nuit. C’est un ami, un ancien membre du cartel mexicain de Juárez, qui s’en est sorti en trouvant la foi en Dieu auprès d’un prêtre qui lui a sauvé la vie alors qu’il était poursuivi par les « federales ». C’est la seule personne qui soit venue lui rendre visite en prison, son seul contact avec le monde extérieur, mais qui, ce matin, n’a pas pu se libérer pour l’accueillir à sa sortie. Ce n’est pas grave, tout est arrangé et il ne repartira que demain matin pour LA. Après une heure et quart d’attente, le bus pour Vegas ouvre ses portes lui crachant son air frais climatisé en plein visage.

Chapitre 1

Six mois plus tard sur la côte est, à Washington DC.

18 h. La nuit était tombée quand Douglas Carter sortit du bâtiment abritant les bureaux du cabinet d’avocats où il exerçait. Après avoir été diplômé de la célèbre Harvard Law School, Doug avait immédiatement intégré le bureau du procureur de New York à Manhattan comme stagiaire, puis avait très vite grimpé les échelons. Cette fonction l’avait formé et aguerri. Les affaires qu’il avait eu à traiter l’avaient confronté aux pires instincts de la race humaine. Des exactions, que ses critères naturels d’homme honnête évoluant dans une société policée n’auraient pu imaginer. Son travail l’avait endurci, ce qui avait contribué à asseoir sa renommée d’homme tenace, sinon impitoyable. Pourtant cette facette de lui-même n’était qu’un habit qu’il s’empressait d’accrocher à la patère de la sortie, pour redevenir, au-dehors, le Doug Carter affable, prévenant et sensible qu’il avait toujours été. Il ne s’était jamais senti véritablement à l’aise avec l’état d’esprit new-yorkais, et ne s’y était pas intégré. New York, on l’adore ou on la déteste, et pour Doug c’était la deuxième option qui prévalait. Après avoir fourbi ses armes auprès du procureur, il avait rejoint le célèbre cabinet d’avocats Shermann & Gallaguer à Washington DC, spécialisé dans le droit des affaires où il était confronté à une délinquance plus sournoise, machiavélique, mais tout aussi redoutable, des cols blancs, parfois liée à des sociétés mafieuses et à des trafics internationaux. Il était très rapidement tombé amoureux de cette capitale à taille humaine, avec ses deux facettes : historique, sérieuse, politique, et pourtant jamais austère, s’imposant du côté de Constitution et Pennsylvania avenues entre le Capitole, la Maison-Blanche et le Washington monument, et qui, en même temps, savait se montrer cool et se détendre dans le downtown, juste au nord, avec ses boutiques, ses restaurants, ses bars et ses boîtes de jazz du côté de Logan ou de Dupont Circle.

À trois semaines de Noël, le froid sec qui s’était abattu sur la ville, heureusement sans le moindre souffle de vent, lui piquait les oreilles. Les températures exceptionnelles, largement au-dessous de zéro, alimentaient les conversations sur le changement climatique, miroir grossissant des tendances politiques de chacun, républicaines assez stoïques ou démocrates plus alarmistes. Les rues illuminées étaient parées de leurs habits de fête, et malgré le froid pénétrant, chacun s’activait aux derniers achats, la ville épanouie exhalant la joie simple des gens heureux.

Doug adorait cette période de l’année avec ses décorations et ses chants de Noël dans les rues et les magasins, le tintement des clochettes de l’armée du salut, les gens insouciants se pressant les bras encombrés de paquets, autant de cadeaux à offrir pour les fêtes. Il avait abondamment neigé quelques jours auparavant, mais, contrairement à celle des sommets, la neige de ville n’a rien de majestueux, d’immaculée, imposant le respect dans l’écho silencieux des montagnes ; elle s’étale honteuse, cachée dans des endroits ombragés, en monticules souillés, qui, en fondant, laissent couler des filets d’une eau noire immonde. Mais c’était tout ça aussi Noël, et tous ces détails lui rappelaient son enfance dans son Nebraska natal avec ses hivers beaucoup plus rigoureux qu’à DC, mais qui étaient acceptés par tous sans n’avoir jamais suscité de querelles politiques.

C’était vendredi soir, les bars alentour joyeusement éclairés, étaient remplis de « clones masculins » en costumes sombres, cravate et manteau long, et de « clones féminins » en tailleur au décolleté plongeant, dont l’élégance raffinée adoucissait l’aspect quelque peu austère. Tous fêtaient, une bière à la main, le TGIF1 avant d’aller s’éclater le lendemain en famille, dans les stations de ski du Shenandoah ou au nord du côté de Liberty Mountain. Doug, conscient d’appartenir à cette horde de « copies conformes », se précipita avec d’autres « clones » rejoindre quelques collègues dans un des bars où ils avaient coutume de se retrouver. La porte aussitôt franchie, il reçut en plein visage le souffle chaud du local bondé et se fraya un chemin au milieu des consommateurs pour retrouver ses amis au milieu des cris, des rires et des blagues pas toujours du meilleur goût. L’air ambiant s’était déjà imprégné des arômes légèrement épicés de malt et de houblon des bières fraîchement brassées, les serveuses souriantes passaient entre les clients avec des pintes de bière remplies à ras bord, tenues à bout de bras. Dès la première gorgée d’une bière bien mousseuse servie d’autorité, ses muscles commencèrent à se détendre, pendant que son esprit refermait un à un les dossiers épineux qu’il avait eu à traiter dans les derniers jours. Comme chaque vendredi soir, des femmes et des hommes évacuaient le stress de la semaine. Dans le brouhaha de cette ambiance chaleureuse et bon enfant, il n’entendit pas son portable qui sonnait en vain depuis un moment, mais la vibration au niveau de la poche intérieure de son costume finit par lui faire comprendre qu’il avait un appel. En jouant des coudes, il put s’éloigner du bar complètement assailli pour entendre sa femme lui rappeler qu’ils sortaient dîner ce soir avec deux couples d’amis et lui demandait de ne pas s’attarder. Elle n’en avait pas fait mention le matin au moment où il partait au travail, et il l’avait complètement oublié. Le ton inhabituel plutôt sec, à la limite de l’injonction, employé par son épouse, le surprit et l’agaça quelque peu ; cela ne lui ressemblait pas, surtout qu’elle n’avait aucun motif de contrariété ; il avait largement le temps d’arriver à l’heure.

