L’arbre du crépuscule - Sebastien Emanuel - E-Book

L’arbre du crépuscule E-Book

Sebastien Emanuel

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Le chaos est en marche dans la ville de Marseille : alors qu’une tempête à nulle autre pareille est en train de s’abattre sur la cité, un tueur en série sème la terreur en multipliant les meurtres sanguinaires, laissant derrière lui une signature ADN indéchiffrable pour la police scientifique.

 Le capitaine Pierre Brétal, chargé de l’enquête, va devoir faire appel au Docteur Audrey Basun, une chercheuse spécialisée dans les cellules souches, pour l’aider à résoudre cette énigme.

 Ce qu’ils vont découvrir va bouleverser toutes leurs convictions…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Sebastien Emanuel - Chirurgien-dentiste de métier, écrivain par passion,L'auteur a toujours été fasciné par le cinéma de genre et la littérature fantastique.

 En l'an 2020, à l'âge de trente-huit ans, alors qu'une certaine pandémie l'oblige à fermer son cabinet deux mois durant, il profite de cette occasion pour écrire son premier roman, ainsi que tout un tas de nouvelles qui germaient dans son esprit depuis bien longtemps. Depuis, il ne s'est plus jamais arrêté d'écrire.

Il a également eu l'honneur de gagner en 2023 le concours littéraire du prix La cour de l'imaginaire pour son premier roman : "L'arbre du crépuscule".

 Son style très visuel a pour but de plonger le lecteur au cœur de l’action pour le faire voyager dans des mondes terrifiants, situés aux confins de l’imagination.

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Ähnliche


 

 

      

L’arbre du crépuscule

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sébastien EMANUEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Chloé et Mathilde, mes deux petites cellules souches...                  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le démon du mal est l’un des instincts premiers du cœur humain

                                           Edgar Allan Poe

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PROLOGUE

 

 

 

Un soleil rouge sang émergeait derrière l’horizon, perçant le noir profond de la mer pour en dévoiler des nuances bleutées et scintillantes. Les rayons écarlates gagnèrent ensuite la terre, révélant peu à peu l’opulente végétation qui recouvrait à présent la majeure partie de la ville. Cette masse informe et verdoyante se déployait dans toutes les directions : de gigantesques tentacules boisés et feuillus s’enroulaient autour des immeubles, traversaient les parebrises des voitures abandonnées et pénétraient même jusque dans les chambres désertées des hôtels de luxe de la Croisette.

À travers l’enchevêtrement d’immenses racines mouvantes qui naissaient à la base de centaines d’arbres cyclopéens, une créature à taille humaine se frayait un chemin en direction du Vieux-Port. Elle évoluait avec grâce et agilité dans ce dédale luxuriant, louvoyait entre les frondaisons, bondissait gracieusement par-dessus les taillis les plus bas, foulant le sol glaiseux de ses pieds nus à la peau tannée et dure comme de l’écorce.

Malgré ses détours forcés au sein de cette jungle inextricable, elle ne déviait jamais de son objectif. La distance qui la séparait de l’ancien phare se réduisait un peu plus à chaque pas. Bientôt, elle atteindrait sa destination. Et son rituel pourrait commencer…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1

 

 

Quand Charles ouvrit les yeux ce matin-là, il était en nage, et son cœur battait à tout rompre. Il avait encore fait ce cauchemar, celui qui venait le hanter toutes les nuits depuis quelque temps et dont il ne gardait jamais aucun souvenir, sinon cette terrible sensation de malaise, et surtout ce son régulier qui lui martelait le crâne, ce cognement sourd (TAC ! TAC ! TAC !) accompagné d'une douleur lancinante pulsant entre ses tempes, conséquence directe de sa biture de la veille.

Il referma ses yeux baignés de larmes, se passa les mains sur le visage pour les essuyer, puis dans ce qui lui restait de cheveux. Après avoir repris le contrôle de sa respiration, il se redressa pour s'asseoir au bord du lit. En cherchant à tâtons ses lunettes posées sur sa table de nuit, son doigt effleura soudain la rayure profonde et familière qui la traversait de tout son long. Cela le réconforta. Il adorait ce meuble de chevet en bois laqué, acheté à peine trente-cinq euros chez Ikea au lieu de quarante-sept, une belle affaire ! Tout ça parce que c’était un modèle d’exposition et qu’il était « légèrement fissuré » selon les propres termes du vendeur. Pauvre gars, s’il savait que c’était justement pour cette raison que Charles avait craqué pour lui, alors que tous les autres, si parfaits et si semblables, le révulsaient !

Car ce que Charles détestait plus que tout, c’était les choses sans défauts. Pour lui, un objet sans tare était un objet sans âme, une coquille vide. C’était la même chose pour les gens. Comment faire confiance aux personnes trop lisses, trop proprettes ? Cela cachait forcément quelque chose. Ne disait-on pas, d’ailleurs, que la perfection n’était pas de ce monde ? N’en déplaise à son patron, Francois-Xavier Challier, Monsieur j’ai-tout-réussi-dans-ma-vie-et-je-me-régale-de-vous-le-faire-savoir. Non, mais, qu’est-ce qu’il croyait ce petit connard ? Que le fait de posséder un bureau au dernier étage de la boîte avec ses toilettes privées, de porter un costume à deux mille euros et d’avoir épousé un ex-mannequin le rendait supérieur aux autres ? Que ça lui permettait de chier sur la tête de ses employés en toute impunité (et sur celle de Charles en particulier) à la moindre occasion ? Mais Monsieur Parfait oubliait un petit détail : s’il était à ce poste, c’était uniquement parce qu’il était le fils du grand manitou, François Challier senior, l’homme à la tête de la Sogedam, la compagnie d’assurance dans laquelle ils bossaient tous. Après la mort de son père, à peine un an auparavant, François-Xavier avait hérité de tout l’empire et occupait à présent la fonction la plus prestigieuse, sans toutefois en avoir les compétences. Sans son paternel, il ne serait rien de plus qu’un simple employé comme Charles lui-même, un petit VRP obligé d’aller cirer les pompes d’entrepreneurs friqués toute la journée, pour qu’ils daignent lui signer un contrat dont ils n’avaient même pas besoin. Ah, ça lui ferait les pieds à ce petit fils à papa de voir un peu ce que signifiait courber l’échine, sourire en toutes circonstances, même quand on vous traitait comme de la merde. Peut-être qu’il aurait un peu plus de respect pour eux, les sous-fifres, les petites fourmis ouvrières payées au lance-pierre, sans qui toute l’entreprise s’écroulerait. Mais, bien sûr, cela n’arriverait jamais, car lorsqu’on a été habitué, depuis sa plus tendre enfance, à prendre tout ce dont on a besoin sans rien donner en retour, on ne revient pas en arrière.

