L’appel des anges - Tome 1 - Anthony Boehm Belin - E-Book

L’appel des anges - Tome 1 E-Book

Anthony Boehm-Belin

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Beschreibung

Dans un monde où la confiance est un concept, un rêve, une utopie, des frères sont unis par un lien mystique ou magique. Dans ce monde peu commun, un voyage vous attend au cœur des méandres du rationnel, là où l’impossible n’est qu’un mot pour dissimuler l’ampleur des possibles.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Anthony Boehm Belin considère l’écriture non seulement comme une arme qui, selon son emploi, peut avoir un impact négatif ou positif, mais aussi comme une trace invisible et indélébile inscrite au fer rouge dans l’esprit de celui qui lit.

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Seitenzahl: 399

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Ähnliche


Anthony Boehm Belin

L’appel des anges

Tome I

Morceaux de papier

Roman

© Lys Bleu Éditions – Anthony Boehm Belin

ISBN : 979-10-377-8437-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

L’improbable rencontre, Le Lys Bleu Éditions, 2019

« Ce roman est pour tous ceux effrayés par la simple idée de vieillir, aveuglés par de malheureux problèmes futiles, oubliant ainsi la magie de la vie, celle de la mort et la profondeur des instants précieux, souvent volés au détriment de nos quotidiens que nous jugeons monotones.

Une solution : Relativisez ; Vivez ; Profitez. »

Prologue

Partie 1 :

La dame manuscrite,

15 juillet 2019

Ce matin, le soleil avait quelques difficultés à percer l’opacité de ces nuages plutôt épais. L’atmosphère ambiante pourtant apaisante était teintée d’un brouillard grisâtre illuminé. La chaleur de ce dernier parvenait à atteindre chaque personne désireuse de prendre le petit déjeuner en terrasse ou à l’extérieur.

Son rituel matinal ne changeait jamais. Tant que faire se peut, elle serait là, face au précipice de ces falaises rocheuses, à s’évader.

La jetée de son jardin peu entretenu, là où la nature a repris ses droits depuis bien longtemps, était délimitée par ce ravin qui se terminait directement par une chute de plusieurs mètres. Un simple sentier reliait cette extrémité du jardin à sa modeste maison. Ce rocher, en guise de siège, l’accueillait tous les matins depuis des années. Elle appréciait la vue, mais plus encore, la mélodie que jouait interminablement le vent sifflant au contact invisible de ces vagues plus ou moins féroces, s’éclatant contre la paroi rocheuse de ces falaises, presque immortelles. Cette partition de vie parfois puissante et colérique, parfois douce et harmonieuse, mais jamais silencieuse. Un chant lyrique aux paroles inaudibles mais sublimes pour qui sait l’entendre plus que l’écouter.

Elle ne parvenait pas à se lasser, elle qui, depuis toujours, orientait le moindre de ses choix, là où la musique pouvait le mieux s’exprimer.

L’heure approchait. Bientôt il serait temps pour elle de s’exprimer une dernière fois. Elle avait fait le choix d’appeler son spectacle : « Le dernier cri ».

Sur cette pensée, elle inspira une dernière bouffée d’air au goût amer et étrange, que laisse cette déchirante idée… Et si c’était la dernière ?

Elle avait fait un pacte avec le diable, personnifié en ces personnes au désir toujours plus grand de se faire entendre. C’était leur tour, d’autres avaient excellé dans le passage de ce message à New York aux États-Unis, en France à plusieurs reprises et dans bien d’autres pays encore. Elle était aujourd’hui persuadée d’une chose, malgré les efforts des médias à mettre tout sur le dos d’un groupe aux idéologies spécifiques, d’autres personnes, plus puissantes encore, tenaient les ficelles et faisaient ce qu’ils voulaient, quand ils le désiraient. Au-delà même d’une idéologie, il y avait en jeu le pouvoir, l’économie ou encore la politique. Pour autant, ces derniers temps, un enjeu supérieur à tous ces principes purement humains se reflétait de plus en plus sur terre. Une chose, où ni le mal ni le bien ne semble réellement exister. Seul l’acte semblait avoir son importance dans le vrai combat, celui de « l’après » comme elle préférait le nommer. Au cours de sa vie et de ses voyages, elle avait été obligée de rencontrer certains de ces illuminés, comme elle aimait les qualifier, ces envoyés de l’après, venus sur Terre pour, selon eux, préparer chacune de ces enveloppes charnelles à l’élévation de l’âme. À l’époque, elle était prête à tout pour vivre de sa passion. Certains auraient qualifié son choix, de vendre son âme au diable. Elle ne parvenait pourtant pas à s’empêcher de penser que son âme, elle, avait bien été vendue… Mais, elle aurait peut-être préféré la vendre au diable justement, ainsi, elle n’aurait pas cette terrible sensation, que cette dernière avait bel et bien été cédée… Mais, à ce qu’elle pensait un temps, être l’incarnation du bien, de la bienveillance.

Plus son heure approchait, plus depuis certains mois, elle voyait des choses qu’elle n’avait encore jamais vues… Des formes humanoïdes, visibles lorsque l’obscurité était totale, aux longs bras décharnés qui traînaient au sol silencieusement. Leurs corps sans teintes, leurs visages sans détail, semblaient être la personnification même de la peur. Elle ne parvenait plus à s’endormir, sans les apercevoir se mouvoir sans but. Elle les appelait les Errantâmes, car ces dernières semblaient errer entre deux mondes, sans réellement savoir où aller. Certaines nuits, ses défenses amoindries à cause de la maladie qui l’habitait, elle avait l’intime conviction que les Errantâmes la sentaient. Sans parler du moment où elle parvenait à s’endormir. La fine couche qui séparait le réel de l’irréel se juxtaposait, pour définir la limite même du naturel en surnaturel. Ses nuits se raccourcissaient jusqu’à finalement faire de sa vie un rêve éveillé. L’ironie résidait dans la situation elle-même, c’est ce qu’elle avait toujours recherché, à la seule différence que le sens des mots en avait pris un tout autre.

Dans son dos, elle entendit la voix du facteur qui la connaissait bien maintenant et qui s’exprimait plutôt bien en français. Il avait traversé le jardin sans un bruit.

