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Et si votre rêve était un cauchemar ? Caal est persuadé que la magie existe. Il parcourt sans relâche la plaine de Jadeen, à la recherche d'une preuve qui lui donnera raison. Quand une tragédie frappe son village, la magie apparaît là où il ne l'avait jamais cherché : en lui. Mais ce don est un pouvoir de mort et de destruction. Suscitant la méfiance, il est banni de son foyer et doit fouler les terres de l'Empire, inconscient des forces qui le traquent dans l'ombre. Il n'est pas seul. Aria est avec lui. Pourra-t-il la protéger des dangers qui le guettent ?
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Seitenzahl: 420
Veröffentlichungsjahr: 2022
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À ma femme, Mathilde, le pilier de ma vie.
Je remercie tous mes amis pour leur soutien indéfectible ; et plus particulièrement Aurélia, Clément, Ingrid, Karine et Sarah. L’Avatar des ombres n’aurait pas été tout à fait pareil sans vous. Ce livre est un peu le vôtre aussi.
Remerciements renouvelés à Karine qui a conçu la couverture. Je suis heureux qu’une amie aussi proche ait composé le visuel de mon premier roman.
Un double merci également à Aurélia, ma correctrice, qui ne sera pas surprise de lire son nom ici puisqu’elle a aussi corrigé ces lignes.
Merci à celle qui partage ma vie, et qui a dû me supporter dans les moments difficiles. Une passion, c’est souvent obsessionnel. Il est vital d’avoir quelqu’un à ses côtés pour garder l’équilibre. Je t’aime.
Merci à mes enfants de m’offrir un peu de lumière chaque jour. Quand j’ai commencé l’écriture de ce roman, je n’avais même pas encore rencontré votre mère. Que de temps parcouru depuis.
Et bien sûr, merci à celles et ceux qui lisent ce livre. Débuter en tant qu’auteur n’est jamais simple, et ce qui donne un sens à toutes ces années de travail, c’est vous.
Merci
CHAPITRE 1
CHAPITRE 2
CHAPITRE 3
CHAPITRE 4
CHAPITRE 5
CHAPITRE 6
CHAPITRE 7
CHAPITRE 8
CHAPITRE 9
CHAPITRE 10
CHAPITRE 11
CHAPITRE 12
CHAPITRE 13
CHAPITRE 14
CHAPITRE 15
CHAPITRE 16
CHAPITRE 17
CHAPITRE 18
À SUIVRE
Clay Sagrine suivait le chemin sinueux qui traversait les montagnes de Somari, là où se dressait jadis le royaume des démons. De gigantesques pics noirs s’élevaient jusqu’au ciel, étouffés par des nuages sombres, exprimant leur rage par des gerbes d’éclairs. Ces sommets n’avaient probablement jamais connu la lumière du jour.
Jetant un regard derrière lui, Clay aperçu les terres arides qu’il avait franchies la veille. Un désert à perte de vue où plus aucune vie n’avait vu le jour depuis des siècles ; s’il y en ait eu un jour.
Le monde avait changé : trop vieux, il dépérissait. Tout comme lui. Le voyageur était lié à la planète bien plus qu’il ne l’aurait cru au départ. Tous deux étaient victimes de la chute des dieux.
Malgré l’aspect juvénile de son visage, Clay Sagrine était plus vieux que n’importe quel être humain. Son regard froid et acéré comme une lame de rasoir trahissait son âge véritable et le don qu’il avait reçu.
Il essaya de se rappeler à quel moment avait commencé sa quête. Avait-elle débuté le jour de sa naissance ? À l’époque où les démons étaient en guerre contre l’humanité ? Ou bien commençait-elle seulement maintenant ? Qu’importe, songea-t-il. Il avait une mission et c’était tout ce qu’il lui restait désormais.
Le voyageur continua sa longue marche jusqu’au plus haut sommet, dont la paroi était victime de la tombée de la foudre. Ici, l’air était plus rare et plus néfaste. Mais cela ne sembla pas gêner Clay.
Il s’arrêta devant l’entrée d’une grotte. Des runes, alphabet d’un dialecte disparu, étaient gravées tout autour de la gueule béante. Clay Sagrine n’eut aucun mal à les déchiffrer : « Le Puits de l’Immortalité, sanctuaire de la pureté au nom de toute vie méritante ». L’étrange voyageur sentait encore les dernières traces de magie dans l’air. Ça devrait être là, se dit-il mentalement avant de pénétrer dans la grotte.
Au bout d’une vingtaine de pas dans le noir, Clay atteignit le fond de la caverne. Bien que le chemin fût étriqué, ne permettant le passage que d’une seule personne à la fois, la paroi s’écarta pour former une grande salle. Au fond de la pièce s’étendait une source dont l’eau était si claire et si pure, qu’elle illuminait la salle entière d’un éclat bleu azuré. Le puits n’était pas très grand, mais il semblait n’avoir aucun fond.
Le voyageur claqua des dents.
Il arrivait trop tard. « Il » n’était plus là. L’eau avait été assainie. Par endroit, quelques taches noires polluaient encore la surface, mais elles se diluaient peu à peu avant de disparaître totalement.
Oui, il était trop tard. L’une des clés nécessaires à la prophétie avait disparu. Clay Sagrine devait tout recommencer et repartir à nouveau. Combien d’années cela allait-il encore lui prendre ?
Il sourit.
Ce n’était pas si important après tout. Pour lui, ce n’était pas une perte de temps, mais seulement un détour.
Le voyageur tourna les talons et disparut dans l’obscurité.
Au bord de la falaise, Caal respirait calmement les effluves de la mer. Sous cette chaleur estivale, la brise marine était une vraie bénédiction. L’immensité aquatique renvoyait les rayons du soleil, brillant comme un océan d’or et de bijoux. Le jeune homme se tenait face à elle sans pouvoir réellement la contempler. À ses pieds, des grains de sable virevoltaient dans l’herbe.
Les terres du sud se desséchaient peu à peu. La plaine de Jadeen finirait par devenir une extension du désert d’Asara qui s’étendait loin à l’est.
Tout dépérissait.
À quelques kilomètres se trouvait Sinèvre, le seul village de la plaine. Autrefois, c’était un repère pour les voyageurs égarés, mais plus personne ne s’aventurait dans la région depuis des années. Ce n’était plus qu’un îlot solitaire au milieu d’un océan de verdure.
L’époque où Asgaïa était un continent aux terres inexplorées, parcourues par des centaines d’aventuriers, était révolue. Et que restait-il de cette époque ? Rien, absolument rien. Peu de gens s’acharnaient à se souvenir de l’héritage du passé. Dans l’Empire du Sud, l’Histoire était une chose à oublier.
– Bon, on y va ? Qu’est-ce que tu attends ?