Charles ressassait ces amères pensées, quand son regard fut soudain attiré par quelque chose d’étrange. Quelque chose qui n’était pas là la veille, lorsqu’il s’était couché à moitié ivre : une sorte de bâton posé au pied de son lit. Intrigué, il chaussa ses lunettes et s’accroupit pour inspecter l’objet incongru. C’était un long bout de bois gris et noueux, une petite branche d’un mètre de long environ et large comme une batte de base-ball. Ce qui frappa tout de suite Charles, et le remplit d’enthousiasme, c’était son côté brut : il n’était pas complètement droit, des bourgeons saillaient de part et d’autre de son corps, et des copeaux d’écorces s’en détachaient par endroits. À son extrémité, pas de coupure nette, ce qui signifiait qu’il n’avait pas été sectionné, mais plutôt arraché. Fasciné, Charles se saisit de l’objet. Au contact rugueux du bois dans sa paume, il ressentit une agréable vague de chaleur le submerger et un sourire béat se dessina sur son visage. Il se sentait si bien tout d’un coup, si calme, si... puissant ! Par des gestes amples du poignet, il fit tourner le bâton devant lui, lentement au départ, puis de plus en plus vite, tel un enfant effectuant des moulinets avec une épée factice.

Quand cette sensation grisante retomba, Charles éprouva tout à coup le besoin de cacher la branche quelque part, comme s’il ne s’agissait pas d’un simple bout de bois, mais d’un objet infiniment plus précieux. Il se dirigea alors vers l’armoire de sa chambre, l’ouvrit, et fourra l'objet sous une pile de vêtements avant de refermer la porte, soulagé. Il se sentait tellement plus léger qu’à son réveil à présent, c’était incroyable ! Même sa gueule de bois avait disparu. Quel pied ! Peu lui importait de savoir comment cette chose était arrivée là, dans son deux-pièces sans balcon du cinquième étage, situé à mi-hauteur d’un immeuble décrépit comme il y en avait tant dans ce quartier sale et malodorant du centre-ville de Marseille. Peu importait qu’il prenne toujours soin de fermer sa porte d’entrée à double tour, réflexe naturel de tout habitant d’une grande ville, et que la légèreté de son sommeil soit telle qu’il sursaute au moindre bruit suspect. Non, l’essentielétait que cette branche avait été déposée ici pour lui, pour lui seul. Elle était faite pour être tenue dans sa main, dans un but précis, et s’il n’avait pas encore trouvé lequel, il était convaincu qu’il ne tarderait pas à le découvrir !

2

 

 

 

TAC... TAC...TAC...

Audrey fut brutalement tirée de son sommeil, persuadée que quelqu’un frappait à la porte de sa maison. Mais en retrouvant progressivement conscience, elle réalisa qu’elle était en sueur, son ventre aussi tendu que le jour de soutenance de sa thèse devant un jury de vieux professeurs acariâtres. Le bruit venait donc de son esprit, vestige d’un cauchemar dont elle ne se souvenait pas, sinon qu’il était particulièrement angoissant, comme tous ceux qu’elle faisait ces derniers temps.

Je ne suis vraiment pas faite pour dormir seule, se dit-elle en pensant à son mari Franck, qui se trouvait en ce moment chez ses parents à Cannes, avec les filles.

Cela faisait deux jours qu’ils étaient partis tous les trois là-bas pour les vacances de la Toussaint. Encore cinq à tenir ! songea Audrey en scrutant le plafond immaculé de sa chambre à coucher. Être loin des siens était pour elle une vraie torture, et la jeune femme se rendait compte à quel point elle avait besoin que sa maison soit remplie du rire de ses enfants, et de la voix chaude de leur père, pour paraître vivante et chaleureuse. Sans cela, elle avait l’impression d’évoluer dans un endroit trop grand et trop silencieux, une sorte de cathédrale vide dans laquelle seul résonnait le martèlement de ses propres pas. Malheureusement elle n’avait pas eu le choix : elle eut beau faire des pieds et des mains auprès de sa hiérarchie, Audrey n’avait pas réussi à obtenir de congés pour les vacances scolaires du mois de novembre.

— Le travail que nous effectuons est beaucoup trop important, docteur Basun, pour que nous nous passions de vous, ne serait-ce qu’un seul jour ! lui avait déclaré le professeur Duprès, qui chapeautait son projet-recherche à l’Inserm de Marseille sur les cellules souches IPS2. Elle y œuvrait depuis presque trois ans maintenant.

— Vous vous rendez compte des implications de notre étude ? avait-il ajouté d’un air pincé.