« Vous avez reçu une étrange enveloppe aujourd’hui ! Je dois vous la donner en main propre sans vous demander de signature. Ordre de ma hiérarchie. »

Elle le remercia d’un simple regard en coin, tout en attrapant cette lourde enveloppe. Il n’y avait aucun expéditeur, simplement son nom, en tant que destinataire. Cette dernière, épaisse, lourde et bien remplie l’intrigua. D’autant plus lorsque son instinct maternel, pourtant enfoui depuis bien longtemps, à la vue de cette écriture fine et lisse, s’éveilla, lui nouant la gorge.

Elle serait en retard aujourd’hui, son groupe l’attendrait, vu l’heure déjà bien avancée, et les consignes qu’ils avaient tous déjà reçues. Ce papier jauni et froissé l’attirait.

Elle voulait… Un frisson lui parcourut l’échine se déplaçant de la tête aux pieds. Elle devait reconnaître que son ressenti était bien éloigné du simple désir de lire le contenu de cette enveloppe. Non, elle devait lire… D’une main tremblante, elle en extirpa le contenu, une lettre de plusieurs pages, recto verso avec en intitulé : « Maman… » Sans plus attendre, elle se jeta dans la lecture.

« Ce n’est qu’un morceau de papier sur lequel ne réside qu’un appel… Celui d’un ange… détruit par son histoire qu’il veut décrire dans ces prochaines lignes, c’est aussi le seul échange sans réponse d’une jeune fille devenue femme beaucoup trop tôt, avec sa mère qui ne la lira probablement jamais. Je t’épargne mon enfance… Ton absence… Mais je souhaite te décrire une phase de ma vie qui me changera à tout jamais. Un épais brouillard s’était installé dans toute la vallée… »

Partie 2 :

15 octobre 2017

Un épais brouillard s’était installé dans toute la vallée. Constamment enveloppée de son manteau nocturne, plus aucun être vivant de quelque manière que ce soit n’avait vu le jour. Les rares aventuriers, qui passaient dans cette contrée, se hâtaient de traverser cet univers terrifiant. D’abord accueillis par cette marée de conifères sans épine, aux branches crochues et menaçantes, chacun incitait sa monture à presser le pas. Une fois ces soldats verts, géants et stoïques passés, l’épaisse fumée gagnait en opacité. Il était devenu à présent impossible de voir à plus de quelques mètres. Tous en file indienne, ils tentaient de se serrer au maximum, dans le seul but de ne pas perdre de vue leur camarade de chevauchée. Différentes formes accroupies se précipitaient à une vitesse presque inhumaine à seulement quelques centimètres d’eux. Des cris gutturaux provenaient des profondeurs du sol juste sous leurs pieds. Des rires et des hurlements particulièrement aliénants proliféraient tout autour de leur cortège. Au-dessus de leurs têtes, le vent sifflait de façon étrangement aiguë, comme étranglé par l’atmosphère ambiante. Le croassement des corbeaux se mélangeait aux coassements de ces ranidés au venin mortel. Ils étaient incapables de discerner les obstacles sur ce chemin peu emprunté, les obligeant à ralentir. Chacun se sentit rapidement oppressé, envahi par une peur panique qui rendait certains actes inexplicables. Beaucoup perdaient la vie à vouloir faire demi-tour, ou simplement en quittant le sentier. La légende disait que si le brouillard ne les étouffait pas, les morts sortaient de leurs tombes pour les dévorer et finir le travail. Un arc en ferraille délabré se dessina subitement, les invitant à passer au-dessous. Même s’ils pensaient que leurs montures étaient rapprochées au maximum, ce passage ne les empêcha pas de se serrer davantage. Toujours les uns derrière les autres, ils se retrouvaient pourtant presque côte à côte. La cadence avait spontanément accéléré, à la limite d’un départ pour une course à vive allure. La peur les animait et commençait à prendre le contrôle de leurs mouvements et de leurs choix. Ils venaient de pénétrer dans le cimetière de la vallée, dont cette dernière portait d’ailleurs son nom « la Vallée des Obscures ». Le cimetière des obscures était réputé pour ses tombes défoncées, permettant la sortie de leur contenu. Héléa, avare d’histoires et de connaissances, ne put s’empêcher de narrer le passé de cet endroit. Elle n’espérait pas attiser la curiosité de ses compères, mais simplement tenter d’oublier ses propres peurs.

« Il y a des milliers d’années, nous aurions marché dans une vallée luxuriante, pleine de vie. Dissimulée parmi ces sapins, au milieu de ces falaises sans pointe, ce manteau de verdure aurait offert une protection et un bien-être sans demi-mesure. Les enfants se seraient amusés dans les ruisseaux, les femmes auraient pêché, chassé, éduqué leurs progénitures. Pendant ce temps, les hommes se seraient activés à la rénovation du sanctuaire qui jadis répertoriait la plus grande bibliothèque jamais vue dans le monde. On disait même que celui qui parvenait à lire la totalité des manuscrits se verrait doter d’un savoir surpassant celui du divin. L’histoire raconte que le soir où les hommes enfoncèrent le dernier clou de ce travail titanesque, un soir de tempête, comme jamais il n’y en avait eu dans cette région, tous s’étaient réfugiés dans le monastère, seul endroit capable de les protéger de l’orage. La mort serait descendue en personne, elle aurait réveillé les défunts. Ces derniers se seraient acharnés sur leur tombeau le temps de l’orage et seraient sortis en quelques minutes. La mort se serait déplacée lentement en direction du monastère, là où tous avaient trouvé refuge. Dans son sillage, le brouillard, toujours présent actuellement, serait né et se serait définitivement installé, suite à son simple passage, obligeant les morts-vivants à la suivre à l’odeur. Une fois devant la porte de l’édifice, elle aurait frappé trois fois. Pensant avoir oublié l’un des leurs, ils se seraient précipités pour l’ouvrir, haute d’une vingtaine de mètres, ils s’y seraient mis à plusieurs. À peine entrouverte, que la mort se serait répandue en milliers de particules de poussières et se serait propagée dans l’air, ce même air respiré par tous. Depuis ce jour, tous furent damnés à mourir éternellement en défendant ce sanctuaire, là où elle avait élu résidence. Ce jour-là, la porte se serait refermée sur une vallée, condamnée à devenir l’antre même de cette dernière. Depuis, nombreux sont ceux qui, comme nous, tentent de percer le secret de la mort. Mais, plus nous nous acharnons, plus nous augmentons son armée, car nombreux sont ceux qui y ont perdu la vie ».