Aria l’attendait à bord d’un véhicule. L’engin vrombissait et crachait des nuages de fumée par de petites cheminées. La jeune femme était au volant, sa chevelure blonde dansait dans l’air.
– J’arrive tout de suite, répondit-il joyeusement.
Il grimpa sur le véhicule. Dans un rugissement mécanique, le tout-terrain démarra et disparut derrière l’horizon.
– Où va-t-on cette fois ? demanda la jeune femme, dont la voix était aux prises avec le vent et les bruits du moteur.
– C’est une surprise. Continue tout droit, on devrait arriver bientôt.
– Et tu espères vraiment y trouver une preuve de l’existence de la magie ?
– Je sais que c’est difficile d’y croire, mais la magie existe Aria, j’en suis sûr. Les contes et les légendes ne cessent d’en parler.
– Ce sont des histoires pour les enfants, Caal.
– Ce sont des mythes qui ont façonné l’Histoire. Ils ne peuvent pas être totalement infondés. La magie est présente, quelque part, et je mettrai la main dessus.
– Je te connais depuis plus de dix ans, et tu as toujours été obsédé par la magie. Tu as sillonné la plaine de Jadeen dans les moindres recoins sans rien trouver. J’admire ta détermination, mais quand réaliseras-tu que tout cela est vain ?
– J’ai besoin d’y croire Aria. Renoncer me tuerait.
Le soleil déclinant, le ciel s’embrasait, et en dessous, la plaine de Jadeen se teintait des mêmes couleurs. Le tout formait une superbe scène aux reflets rouge orangé. Le tout-terrain continuait sa route dans ce décor de feu.
– Arrête-toi, ça doit être ici.
Aria coupa le moteur et ils descendirent du véhicule. Ils firent quelques pas avant de se retrouver face à un trou de cinq pieds de long. Caal se pencha pour étudier la crevasse. Le fond était à peine visible ; probablement dix mètres de profondeur. « Ça ne va pas être facile », songea-t-il.
– Dépêchons-nous avant que la nuit tombe. Aria, tu peux me donner la corde ?
– Tiens, elle est là.
– Bon, murmura-t-il avec un grand sourire, le regard fixé sur le gouffre.
Caal noua la corde autour de la taille et Aria attacha l’autre extrémité au véhicule. Il rabaissa sur ses yeux les lunettes de protection qu’il portait sur le front et se couvrit le nez avec une écharpe.
– Fais attention à toi, l’en pria la jeune femme.
– Tu t’inquiètes trop. J’ai exploré des coins plus dangereux que ça.
– Oui, mais tu n’es pas assez prudent. Alors promets-moi d’être vigilant cette fois-ci. Et je ne veux pas une de ces promesses en l’air juste pour me rassurer.
Le jeune homme lâcha un petit rire moqueur.
– D’accord, je te promets d’essayer.
– Tu m’exaspères, soupira-t-elle.
Caal s’engagea dans le gouffre. Il s’enfonça peu à peu dans l’obscurité tellurique. Ses mains tenaient fermement la corde, alors que ses pieds cherchaient des prises pour éviter d’être suspendu dans le vide. La paroi était tranchante comme une lame de rasoir. Il ne put éviter d’être lacéré aux jambes et aux avant-bras. Il aurait voulu atteindre le fond au plus vite, mais la paroi acérée ne lui aurait pas pardonné cette erreur. Il continua donc sa descente avec précaution.
Il lui fallut plusieurs minutes avant d’en apercevoir le bout. Mais soudain, alors qu’il était à deux mètres du but, Caal se sentit tiré vers le bas et chuta dans le même temps. Ce fut tellement rapide qu’il n’eut pas le temps de crier. Il s’écrasa sur le sol sans subir trop de dégâts, mais ses articulations étaient douloureuses. Le temps de retrouver ses esprits, il vit que la corde avait cédé. Probablement à cause de la paroi.
– Caal ? Tu m’entends ? Réponds-moi !
– Ne t’en fais pas Aria, je vais bien, hurla-t-il.
– Je vais préparer la seconde corde pour que tu puisses remonter.
Caal se releva péniblement, puis il se dirigea vers un tunnel qui prolongeait ce souterrain. Le sol était parsemé de stalagmites tout aussi effilées que la paroi. Le jeune homme avait l’impression d’être dans la gueule d’une atroce créature dotée d’une dentition de pierre. Loin de l’effrayer, ça l’amusait.
Sa progression s’interrompit brièvement lorsqu’il heurta du pied un roc qui le fit chuter à nouveau. Cette fois, il s’écorcha le genou. Il cracha sur sa maladresse avant de remarquer qu’il faisait trop sombre pour y voir correctement. Il glissa la main dans son manteau et en sortit un tube cylindrique. Il le secoua de toutes ses forces. Puis l’objet produisit une lumière bleutée qui éclaira les alentours. La vue restaurée, il examina brièvement la plaie. Cette dernière étant superficielle, il continua son excursion sans plus tarder.
La fin du tunnel était un cul-de-sac : des éboulis avaient bouché le reste de la grotte. Caal soupira de déception. Encore un échec. Cette exploration fut vaine, comme toutes celles qui l’avaient précédée. N’y avait-il donc aucune trace de magie dans la plaine de Jadeen ? Le jeune homme commençait sérieusement à en douter.
Il leva les yeux comme pour implorer le ciel invisible. C’est alors qu’il remarqua que divers symboles ornaient la partie supérieure des murs. Gravés directement dans la pierre, ils luisaient d’un éclat rouge sang. Cela ressemblait à un alphabet disparu. Cette cavité devait être très ancienne. Ne pouvant déchiffrer ces écrits, Caal n’y prêta pas attention.
Néanmoins, il décida de fouiller les environs. C’est ainsi qu’il dénicha un objet coincé entre deux rochers. Gros comme la paume de la main, il était rond et doté d’un anneau de métal à l’une de ses extrémités. Il en ignorait l’utilité et le rangea dans l’une de ses poches.
Il revint ensuite sur ses pas, traversant une seconde fois le couloir d’épines. Au fond du puits, une nouvelle corde pendait devant lui. Il s’attacha à la taille comme lors de la descente. Ses mains et ses pieds cherchèrent des prises pour pouvoir escalader la paroi. L’escalade fut longue et douloureuse. Les lames de pierres écorchèrent à nouveau ses cuisses et ses paumes. Ses muscles étaient en feu, et son souffle se faisait plus court. Le sang, encore chaud, coulait sur ses membres éreintés par l’effort. Il interrompit plusieurs fois son ascension pour récupérer des forces.
Lorsqu’il se hissa enfin hors du fossé, Aria se rua sur lui :
– Caal ! Tu es couvert de sang ! Regarde-toi ! C’est pas vrai, tu m’avais promis de faire attention !