Oh que oui, et plus que lui d’ailleurs. Car enfin, n’était-elle pas à l’origine du projet, de la supervision et de la coordination des équipes, de la quête de fonds pour le financer et de la publication régulière d’articles scientifiques pour en exposer les conclusions ? Son engagement dans ce programme ne faisait aucun doute, elle s’y était jetée corps et âme. Cependant, depuis peu, un découragement s’était emparé d’elle. Outre l’insuffisance cruelle de moyens et de résultats, ce qui était le pain quotidien de tout chercheur, c’était surtout la peur de perdre des moments précieux avec sa famille qui l’angoissait. Ses deux filles âgées de cinq et sept ans, Zoé et Lucie, ses deux cellules souches rien qu’à elles, grandissaient si vite qu’Audrey ne voulait plus rien manquer de leur enfance. Elle ne désirait pas non plus gâcher sa relation avec Franck, qui faisait déjà de nombreuses concessions. Il avait aménagé ses horaires de professeur des écoles pour s’occuper d’elles quand elle était prise par son travail, c’est-à-dire trop souvent. En outre, il n’avait jamais fait une seule remarque au sujet de l’implication de sa femme dans ses activités de recherche. Il l’avait toujours encouragée dans cette voie. Pourtant, lui aussi avait fini par montrer des signes de lassitude. Ce fut flagrant le soir où elle lui avait annoncé qu’elle ne pourrait pas partir avec eux à Cannes pour la Toussaint. Il n’avait rien dit de particulier, car il la savait sincère et tout autant désolée que lui, mais elle n’oublierait jamais le regard qu’il lui avait lancé à ce moment-là. Elle n’avait lu ni haine ni rancœur dans ses grands yeux bleu marine. Seulement une profonde tristesse. Cela lui avait brisé le cœur. Elle s’était juré à cet instant que, quoi qu’exigent ses supérieurs au labo, elle ferait une pause dans ses recherches avant la fin de l’année, et une vraie. C’était décidé : l’occasion pour elle de rattraper le temps perdu, d’être enfin une mère à l’écoute, aimante, et surtout présente !

— Tu nous téléphoneras maman ? avait demandé Zoé le jour du départ.

— Bien sûr ma chérie, tous les jours !

— Je t’aime maman, avait renchéri Lucie en la serrant dans ses bras.

Audrey lui avait rendu son étreinte avec intensité tout en évitant son regard pour ne pas lui montrer ses yeux brillants de larmes.

— Moi aussi ma chérie, je t’aime. Maman vous aime toutes les deux très fort, pour toute la vie quoiqu’il arrive !

C’était leur phrase fétiche, celle qu’elle leur répétait tous les soirs au moment de les mettre au lit.

— Et soyez gentilles avec papi et mamie !

— Pro-mis ! avaient-elles scandé en chœur, avant de sauter à l’arrière du monospace. Et toi, veille bien sur Nala !

— Comptez sur moi !

Après avoir refermé leur portière, Audrey avait soufflé un peu de buée sur la vitre pour y dessiner un cœur avec le bout de son doigt. Elle avait ensuite embrassé son mari, qui n’avait pu s’empêcher de lui demander si tout irait bien pour elle, car il culpabilisait de la laisser seule à la maison pendant une semaine.

— T’inquiète, je ne suis pas toute seule ! avait-elle rétorqué en faisant un signe de tête en direction de Nala, leur golden retriever. Assise à ses pieds, la chienne remuait nonchalamment la queue.

— Ça, c’est un bon chien de garde ! avait dit Franck en flattant le pelage soyeux et doré de l’animal, qui lui donna un coup de langue sur la main en retour.

— Soyez bien sages, toutes les deux ! avait-il enfin lancé à son épouse avant de démarrer. Audrey les avait regardés partir, le cœur serré.

C’était il y a deux jours à peine, et pourtant la jeune femme avait l’impression que cela faisait une éternité. Elle s’était donc jetée à corps perdu dans son travail pour occuper son esprit, mais les soirées étaient longues dans le silence pesant de leur grande bâtisse.

Après avoir mis de l’ordre dans ses idées et scruté chaque centimètre carré du plafond, Audrey se leva, enfila ses pantoufles, et passa directement dans la salle de bain attenante à la chambre pour se verser un peu d’eau fraîche sur le visage. Lorsqu’elle se contempla dans le miroir, elle sourit en pensant à une phrase que Franck aimait répéter pour plaisanter : 

— Tu sais que tu as vieilli quand ta tête au réveil reste la même toute la journée !

Eh bien, elle n’est pas si mal que ça, ma tête au réveil ! songea-t-elle en observant les légères pattes d’oies qui avaient fait leur apparition depuis quelque temps au coin de ses yeux noisette. De sa blondeur naturelle, elle avait gardé toute la nuance dorée et chatoyante, mis à part un ou deux cheveux blancs qu’elle ne manquait pas d’arracher d’un coup sec dès qu’elle en repérait. Son reflet dans la glace lui renvoyait un visage long et fin, des joues parsemées de quelques taches de rousseur, des lèvres pulpeuses et un regard encore légèrement embrumé de sommeil. Elle paraissait effectivement plus jeune que ses trente-cinq ans, impression renforcée par un corps athlétique, sculpté par la pratique de l’escalade en salle.

— Bon allez, fini de t’admirer, Blanche-Neige ! prononça-t-elle à voix haute. On a du pain sur la planche !

Lorsqu’elle retourna dans sa chambre d’un pas énergique, son pied nu heurta quelque chose de dur. Elle serait certainement tombée la tête la première, si elle ne s’était retenue à la cloison.

— Aie ! gémit-elle.

Elle baissa les yeux vers l’objet inconnu sur lequel elle venait de trébucher et aperçut une simple bûche gisant au sol. Un bâton, pour être plus précis, un morceau de pin ou de hêtre, a priori.

— Qu’est-ce que ?… murmura-t-elle en ramassant la branche. En l’étudiant de plus près, elle constata que l’une de ses extrémités était tout effilochée, comme si on l’avait arrachée d’un arbre.

— Pfff... Nala, tu vas m’enten-dre ! maugréa-t-elle d’un ton légèrement agacé. Elle était tout de même bien contente d’avoir la chienne à ses côtés, ça lui faisait une compagnie, et sa présence était rassurante, surtout lorsque le soleil se couchait. Même si le prix à payer était de se prendre les pieds dans des bâtons au réveil !