Sur ces mots, le monastère se dessina un peu plus loin, apportant un frisson plus intense encore. Le groupe ne se dirigea pas vers ce dernier, mais vers une taverne, dernier vestige du passage de la mort. L’aubergiste n’avait pas été épargné par la malédiction. Mais, comme pour toutes légendes, il faut un survivant pour raconter les faits à qui veut bien les entendre. Cependant, il était marqué par le temps qui passait inéluctablement, sans jamais pouvoir mourir, et le seul souvenir qu’il possédait encore était le secret de son hydromel.

Personne ne prit le temps d’attacher sa monture. La porte s’ouvrit lourdement en cognant contre le mur. La horde constituée de guerriers, de soigneurs, de sorciers ou de voleurs appréciait la faible chaleur peu réconfortante que pouvait leur offrir ce lieu. L’aubergiste n’avait jamais été très bavard, comme s’il était devenu un élément du décor. Dissimulé derrière sa grande barbe rousse, ce nain robuste avait le teint blafard, presque cadavérique. Sa mine sévère et renfrognée allait de pair avec la couleur de sa peau pâle, presque crayeuse. La teinte de sa pilosité capillaire, d’un roux flamboyant, contrastait avec le personnage. De longues cicatrices creuses couraient sur la totalité de son visage et se perdaient dans son cuir chevelu d’un côté, et sous son gilet en cuir foncé de l’autre. Il avait pris l’habitude de servir son hydromel puissant, dont lui seul avait le secret, à tous ces idiots qui venaient s’abreuver avant de se rendre au-devant d’une mort presque certaine. Parfois, certains tentaient d’échanger avec lui sur le secret de sa boisson, sur le temps de macération des fruits. Il répondait seulement que toute l’éternité de la mort, si elle existe, ne suffirait pas en termes de temps, pour que son breuvage soit correct. Concernant les fruits, il menaçait simplement de retirer la chope, cela suffisait à rompre l’échange et à renvoyer tous ces curieux à leur place. L’agencement de la taverne restait rustique, quelques tables rondes en bois robuste occupaient l’espace plutôt spacieux, mais particulièrement bas de plafond. Sur chacune d’entre elles, des bougies se consumaient lentement, incrustées de force dans ces bougeoirs métalliques, défoncés et rouillés. Une dizaine d’aventuriers aux physiques différents entrèrent. Certains avaient les cheveux longs, d’autres courts, ces derniers variaient entre un rouge vif, un blond doré ou un brun sombre presque noir. De fines oreilles pointues dépassaient parfois, de ceux qui ressemblaient davantage à des humains. La prunelle de leurs yeux scintillait dans l’obscurité de la taverne. Certains portaient de longues capes à capuche et dissimulaient leurs mains dans de longues manches ; d’autres étaient vêtus de corset en fer ou en maille. Ils appartenaient à la famille des « elfes ». Parmi eux, de gros tas répugnant aux multiples verrues et à l’odeur fétide se déplaçaient lourdement. C’était des « orcs », reconnaissables par leurs visages difformes et boursouflés. D’énormes crocs plus ou moins longs, voire brisés pour certains, habillaient leurs bouches souvent pleines de bave épaisse et gluante. Au centre, certains morts-vivants, plus intelligents que ceux croisés sur le chemin, avaient acquis la capacité à se former comme les autres. Eux étaient reconnaissables à l’odeur, celle de la moisissure mélangée à la viande avariée, offrant un cocktail plutôt nauséeux. Parfois, des morceaux entiers de mâchoire leur manquaient, laissant visible une langue fine et sans muscle. Leurs corps décharnés n’avaient plus rien d’humain. Il s’agissait davantage d’un squelette armé et habillé. Il pouvait rester, pour certains, du sang séché au niveau de leurs cavités orbitales sans yeux. Tous possédaient différentes armes plus ou moins grosses, des haches, des masses, de longs sabres ou encore des baguettes. Malgré tous ces détails qui les opposaient, ils appartenaient tous au même clan et seraient prêts à mourir pour un des compagnons présents dans cette taverne. Le premier à être entré, un elfe de sang, se dirigea vers l’aubergiste et s’adressa directement à lui pour passer la commande. Mais, il s’interrompit en constatant qu’il ne l’écoutait pas du tout. Le regard profond de ce nain, d’un bleu vif, contrastait avec son physique robuste et plutôt sale. Il vit dans ses yeux que quelque chose clochait. Même si son comportement habituel se comparait aisément à celui d’un automate et pouvait relativement poser question en temps normal, aujourd’hui il semblait figé. Seuls ses yeux tremblaient et sa bouche restait entrouverte. Soudain, provenant de cette entrée assombrie, une voix brisa ce silence angoissant et pesant, régnant dans cette taverne sans client. D’un ton sévère, grave et autoritaire, la voix dit :

« Qu’est-ce qu’il se passe Léni ? »

Une masse imposante entra. Ses deux sabots en guise de pieds martelèrent le sol rocheux à chaque pas. Une espèce de buffle se déplaçant debout tel un être humain. Sa question fut accompagnée d’une respiration puissante et profonde, liée à son énorme museau. Il s’avança encore, jusqu’à être faiblement éclairé par le halo lumineux de ces bougies presque totalement consumées. Une immense crinière partait du sommet de son crâne et se terminait le long de sa tête en énormes dreadlocks. Une de ses cornes était brisée, mais l’autre s’imposait majestueusement vers le haut. Dans son sillage, il traînait sa longue queue lourde et puissante qui glissait à même le sol. Haut de plus de deux mètres, il devait se pencher plus que les autres pour se déplacer.

« Je l’ignore Chade. On dirait qu’il n’entend pas ce que je lui dis… Il doit encore bugger », supputa Léni.

Alors que Chade se rapprochait du comptoir dans un vacarme assourdissant, un autre elfe se dégagea du groupe et pointa son doigt dans un coin de la taverne plutôt sombre.

« Regardez ! On dirait qu’il fixe le fond de la taverne », dit Solan, le mage du groupe.