– Ça va, dit-il mal assuré. Ce ne sont que des égratignures, pas de quoi s’affoler.
– Arrête de jouer avec moi ! Ce n’est peut-être rien pour toi, mais pour moi c’est important. Si je ne m’occupe pas de toi, qui le fera ? Il faut que tu arrêtes de faire des choses dangereuses pour pallier ce je ne sais quoi qui te fait défaut. Maintenant, monte dans le tout-terrain. On rentre à Sinèvre pour te soigner.
Caal ne parvenait pas à comprendre le sens de ses mots, mais ils éveillèrent en lui des soupçons trompeurs.
Ils montèrent tous les deux dans le véhicule en silence. Caal prit le soin de taire sa douleur, alors que chaque mouvement lui était devenu pénible. Contrariée et inquiète, Aria ne parla pas. Le moteur ronronna bruyamment et le tout-terrain démarra.
Le ciel grisant du crépuscule annonçait la fin de la journée.
***
La nuit venait tout juste de tomber quand les deux jeunes gens approchèrent du village. Les lumières de Sinèvre brillaient comme un nid de lucioles isolé dans les ténèbres.
Assommé par la fatigue et la perte de sang, Caal se laissait bercer par les remous du terrain et les vibrations du véhicule. Sa main caressait distraitement l’objet rond dans sa poche. Toutes ses pensées se focalisèrent dessus, si bien qu’il le sortit pour l’étudier plus en détail.
Ses doigts caressaient minutieusement l’artefact ; l’un d’entre eux s’intéressa à la goupille placée sur l’une des deux extrémités. Cet anneau de fer était différent. D’ailleurs, il semblait pouvoir s’en détacher. Sans plus attendre, Caal tira sur la goupille qui se sépara du reste.
Une lumière intense émise par la partie ronde aveugla les deux amis. Aria perdit le contrôle du véhicule l’espace d’un instant et la secousse fit lâcher l’objet des mains de Caal. Une détonation retentit dans leurs oreilles, et la jeep se renversa. Caal eut le réflexe de tendre son corps vers Aria pour la protéger. Une déflagration succéda au vacarme assourdissant.
Caal entendait les appels incessants d’Aria. Il aurait voulu savoir si elle allait bien, mais il ne pouvait pas vérifier. Une atroce douleur lui lacerait le dos et l’empêchait de bouger.
Il sombra peu à peu dans l’inconscience.
Asgaïa était un monde sans dieux ni démons. Tous avaient péri après un terrible conflit. Le destin de toute une planète était désormais entre les mains maladroites de l’Homme. C’était ce qui avait précipité Asgaïa au bord du Gouffre. Mais dans un ultime élan, tout restait possible.
L’avenir n’attendait pas, et Clay Sagrine le savait mieux que personne. La « clé » qu’il cherchait avait manifesté sa présence. Il n’était sûrement pas le seul à l’avoir sentie, et il devait se hâter. Par chance, « Il » n’était pas loin.
Le futur s’approchait inéluctablement. Les cloches sonnaient déjà la mort. Nulles prières ne pouvaient conjurer les événements à venir. Il était trop tard pour réaliser quoi que ce soit.
À la limite du précipice, il ne resterait que la détresse et la foi.
***
Dans les limbes de son inconscience, Caal ouvrit les yeux. Autour de lui, tout était infiniment noir. À perte de vue. Il était seul et nu, perdu dans les ténèbres. Il faisait froid.
Caal ne se posa aucune question sur sa présence ici. Son esprit était aussi obscur et vide que son environnement. Il n’y avait plus aucun reflet de vie dans ses yeux. Avait-il seulement le droit de penser en ce lieu ?
Un torrent de pensées et d’émotions l’envahit. Il s’écroula sur un sol inexistant et hurla un cri inaudible. Dans sa tête, tout s’entremêlait, mais rien ne s’assemblait. Les sentiments qui l’assaillaient refusaient de s’unir. Tout était contradictoire et sans forme.
Son cœur explosait à chaque battement, faisant écho à ce déferlement de spectres. Caal sentit alors son âme se briser sous le poids de la douleur, dépassant toutes celles qu’il était possible d’imaginer.
Puis une voix douce s’imposa dans son esprit, et fit taire les paroles fantomatiques qui le hantaient.
« Calme-toi. Je t’aiderai à faire le vide à chaque fois que cela sera nécessaire. Mais sache que la totalité de ce que tu as ressenti t’appartient. Avoir un cœur est parfois insupportable. Mais je porterai ce fardeau avec toi. »
Le jeune homme chercha du regard celle qui lui parlait, mais en vain. Il fixait le vide immense qui se prosternait à ses pieds, puis ses yeux versèrent des larmes invisibles. Il tenta de parler, mais ses lèvres formaient des mots sans réussir à les formuler.
Un petit rire aigu résonna dans le vide.
« Ta faiblesse te rend si mignon. Je suis sous le charme, vraiment. N’aie crainte, on se rencontrera très bientôt. »
La voix inconnue s’étouffa dans le silence.
L’instant d’après, le jeune homme fut englouti par le monde de ténèbres qui l’entourait. Puis l’obscurité céda à la lumière.
Caal se réveilla.
***
Lorsqu’il ouvrit les yeux, Caal était allongé dans un lit qui n’était pas le sien. Une petite armoire et cette simple couche meublaient seules la pièce. Les murs blancs éclairaient la chambre à l’aide du soleil de midi. Il comprit, après un certain temps, qu’il se trouvait à la clinique de Sinèvre.
Une ombre lui traversa l’esprit et son étrange rêve lui revint en mémoire. Il mit une main sur son visage comme pour faire taire son mal de tête soudain. Tout lui avait semblé plus réel que la réalité elle-même. Les sensations, les émotions, la douleur, tout cela ne pouvait pas être un songe, car il les avait réellement ressentis. Il était impensable que cela fût un rêve.
Dans la seconde qui suivit son raisonnement, la porte s’ouvrit brusquement et une paire de bras s’enroula autour de son cou. De longs cheveux bruns recouvrirent ses épaules. Puis l’étreinte se desserra et Caal vit le visage de la jeune femme.
– Jude ? S’exclama-t-il.
– Caal ! Je me suis tellement inquiétée. Non mais regarde dans quel état tu es. Tu n’es pas croyable. Tu finiras par te tuer un de ces jours.
Le sinèvrien remarqua soudainement que son torse était couvert de bandages. Alors, tout lui revint en mémoire. Avant de perdre connaissance, il avait détaché la goupille du mystérieux trésor ; puis ce dernier avait explosé, renversant le véhicule. Il se souvenait aussi qu’il s’était penché sur Aria pour la protéger et qu’il avait été atteint par une vague de flammes. Subitement, toutes ses pensées se tournèrent vers elle.