Franck avait insisté pour que l’animal reste avec Audrey pendant leur séjour à Cannes, malgré les protestations des filles.

— Vous savez bien que Nala ne s’entend pas bien avec la chatte du voisin de papi et mamie, avait-il déclaré, et maman se sentira moins seule avec elle ! Vous n’êtes pas d’accord ?

— Si... avaient répondu les deux sœurs avec une petite moue dubitative.

Audrey sortit de la chambre, le bâton dans la main, et descendit à la hâte les escaliers menant au salon. Nala se prélassait dans son panier installé dans un coin de la pièce. À la vue de sa maîtresse, elle se précipita pour lui faire la fête, toute en coups de langue humide et de queue battante.

— Dis donc ma fifille, la réprimanda la jeune femme tout en la caressant, c’est toi qui m’apportes des branches d’arbre la nuit sans me prévenir, pour que je trébuche dessus ? 

À la vue du bâton, Nala continua à agiter frénétiquement la queue et saisit son extrémité libre dans sa gueule pour tirer dessus.

— Oui, j’ai bien compris que tu voulais jouer, mais laisse-moi déjeuner d’abord ! dit Audrey en lâchant le bout de bois. Nala le garda calé entre ses crocs et retourna en trottinant dans son panier pour le grignoter tranquillement.

— Mais je me demande comment tu t’y es prise, ajouta la chercheuse en la regardant faire. Je ne t’ai pas vue rentrer avec hier soir, avant de tout fermer ! 

La chienne l’observait comme si elle comprenait absolument tout ce qu’elle lui racontait.

— Tu as dû le trouver dans le jardin un peu plus tôt dans la journée et aller le cacher quelque part dans la maison en passant par la chatière. Et cette nuit, tu es venue la déposer dans ma chambre pendant que je dormais, je suppose...

Nala continuait de la fixer en inclinant légèrement la tête, avec ce regard typiquement canin que tous les chiens jettent à leurs maîtres.

— Mmmh... qui ne dit mot consent n’est-ce pas ? demanda-t-elle avec un sourire.

Elle tourna les talons et alla ouvrir la grande baie vitrée donnant sur la terrasse et le jardin pour laisser sa chienne aller faire ses besoins, bien que celle-ci était encore occupée à mâchouiller son nouveau jouet. Le soleil brillait d’un tel éclat dehors qu’Audrey dut plisser les yeux. Et dire qu’ils avaient prévu de la pluie ! pensa-t-elle avant de se rendre dans la cuisine pour y prendre son petit déjeuner.

Après avoir avalé un café au lait et une tartine de miel, elle retourna dans sa chambre, finit sa toilette puis enfila un jean et un t-shirt à manches courtes.

Lorsqu’elle revint dans le salon, elle constata en jetant un coup d’œil à son panier vide que la chienne s’était finalement décidée à sortir, emportant le bâton avec elle. Audrey ferma la baie vitrée, chaussa ses baskets, attrapa son sac, puis partit en verrouillant à clé la lourde porte en bois. Une fois dans le jardin, la jeune femme eut à peine le temps de faire deux pas vers son vieux RAV-4 garé dans l’allée, que Nala se précipita sur elle à la vitesse de l’éclair pour déposer la branche directement à ses pieds. L’animal se mit alors à sautiller dans tous les sens en jappant et en « faisant la fofolle », comme disaient les filles.

— Nala, je sais bien que j’ai promis de jouer avec toi, mais il faut que j’aille travailler, sinon je vais être en retard, tu comprends ?

La chienne la scruta en inclinant la tête, puis se redressa sur les pattes arrière et se jeta sur elle, sans cesser de remuer la queue.

— Nala, arrête, tu vas salir mon jean ! se lamenta la chercheuse tout en riant et en caressant l’animal surexcité.

La golden retomba finalement sur ses quatre pattes, courut le long de la pelouse et revint à la même vitesse pour déposer à nouveau le bâton aux pieds de sa maîtresse.

— Bon ça va, j’ai compris, céda Audrey en l’attrapant. Quand tu veux quelque chose toi... mais cinq minutes alors, pas plus, hein ?

Elle s’orienta vers le centre du terrain tapissé d’un large gazon verdoyant.

— Allez, va chercher ! cria-t-elle à l’animal en jetant la branche le plus loin possible. Nala sprinta à sa poursuite.

Ça manque quand même d’arbres ici, songea la jeune femme en observant les alentours. Quand ils avaient acheté cette vieille bâtisse située à une trentaine de kilomètres de la ville, à Olliol, village provençal niché au pied du massif de la Sainte-Baume, ils avaient tout de suite été séduits par l’aspect campagnard de la maison et de ses environs. Elle avait un vrai cachet « nature », magnifié par la vaste étendue d’herbe entourant le terrain et par le chant harmonieux des oiseaux.

Néanmoins, il n’y avait qu’un seul arbre au fond de la cour : un vieil amandier, certes majestueux, dont les fleurs blanches ravissaient les filles au printemps, mais bien solitaire au milieu de cette immense pelouse. Elle et Franck s’étaient promis d’en planter d’autres dès qu’ils en auraient le temps, histoire d’avoir l’impression d’être dans un vrai jardin plutôt que sur un parcours de golf, mais voilà encore une chose de plus qu’ils n’avaient pas pu faire, pour les mêmes raisons qui l’avaient obligée à rester seule ici pendant que son mari et ses enfants étaient en vacances. Il faut vraiment que je fasse un break, pensa-t-elle en tendant les mains vers Nala qui lui rapportait le bâton à toute allure.

Audrey le saisit, mais au moment de le renvoyer elle marqua un temps d’arrêt pour l’observer. Ce n’était pas vraiment une branche, constata-t-elle en y regardant de plus près. En tout cas, pas comme elle avait l’habitude d’en voir. Le bois avait une texture très particulière, et il en émanait une certaine chaleur au toucher. Sa couleur tirait sur le gris foncé, et s’éclaircissait à mesure qu’on descendait vers les diverses petites ramifications de l’extrémité qui formaient une espèce de bulbe.