Revenu vers la porte du bar, il s’excusa auprès de ses collègues qui essayaient de le retenir, particulièrement un des clones en tailleur au décolleté plongeant, et laissa sa pinte de bière à peine entamée et un billet de dix dollars à la première serveuse qui passa à sa portée. L’idée de retrouver des amis proches le réjouissait ; comme à l’accoutumée, c’était une super soirée en perspective. En sortant précipitamment, il buta contre un homme à la silhouette assez massive, s’excusa sans même relever la tête et continua son chemin en faisant attention de ne pas glisser sur les trottoirs verglacés ; il retourna vers l’immeuble de ses bureaux récupérer sa BMW au parking souterrain. Si le matin elle était complètement perdue, anonyme, au milieu de centaines de ses « consœurs » au deuxième sous-sol, elle se retrouvait ce soir esseulée, une des rares à être encore stationnée. Comme quoi, tout le monde ne restait pas sur place, fêter le TGIF ! Chacun de ses pas résonnait lugubrement dans cet immense bâtiment silencieux et désert. Les murs froids en béton brut renvoyaient en écho le moindre son, accentuant l’impression d’immensité et de vide ; des bruits de pas martelant le sol lui firent dresser l’oreille, sûrement quelqu’un qui avait, comme lui, écourté la joyeuse ambiance du bar. Il jeta un coup d’œil rapide par-dessus son épaule et entraperçut un homme de forte corpulence, peut-être celui qu’il avait bousculé malencontreusement quelques minutes auparavant. Sans aucun motif, il se sentit tout à coup mal à l’aise et vulnérable. Instinctivement il serra fermement dans sa poche ses clés de voiture, comme une éventuelle, mais dérisoire, arme de défense. Quelques sans-abri, dissimulés dans un endroit protégé de la lumière, prenaient leurs quartiers pour la nuit, se disputant, à grands coups d’insultes qualifiant la vie chaotique de leur mère respective, l’encoignure la mieux protégée du vent et du froid. C’était des habitués qui, par ces températures extrêmes, étaient tolérés par le gardien. Une caméra de surveillance pointée dans sa direction le rassura, mais il préféra accélérer le pas après leur avoir souhaité le bonsoir du bout des lèvres, en passant devant eux. Dans les allées du parking conduisant à la sortie, ses phares éclairèrent un homme qui sembla le dévisager quand il arriva à sa hauteur, Doug, l’esprit ailleurs, n’y prêta pas une attention particulière, mais nota machinalement sa carrure que son long manteau au col relevé rendait encore plus impressionnante ; il lui fallait rentrer le plus rapidement possible, et un vendredi soir, cela allait être une vraie gageure !

Il essaya vainement d’éviter les embouteillages du centre-ville, délaissant Massachusetts Avenue où une file sans fin de voitures se déplaçaient à la vitesse d’un escargot en baguenaude, pour choisir de descendre vers le sud et contourner Georgetown en suivant le canal. Il s’engouffra enfin dans McArthur plus dégagé, qui allait le conduire pratiquement chez lui au sud-ouest de Bethesda dans le Maryland. À cette heure de la soirée, le vendredi soir, et en période de fêtes, il lui fallait compter, avec un peu de chance, quarante à quarante-cinq minutes pour y arriver. Doug se doutait que Carrie, son épouse, comme à son habitude, avait certainement déjà tout préparé, programmé, planifié, fait toutes les recommandations habituelles, pour la garde de leur petite fille ; elle n’apprécierait certainement pas un contre temps ; se remémorant le ton inhabituel et plutôt incisif de son appel téléphonique, il préféra prendre les devants en l’appelant, pestant au téléphone contre la circulation, pour expliquer son retard et prévenir les reproches qu’il allait certainement devoir encaisser.

La vie de célibataire de Doug avait basculé une dizaine d’années auparavant, quand il avait rencontré Carrie, belle femme aux cheveux châtains méchés de blond, et aux yeux clairs en amande qui l’avaient aussitôt conquis. Les pommettes hautes, le nez fin, elle avait le type nordique avec une pointe d’exotisme probablement fruit d’une réminiscence génétique lointaine d’un ancêtre Esquimau ou Inuit venu se réchauffer auprès d’une de ses aïeules, à moins que ce ne soit l’inverse. Le coup de foudre avait été réciproque, ils s’étaient rapidement mariés, et menaient depuis une vie de couple paisible et harmonieuse. De deux ans son ainée, Carrie assumait superbement ses quarante-deux ans. Malgré les années, ils avaient su préserver leur amour et leurs désirs réciproques. Cinq ans plus tôt, la naissance de Kathleen était venue renforcer leur union.