– Et Aria ? demanda-t-il. Où est-elle ? Elle n’est pas blessée ?
– Ne t’inquiète pas, elle va bien. Elle est juste un peu secouée et elle se repose chez elle. Pense un peu à toi. C’est toi qui es hospitalisé. Le médecin a dit que ton dos a été grièvement brûlé et qu’à ton arrivée ici ton état était très inquiétant.
– Je m’en veux. Par ma faute, elle s’est mise en danger. Si elle me suit partout, c’est pour veiller sur moi. Et cette fois-ci, ç’a failli lui coûter la vie. Je suis vraiment nul…
– Tu l’aimes encore, soupira-t-elle. Et tu ne lui as toujours pas avoué, n’est-ce pas ?
– À quoi bon lui révéler mes sentiments ? Je ne suis qu’un simple ami pour elle. Et puis je ne suis pas dupe, je sais qu’elle aime un autre type. C’est énervant de vivre en se voilant la face, mais on ne choisit pas toujours les voies qu’empruntent nos vies.
– Tu devrais quand même lui en parler pour t’en libérer. Tu ne feras qu’agrandir une plaie déjà ouverte en gardant pour toi ce que tu ressens. D’une façon ou d’une autre, tu comprendras que j’ai raison.
– Épargne-moi tes conseils, lui lança-t-il sur un ton de lassitude. Je n’ai pas besoins qu’on me dicte ce que je dois faire. Si je dois vivre malheureux jusqu'à la fin de ma vie à cause de mes choix, alors j’assumerai ce fardeau.
Un mutisme lourd et pesant domina la petite chambre. Caal se mordit la lèvre. Il détestait parler de ce qu’il ressentait. Dans ces moments-là, il éprouvait toujours une terrible colère. Il ignorait d’où venait ce sentiment, mais il était bien là, ancré dans son être.
L’instant d’après, Caal dissimula son malaise derrière un large sourire. Il caressa les cheveux de Jude pour la distraire.
– T’en fais pas, lui dit-il. J’aime ma vie comme elle est, et ce n’est pas une déception amoureuse qui va m’anéantir, je te le promets. Je suis un esprit libre, pour moi, rien n’est véritablement important.
– Comment tu peux dire ça ? Tu crois que je n’ai rien remarqué ? Tu fais systématiquement n’importe quoi pour te mettre en danger. Tu ne tiens pas à ta vie autant que tu aimerais nous le faire croire. Je suis ton amie et je ne veux pas pleurer sur ton cadavre, essaie de comprendre ça au moins.
– Qu’est-ce que tu racontes ? C’est seulement une manière de m’amuser. Si on ne prend pas de risque, comment peut-on apprécier la vie ?
– Tu entends ce que tu dis ? Cette fois, tu as été trop loin. L’objet que tu as ramené, c’était une grenade de l’ancienne guerre. Tu avais peu de chance d’y survivre.
Elle grimaça en ne voyant aucune réaction sur le visage de Caal. Il ne semblait pas se rendre compte de la gravité de la chose.
– Tu es exaspérant, souffla-t-elle. Même Aria serait incapable de te faire changer. Quoi qu’il en soit, je suis heureuse de voir que tu vas bien malgré tes blessures. Je dois m’en aller, je repasserai te voir. Promis.
La jeune femme retrouva son humeur pétillante et l’embrassa sur le front avant de quitter la pièce.
À nouveau seul, Caal se laissa dominer par le silence pendant un moment. Aucun bruit ne perçait les murs de la salle, le jeune homme paraissait être la seule âme vivante de tout l’hospice. Tendant une main vers le plafond de la chambre, il se mit à ricaner légèrement. Puis de plus en plus fort, jusqu'à rire aux éclats. Il se disait que cette fois-ci, la Mort lui avait susurré des mots doux de bien plus près que d’habitude. Cette pensée l’amusait, car il ne craignait nullement de mourir. Au contraire, il s’en moquait éperdument.
***
Assise dans un sofa, Aria fixait le sol pour ignorer la porte fermée qui se dressait face à elle. De ses deux mains, elle agrippait le tissu de sa robe blanche. Dans ce couloir sous-exposé à la lumière, elle paraissait être un ange en proie à l’obscurité. Ses cheveux blonds, presque dorés, et le blanc immaculé de son vêtement, généraient cette espèce d’aura divine en reflétant l’unique rayon de lumière qui éclairait l’endroit.
Des pas résonnaient dans la salle d’en face. Elle serra un peu plus son étreinte. Son père la recevrait bientôt et ce n’était pas pour des félicitations. Il l’avait convoquée pour mettre un terme définitif à sa relation avec Caal.
Elle avait failli être blessée dans l’accident, mais son ami l’avait protégée en se jetant sur elle. Cependant, son père ne l’entendait pas de cette oreille. Qu’il l’ait protégée ou pas, le jeune homme était fautif et constituait un danger.
Quoi qu’il en soit, la jeune femme obéirait à son géniteur, car elle respectait ses décisions ; bien que celles-ci ne soient pas en accord avec son opinion personnelle, elle savait que tout était fait pour son bien. D’ailleurs, cette façon de se détacher de tout ce qui l’affectait un peu trop, était un héritage de ses parents. On lui avait déjà reproché d’être insensible, mais en réalité, elle était de ceux qui souffraient en silence.
Temecl Erich entra dans le couloir et s’approcha d’Aria. Ils s’échangèrent un sourire serein, malgré la situation épineuse. Le jeune homme était grand et svelte, son visage juvénile brillait d’une mine paisible. Le blond de ses cheveux se mariait parfaitement bien avec ses prunelles de jade.
Il se pencha sur elle et la serra dans ses bras, avant de l’embrasser tendrement. Aria remerciait les dieux d’avoir Temecl à ses côtés. Tant qu’il resterait près d’elle, tout irait bien.
***
Caal fut renvoyé de la clinique en fin d’après-midi.
Dans sa chambre, il s’était étonné de ne pas souffrir de ses blessures. Ce constat avait appelé la curiosité des médecins. Son dos restait meurtri, mais le patient affirmait qu’il ne ressentait rien de plus qu’un léger picotement. Et cette fois-ci, ce n’était pas un mensonge pour qu’on ne s’occupe pas de lui.
Malgré l’heure avancée de l’après-midi, le soleil était haut dans le ciel, inondant le monde de sa chaleur estivale. Le jeune homme marchait tranquillement dans les rues de Sinèvre, l’âme morose. La journée arrivait à son terme, il ne lui restait plus qu’à rentrer chez lui.
Caal vivait dans l’ancienne auberge de Sinèvre. Celle-ci avait été abandonnée. Plus personne ne voyageait dans les environs. L’époque où Sinèvre était un repaire d’aventuriers était enterrée dans un lointain passé.