— Des racines, articula-t-elle. Une idée lui vint alors, qui tenait plus de l’instinct que d’un véritable acte réfléchi. C’était une sorte de pulsion irrationnelle et d’une évidence totale.

— Toi aussi tu aimerais un nouvel arbre, ma mémère ? demanda-t-elle à Nala qui la contemplait d’un regard interrogateur, attendant que sa maîtresse se décide à lui renvoyer le bâton. Au lieu de cela, Audrey s’accroupit, posa le bout de bois par terre et se mit à creuser le sol meuble de ses mains sans trop de difficultés. Puis elle reprit la branche et la planta verticalement dans le trou, le bulbe vers le bas, qu’elle recouvrit ensuite de terre. Elle se leva enfin pour contempler son œuvre.

— Joli, non ? Un vrai petit bonsaï !

En fait, cela ressemblait plus à une large tige de roseau ou à un tuteur, dressé de cette manière, mais la jeune femme s’en fichait. Ce qui importait était avant tout le symbole : l’apercevoir ainsi érigé au milieu du jardin, en revenant chez lui, rappellerait à Franck la nécessité d’acheter un véritable arbre pour le planter à cet endroit. Satisfaite de son œuvre, elle fit une dernière caresse à sa chienne avant de lui annoncer :

— Je ne rentre pas avant ce soir, alors soit bien sage en attendant. Et n’aboie pas sur madame Raquena ce midi quand elle viendra te donner tes croquettes ! Elle est gentille madame Raquena, tu la connais maintenant, hein ?

Nala émit un léger couinement et la fixa, sa queue ne cessant de balayer fougueusement l’air.

— Bon chien ! fit-elle.

Audrey entra dans sa voiture, démarra, et avança sur le petit chemin de terre qui permettait de sortir de la propriété, en prenant bien soin de refermer le portail électrique derrière elle. Nala observa le véhicule de sa maîtresse s’éloigner puis, ayant compris qu’il n’était plus question de jouer avec le bâton, alla s’allonger sur la terrasse dans son coin favori, le plus ensoleillé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3

 

 

Galvanisé par son expérience matinale hors du commun, Charles prit le temps de déguster un copieux petit déjeuner, agrémenté d’un remontant. Il enfila ensuite son costume en velours marron et son imper beige façon Columbo puis, muni de sa bonne vieille sacoche en cuir usé, quitta son appartement pour s’engouffrer dans sa voiture, une Twingo blanche de 1999 affichant 199 000 kilomètres au compteur. Il roula sans encombre jusqu’à l’agence Sogedam, où il travaillait depuis déjà de nombreuses années.

Le siège se situait dans une immense tour de verre et d’acier à quatre kilomètres de chez lui, dans le quartier central du Prado. Ce matin-là, Charles avait la « niaque » : il se sentait prêt à en découdre, à vendre du contrat à la pelle pour clouer le bec à ses collègues qui passaient leur temps à le charrier. Surtout à ce petit prétentieux de François-Xavier qui ne manquait jamais une occasion de le rabaisser. Si son père avait encore été de ce monde pour assister à ça, il était certain qu’il aurait remis son bon à rien de fils à sa place. Car monsieur Challier senior était un homme bien, qui avait toujours eu Charles à la bonne. Jamais il n’aurait accepté les humiliations quotidiennes que lui faisait subir son rejeton. Fort de cette idée, Charles bomba le torse, prêt à montrer à la terre entière quelle était sa véritable valeur.

Malheureusement, rien ne se passa comme prévu. Pourtant il se rendit à la réunion de travail presque à l’heure pour une fois, avec la ferme intention de rattraper son retard sur ses nombreux dossiers en cours. Mais dès son arrivée, François-Xavier, qui était en train de briefer toute l’équipe, se tourna vers lui, et l’air féroce, l’épingla devant tout le monde :

— Tiens, Charlie le charlot, qu’est-ce qu’il se passe, tu sais plus lire l’heure ou t’es déjà bourré de bon matin ?

Cette sortie provoqua l’hilarité de tous les hommes présents dans la salle, et de l’unique représentante du sexe féminin, Jennifer, la secrétaire personnelle de monsieur Challier junior. Cette grande rousse hautaine ne s’habillait qu’en tailleur et escarpins, plus potiche de luxe que secrétaire selon Charles. Ses fonctions se réduisaient à apporter le café à son patron dès qu’il l’exigeait, et à se faire tringler par celui-ci dans son bureau-penthouse à n’importe quelle heure de la journée. Ils étaient si discrets que tout le monde à la boîte était au courant. Parce qu’il était comme ça Monsieur j’ai-une-vie-tellement-meilleure-que-la-vôtre : il aimait partager... Un vrai gentleman, quoi ! Et ce matin il avait Charles dans le collimateur. Il ne cessa de lui jeter des regards en coin pendant toute la réunion, et de lui balancer des réflexions désobligeantes à voix haute pour amuser la galerie. Charles sentait son moral fondre comme neige au soleil à chaque minute qui s’écoulait. À la fin du colloque, alors que les autres employés rassemblaient leurs affaires et sortaient de la salle, il ne fut pas étonné d’entendre son patron l’interpeller :

— Hep, l’artiste ! Attends un peu, faut que je te parle ! Tu veux bien fermer la porte derrière toi quand tout le monde sera parti S’IL TE PLAÎT ! 

Il avait articulé ces trois derniers mots très lentement avec un large sourire mielleux, comme s’il s’était adressé à un demeuré. Charles resta stoïque, mais il savait que ce petit entretien privé n’augurait rien de bon.

— Mon petit Charlie, ça fait combien de temps que tu travailles dans la boîte ? lui demanda son patron sur le même ton faussement amical.