« Oui c’est vrai », renchérit Héléa, la morte-vivante voleuse, souvent d’accord avec ce dernier.

Chaque mouvement, chaque déplacement d’un des membres de ce groupe provoquait un nouvel élan de cette odeur fétide, que dégageait chacun d’entre eux. Un mélange de viande séchée en décomposition, de sueurs imprégnées dans des vêtements jamais changés, de crasse incrustée sans qu’elle ne soit jamais lavée.

Tous tournèrent la tête et fixèrent le fond de la taverne.

Une vieille bougie blanche se consumait tout aussi lentement que les autres, pour autant, cette nouvelle attention portée par le groupe en sa direction teinta cette dernière d’un rose presque violet, aux allures étoilées, scintillante.

« Magnifique », pensa Héléa, si ça n’avait pas été dans ces circonstances aussi flippantes.

La bougie fut presque totalement dissimulée par cette forme qui se posta juste devant. Elle tournait le dos au groupe. Solan se détacha un peu plus du groupe pour se rapprocher de cette chose et dit :

« Qui êtes-vous ? »

La main gantée de ce potentiel nouvel ennemi intensifia son emprise sur la chope d’hydromel, qu’elle ne buvait pas. Solan se rapprocha davantage sous les regards impressionnés de ses camarades. Un silence de plomb s’était installé dans toute la pièce où se jouait la scène. Lorsqu’il fut assez près pour apercevoir le reflet de cette chose dans le liquide de la chope, cette dernière, encapuchonnée, se redressa en une fraction de seconde. Sans se retourner, tous firent un pas en arrière et se postèrent en mode défensif. Leurs armes s’apprêtaient à fendre l’air. Solan avait fait un léger pas de côté et avait sorti les mains de ses manches. Ces dernières étaient colorées d’un rouge vif au centre desquelles du feu se formait. Héléa avait, quant à elle, dégainé ses deux dagues empoisonnées et s’était camouflée parmi les ombres, pour mieux surgir de nulle part et frapper par surprise son adversaire. Léni tenait d’une main sa masse lumineuse et de l’autre il tentait de capter la lumière, afin de mieux se préparer à soigner son prochain. Chade s’était rapproché de Léni et s’aidait de ses deux mains pour maintenir sa hache énorme à bout de bras. Il chuchota à Léni :

« C’est la première fois que l’on voit ça ! Personne n’en avait jamais parlé avant… J’ai un très mauvais pressentiment. Dis à ton frère de reculer encore. »

Léni, qui s’était concentré sur la voix de Chade, s’avança d’un pas discret vers Solan, tourna le dos à cette chose pour que sa voix atteigne directement les tympans de son frère et dit tout bas :

« Recule-toi, on ne sait pas de quoi il s’agit… »

« Chut », ordonna Solan. « Regardez ! »

Chade se crispa sans que personne ne le voie. Il était en froid depuis toujours avec Solan, car ce dernier refusait de se plier à ses directives et était régulièrement contre ses discours et son point de vue. Léni se retourna et fit face à cette chose qui était toujours de dos, elle flottait à présent à quelques centimètres au-dessus du sol. Sa longue cape dissimulait ses pieds. Elle venait d’écarter ses bras, tendus comme si elle était crucifiée. La flamme de la bougie venait de prendre une teinte violette plus foncée, presque noire. Les scintillements étoilés étaient devenus des éclairs. Ceux-ci se dégageaient à présent de ces flammes et partaient dans tous les sens. Léni plissa les yeux et se concentra sur les couleurs. Il murmura, plus pour lui que pour être entendu par les autres :

« Ça ressemble presque à une tempête miniature… »

Des visages humains apparurent dans ces flammes. Des souvenirs se dessinaient parmi les éclairs qui se retenaient à attaquer, tels des serpents assoiffés de sang. Des jumeaux naissaient, pleuraient, jouaient, grandissaient, expérimentaient la vie, à la vue de tous.

« Putain, c’est quoi ce délire », hurla Solan.

Sa vie et celle de son frère défilaient devant tous, sans qu’aucun n’ait un quelconque contrôle dessus. Ni Léni ni Solan ne bougeaient. Mais les conversations fusaient.

« Le jeu s’est fait pirater ? Comment ça se passe ? » intervint l’un des membres du groupe.

« C’est vraiment vous, là ? Vous ressemblez à ça ? » dit un autre joueur dans le micro de son casque, là où tous les joueurs connectés en réseau pouvaient entendre.

« Regardez », cria Héléa pour se faire entendre à travers ce brouhaha que même Chade, le chef de la guilde, ne parvenait pas à contenir.

Les flammes violacées de la bougie gagnaient en intensité et commençaient à dévorer la table et tout le fond de la taverne. Cet incendie aux teintes mystiques offrait un écran géant sur toute la vie des deux frères.

« Comment ça s’arrête ? » paniqua Léni, à l’idée que ses parties de plaisirs solitaires devant l’écran de son ordinateur se jouent devant toute sa communauté.

« Je ne pense pas que ce soit sous le contrôle du jeu », intervint Héléa.

Soudain, les flammes prirent une couleur rouge sang. Les multiples éclairs dansaient et s’enroulaient à présent autour des mains gantées de cette chose. Leur clarté illumina quelques instants l’arrière de sa cape, ce qui capta l’attention de Solan. Une sorte de crochet, tête vers le bas avec un point sur le dessus, entourée d’un cercle, apparut. Puis, tout redevint sombre à l’instant où toutes ces charges électriques furent libérées et se dirigèrent sur le visage des deux frères, dans chacun de leurs souvenirs. À chaque reprise, l’un des deux mourrait, telle une menace qui ne tarderait pas à être mise à exécution. Solan n’en pouvait plus, il s’apprêtait à lui sauter dessus, lorsque Léni s’interposa en se jetant le premier. L’elfe de sang passa à travers cette forme et tomba à même le sol, en renversant la chope sur son passage. Les flammes, comme devenues autonomes, l’encerclèrent, empêchant quiconque voulant aller lui prêter main-forte d’intervenir. D’énormes jets de glace s’échappaient à présent des mains de Solan, qu’il projetait dans les flammes, sans effet. L’hydromel, qui tire sa puissance de goût dans l’alcool qu’il contient, servait de source aux flammes qui grandissaient encore. La forme sombre, que seul Léni pouvait voir, se pencha au-dessus de lui. Un cri inhumain transperça les tympans de chaque joueur, hagards devant tout ce qui se déroulait sur leurs écrans. Puis, aucun d’entre eux n’eut de son, ils n’avaient plus que les images. Ils étaient impuissants, simples spectateurs d’un instant que chacun souhaite égoïstement n’arriver qu’aux autres…