Bien qu’il y ait toujours vécu, le jeune homme n’en était pas natif. On lui avait raconté qu’un voyageur l’avait trouvé loin d’ici et qu’il l’avait confié aux sinèvriens pour qu’il puisse avoir une famille. L’inconnu, ne pouvant garder un enfant avec lui du fait qu’il menait une vie bien trop dangereuse, repartit seul, sans même dévoiler son nom. De toute façon, ça n’aurait rien changé de savoir son identité.
L’ancienne pension ressemblait à un vieux manoir croulant sur ses fondations. Le bois pourrissant, le bâtiment avait été rafistolé avec de la tôle et des plaques de métal. L’auberge était éloignée du concept de logis idéal, mais Caal s’en contentait. Selon lui, avoir un toit était ce qu’il y avait de plus important pour une maison.
La porte d’entrée s’ouvrit dans un grincement. L’intérieur était poussiéreux et désordonné : des tables et des chaises en bois étaient éparpillées aux quatre coins de la pièce. Au fond, à côté du vieux comptoir, des escaliers menaient aux chambres.
Caal retira ses gants et ses lunettes de protection, et les posa sur une des tables. Il s’assit sur une chaise un peu plus loin, installant ses pieds sur la table. D’un geste de la main, il se frotta les cheveux. Le soupir qui s’échappa de sa bouche résonna dans le silence.
Il songea à Defhr Leis, son ami d’enfance, parti il y a trois ans pour parcourir le monde, tel un vrai aventurier. Ensemble, ils avaient retourné chaque caillou de la plaine, à la recherche d’objets magiques, mais Defhr avait compris qu’ils ne trouveraient rien à Sinèvre et ses alentours. Désormais, il devait être loin d’ici, à vivre son rêve de gamin. Lui, avait eu le courage de le réaliser.
La journée se terminait. Pour Caal, il ne restait plus qu’à attendre que le temps passe. Demain serait une autre vie. Une vie pour rattraper les erreurs d’hier. Mais des erreurs, il y en aurait encore. Il y a toujours plus d’échecs que de réussites.
***
Dans le silence obscur de la forteresse, les pas du vieil oracle étaient les messagers d’un cruel destin. Les roues de l’engrenage tournaient immanquablement et verraient bientôt leur effroyable machination se réaliser. Le monde avait entamé sa dernière foulée vers le Gouffre. Le vieil homme trouvait cette situation pathétique.
Artis Velleteir ouvrit l’énorme porte qui lui faisait obstacle en posant simplement une main sur la serrure. Il était ridicule de savoir que la magie avait officiellement disparue alors qu’elle était en réalité absolument partout, régissant certaines vies comme la sienne. Les hommes ordinaires étaient aveugles, et c’est pour cette raison que la planète vacillait désormais entre la vie et la mort.
Dans la salle régnait un froid intense. C’était l’inconvénient de vivre dans un désert, les nuits y sont glaciales. Pourtant, le vieil oracle transpirait. Et cela n’avait aucun lien avec la température ambiante. Il transpirait de peur.
Il fit quelques pas avant de s’agenouiller, tête basse. Malgré sa cécité, il percevait la présence de cet homme. Heureusement pour lui, son visage inexpressif ne retranscrivait pas la peur qui ébranlait son for intérieur.
La source de son angoisse se tenait face à une impressionnante baie vitrée. Si le vieillard pouvait encore se servir de ses yeux, il ne verrait alors que la silhouette de l’empereur.
– Parle. ordonna-t-il de sa voix rauque, presque inhumaine.
– J’ai perçu un signe, mon seigneur. Au sud-ouest. Ce fut bref, mais je ne peux pas me tromper. Il s’agit bien de l’hôte.
– Ne perds pas plus de temps. Va, ouvre un passage jusqu’ici et apporte-le-moi.
– Cela ne sera pas facile. Jusqu'à présent, il a été très discret. Il se peut qu’il reste invisible à mes yeux, même s’il se trouvait face à moi.
– Cesse de te plaindre. Obéis. Si ton incapacité empêche la réussite de cette entreprise, alors emploie les moyens nécessaires pour qu’il se montre. Maintenant disparais.
– Oui, mon maître.
Artis Velleteir quitta la salle. Son pouls retrouvait un rythme normal au fur et à mesure qu’il s’éloignait. Le vieil oracle plaignait la personne qu’il devait capturer, car elle devrait faire face à cet homme bien plus longtemps.
***
Cette nuit-là, Caal se coucha tôt, soudainement frappé par la fatigue. Malgré cela, le sommeil mit plusieurs heures à venir. La nuit était orageuse pour la première fois depuis plusieurs mois. L’averse ralentirait la sécheresse qui accablait la plaine de Jadeen.
Lorsque Caal s’endormit, il rêva d’un monde noir, sans forme et sans profondeur. En réalité, il ne voyait rien. Mais il entendait. Une voix répétait son nom, inlassablement. Caal écouta ce refrain sans s’en lasser, bercé par le timbre chaleureux qui résonnait dans ses tympans. L’instant parut être une éternité, puis le refrain changea : « Caal. Toi et moi. Bientôt. »
Sur ces dernières paroles, le sinèvrien se réveilla. La nuit n’était pas encore terminée. Ce cauchemar était similaire à celui qu’il avait fait la veille, juste après l’accident. Le même rêve en deux nuits.
Une fois ses sens éveillés, quelque chose dans l’air l’oppressait subtilement. Il se sentait observé. En balayant sa chambre d’un coup d’œil, il remarqua quelque chose d’étrange dans l’obscurité… Des yeux.
Quelqu’un était là, dans sa chambre.
– Que… Qui êtes-vous ? demanda-t-il à l’ombre qui se planquait.
L’inconnu ne répondit pas. À moitié dissimulé par la pénombre, la nuit voilait son visage et effaçait sa silhouette. Seul son regard était visible, animé par une étrange lueur. Ses yeux étaient ceux d’un félin guettant sa proie.
Caal sentit la terreur l’envahir. L’atmosphère devenait de plus en plus lourde. Ce regard agissait directement sur sa volonté. Les pupilles qui le fixaient brûlaient d’un feu intense. Caal pouvait y voir tout un univers s’étendre, comme si l’iris de cet homme était un autre monde.
Ces yeux semblaient pouvoir lire dans les cœurs.
Le jeune homme resta pétrifié, attendant une réaction de son visiteur fantomatique. La tension était insoutenable. Caal craignait que l’homme ne saute sur lui au moindre battement de cil. Mais l’inconnu s’exprima.
– Ne crains rien, dit-il d’une voix apaisante et mélodieuse. Je ne suis pas ton ennemi.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? Qui êtes-vous ?