Charles ouvrit la bouche pour répliquer, mais François-Xavier le coupa :

— Quinze ans, Charlie ! j’ai vérifié ! Tu te rends compte un peu ? Comment mon père a-t-il fait pour te supporter aussi longtemps, avec tes retards à répétition et ta gueule de pain sucé  ? Et surtout pourquoi, hein, pourquoi, tu peux me le dire ? 

Charles ne savait que répondre. Pendant que son boss pérorait, il ne pouvait s’empêcher de fixer sa large bouche, hypnotisé par le nombre de dents d’une blancheur aveuglante, alignées telles des sentinelles au garde à vous. Elles contrastaient furieusement avec son teint de pruneau, conséquence d’une fréquentation abusive des cabines UV.

— Pour rien, mon pote ! poursuivit François-Xavier, que dalle, nada ! Si encore tu nous rapportais du fric, mais même pas : tes résultats baissent d’année en année !

Son ton devenait de moins en moins sirupeux, de plus en plus incisif.

— Dis-moi, mon copain, il date de quand le dernier bon contrat que tu nous as ramené ? Six mois ? Un an ? Et attention, je te parle pas d’une vulgaire police d’assurance maladie ou d’habitation. Ça, y a même pas besoin de le proposer aux clients, c’est eux qui te le demandent ! Non, un vrai truc bien juteux, genre une bonne prévoyance tous risques par exemple ! 

— Ben, en fait la prévoyance c’est pas trop mon secteur, se défendit Charles, moi c’est plutôt... 

— JE M’EN BRANLE ! éructa son patron, les yeux exorbités. J’en ai ma claque de voir traîner ta grosse bedaine près de la machine à café à longueur de journée au lieu d’aller ferrer du pigeon, tu comprends ?

Il avait l’écume aux lèvres, tel un véritable chien enragé.

— Non, mais, t’as vu ta dégaine ? Avec tes valises sous les yeux, tes bajoues et ton crâne luisant, tu ressembles à un vieux bouledogue sous Prozac ! Je sais bien qu’à plus de cinquante balais tes leçons d’école de commerce sont bien loin, mais c’est pas une raison pour oublier les bases : tu dois donner envie à tes clients, les séduire, pas les repousser ! Avec ta touche, tu serais même pas capable de vendre une doudoune à un Esquimau ! 

Charles baissait la tête en contemplant ses mocassins, comme un enfant qui aurait fait une grosse bêtise et qui se ferait enguirlander par ses parents. Son supérieur finit par se calmer avant de lui annoncer d’un ton cassant :

— Maintenant, écoute-moi bien, Charlie le charlot ! T’es sur la corde raide, mon pote. Dans mon bureau, j’ai une pile longue comme le bras de candidats tous plus jeunes et plus motivés les uns que les autres qui attendent de prendre ta place. Alors je te donne une semaine pour mettre de l’ordre dans tes dossiers et me ramener un putain de contrat en or massif, sinon il ne te restera plus qu’à rassembler tes affaires et pointer à Pôle Emploi, compris ? Crois-moi, se retrouver sur le marché du travail à ton âge, c’est un billet direct pour la soupe populaire, si tu vois ce que je veux dire ! Allez, maintenant dégage avant que je change d’avis et que je te vire sur-le-champ ! 

Sur ces mots, François-Xavier se retourna vers l’écran blanc du rétroprojecteur dans un geste théâtral empli d’autosatisfaction.

Abasourdi, Charles sortit de la pièce, traversa le couloir menant à son bureau en évitant de croiser les regards de ses collègues qui avaient sûrement tout entendu (François-Xavier s’en était assuré en beuglant comme un veau), puis alla s’enfermer dans son box. Il tira les stores, s’assit et s’empara de la petite flasque de whisky qu’il gardait toujours dans la poche intérieure de sa veste. Il but à grandes lampées, et la sensation brûlante de l’alcool dans sa gorge le réconforta pour un temps. Il se mit ensuite à éplucher consciencieusement les dossiers empilés sur sa table de travail pour trouver coûte que coûte la perle rare qui lui permettrait de conserver son job. Il n’avait plus le choix maintenant, il devait jouer le tout pour le tout.

 

 

 

 

 

 

 

4

 

 

 

En parcourant ses contrats en cours, Charles finit par remettre la main sur une proposition d’assurance-vie en attente, faite à un riche propriétaire immobilier, il y avait environ un mois de cela. Ce dernier lui avait promis d’y réfléchir sérieusement. Pas de nouvelles depuis. Quand il se rendit compte que le montant du placement s’élevait à plusieurs millions d’euros, l’assureur s’empara immédiatement de son smartphone pour appeler le client. Comme il tomba sur le répondeur, il vérifia l’adresse sur sa fiche de renseignements et se mit en tête d’aller directement sonner à sa porte. Après tout, qu’avait-il à perdre ? Si le type n’était pas à son domicile, il déposerait une plaquette dans sa boîte aux lettres, puis le harcèlerait au téléphone jusqu’à ce qu’il décroche. La bonne vieille méthode, quoi !

Il fourra les contrats dans sa sacoche et quitta l’agence d’un pas décidé, les yeux toujours fixés sur ses chaussures. Il sauta dans sa Twingo et roula en direction des beaux quartiers de la ville. Pour s’y rendre, il emprunta la corniche, une large quatre-voies qui longeait la mer, si calme ce matin-là qu’on aurait dit un immense lac bleu marine. Les rayons du soleil se reflétaient sur sa surface en un million de pépites dorées et scintillantes, tableau idyllique uniquement perturbé par la présence d’énormes cumulonimbus sombres et menaçants à l’horizon.

Quand il arriva devant le portail de la majestueuse propriété de son client, une grande maison d’architecte dominant la falaise du Roucas Blanc, un des sites les plus huppés de la ville, il gara sa voiture le long du trottoir, s’exerça à reproduire son plus beau sourire commercial face au rétroviseur, puis s’envoya une petite rasade de whisky pour se donner du courage. Il sortit ensuite du véhicule, sa sacoche à la main, et alla sonner à l’interphone. Au bout d’un instant, quelqu’un décrocha, et Charles perçut la voix d’une femme d’un certain âge.