Comme Doug s’y attendait, Carrie était fin prête pour la soirée ; de taille moyenne et mince, elle avait troqué son habituelle tenue décontractée pour des vêtements plus chics qui accentuaient son allure et son élégante silhouette. Impatiente, elle l’attendait dans le hall d’entrée en compagnie de Nancy, la baby-sitter, qui habitait la maison voisine. Kathleen, leur fillette de cinq ans, lui tenait la main, tout excitée à l’idée de se retrouver seule avec son amie, qui allait jouer avec elle et la maintenir éveillée beaucoup plus tard qu’à l’accoutumée. Ce petit manquement à la règle était pour Doug et Carrie une sorte de compensation qui soulageait leur mauvaise conscience de la laisser pendant qu’ils prenaient du bon temps. Carrie avait déjà mis son manteau pour bien lui faire comprendre qu’il devait se remuer les fesses. Il la sentait énervée, contrariée, pourtant ils n’étaient pas en retard, ils avaient largement le temps d’arriver à leur rendez-vous avec leurs amis. Mais il avait saisi le message, et le temps pour lui d’enlever sa cravate et de déboutonner son col de chemise, ils roulaient déjà en direction du centre de Bethesda. Les rues étaient illuminées de guirlandes, et partout, des chants de Noël sortant des boutiques exceptionnellement ouvertes tard, contribuaient à créer cette atmosphère féérique. Doug, se laissant porter par l’ambiance de Noël, n’avait pas remarqué la voiture qui le suivait à bonne distance.

Ils s’étaient tous donné rendez-vous chez « Chef Dino’s » le restaurant préféré de Carrie et de ses deux amies. Tous les restaurants italiens semblaient s’appeler Dino quelque chose, « Dino’s, Chef Dino’s ou Dino’s italian restaurant », à croire que tous les restaurateurs et chefs italiens s’appelaient Dino ! Ce Dino-là savait accommoder à merveille les spécialités de toutes les régions d’Italie. Dans une ambiance chaleureuse et sympathique, les plats proposés étaient tous délicieux, « out of the world », comme avait coutume de dire une de leurs amies très enthousiaste. Doug qui avait horreur de tourner pour trouver une place de parking appréciait le service de voiturier dont disposait ce restaurant. Le patron, Dino, c’était vraiment son nom (!), qui les connaissait depuis des années, vint les accueillir avec un « bonsoir monsieur et madame Carter » retentissant et plein d’enthousiasme. Après avoir fait prendre leurs manteaux, il les conduisit personnellement à la très bonne table qui leur était réservée. Dino, de son prénom complet Sabadino, avait su garder la verve et la truculence de son Italie ancestrale, qui faisaient partie des charmes de son restaurant. Les amis de Doug et Carrie, Richard et Kimberley Anderson et Pedro et Ruth Vargas, qui habitaient près les uns des autres, du côté de Mc Lean, de l’autre côté du Potomac en Virginie, arrivèrent ensemble quelques minutes plus tard et eurent droit au même accueil chaleureux. Tout le monde était heureux de se retrouver. À peine furent-ils installés, que le maître d’hôtel, accompagné d’un serveur, vint les saluer et fit servir à chacun une flûte de Spumante de chez Cocchi avec les compliments de la maison. La soirée ne pouvait pas mieux commencer !

Les antipasti, avec les mini artichauts à l’huile d’olive, la mozzarella di bufala de Campanie et les poivrons grillés, précédaient l’incontournable plat de pâtes, ce soir au gorgonzola et jambon italien, puis le vitello tonato piémontais agrémenté de vraies câpres au sel, une fois de plus, superbe. La pana cotta était venue couronner ce voyage gastronomique arrosé de Nero d’Avola aux parfums rocailleux de Sicile et de Montepulciano rempli des douceurs de la Toscane. Quelques cantucci de Prato, et des petits verres de muscat de Pantelleria, gracieusement offerts, accompagnaient la note. Le maître d’hôtel les conduisit vers la sortie où leurs manteaux les attendaient, et Dino en personne leur ouvrit la porte en leur souhaitant une excellente fin de soirée.

Il n’était évidemment pas question de rentrer immédiatement, et, de façon unanime, tous jugèrent que quelques cocktails finiraient bien la soirée. Un de leur night-club préféré n’était pas très loin, mais suffisamment pour les obliger à prendre les voitures. Pas question d’y aller à pied, surtout par ces températures ! Avant de monter en voiture, le téléphone de Carrie sonna, mais elle coupa immédiatement l’appel sans même vérifier de qui il venait.

— C’était qui ? demanda Doug. La baby-sitter ?

— Non rien, un faux numéro.

— Tu es sûre ? Voyons, tu n’as même pas pris la peine de vérifier.

— C’est sûrement un démarcheur, je ne connais pas le numéro, cela fait plusieurs fois qu’il m’appelle et je ne veux pas répondre.

— À cette heure ? Ils font vraiment des heures supplémentaires !

— Bon on y va, parce que nos amis vont finir par nous attendre ! répondit Carrie sur un ton agacé.

Ce bout de conversation avait jeté un léger froid.

Avant d’entrer dans la boîte de nuit, Carrie s’excusa en s’écartant du groupe pour téléphoner à la baby-sitter. Elle paraissait de nouveau préoccupée, nerveuse, pourtant il n’y avait toujours pas de raison, Nancy ayant leurs numéros de téléphone pour les joindre à tout moment en cas de problème. De plus, si quelque chose de grave devait se passer, elle avait la possibilité d’appeler ses propres parents tout près, mais Carrie insista pour téléphoner. Doug qui n’avait déjà pas apprécié le ton qu’elle avait employé pour l’inciter à se dépêcher était quelque peu contrarié qu’elle ne se soit pas déconnectée des obligations de la maison, au moins pour cette soirée amicale.