Les flammes se dirigèrent vers le plafond et comme projetées par un lance-flamme surpuissant s’abattaient sur Léni, suivi de cette forme qui se propagea dans tout son corps. Une fois le spectacle terminé, Léni convulsa quelques secondes, puis disparut instantanément. Sur « le tchat » était inscrit « déconnecté ». Sans un bruit, tous se précipitèrent pour se déconnecter. Sans un mot, le jeu s’éteignit sur cette scène inexpliquée et unique.

Solan prit le temps d’éteindre lui aussi son ordinateur et d’appeler son frère. Au bout de trois sonneries, le répondeur de ce dernier s’activa.

Obligé de modérer l’intonation de sa voix, car Solan n’était pas seul dans sa chambre, depuis qu’il avait intégré son école de police, il ne put s’empêcher de débiter un flot de questions, sans pouvoir avoir de réponse.

« C’est un truc de ouf ! Il s’est passé quoi là ? Comment se fait-il que des photos de nous sont apparues sur le jeu ? Tu as vu que tous ceux qui le souhaitaient pouvaient même les télécharger ? Au fait, pourquoi tu as crié ? »

Un silence s’installa, ce qui l’angoissa un peu plus. Après quelques grésillements sur la ligne, Solan termina son message en lui souhaitant une bonne soirée et en lui demandant expressément de le rappeler le plus vite possible. La porte d’entrée s’ouvrit sur Spencer qui revenait de sa rituelle promenade acceptée à titre exceptionnel par l’école de police, pour des raisons personnelles. Sans un mot pour Solan, leurs regards ne se croisèrent pas, Spencer se coucha directement. Solan se coucha à son tour avec cette étrange impression de menace qui planait au-dessus de lui et de son frère. Ce qui l’agaçait le plus était ce sentiment étrange, que seul lui semblait avoir vécu tout ce qu’il s’était passé ce soir. Il éteignit sa lumière de chevet sur la voix de son major d’école qui s’assurait que tous étaient couchés. Cela réfréna son désir de retrouver Héléa, afin de s’assurer qu’il ne devenait pas fou. Étant dans la même promotion, dès le lendemain, après la levée des couleurs, il irait lui parler.

Sa chambre était à présent plongée dans une obscurité presque complète. Solan tremblait malgré lui. Seule la lumière du couloir filtrait de sous sa porte, l’empêchant de se retrouver dans un noir complet. Dans un premier temps, cette faible clarté l’arrangeait, grâce à cette dernière, il pouvait identifier chacun de ses collègues dans leurs lits, endormis. Ce moment où la rationalité reprend le dessus ralentit les cœurs après un cauchemar. Ce moment où la peur commence à s’éloigner et la respiration se réduit, signe d’apaisement, fut de courte durée. Le sommeil, de nouveau permis par le calme physique apparent, permettait au cerveau de reprendre ses interprétations, là où il les avait laissées, avant que Solan ne parvienne à se contrôler. Il plissa les yeux… Son cœur commençait à s’accélérer de nouveau. Fatigué, son cerveau sentait qu’il y avait un danger sans réellement pouvoir alerter tout son corps, presque paralysé par la peur. À demi endormi, il était devenu difficile de différencier le vrai du faux. À cet instant, des dizaines de souvenirs se superposèrent dans l’esprit de Solan, des souvenirs irrationnels, là où de son expérience de vie, très peu d’explications rationnelles pouvaient venir donner du sens à ce qu’il avait vécu. Cette fois, ses doigts se cramponnèrent aux draps devenus humides de transpiration. Il en était certain… Au-dessus de chacun de ses camarades de chambre flottait une masse bien plus sombre que la nuit. Elle semblait se rapprocher de chacun d’eux. Elle les observait, son sang battait dans ses tempes, dû à l’accélération de son cœur. Une sensation physique étrange de chaleur étouffante au niveau de son thorax, se propageant dans son cou, le rendait vulnérable aux moindres bruits suspects. Son cerveau tentait tant bien que mal de tout identifier, de comprendre. Il était prêt à hurler, à appeler à l’aide au risque de détruire toute sa réputation. À tâtons, il cherchait du bout de ses doigts, l’interrupteur de sa lampe de chevet. Ces derniers glissèrent le long du câble qui paraissait interminable, ils heurtèrent un plastique dur. Solan se hâta d’enclencher l’interrupteur, impatient de libérer la lumière qui était souvent bénie dans ces moments de panique. Lorsqu’il l’enclencha, la pire des réponses résonna dans tout son être, doublant son état de vigilance extrême. Aucune lumière ne vint. Il s’acharna à plusieurs reprises sur l’interrupteur qui ne fonctionna pas plus pour autant. Lorsqu’il redressa la tête, plus aucune des formes ne bougeait. Elles étaient toujours présentes, redressées sur toutes leurs hauteurs et semblaient toutes regarder dans sa direction. Solan ferma les yeux, il regretta d’avoir tenté d’allumer la lumière, qui pourtant marchait quelques minutes plus tôt. Si ces choses étaient bien réelles, il venait tout simplement de leur dévoiler, de un, qu’il les voyait, et de deux, qu’il avait tenté vainement de les faire fuir. Lorsqu’il rouvrit les yeux, son cauchemar s’accentua. Elles étaient toutes autour de lui. Vêtues de l’obscurité, seules leurs mâchoires étaient visibles. Une mâchoire sans lèvres. Un étrange liquide noirâtre coulait d’entre leurs dents pleinement visibles. Solan en était certain, il s’agissait de ce que Léni avait vu. Il ouvrit la bouche en grand pour crier, aucun son ne sortit. De grosses veines se dessinèrent le long de son cou. Solan s’époumonait silencieusement face à ces choses qui se rapprochaient inexorablement de lui. Soudain, toutes les lumières jaillirent de partout dans la chambre. Rattrapé par la réalité, Solan comprit qu’il ne s’entendait pas, mais qu’il avait dû réveiller toute l’école. Ses hurlements étaient bien réels, puissants et sans fin. Sa tête lui tournait.