— Oui, qui êtes-vous, c’est à quel sujet ? 

— Heu, bonjour, je suis monsieur Charles Beldone, de l’agence Sogedam, annonça-t-il. J’aimerais parler à monsieur Rugalières, s’il vous plaît.

— Oh je suis désolée monsieur, répondit la voix, mais monsieur Rugalières ne reçoit jamais de commerciaux chez lui ! 

— Mais je ne suis pas un commercial madame, lui et moi nous connaissons depuis longtemps... nous sommes pour ainsi dire des amis, s’entendit-il déclarer, s’étonnant lui-même de son propre culot. C’est juste pour une petite formalité, ce ne sera pas long.

— Dans ce cas, si vous êtes un ami, c’est différent. Rappelez-moi votre nom déjà ?

— Beldone, madame ! Merci !

Il n’en revenait pas. C’était presque trop facile. Le portail automatique s’ouvrit et il traversa la large allée de graviers bordée de palmiers qui conduisait à l’entrée de la propriété devant laquelle une imposante Porsche Panamera blanc nacré et un Range Rover Sport dernier modèle étaient garés. Il s’apprêtait à frapper contre la double porte en bois massif, quand une femme d’un certain âge, de type latino, aux cheveux argentés ramenés en un chignon strict, lui ouvrit. Elle portait un tablier noir et blanc à la manière d’une servante des années cinquante. Elle maîtrisa mal son geste lorsqu’elle accompagna le lourd battant qui heurta le buffet de l’entrée. Un bibelot en cristal tomba sous le choc et se brisa en plusieurs morceaux aux pieds de Charles.

— Oh, je suis désolée, s’excusa la domestique d’un air véritablement contrit. Si ma patronne voit ça...

— Maria ? fit une autre voix au bout du couloir. Nous avons de la visite ?

Une femme d’une soixantaine d’années, d’une élégance affichée, apparut derrière la servante paniquée. Avant que la maîtresse de maison n’ait eu le temps de remarquer quoi que ce soit, Charles donna un petit coup de talon dans les débris du bibelot pour les faire glisser discrètement sous le buffet. La femme, dont les longs cheveux bruns étaient attachés par un chignon tout aussi strict que son employée, arriva alors à sa hauteur, ses grands yeux émeraude emplis d’une certaine mélancolie le toisant de la tête aux pieds. Elle prit une posture maniérée pour s’adresser à lui :

— Bonjour, monsieur, je suis Hélène Rugalières.

À la façon dont elle lui tendit une main parfaitement manucurée, Charles hésita entre devoir la serrer ou l’embrasser. Il choisit la première option. Elle continua sur le même ton affecté :

— Entrez donc, mon mari va vous recevoir. Quand elle se retourna, Charles se pencha vers la vieille domestique.

— Faites disparaître ça ! chuchota-t-il en désignant le dessous du buffet. La servante lui lança un regard empli de gratitude.

Il suivit madame Rugalières dans le vaste hall, dont les immenses colonnes en marbre brillaient de mille feux. Alors qu’il observait le superbe lustre en cristal qui surplombait la salle, la femme guindée lui révéla sur le ton de la confidence :

— Mais je vous préviens, il est d’une humeur massacrante depuis qu’il a reçu les chiffres du CAC... Vous savez, la bourse !

Comme elle s’était rapprochée de lui, Charles sentit la fragrance de son parfum lui envahir les narines, ainsi qu’une autre odeur qui émanait d’elle et qu’il ne connaissait que trop bien : celle de l’alcool. Comme si elle avait lu dans ses pensées, la riche propriétaire ajouta :

— Souhaitez-vous boire quelque chose en l’attendant ?

— Volontiers madame ! acquiesça-t-il avec un large sourire, celui-là même qu’il travaillait devant son rétroviseur quelques instants plus tôt. Mais intérieurement, il bouillait. Mazette, pensa-t-il, ils s’emmerdent pas ces gros richards. Et pour qui elle se prend, celle-là, avec ses grands airs ? Charles était prêt à parier qu’avant de connaître son mari, cette femme vivait probablement dans le même genre d’appartement miteux que lui et galérait à chaque fin de mois pour payer son loyer. Mais maintenant que Monsieur tout-plein-de-fric l’avait sortie de sa condition de fourmi ouvrière, elle se comportait comme si elle était la reine mère en personne. Mais attendez que je fasse signer ce putain de contrat à votre mari, et vous verrez, Madame Parfaite-j’me-la-pète, vous verrez le petit Beldone, la commission qu’il va se prendre ! Même ce gros con de François-Xavier ne pourra pas la ramener devant un tel coup de filet !

— Un Scotch sans glace vous conviendrait-il ? lui proposa l’épouse Rugalières alors qu’ils s’étaient installés dans le vaste salon, lui sur le canapé en cuir marron, elle sur l’un des quatre fauteuils Chesterfield entourant la colossale cheminée en pierre naturelle.

— Ce sera parfait, madame !

La maîtresse de maison se tourna alors vers la porte vitrée du fond qui ne pouvait être que celle de la cuisine, et haussa le ton pour passer sa commande :

— Maria ? Un Scotch sans glace et un Spritz, je vous prie !

À peine cinq minutes plus tard, la porte s’ouvrit et la domestique déboula au pas de course avec un plateau à la main. Elle servit les boissons puis repartit aussi vite qu’elle était venue. Lorsque la servante avait tendu le verre de Spritz à sa patronne, celle-ci s’en était saisi sans même lui jeter un regard. Elle le but alors d’un trait et fixa Charles droit dans les yeux.

— Avez-vous des enfants monsieur ?

— Beldone madame, compléta-t-il. Heu non… À vrai dire, je ne suis pas marié.

— Grand bien vous fasse ! rétorqua-t-elle en s’appuyant sur son dossier. Car le mariage n’est rien d’autre qu’une accumulation de désillusions, croyez-moi...