— Carrie, tu sembles contrariée, il s’est passé quelque chose ? Tu ne te sens pas bien ? Je peux t’aider ?

— Non, non ne te préoccupes pas, je veux juste m’assurer que tout va bien à la maison avec Kathleen.

Bien qu’il ne fût pas totalement rassuré, il n’insista pas et rejoignit ses amis leur expliquant que Carrie était en train de régler un petit problème d’intendance.

Contrairement à d’autres établissements où la musique techno à fond vous donne des palpitations et fait bugger les pacemakers, il régnait dans cette boîte une ambiance douce et feutrée. La répartition des espaces permettait à chacun de déguster un cocktail et même danser dans une ambiance calme, ou, sur une piste plus éloignée, d’admirer de jeunes femmes plutôt dévêtues pratiquant avec une grâce désabusée une Pole Dance plus que suggestive. Ce soir la préférence alla vers un coin très confortable avec musique relaxante de smooth-jazz et de bossa-nova langoureuse. L’éclairage tamisé était propice à l’intimité. Une banquette rouge très confortable, en arc de cercle autour d’une table centrale et trois fauteuils profonds semblaient les attendre. Dans le coin voisin, un couple d’âges un peu plus que moyens, respirant l’illégitimité à plein nez, était en train de conclure une situation largement bien engagée. Une charmante hôtesse, peu frileuse à en croire son uniforme, vint immédiatement prendre la commande des boissons. Chacun choisit son cocktail préféré, pour Carrie l’incontournable Manhattan, quant à Doug ce fut une Margarita bien frappée avec sel sur le bord du verre, très tex-mex ! Le barman derrière son comptoir assurait le spectacle en préparant les cocktails ; une des attractions de la maison. Il faisait virevolter les bouteilles avant de remplir le shaker sans verser la moindre goutte. Après avoir bien agité le gobelet, il versait la boisson dans le verre à la façon les orientaux servant le thé à la menthe avec un geste lent ascendant, et quand son bras arrivait tendu vers le haut, il finissait de vider la dernière goutte. Tout était synchronisé, calculé, minuté, c’était parfait. Du grand art, résultat d’une très longue pratique !

Le premier cocktail avait vite été suivi par un deuxième puis par un troisième obligatoire, chacun voulant absolument payer sa tournée. L’alcool aidant, les discussions devenaient de plus en plus animées ponctuées de fous rires communicatifs et quelque peu alcoolisés. Sentant que les boissons commençaient à faire leur effet sur sa vessie, Doug s’excusa pour aller aux toilettes. Son ami Richard, jamais à court d’une blague ou d’un bon, ou moins bon, mot, lui conseilla de revenir vite faire le plein avec son troisième cocktail, déclamant que « la nature avait horreur du vide » ! Grand gaillard athlétique aux cheveux châtains tirant sur le roux, aux yeux bleus rieurs et affichant une bonne humeur quasi permanente, Richard attirait la sympathie de tous. Esquissant un sourire à la formule pseudoscientifique de son ami, Doug traversa la salle, surveillant sa démarche pour qu’elle ne trahisse pas trop les vins italiens et les Margaritas ingurgitées ; il passa devant le bar où des clients admiraient les prouesses du barman, contourna la piste de danse où ses fesses se firent délicatement frôler par la main d’une superbe brune un peu éméchée qui le trouvait le plus beau mâle qui soit. Il faut dire que Doug, avec l’allure très élancée de son mètre quatre-vingt-cinq, ne laissait pas la gent féminine indifférente. C’était un bel homme dans la force de l’âge avec une gueule virile, des yeux noisette, une chevelure châtain clair, abondante ou filaient prématurément quelques cheveux blancs qui accentuaient son charme ; les costumes coûteux qu’il portait de façon décontractée lui tombaient à merveille. Carrie et lui formaient vraiment un très beau couple. Doug parvint au petit couloir sombre aux murs recouverts de velours rouge côtelé menant aux toilettes ; le plafonnier qui diffusait une lumière jaune blafarde permettait à peine de distinguer les dessins très stylisés qui différenciaient les toilettes des femmes de celles des hommes. De tout gosse il s’était toujours demandé si les toilettes des femmes étaient particulières, si elles étaient différentes de celles des hommes. La curiosité de l’inconnu. Certainement pas d’urinoir, mais elles représentaient une énigme pour lui qui n’avait jamais osé y entrer. Dans la civilisation occidentale, au 21e siècle, où la théorie du genre commençait à faire des adeptes, les toilettes des dames restaient, avec peut-être certains couvents de religieuses, un des rares endroits encore destinés exclusivement aux femmes, interdits aux hommes… et inversement ! Jusqu’à quand ? C’était une autre histoire…