Sans s’en rendre compte, Solan s’était retrouvé à genou sur le lino froid de la chambre. Ses bras étaient tendus vers l’arrière de façon désarticulée, le torse relevé, ses yeux avaient convulsé en ne laissant visible que le blanc de l’œil ensanglanté. Comme possédé… La lumière l’avait libéré, son corps se décontracta et retomba lourdement en avant. Tous ses camarades de chambre l’observaient, flippés. Spencer, celui avec qui la relation était toujours très conflictuelle, se leva le premier. Il se rapprocha de Solan, que tous évitaient en cet instant, et déposa une main sur son épaule sans prononcer un seul mot. Debout face à Solan, il fit le signe d’une croix renversée sur son front. Personne ne put voir ce geste. Il le souleva lentement et le déposa sur son lit. Solan s’endormit directement. Les chuchotements commencèrent à se faire entendre dans toute la chambre. Chacun tentait de comprendre ce qu’il venait de se passer. La voix rauque du Martiniquais mit un terme à tous ces échos inutiles.

« Dormez ! »

Pendant ce temps, Léni dormait profondément sur le clavier de son ordinateur éteint. Au sol de sa chambre, son téléphone vibrait encore, de tous les appels qu’il manquait. Dans chaque coin reculé, différentes formes sombres l’observaient, le surveillaient.

Entre hésitation et frustration, une chose était certaine, l’un des deux frères allait devoir mourir, pour servir la mort et devenir l’un de ses soldats.

La mort n’est que le berceau de l’éternelle vie.

Alexandre Dumas, Les revenants

1

Tout…

Presque deux ans plus tard

15 mars 2019

La pièce est plongée dans une pénombre presque totale. Seule la luminosité de l’écran de l’ordinateur révèle la présence de vie, dans cette chambre trop petite. On distingue un lit en métal gris collé au mur, le papier peint noir se fond dans l’obscurité générale. Des rideaux aux reflets orange ne camouflent que partiellement l’accès aux regards curieux des passants, de ce qu’il se passe à l’intérieur de cette chambre. Cet espace de 20 mètres carrés contient un vieux bureau en chêne massif, disposé dans le renfoncement qu’offre cette pièce. Il fait face à une armoire presque vide, dont la plupart des vêtements ont été donnés, ou tout simplement jetés. Le jeune homme assis sur son lit, les jambes tendues sous sa couette, appuie frénétiquement sur différentes touches du clavier de son ordinateur, effectuant des allers et retours avec sa souris sans fil, posée à même le drap. Il semble hypnotisé, ailleurs. Il semble plongé dans un monde virtuel qu’il contrôle. Du moins qu’il pense contrôler, ignorant finalement que c’est le jeu lui-même, qui rythme sa vie.

Plusieurs personnages fictifs se déplaçaient sur cet écran de 15,6 pouces. Tout son avenir semblait se jouer dans les 39,62 centimètres qu’offrait cet ordinateur. La luminosité se modifiait toutes les trois minutes, et semblait active, dansant sur les pupilles du jeune garçon. Les paysages changeaient au fur et à mesure des déplacements de son personnage.

Mayélis était une elfe de sang de la classe des « paladins ». Ces elfes aux oreilles pointues et aux regards de couleurs fantaisistes étaient la classe qui se rapprochait le plus de l’apparence humaine. Toutes les fois où Léni s’était inscrit et réinscrit sur ce jeu de rôle en ligne, « massively multiplayer online rôle-playing », plus connu sous son sigle : « MMORPG », du nom de « World of Warcraft », il avait été attiré par cette classe, d’apparence « musclée » pour les elfes mâles, ou « sexy » pour les elfes femelles. Léni se sentait étrangement intrigué, ces elfes de sang venaient satisfaire quelque chose en lui qu’il ne maîtrisait pas, dont il ignorait même l’existence. Cette quête de perfection, cet idéal physique enjolivé par des descriptions psychologiques, chevaleresques, saines. Chaque classe revêtait des valeurs et des qualités presque rêvées, dépourvues de défaut. Lorsqu’il a commencé le jeu il y a deux ans, son personnage portait son prénom. Ce temps où il jouait avec son frère, Léni s’était plusieurs fois surpris à penser à Mayélis. À projeter un potentiel désir, une pulsion primaire à l’égard de son personnage fictif, qu’il pouvait déshabiller à sa guise, sans jamais pouvoir la dévêtir totalement. Il oscillait entre ce désir grandissant de contrôle et cette terrible frustration de ne pas pouvoir aller plus loin. Il se connectait très régulièrement sur ce jeu, sans compter les heures. Dans un premier temps, pour passer du temps avec Mayélis, afin de la voir et de la faire évoluer, de la voir gagner en réputation positive auprès des autres joueurs. Léni, sans jamais l’avouer, appréciait les petites attentions des autres joueurs à son encontre, du moins à l’encontre de Mayélis, démontrant que les effets de cette dernière sur lui-même avaient les mêmes impacts sur les autres.

Plus important encore que le plaisir de passer du temps avec son personnage, aux diverses représentations projetées, Léni ne pouvait plus se passer de ce puissant sentiment d’appartenance. Mayélis, et donc par extension lui-même, était reconnue dans ce monde virtuel pour son savoir-faire, sa qualité de jeu et son temps de présence journalière sans limite, à la hauteur de l’investissement de Léni. Depuis plusieurs mois, il était retourné dans la « guilde du serveur », là où les joueurs les plus expérimentés étaient réunis. Cette guilde portait le nom « des déchus », dans laquelle transparaissait une certaine forme de respect et d’inquiétude à sa simple évocation. Tous réunis sous une seule et même bannière, les joueurs ne faisaient plus qu’un. Chacun d’entre eux vouait un respect profond à son partenaire de jeu. Pour autant, un respect encore plus grand et plus profond se dégageait de chaque membre de la guilde à l’encontre de leur chef : Chade ! Un joueur expérimenté et pertinent. Il émanait de lui une aura naturelle de leader. Il savait faire preuve de bienveillance avec chaque membre de la guilde, proposant constamment de l’aide, prodiguant des conseils au-delà même du jeu parfois. Léni avait souvent été surpris de la capacité de Chade à cerner la personnalité réelle de chaque joueur, simplement au travers du choix des classes et des personnages de ce monde parallèle et fictif. Il avait aussi ce don de mettre en place ces échanges, où tous pouvaient se retrouver dans son discours. Léni l’adorait. Il se sentait inclus et avait enfin cette impression profonde d’appartenir à un groupe, d’exister tout simplement, là où, dans la vraie vie c’était bien différent, plus complexe. Tous les deux étaient les derniers survivants de la période que tous avaient baptisée : « Obscure ». Un lien plus intense encore, les unissait. Léni se sentait privilégié.