– Moi, je sais qui tu es, Caal. Et ce que je vois de toi me déçoit. Tu te comportes comme un risque tout, impulsif et inconscient. Mais ton attitude n’est qu’un masque pour voiler tes doutes et tes faiblesses. En réalité, tu as peur du monde qui t’entoure. Ton manque de courage finira par avoir raison de toi.
– Ne parlez pas comme si vous me connaissiez !
– Je te connais sans doute mieux que tu ne te connais toi-même. Tu t’es trop souvent caché derrière des mensonges, à tel point que tu es incapable de comprendre qui tu es.
– Allez-vous-en !
L’étrange visiteur plissa légèrement les yeux. Son regard était désormais plus acéré qu’une lame assoiffée de sang.
– Tu as peur de moi.
– C’est faux.
– Tu ne cesses de mentir, comme le font les enfants. Tu te fais obstacle.
– Ou vous voulez en venir, à la fin !?
– Tu refoules ta soif d’aventure pour rester auprès de cette femme. Pourtant, tu sais qu’Aria n’éprouve pas les mêmes sentiments que toi à ton égard. Tu t’accroches pour rien. Ce sentiment te ronge et t’empêche d’avancer. Si tu désires réellement vaincre ta peur de l’inconnu, tu dois te défaire de tes attaches.
– Qui vous a parlé d’Aria ?
– Mon temps ici est terminé. Je dois m’en aller.
– Vous vous moquez de moi !?
– Une dernière chose. On ne choisit ni sa vie, ni son destin. Dans toute notre existence, il n’y a peut-être qu’un seul choix à faire, et cette décision va au-delà de la vie elle-même. Si ta résolution est d’être une bête, tu peux toujours conserver le peu qui fait de toi un être humain. Mais sache que s’étendre sur les deux côtés du miroir n’est pas la voie que je te conseille d’emprunter.
Tout au long de sa tirade, la voix de l’homme s’était faite plus difforme. Puis les murs et le sol de la chambre commencèrent à se distordre chaotiquement lorsque le visiteur acheva son discours. Malgré la panique, la seule chose qui préoccupait Caal était la question qui brûlait ses lèvres :
– Qui êtes-vous ? hurla-t-il. Quel est votre nom ?
– Mon identité importe peu, déclara l’inconnu d’une voix qui n’avait plus rien d’humain. La prochaine fois, je te révélerai peutêtre mon nom.
Le sinèvrien entendit à peine la dernière phrase prononcée, qu’il s’écroula sur son lit, inconscient. Lorsqu’il ouvrit à nouveau les yeux, le jour était levé depuis quelques heures.
Caal resta amorphe durant plus d’une heure. Allongé dans son lit, il se repassa en mémoire les événements qui avaient marqué la veille. Cet homme était resté dans les ténèbres et avait disparu comme une ombre. Chacun de ses mots était aussi mystérieux que celui qui les avait prononcés.
Le jeune homme se rappela l’étrange regard de l’imposteur. Ce souvenir lui causa un pincement au cœur. Malgré ce sentiment, il doutait de la réalité de cette rencontre. Certains passages ne lui revenaient pas en mémoire, remplacés par des trous noirs.
Après une longue réflexion, il décida que ça ne pouvait être qu’un rêve.
En fin de matinée, Caal se décida à quitter sa chambre. Il enfila rapidement un pantalon et une chemise qu’il ne jugeait pas trop sales. Puis il passa une main dans ses cheveux pour les démêler grossièrement. Ainsi, une nouvelle journée pouvait démarrer.
En descendant les marches qui menaient au rez-de-chaussée, le sinèvrien remarqua une personne qui buvait une tasse de café au comptoir. Cette fois-ci, l’invité surprise s’avérait être une personne connue.
– Surtout, ne te gêne pas Jude, ironisa le jeune homme, fais comme chez toi.
– Désolée Caal, la porte était ouverte, alors…
– La porte n’est jamais fermée. Tu le sais pourtant.
– Tu t’es levé du pied gauche ce matin ? Pour un miraculé, je te trouve bien grincheux.
– Disons que les visites inattendues commencent à m’énerver. Mais bon, laisse tomber. Qu’est-ce que tu veux ?
– Je viens t’informer des dernières nouvelles qui ont légèrement perturbé le quotidien monotone de Sinèvre. Un aventurier errant est arrivé au village, tôt ce matin. Enfin… ce n’est pas vraiment un aventurier, c’est plutôt un vieillard un peu sénile. C’est un miracle qu’il ait survécu dans le monde extérieur, si tu veux mon avis.
– Si tu me demandes le mien, je dirai que tu utilises trop le mot « miracle ». Et souvent à tort.
– Comment tu expliques alors qu’un octogénaire puisse braver les dangers de dehors ? En plus, il voyage à pied. Et tu verrais ses yeux, ils sont effrayants, on dirait qu’il est aveugle, ses pupilles sont entièrement blanches. En tout cas, son comportement n’est pas celui d’un non-voyant, crois-moi.
Caal témoigna soudainement un peu plus d’intérêt à l’histoire contée par son amie. Cette information avait piqué sa curiosité, chose qui n’était pas bien difficile.
– En ce moment, reprit-elle, il se trouve chez Larvin.
Oracio Larvin était le maire de Sinèvre. Un homme excentrique qui avait une fâcheuse tendance à se comporter comme un gamin en dépit de ses cinquante ans.
– Et tu ne connais pas la meilleure, s’exclama la jeune femme. Larvin a organisé une cérémonie pour le présenter à tout le village. Il nous a donné rendez-vous dans une heure sur la grande place. Tu l’aurais vu, il était excité comme un enfant quand il nous a annoncé cette nouvelle.
– Dans une heure sur la grande place, hein ? Très bien, je pourrai voir à quoi ressemble ton voyageur. Je te dirai si je trouve ce vieux vraiment étrange ou si tu te fais trop d’idées pour rien.
– J’étais sûre que cette histoire t’intéresserait.
Caal soupira. Il se montrait toujours trop curieux, même quand il s’efforçait de tenir sa langue. À croire que chez lui, c’était une seconde nature.
Jude partit peu de temps après. Caal déjeuna tranquillement en attendant le début du rassemblement. Les placards vides ne recelaient qu’un unique pain rance en guise de nourriture. Il le coupa à l’aide d’un vieux couteau et le tartina avec de la confiture. Il ne but que de l’eau. Il se contenta de ce peu qui ne suffisait pas à diminuer son appétit.
Quelques minutes avant le rendez-vous, le sinèvrien se chaussa d’une paire de bottes et mit ses lunettes de protection autour du cou. Il les avait sur lui en permanence, Aria les lui avait offertes et les porter lui procurait un sentiment de réconfort. Jamais auparavant, il n’avait autant chéri un objet.