Il entra dans ce territoire réservé ou un type terminait de se sécher les mains dans un séchoir vertical au bruit d’un 747 au décollage. Derrière la cloison, une dame faisait exactement pareil avec un appareil tout aussi bruyant. Pas de différence donc entre les toilettes, femmes et hommes, du moins en ce qui concernait les séchoirs à main ! Alors qu’il soulageait sa vessie, il surprit la conversation de deux femmes dans le territoire d’à côté, qui, avec des mots trempés dans du vitriol, disaient tout le bien qu’elles pensaient d’une amie commune. Puis de nouveau une séance de séchoir turboréacteur, et enfin le silence. Alors qu’il était au lavabo, une voix de femme lui fit dresser l’oreille. Cela ne venait pas des toilettes pour dames, mais plutôt du côté de l’entrée. Intrigué, il ferma immédiatement le robinet dont l’eau qui s’en échappait lui sembla tout à coup faire le bruit des chutes du Niagara, et s’approcha doucement de la porte au risque de la prendre en plein visage si quelqu’un ouvrait. Ne faisant aucun bruit, il tendit l’oreille ; incrédule au début, il n’avait maintenant plus aucun doute, il connaissait cette voix, il l’aurait reconnue entre mille, c’était celle de Carrie parlant avec un homme qui l’appelait par son prénom. Il avait une voix grave, presque caverneuse, avec un accent indéfini, slave peut-être, en tout cas étranger, pas américain. Une connaissance ? Un ami ? Probablement. Pourtant, les bribes de phrases qu’il percevait ne faisaient pas du tout penser à une conversation amicale, mais plutôt, du moins en ce qui concernait Carrie, à celle d’une personne préoccupée, voire affolée. Elle s’exprimait par saccades alors que l’autre parlait sur un ton très calme. Doug essaya de capter les bouts de conversations qui arrivaient jusqu’à lui sans qu’il en comprenne vraiment le sens. Puis il entendit Carrie étouffer un cri de stupeur, et prononcer une parole dans une langue étrangère, comme elle avait très souvent l’habitude de le faire même quand elle s’adressait à lui ou à Kathleen. Puis soudain, avec force, et une colère maîtrisée dans une voix presque sanglotante, elle lança cette phrase qui le glaça : « maintenant j’ai une famille ! ». Il se précipita alors pour ouvrir la porte forçant si fort sur la poignée qu’elle se coinça ; quand enfin il put ouvrir, Carrie et son interlocuteur avaient disparu. Leur conversation avait dû être interrompue par la venue d’un groupe de personnes, et il eut juste le temps d’entrevoir la porte des dames se refermer. Il n’était évidemment pas question de vérifier si c’était bien son épouse qui venait d’entrer dans les toilettes, d’autant qu’une femme au regard inquisiteur s’interposait pour s’y rendre. Au milieu du couloir étroit, trois hommes discutaient en se dirigeant vers les WC, venant vers lui. Ils parlaient fort et leur attitude montrait qu’ils avaient sollicité, à de nombreuses reprises, les talents du barman. Juste derrière eux, un homme en costume foncé s’éloignait pour rejoindre le comptoir où son verre l’attendait. Il était de taille moyenne, trapu, d’une carrure imposante, les cheveux grisonnants coupés très courts. C’était surprenant de voir une personne seule dans ce genre d’endroit le vendredi soir. La majorité des gens était en couple ou en groupe. Les hommes seuls étaient plutôt à chercher du côté de la Pole Dance ! Était-ce l’homme à qui Carrie s’adressait ? À moins qu’il ne soit entré avec elle dans les toilettes des dames, ce qui était totalement à exclure, cela ne pouvait être que lui. Doug s’arrêta l’espace d’une seconde pour le regarder. Comme s’il avait senti le poids de son regard, l’homme se retourna, jeta un œil furtif dans sa direction, puis termina son verre d’un trait avant de se lever son manteau à la main. Malgré la pénombre, Doug eut l’impression que son regard menaçant, glaçant comme l’acier le traversait de part en part. Quelque chose tinta alors dans sa tête ; il avait l’impression qu’il avait déjà vu cette silhouette robuste, mais il chassa aussitôt l’idée absurde que ce pouvait être celle de l’homme qu’il avait croisé dans le parking. Qui était ce type ? Il n’avait pas, a priori, le profil des personnes que Carrie avait coutume de fréquenter. Il ne semblait pas être venu dans cette boîte prendre du bon temps. Il était seul et n’avait même pas pris la peine de laisser son manteau au vestiaire, comme ces gens en transit dans les aéroports, accoudés au comptoir d’un bar, tuant le temps en attendant l’annonce d’embarquement de leur avion. Était-il venu simplement pour boire un verre ou rencontrer quelqu’un ? Carrie ?

De retour auprès de ses amis, Doug était assez troublé. Carrie n’était pas là, ce qui confirmait que c’était bien elle qu’il avait entendu parler avec l’inconnu ; Richard, son grand ami pourvoyeur de blagues, le fit revenir sur terre.

— Tu en as mis du temps ! J’espère que vous avez été sages tous les deux ! Tu te souviens, Doug, que tu ne dois pas entrer dans les toilettes des dames !

Il se mit à rire avec les autres, ne voulant surtout pas que transparaisse sa préoccupation. La phrase résonnait encore dans sa tête « maintenant j’ai une famille ! » ; mais pourquoi devrait-il être préoccupé ? Cette phrase pouvait être tout à fait banale si elle voulait renseigner un vieil ami perdu de vue sur sa nouvelle situation familiale ; mais, le ton avec lequel elle avait été prononcée laissait plutôt envisager une façon d’éconduire un ancien ami trop insistant, voire menaçant, et lui signifier qu’il n’avait aucune chance, sa situation ayant changé. À moins que ce ne soit une relation professionnelle. Pourquoi pas ? Mais l’endroit était quand même assez mal choisi, et la normale des choses eut été que la personne s’approchât de la table de Carrie au lieu de l’interpeller dans le couloir menant aux toilettes ! En tout état de cause, à moins qu’il y ait eu un caractère d’extrême urgence, aborder une collègue pour discuter boulot alors qu’elle était en compagnie de ses amis, dans une boîte de nuit, un vendredi soir, cela paraissait totalement inconvenant et peu crédible. Non, ce n’était pas possible.