Son regard se perdit un instant dans le vague.

— Vous savez, poursuivit-elle en fixant à nouveau son interlocuteur, avant j’étais architecte... Eh oui ! C’est moi qui ai conçu les plans de cette maison, voyez-vous. C’est d’ailleurs la dernière que j’ai dessinée. Après avoir épousé monsieur, j’ai dû sacrifier ma carrière pour m’occuper de toute l’intendance que son travail nécessitait, et j’ai consacré le reste de mon temps libre à élever les quatre fils qu’il m’a donnés.

Charles faisait mine d’écouter religieusement tout ce que l’épouse de Rugalières lui racontait, bien qu’il commençât à s’agacer. Car enfin, il n’était pas venu ici pour subir la litanie d’une riche femme au foyer égocentrique et dépressive, mais pour faire signer le contrat qui pourrait sauver sa carrière. Il prit néanmoins son mal en patience, jugeant que le jeu en valait la chandelle. Il aurait bien voulu boire une autre gorgée de cet excellent Scotch pour se donner de l’entrain, mais il s’aperçut, dépité, que son verre était déjà vide.

La vieille bourgeoise continua son monologue :

— Vous êtes un homme, vous ne pouvez donc pas savoir ce que cela fait de porter un enfant en son sein, de lui donner la vie, de le bercer, le chérir, le consoler quand il a du chagrin, le rassurer quand il a peur, l’encourager quand il réussit. Vous vous projetez complètement en eux : c’est une relation fusionnelle, une osmose totale, vous comprenez ?

Charles haussa les épaules.

— Et tout ça pour quoi ? continua-t-elle. Pour qu’au bout de vingt ans de bons et loyaux services, ils finissent par vous abandonner comme une vieille chaussette, en vous disant que vous êtes trop présente dans leur vie, qu’il est temps pour eux de voler de leurs propres ailes et qu’il faut arrêter de s’inquiéter pour eux, car ils ne sont plus des enfants ! Mais peut-on cesserd’être une mère, monsieur Beldone, je vous le demande ?

Ayant saisi que cette dernière question était purement rhétorique, Charles demeura coi.

— Bien sûr que non ! s’exclama-t-elle. Autant exiger d’un oiseau qu’il renonce à voler ! Alors qu’est-ce qu’il vous reste ? Un mari qui ne se rappelle même plus que vous existez et...

— Justement, en parlant de votre mari, la coupa Charles, au bord de l’explosion, il est bien ici aujourd’hui ?

— Vous savez mon cher, il est là sans l’être. Quand je m’adresse lui, c’est à peine s’il me répond. Mais enfin, je vois que je vous ennuie avec mes histoires, pardonnez-moi. Les affaires sont les affaires n’est-ce pas ?

— Pas du tout, madame, se défendit Charles, je voulais juste dire...

— J’ai bien compris mon ami, l’interrompit-elle, ne vous tourmentez pas !

Puis elle ajouta, avec un sourire en coin :

— Je ne connais que trop bien l’indélicatesse des hommes ! Patientez donc ici un instant, je vais le chercher...

Elle posa son verre vide sur la table basse en noyer, se leva et quitta la pièce avec toute la dignité aristocratique que peuvent avoir les gens de son statut, effet malheureusement gâché par une démarche quelque peu titubante. Voilà qui confortait Charles dans son aversion pour toutes ces personnes soi-disant parfaites. En réalité elles ne l’étaient pas plus que tout un chacun, mais elles continuaient à se bercer d’illusions, gardant la tête haute quoiqu’il arrive, même lorsque le monde s’écroulait sous leurs pieds. Tout cela le révulsait. Pendant un moment il s’imagina empoigner un long gourdin en bois et tout détruire dans la pièce : vases, cadres, bibelots… quel pied ce serait de faire ainsi voler en éclats le vernis des apparences pour révéler la pourriture cachée juste en dessous !

Un timbre masculin l’extirpa soudain de ses pensées.

— Bonjour, monsieur Beldone, que me vaut l’honneur de votre visite ?

Charles tourna la tête en direction de cette voix, celle de René Rugalières en personne : un homme d’âge mûr, aux yeux d’un bleu minéral, aux cheveux d’un blanc d’albâtre plaqués en arrière. Ses lèvres pincées esquissaient un sourire de circonstance. Charles se leva et serra la main tendue de son client, dont la poigne avait la fermeté de tous les hommes d’affaires de son acabit. Celui-ci ajouta d’un air dubitatif :

— J’avoue que lorsque ma femme m’a annoncé que l’un de mes amis m’attendait dans le salon, ce n’est certainement pas vous que je croyais voir !

— Pardonnez cette intrusion quelque peu cavalière, monsieur, s’excusa Charles, mais comme je n’arrivais pas à vous joindre au téléphone, j’ai pensé que...

— Pensé ? le coupa Rugalières en haussant les sourcils. Mais qui vous a demandé de faire une telle chose, mon vieux ? Vous n’êtes pas payé pour cela, que je sache, mais pour me proposer des solutions de placements dont j’ai le libre choix de disposer par la suite. Laissez donc la pensée aux penseurs, monsieur Beldone, et faites votre job correctement, c’est tout ce que l’on vous demande. Et dites-moi d’ailleurs, j’aimerais savoir : votre hiérarchie a-t-elle donné son aval pour cette petite visite importune à MON domicile ?

— Non, monsieur Rugalières, avoua Charles, sentant que le ton de son interlocuteur était monté d’un cran. En réalité c’est une initiative personnelle... Voyez-vous, j’ai là-dedans, il désigna sa sacoche, un contrat d’assurance-vie avec un taux extrêmement attractif. Je me suis dit qu’un homme de votre trempe y serait forcément sensible !

Un petit coup de brosse à reluire ne ferait pas de mal en cet instant crucial, pensa l’assureur.

— Une initiative personnelle, vraiment ? s’étonna Rugalières, l’air sceptique. Eh bien, montrez-moi donc cela...