Soudain, un étrange bruit électrique retentit, suivi d’une baisse de régime signifiant que la batterie de l’ordinateur ralentissait son rythme, jusqu’à s’éteindre complètement. Léni fut plongé dans le noir le plus complet. À tâtons, il chercha son téléphone, perdu dans les pliures de sa couverture. Les deux entités se rencontrèrent. Le froid de l’appareil contrastait avec la chaleur que dégageaient les doigts de Léni, emprunts d’une fine pellicule de sueur. Il effectua une légère pression sur le côté droit de son téléphone portable, libérant la puissance de la lumière qui terrassa en une fraction de seconde chaque parcelle obscure de sa chambre. Cette éblouissante intervention était venue agresser les yeux de Léni, accommodés à l’absence de lumière. Cela plongea son esprit sans qu’il ne puisse exercer aucun contrôle sur le fil de ses pensées, une année en arrière. Dans ce terrifiant souvenir d’une période qui se terminait, une page de son adolescence où le thème de la naïveté était encore possible, où il avait été arraché sans aucun ménagement ni scrupule.

2

Te…

15 mars 2018

1 an avant.

Léni âgé de 20 ans venait de lâcher l’étreinte de son frère jumeau, Solan. Les deux frères se ressemblaient comme deux gouttes d’eau depuis toujours. Solan s’était retourné pour faire face à un militaire impassible, debout derrière lui depuis moins de cinq secondes, mais qui semblait déjà s’impatienter. Solan lui tendit sa carte d’identité ainsi que sa convocation, froissée et déchirée par endroit. Le militaire, à la simple identité affichée sur son treillis : « Brock », resta quelques instants à observer les jumeaux. Solan ne put s’empêcher d’observer ce militaire à l’allure familière. Il ressemblait vaguement à ce formateur dans son école de police qu’il avait démoli dans le fond d’un vestiaire après avoir appris les raisons du départ de son amie. À la suite de quoi il avait lui-même fait le choix de quitter ce lieu. Puis, avait été contacté par l’armée, qui lui offrait une proposition qu’il n’avait pas refusée. Tous les deux arboraient une chevelure brune à la teinte presque noire, Solan avait les cheveux coupés courts, tandis que Léni semblait désintéressé par l’aspect de ces derniers. Mesurant autour des 1 mètre 75, les détails de leurs visages se ressemblaient à s’y confondre, bien que celui de Léni semblait plus allongé. Des vestiges de taches de rousseur résidaient toujours au niveau du nez de chacun, se mariant plutôt bien avec leurs regards puissants, profonds et énigmatiques, à l’iris marron teinté de vert. Tous les deux, d’un physique plutôt athlétique venant traduire la pratique de sport de façon régulière, se préparaient depuis plusieurs semaines à cette séparation. Lorsque Solan était parti pour son école de police, la séparation avait été difficile, mais son temps de formation le fut d’autant plus, car il les avait grandement éloignés, et notamment sur le fait qu’il soit rentré avant la fin de ce temps de formation pour des raisons obscures (il aurait frappé un de ses formateurs pour des raisons, selon ses dires, qui lui appartenaient). Plus les jours et les heures se rapprochaient, plus cette boule au creux de l’estomac grossissait. Elle se déplaçait ces derniers temps et s’était logée dans la gorge de chacun, la nouant régulièrement, contrastant avec ce désir puissant de s’exprimer.

En arrivant sur l’aérodrome de Gisy-les-Nobles, un petit village boisé de Bourgogne, perdu entre Paris et Auxerre, Solan fut surpris du peu de prétendants à se présenter pour rejoindre les rangs de l’armée. Lorsqu’il avait reçu l’appel, puis la convocation, après avoir quitté l’école de police sans la terminer deux mois auparavant, il ne pensait pas pouvoir bénéficier d’une telle opportunité. Il n’avait pas hésité une seconde à rejoindre les forces armées. Même si le procédé le déroutait, il n’avait pas d’autres choix s’il voulait exercer un métier de la sécurité. À cette heure matinale, il était difficile de déchiffrer ce qui les entourait. Il devinait la présence de plusieurs petits hangars et d’un bâtiment central éclairé par une grosse et vieille ampoule murale, a la couleur jaune orangée. Il lui arrivait de tressauter, affaiblissant l’éclairage de la scène. Mais personne ne pouvait voir au-delà de ce qu’offrait ce faible halo lumineux, situé à côté de ce qui devait être la porte de l’accueil. À leur arrivée, Solan avait aperçu un camion stationné sur le chemin, ce style de camion militaire, dans lequel les soldats ne peuvent monter qu’à l’arrière, sur des bancs en bois fixés à même le sol. Les cinq jeunes soldats, âgés de 20 ans, avaient tous donné leur carte d’identité et terminaient de saluer les quelques membres de leur famille, autorisés à les accompagner. Malgré lui, Brock sembla étrangement affecté par les « aurevoirs » de ces deux frères, empreints d’une sincérité qu’il n’avait plus croisé depuis très longtemps. Il frissonna et réprima cette sensation démoniaque d’une envie irrationnelle de rire, un simple rictus vint déformer quelque peu son visage, à peine perceptible dans la pénombre de cette matinée.