Doug ne voulut retenir que la première hypothèse. Carrie discutait avec un ami, point ! Quant au ton de la conversation qui l’avait interpellé, il essaya de se convaincre qu’il avait dû se tromper, imputant son interprétation aux Margaritas. Mais si c’était une connaissance de sa femme, pourquoi, le sachant seul, ne l’avait-elle pas invité à se joindre au groupe ? C’eût été intéressant de faire la connaissance d’un de ses vieux amis. Cela faisait beaucoup de questions sans réponse. Au bout d’un moment, Carrie revint s’asseoir auprès de son mari.

Elle arborait un grand sourire, mais Doug détecta immédiatement chez elle une pointe de contrariété ; un petit rictus à peine perceptible à la commissure des lèvres ; elle avait cet air si particulier qu’il savait interpréter, cet air en général annonciateur d’une petite querelle de couple. En fait, c’était la même impression de malaise diffus qu’il avait senti chez elle, avant de rentrer dans la boîte de nuit, quand elle avait insisté pour téléphoner à la baby-sitter. Quelque chose n’était pas clair dans son attitude, elle semblait anxieuse, préoccupée. De toute façon, pas question d’en parler devant les amis. Il essayait de chasser toutes ces pensées, il y parvint avec un dernier verre ; un mélange bien dosé de tequila et de triple sec s’avère en général très efficace dans ce genre de situation, le citron vert et le sel n’étant là qu’en tant qu’excipients, pour parfaire le remède !

Dehors, l’air glacé les surprit, et Doug avait déjà tout oublié de l’incident. Les voituriers avaient devancé leur attente et tout le monde s’était salué en se promettant de remettre ça rapidement, certainement pour le réveillon du jour de l’an qui était proche. Peut-être aller fêter ça à New York s’ils avaient suffisamment de courage pour affronter la foule immense du côté de Times Square, et compter à tue-tête, les dernières secondes de l’année qui se terminait, pour enfin applaudir l’arrivée à terre de la boule illuminée de mille feux annonçant le Nouvel An. La cité s’était assoupie et les rues désertées ; seuls les petits points lumineux des guirlandes encore allumées tentaient d’éclairer la nuit noire et glaciale qui, doucement, s’était couchée sur la ville. Dans la voiture, sur le chemin du retour, Carrie se blottit contre son mari, la tête tendrement penchée sur son épaule. Il la sentit frissonner légèrement. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas eu ce geste plein de douceur qui lui rappelait leurs premières années de mariage. Arrivés à la maison, ils libérèrent la baby-sitter endormie devant la télévision qui continuait à cette heure de la nuit, à déverser inlassablement de vieux feuilletons, ce soir « happy days » avec l’inénarrable Fonzie ; Kathleen dans son lit, serrait contre elle son doudou préféré qui allait bientôt rendre l’âme. Ils se couchèrent ; Carrie qui, sans qu’il s’en aperçoive, s’était glissée complètement nue dans la douce chaleur de la couette se lova contre lui, lui faisant comprendre que la soirée n’était pas terminée et qu’il n’allait pas s’en tirer à si bon compte, la Pole Dance n’étant pas réservée qu’au plaisir voyeur des hommes.

Chapitre 2

Sur le matin Kathleen s’était faufilée dans le lit de ses parents et dormait contre son père. Il sentait sa douce chevelure bouclée blonde lui caresser le visage et fut envahi d’une infinie tendresse. C’était l’amour immense de sa vie. Il n’avait jamais envisagé qu’on puisse aimer quelqu’un aussi fort. C’était différent de l’amour filial, cet amour de sang qu’il avait pour ses parents ou de l’amour tendre et charnel qu’il ressentait pour Carrie, c’était quelque chose qui le subjuguait, qui le transcendait. Victime des habitudes, son horloge biologique refusait de se mettre en mode week-end, et il n’arrivait pas à faire la grasse matinée. En prenant toutes les précautions possibles, il se leva en essayant de ne pas réveiller Kathleen. Elle s’était couchée beaucoup plus tard qu’à l’accoutumée et avait besoin de repos. Carrie était déjà debout et préparait le petit déjeuner. Il sentit l’odeur du bacon croustillant à souhait qui se mélangeait à l’arôme sucré des pancakes. C’était le week-end, il allait avoir le temps d’apprécier les succulentes mauvaises graisses de son petit déjeuner, et les déguster sans se presser avec une bonne tasse de café cubain qu’on pouvait maintenant se procurer facilement. Tout cela n’avait rien à voir avec le régime crétois, mais tant pis, son foie pouvait bien supporter ça de temps en temps. Les œufs au plat retournés c’était sa spécialité ; les faire cuire sans les casser, avec le blanc recouvrant totalement le jaune des deux côtés tout en le gardant coulant, chaud et moelleux, tout un art qu’il n’avait pas le temps de pratiquer le matin quand, pressé, il partait travailler. C’était un de ses plaisirs du week-end. Il descendit les marches sans faire de bruit pour rejoindre Carrie dans la cuisine, s’approcha d’elle par-derrière, se colla contre elle, l’enlaça tendrement et l’embrassa. Il bannit avec véhémence le désir qui sournoisement s’emparait de lui en sentant contre son bas ventre, ses fesses indécemment couvertes par le léger peignoir en soie qui les soulignait de façon impudique. Elle ne répondit pas à cette avance appuyée, ses hanches restant impassibles et sans réaction, et tourna légèrement la tête pour lui rendre son baiser ; tout semblait normal, rien de bien différent par rapport aux autres jours, pourtant une petite alarme venait de se déclencher dans un des méandres de son cerveau ; il sentait que quelque chose n’était pas comme d’habitude, une préoccupation, rien d’annonciateur de querelle, simplement une atmosphère différente. En général, le matin, comme des robots en standby n’ayant pas encore fait chauffer les composants de leur électronique interne, c’était le logiciel basique qui s’exprimait avec des gestes rituels ponctués de phrases toutes faites, du genre « bonjour, ça va ? » « T’as bien dormi » à laquelle Doug aurait cependant rajouté « c’était bien hier soir… », sous la forme d’une affirmation. Mais ce matin, ça n’était pas ça, c’était diffus, Carrie répondant à peine ou par monosyllabe, l’esprit ailleurs ; il la sentait perturbée. Il repensa alors à l’épisode de la veille dans la boîte de nuit qui semblait l’avoir bouleversée. Était-ce cet évènement, la conversation qu’elle avait eue avec cet homme près de la porte des toilettes qui, encore, la préoccupait ? Pourtant la Pole Dance d’hier soir, sous la couette, et l’étreinte fougueuse qui s’en était suivie semblait vouloir dire que cet épisode était pour elle un non-évènement. Au fait, qui était ce type à qui elle s’adressait ? Un ancien ami, voire petit ami ? Ça pouvait être marrant, retrouver un amour de jeunesse ! Il avait bien pensé, lui, à toutes les filles qui avaient égayé sa vie d’étudiant et après. Il s’était souvent demandé quelle serait son attitude en face de Carrie, s’il en retrouvait une. Mais ce type semblait avoir eu un comportement agressif et ça le mettait hors de lui. Comment pouvait-on se permettre une telle attitude avec sa femme ? Mais pourquoi se poser tant de questions, autant le lui demander directement, tout de suite.