Il but une dernière gorgée d’eau afin de s’hydrater. La chaleur était insupportable. Puis il quitta son humble demeure pour se rendre au rendez-vous. Les rassemblements avaient tendance à le repousser, mais il était prêt à faire une exception pour cette fois. La curiosité était un défaut qu’il aimait alimenter.
Après tout, qu’avait-il à perdre en y allant ?
La place de Sinèvre était décorée de banderoles accrochées aux bordures des toits. Les couleurs vives des bannières encerclaient l’endroit tel un arc-en-ciel. De nombreux villageois occupaient déjà les lieux, attirés comme des bêtes curieuses. Tout cela pour rencontrer un étranger sorti de nulle part.
Caal soupira.
Il n’aimait vraiment pas ce genre d’attroupement.
Il chercha rapidement Aria du regard, mais la foule polluait son champ de vision. Il aurait au moins voulu s’excuser de l’avoir mise en danger le jour de l’accident. Mais une part de lui craignait de la revoir.
Un quart d’heure plus tard, la peuplade se resserra vers l’estrade en bois placée au centre de la place. Caal suivit le troupeau. Malgré la distance, il remarqua deux silhouettes montées sur l’échafaud, deux hommes.
L’un d’eux, un homme ridé, grand et svelte, se tenait droit, le torse bombé, vêtu d’un étrange habit pourpre. Ses cheveux grisonnants étaient encore roux. Oracio Larvin paraissait plus ridicule que jamais. Et son sourire fier n’arrangeait pas ce ressentiment.
Le second devait être le voyageur dont tout le monde parlait. Il ressemblait plus à un retraité qu’à un aventurier. Son ascension vers le bord de l’estrade fut laborieuse, il semblait prendre tout son temps pour grimper les trois petites marches.
Se tenant aux côtés de Larvin, la comparaison entre les deux hommes s’avérait particulièrement grotesque. Le vieillard semblait avoir une vingtaine d’années de plus que le maire. Il se tenait voûté, et même en se redressant, il ne devait probablement pas dépasser un mètre soixante. Sa longue barbe et ses longs cheveux étaient aussi sales et mal entretenus que ses vêtements. Des rides creusaient son visage de part en part et une calvitie révélait une partie de son crâne.
Caal était trop éloigné pour vérifier si le soi-disant aventurier avait bel et bien les pupilles blanches comme les aveugles. C’est ce que Jude lui avait raconté, aussi invraisemblable que cela puisse paraître. Le sinèvrien donnait à cette rumeur autant de crédit que son imagination lui en donnait, mais il préférait toujours vérifier par luimême. Les gens racontaient parfois des choses stupides, il valait mieux se montrer méfiant.
Larvin s’exprima.
– Bonjour, mes chers amis ! Je suis heureux de vous compter si nombreux en ce jour de fête ! Oui, vous m’avez bien entendu, c’est un jour de fête que nous vivons aujourd’hui ! Sinèvre accueille à nouveau un voyageur égaré dans la plaine de Jadeen ! Le premier en vingt ans !
Le voyageur qui avait amené Caal au village. Vingt ans déjà.
– Pour cette fois, je vous dispense d’un long discours et laisse la parole à notre invité ! Monsieur Velleteir, un mot pour les gens ici présents ?
Le vieil homme se mit à ruminer dans sa barbe. Sa mâchoire formulait des mots, mais aucun son ne se fit entendre. Oracio Larvin se pencha vers lui.
– Que dites-vous ? fit le maire en s’exprimant lentement d’une voix puissante pour se faire entendre de tout le monde, fidèle à l’une de ses habitudes théâtrales. Je ne comprends pas ce que vous essayez de dire ! Parlez plus fort ! Quoi !? Qui cherchez-vous !?
La terre se mit alors à trembler, comme une longue inspiration tellurique. Le cœur de Caal se souleva.
Les paroles de l’étranger devinrent audibles à toutes les paires d’oreilles présentes, mais le son ne provenait pas de ses cordes vocales. Tel un grondement, les mots résonnaient dans l’air comme le sifflement du vent.
– Où est-il !? Je sais qu’il se trouve ici ! Qu’il se montre maintenant ! Ma patience est limitée ! Présente-toi devant moi ! Toi, L’enfant né des eaux impures, Glouton de l’Au-delà, Apôtre des Ténèbres !
Les sinèvriens étaient pétrifiés de peur, cherchant en vain d’où provenait la voix.
– Il suffit, reprit-il ! Mes yeux sont peut-être aveugles, mais mes sens m’avertissent de ta présence ! Si tu refuses d’obéir, alors moi, Artis Velleteir, je t’y forcerais !
Le grondement et les tremblements cessèrent, alors que des flammes pourpres formèrent des cercles autour de l’oracle. Chaque pentacle finit par se rejoindre pour n’en faire qu’un seul.
Une fois le sceau fermé, le terrain à l’intérieur de celui-ci s’effrita comme de la terre sèche, et ceux qui sortirent du sol étaient des hommes sans chair ni peau. Des squelettes animés par une flamme vermeille qui parcourait leurs os telle une aura protectrice. Épées, haches, lances, tous portaient une arme à la main. Certains avaient même des casques et des targes.
Les sinèvriens restèrent sans voix. Personne ne comprenait ce qu’il se passait. Tous se croyaient dans un rêve, ou plutôt dans un cauchemar.
Sans un mot, l’oracle ordonna à ses soldats d’attaquer.
Les villageois près de l’estrade furent abattus en une seule vague. Un deuxième assaut renversa ceux qui commençaient à fuir. Le choc brisa la torpeur. Seuls les plus éloignés du centre de la place eurent la possibilité de prendre leurs jambes à leur cou.
Les fuyards s’éparpillèrent dans les rues de Sinèvre, bousculant quiconque se trouvait sur leur chemin. La frayeur les aveuglait. En un instant, ils avaient oublié toutes règles de solidarité. Caal était parmi eux.
***
À bout de souffle, il continua de courir tant que ses jambes supportaient son poids. Jamais auparavant, il n’avait tant couru. Le sinèvrien finit par s’écrouler sur le sol. Sa respiration était laborieuse, ses poumons le brûlaient de l’intérieur, et ses muscles ne répondaient plus aux signaux émis par son cerveau. Son corps l’avait abandonné.
Malgré l’affolement qui envahissait le village, Caal recouvrait ses forces peu à peu, allongé sur le sol.
Bon sang, quel était ce cauchemar ? C’était invraisemblable. Rien ne pouvait expliquer ce qu’il venait de se produire. Ces êtres étaient bel et bien des cadavres, et pourtant ils agissaient comme des personnes vivantes. Le vieillard semblait les avoir invoqués, et grâce à lui, ils pouvaient se mouvoir librement.
Invoqués ? Cet homme avait invoqué ces squelettes ?
Caal sentit un frisson lui parcourir tout le corps.