Le froid s’était invité sans prévenir et se voulait mordant sur chaque recoin de peau en liberté. Léni regardait son frère dans les yeux et prit la parole le premier :

« Soit vigilant et soit le meilleur ! »

Solan décrocha un léger sourire crispé, traduisant un stress qui se propageait et augmentait à vue d’œil. Sans l’expliquer, il ne se sentait pas à son aise. Il avait cette étrange impression qu’une chose allait mal se passer. Il avait pris soin de donner l’impression qu’il n’avait aucun souvenir de la nuit pendant laquelle « il aurait fait une crise de somnambulisme », mais il se souvenait de chaque détail. Il ne contrôlait pas tout en cet instant, et il détestait ça.

Léni connaissait son frère par cœur, il le savait capable d’être hyper vigilant et se voulait méfiant envers tout ce qui l’entourait. Solan n’était pas non plus du genre complotiste, à trouver des explications à tout, mais il avait ce besoin de toujours tout questionner et d’avoir différentes versions, de croiser différents regards, pour avoir une vague idée et se faire son propre avis. Léni le sentait. Il avait cette étrange capacité de percevoir au plus profond de lui-même ce que les autres ressentaient. Il savait, au moment le plus important, le comportement qu’il devait adopter, les mots qu’il devait utiliser.

Une construction instantanée de la pensée se mettait en place, liée à ses observations, ses ressentis, puis il en découlait différentes pistes de travail pour son interlocuteur, officiant le plus souvent comme outils de ressources. Avec son frère jumeau, les effets étaient décuplés, voire partagés. Lorsque Solan souffrait psychologiquement, attristé, stressé, nerveux, heureux, Léni pouvait ressentir et parfois subir les mêmes émotions. Il lui tendit le bras afin qu’ils se saluent à la manière des chevaliers, un rituel né de cette série qu’ils se plaisaient à regarder ensemble : « Game of thrones ». Solan saisit l’avant-bras de son frère et l’instant d’un croisement de regard, il sentit son cœur s’accélérer, son pouls s’intensifier, il voulait lui dire qu’il l’aimait :

« Fais attention à toi », furent les mots qu’il prononça.

Solan lui lâcha la main, attrapa son sac de sport et monta à l’arrière du camion, accompagné d’une tape sur l’épaule du soldat Brock et de cette frustration qu’il devrait apprivoiser tout le reste de son parcours, de ne pas avoir été franc et sincère avec son frère. Depuis qu’il avait démissionné de sa formation de gardien de la paix, jamais il n’aurait imaginé se retrouver dans un nouveau véhicule de ce type, en compagnie de futurs soldats. Au bout de quelques minutes, le moteur du camion s’ébranla et son bruit perça la nuit d’un ronronnement régulier. Léni fixait les feux arrière de ce dernier et le regardait s’éloigner dans la nuit, jusqu’à quasiment disparaître. Il baissa les yeux, ces derniers se remplissant malgré lui de larmes, floutant sa vue.

Soudain, le tremblement du sol au niveau de ses pieds le pétrifia. Un souffle puissant et étrangement chaud vint figer cette larme qui cheminait vers le coin de sa bouche. Léni, tétanisé, fixait l’horreur qui se déroulait au loin. Cette odeur de gaz arrivait au niveau de leur groupe resté sur cette étendue d’herbe. Dans le regard de chacun dansaient de nombreuses flammes. À l’endroit exact où se dirigeait le convoi de ces jeunes militaires en devenir, du feu déchirait le voile nocturne. Des hurlements semblaient monter parmi la fumée de cette explosion qui résonnait dans les oreilles de Léni, impuissant. Sans prévenir personne, les enfers venaient de piéger, brûler et tuer, ces valeureux jeunes hommes aux désirs patriotes de servir leur pays.

Incapable d’affronter cette terrible réalité, Léni se réveillera quelques jours plus tard au centre hospitalier de Sens. Ses yeux se sont ouverts d’un coup. Ses pupilles fixent le plafond. Elles sont entourées de plusieurs vaisseaux sanguins éclatés, traduisant un manque de sommeil certain.

Une question se répète plusieurs fois dans le fond de ses pensées, s’imposant sans grande difficulté dans tout son cerveau :

« Était-ce un simple cauchemar ? »

Il se redresse difficilement sur ce lit aux draps rigides. Encore groggy par ce cauchemar au goût amer de réalité, il ressent au plus profond de lui cette terrible vérité.

Ce manque, ce vide…

Comme si en l’espace de quelques secondes, une partie de lui-même avait disparu. La douleur de ce sentiment lui tord l’estomac et le secoue de sanglots incontrôlés, d’autant plus, lorsque jaillit des profondeurs de sa mémoire, les milliers de souvenirs d’une enfance partagée.

Sur sa table de chevet traîne un vieux journal plié. Léni le déplie lentement. Le bruit d’un papier qui se défroisse rompt le silence assourdissant de cette chambre aseptisée. Léni apprécie cette odeur que peuvent offrir les pages de ce journal. Cette fragrance ancienne, douce et puissante à la fois, où l’histoire elle-même traduit son effluve. Sur la couverture, en première page, deux joueurs de l’équipe de football d’Auxerre se battent l’un contre l’autre, séparés par un joueur de Quevilly-Rouen. En gros titre apparaît la défaite de l’équipe auxerroise, 4 à 1. Une petite vignette en bas à droite de la première page relate l’existence d’un accident passé quelques jours plus tôt, et le journal renvoie en page 6. Son cœur se resserre. La photographie d’une explosion se situe juste au-dessus de cette ligne. Son menton tremble, des larmes s’accumulent. Il tourne les pages, sentant la pression et l’énervement monter. Arrivée à la page 3, ses gestes s’intensifient, son visage s’empourpre dévoré par l’impatience, les trois dernières pages se déchirent sous ses mains. Ses doigts crispés se desserrent lentement, les morceaux de papier tombent en virevoltant et en se mélangeant. Devant ses yeux larmoyants, l’horreur de ce qu’il redoutait le plus s’imposant à son champ de vision, la photographie d’un incendie ravageant un camion. Un paragraphe de quelques lignes suit cette illustration :

« Dans la matinée du 15 mars 2018, à la fraîcheur matinale d’une journée qui semblait pourtant promettre un soleil apaisant, sur la départementale au nord de Gisy-les-Nobles, une explosion réveille tout un village et propulse six personnes, d’un avenir à construire, au trépas d’une mort certaine. D’un voyage sans retour. Aucun des passagers n’a survécu… »