— Je n’ai pas voulu t’en parler hier soir devant les autres, mais je t’ai entendu t’adresser à un homme pendant que j’étais aux toilettes.

Elle eut une légère hésitation, ses pupilles semblaient s’être dilatées l’espace d’un éclair.

— Parler à un homme ? Hier soir ?

Mauvais signe, songea Doug ; quand quelqu’un répète ta question, c’est en général pour se ménager un temps de réflexion et sortir une réponse réfléchie, non spontanée.

— Oui, près de la porte des toilettes. J’ai pensé que c’était peut-être une relation professionnelle ou une ancienne connaissance que tu avais rencontrée par hasard, mais quand j’ai ouvert la porte vous aviez disparu, toi tu rentrais chez les dames et ton ami se dirigeait vers le bar. Tu aurais pu lui dire de se joindre à nous.

— Tu plaisantes là. Tu me fais marcher. Je n’ai parlé à aucun homme hier soir en dehors de nos amis. Je crois Doug que tu avais un peu trop bu, et tu as entendu des voix. Mais ça aurait pu être très agréable de se faire aborder par un charmant monsieur, tu ne crois pas ?

— Non, je t’assure Carrie, je ne plaisante pas, le gars, je l’ai vu, un type de taille moyenne, costaud, des cheveux courts grisonnants, avec un costume sombre, un étranger d’après son accent. D’ailleurs il t’appelait par ton prénom.

— Désolée Doug, mais ce n’était pas moi ! À l’avenir, il te faudra mettre la pédale douce sur les Margaritas !

— Tu parles, à ce moment-là je n’en avais bu que deux, le troisième venait juste d’être servi. Non, non, je suis sûr que c’est toi que j’ai entendue discuter avec un homme.

— Doug, là, ça devient grotesque ! Insinuerais-tu que je te mens, que je te cache des choses ? Pour la dernière fois je te dis que je n’ai rencontré et parlé à personne hier soir !

— Désolé d’insister, mais si je t’en parle, c’est parce que tu me paraissais préoccupée, voire effrayée par ce que le gars te disait ; je n’ai pu capter que quelques bribes de votre conversation, mais à un moment tu as poussé un cri d’affolement en disant que maintenant tu avais une famille, et je suis sorti à ce moment-là, mais, comme je te l’ai dit, il n’y avait déjà plus personne.

— Mais voyons tu es ridicule ! Tu as cru m’entendre, mais ce n’était pas moi ! En plus tu m’as entendu pousser un cri, c’est fou ça ! C’était une autre femme, tu as cru que c’était moi, mais ce n’était pas moi ! S’il te plaît, Doug, j’aimerais maintenant que nous arrêtions cette discussion absurde ! Je ne voudrais pas que ça nous gâche le week-end, si ce n’est déjà fait !

Carrie semblait vraiment en colère, à bout de nerfs. Il ne comprenait pas cette réaction, elle surréagissait. Il n’y avait vraiment pas de quoi se mettre dans cet état. Il avait la désagréable impression qu’elle le manipulait, qu’elle s’abritait derrière la colère, pour clore cette conversation devenue gênante. C’était elle qui menait le ton du dialogue. Il était évident qu’elle lui cachait quelque chose, mais après tout, chacun a ses petits secrets. De toute façon certainement quelque chose de pas bien méchant. Un ami, un petit ami, après tout, cela peut être une situation gênante, mais en même temps cela rappelle de bons moments qu’on souhaite, de façon naturelle, cacher à l’autre par pudeur et respect. À ce moment-là, Kathleen qui avait dû être réveillée par la conversation qui petit à petit s’envenimait arriva avec son doudou presque démembré à la main. Doug préféra arrêter là et capituler. Le sourire de sa fille fit complètement retomber la pression.

— Excuse-moi chérie, j’ai effectivement dû me tromper. Je suis désolé d’avoir parlé de ça, c’est simplement que je m’inquiétais de ce que j’avais entendu, et que je pensais te concerner. On n’en parle plus.

— Je n’aime pas du tout tes suspicions de mari jaloux !

Absolument pas convaincu par ses dénégations, il était certain que c’était elle qui discutait avec un homme devant la porte des toilettes. Au lieu de clore l’affaire en avouant qu’elle avait effectivement rencontré une vieille connaissance, ce qui était une possibilité tout à fait banale, elle renforçait ses doutes et ses soupçons en persistant à nier. Est-ce que ce gars l’avait rencontré tout à fait par hasard dans cette boîte de nuit ? Pourtant l’homme ne donnait pas l’impression d’être venu là passer un moment agréable dans un lieu de détente ; avec son manteau sur le bras, il semblait vraiment de passage. Aurait-il cherché et retrouvé Carrie sur les réseaux sociaux et se mettait à la harceler ? Plus il focalisait son esprit sur cet homme, plus il était convaincu que c’était la même personne qu’il avait entrevue dans le parking, avec cette carrure un peu hors norme et ce manteau qui le rendait encore plus impressionnant. Était-il lui-même suivi ? Il était hors de question que quelqu’un s’immisce dans son couple et lui cause du tort. Il lui fallait en avoir le cœur net. Elle ne voulait rien dire, il fallait donc qu’il soit sur ses gardes ; même s’il répugnait à jouer les maris jaloux espionnant les conversations, fouillant dans les téléphones portables ou les boîtes mail, ce qu’il trouvait absolument odieux et irrespectueux, il était tenté de le faire.

Carrie était une femme au caractère trempé qui ne se laissait pas impressionner facilement. Pour qu’elle réagisse de cette façon, il fallait qu’il y ait un problème important sinon grave. C’était tout à coup l’adjoint du procureur qui raisonnait. Il se souvenait d’une affaire qui l’avait marqué quand il travaillait à New York, un psychopathe amoureux qui vivait avec le souvenir d’un amour de jeunesse ; après de nombreuses recherches, il avait fini par retrouver son ancienne petite amie. Il la suivait partout et l’avait harcelée pendant des années, même après que la femme se soit plainte à la police. Apprenant qu’elle sortait avec un autre homme, il n’avait pas pu le supporter et avait fini par la tuer alors qu’il disait l’aimer plus que tout au monde ; il préférait la savoir morte plutôt que liée à quelqu’un d’autre. Doug avait conscience qu’il était sensibilisé à l’excès par ce genre de comportements à travers tous les cas tordus qu’il avait eu à traiter, mais, sans aller jusqu’à ces extrémités, sa femme était peut-être dans une situation grave dont il ignorait la cause, et il ne pouvait pas rester sans rien faire. Sa tête bouillonnait, il n’arrivait pas à raisonner calmement. Assise face à lui, Carrie ne desserrait pas les dents, certainement encore courroucée par ses remarques insistantes. Tout cela lui paraissait tellement irréel qu’il finit par se demander si ce n’était pas lui qui se faisait des idées, et finalement donnait des dimensions disproportionnées à un évènement qui n’avait sans doute pas grande importance. Il se mit à douter de lui et à penser que Carrie n’était peut-être pas si affolée que ça. Après tout, ça n’avait été qu’une discussion, elle ne l’avait pas trompé ! Il décida d’attendre, en restant cependant vigilant. Si cela devait se reproduire, alors il réagirait. Il fallait qu’il se calme et il n’était pas question de gâcher ce beau week-end qui s’annonçait. Pour oublier tout cela et se faire pardonner, il proposa d’aller passer la journée à Annapolis, manger dans un des petits restaurants autour du port de plaisance et faire un tour en bateau sur la baie. Kathleen adorait cette sortie surtout depuis que cet été, elle s’était fait photographier en compagnie des jeunes cadets de l’académie navale, dans leurs habits blancs, immaculés. Un des jeunes marins lui avait prêté sa casquette pour les besoins de la photo et cela avait été pour elle un souvenir dont elle était très fière. Malgré un froid sec, le soleil était au rendez-vous, et après le déjeuner, ils purent se promener le long des quais où étaient amarrés quelques luxueux bateaux de plaisance et aller manger une glace dans les rues pittoresques du centre-ville ; c’était une journée magnifique même s’il n’y a pas eu, à cause de la trop forte affluence, le traditionnel tour en bateau autour de la Chesapeake Bay.

Tout le monde était heureux dans la voiture, et la discussion du matin semblait être oubliée de tous. Kathleen s’était endormie pendant le trajet de retour. En rentrant, Carrie laissa sa fille se reposer sur le canapé du salon et Doug monta dans le bureau vérifier ses mails. Pensif devant son écran d’ordinateur, il sentait qu’au fond de lui la préoccupation était toujours présente, comme un mal de dents qui semble s’atténuer, mais qui est toujours là, prêt à repartir. Le sentiment de jalousie, diffus au départ, s’était bien sûr exacerbé quand le mensonge s’en était mêlé, parce qu’il était sûr au plus profond de son être, que c’était bien Carrie qu’il y avait derrière cette porte. Il aurait pu reconnaître sa voix n’importe où, n’importe quand. Il connaissait toutes ses intonations, il savait quand elle était apeurée, quand elle était contrariée ou en colère. Il ne pouvait pas accepter qu’elle lui dise qu’il se trompait. À la jalousie sournoise, s’ajoutait le fait que la confiance qu’il avait en elle s’était pas mal écornée.