C’était de la magie !
Le vieil homme utilisait la magie. Cette évidence ne lui avait pas sauté aux yeux, et pourtant, cela était clair comme de l’eau de roche.
Caal lâcha un rire nerveux. La magie n’avait pas disparu, ses espérances n’étaient donc pas vaines. Cette découverte exorcisait sa peur et l’inondait d’une puissante détermination.
Mais des questions persistaient dans son esprit. Qui était cet étranger ? Quel était son but ? Qu’est-ce qui pouvait justifier un tel massacre ? La curiosité du jeune homme lui susurrait de retourner sur la place. Seulement, il lui manquait le courage nécessaire.
À quelques centaines de mètres de lui, au centre de Sinèvre, il n’y avait que la mort qui l’attendait. Y aller était du suicide. Il ne resterait bientôt plus rien de son foyer, hormis des cendres dispersées au vent. Le comportement le plus raisonnable restait la fuite. Il devait s’échapper, quitter le village et commencer une nouvelle vie ailleurs. C’était l’unique solution pour survivre.
Caal enrageait contre lui-même. Quitter ses amis, quitter Aria, partir d’ici alors que la magie se trouvait à portée de main. Il ne pouvait pas faire ça. Et pourtant…
Il se mordit la lèvre inférieure.
Pourquoi ? Pourquoi était-il obligé d’agir contre sa volonté ? Ne pouvait-il pas faire ce que ses envies lui dictaient ? En l’occurrence, non. Mais pour quelle raison ? Pour sa survie ? À cause de son manque de courage et d’audace ? La réponse était plus simple qu’elle ne le paraissait : il était un incapable, et les incapables ne réalisaient pas leurs rêves.
Il se releva péniblement, s’aidant du mur à proximité. Ses muscles restaient douloureux, mais ils obéissaient à nouveau. Il ferma les yeux et inspira longuement. Il s’excusa mentalement auprès des personnes qu’il devait abandonner, en particulier Aria. Puis, il imagina la nouvelle vie qu’il devait tracer.
Lorsqu’il ouvrit à nouveau les yeux, il esquissa un large sourire démentiel. Non ! Il ne partirait pas de Sinèvre ! Il en était hors de question ! Il n’était pas assez stupide pour se rendre à la grande place et jeter sa vie aux ordures, mais il devait retrouver Aria et assurer sa sécurité.
Il fit quelques pas en longeant le mur qui lui servait d’appui. Son grand sourire refusait de quitter son visage exténué. La situation était désespérée. Aujourd’hui, tous les sinèvriens finiraient six pieds sous terre.
Les bruits du carnage s’étendaient déjà jusqu'à la périphérie du village.
Caal était méconnaissable. Lui-même ne parvenait plus à suivre le rythme des émotions qui bouillonnaient en lui. Il y avait en ce moment même quelque chose en son for intérieur qui balayait toutes ses craintes. Il ignorait quelle était cette chose et d’où elle venait, mais elle lui permettait d’être celui qu’il avait toujours prétendu être.
***
Pour sa sécurité, Aria avait été cloîtrée dans sa chambre. Elle s’était blottie dans un coin, près d’une fenêtre, et fixait le ciel d’un air inquiet. Des dizaines de questions s’emmêlaient dans sa tête. Elle s’efforçait de les faire taire.
La jeune femme se demandait ce qui avait troublé le calme de Sinèvre. Des cris de terreur étaient parvenus jusqu'à sa fenêtre. Elle avait un mauvais pressentiment. L’angoisse fit naître des larmes. Elle avait peur. Peur pour son père. Peur pour Temecl.
Ses parents et elle n’avaient pas souhaité participer à la petite mascarade de Larvin. La famille Sephiria était aussi influente que celle des Larvin, voire plus, car Oracio n’était pas une personne très futée. Seulement, le titre de maire appartenait aux Larvin, attisant la jalousie et le mépris de la part d’un homme strict et autoritaire tel qu’Argos Sephiria, le père d’Aria.
Argos se préoccupait réellement du bien-être des sinèvriens, bien qu’il ne fût pas le genre de personne à laisser ses sentiments transparaître. Ainsi, il était allé défier le chaos qui gagnait le village. Il avait réuni plusieurs hommes armés pour l’accompagner, mais allaient-ils être d’une quelconque utilité ?
C’était Temecl qui avait averti Argos. Alors que ce dernier rassemblait les hommes pour aller à l’encontre du carnage, le jeune sinèvrien parcourait les alentours pour guider les femmes et les enfants vers la demeure des Sephiria. Une bonne dizaine d’entre eux avaient déjà été rassemblés.
Mais Temecl avait encore beaucoup à faire. Il n’avait rien d’un guerrier, c’était un pacifiste. Qui plus est, il était seul pour mener cette mission. Le risque qu’il encourait était plus grand que celui des autres gens du village, mais sûrement moindre que le danger qui guettait les mères et leurs enfants.
Aria supportait de plus en plus mal l’attente. Son père et son amour ne reviendraient peut-être pas. À l’étage du dessous, Angèle Sephiria, sa mère, devait probablement se faire autant de soucis, mais elle devait se montrer forte pour s’occuper des réfugiés ; la crainte est un sentiment contagieux.
La jeune femme songeait également à Caal, Jude et tous ses autres amis ; pour eux aussi, elle s’inquiétait. Les reverrait-elle un jour ? Rien n’était moins sûr.
La porte d’entrée s’ouvrit avec fracas. Le visage en pleurs d’Aria rayonna d’espoir. Elle se rua hors de la chambre et s’arrêta net en haut des marches de l’escalier. Elle implora mentalement les dieux pour qu’aucune mauvaise surprise ne surgisse.
Temecl apparut en contrebas.
Le temps d’une inspiration, Aria fut libérée d’une bonne partie de son tourment par la seule vision de celui qui faisait battre son cœur. La joie l’animait à nouveau. Mais sa mine réjouie se déforma en une grimace mêlant peur et inquiétude.
Une plaie béante s’était logée dans l’épaule gauche de Temecl. La tunique blanche du garçon était teintée de la couleur du sang sur tout le côté gauche.
– Aria, annonça-t-il faiblement, il faut partir. On n’est en sécurité nulle part au village. Nous ne pourrons pas nous cacher. Leur nombre ne cesse d’augmenter.
La sinèvrienne resta paralysée à la vue du sang qui se déversait abondamment. Son visage était blême et paraissait plus pâle au fur et à mesure que son désarroi grandissait.
Elle tenta de formuler une question. Dans son esprit tout était clair, elle voulait savoir ce qu’il se passait dehors. Mais sa bouche ne prononça que des balbutiements incompréhensibles.
Temecl la regardait avec insistance. Il voulut murmurer son nom, mais la douleur qui lui enflammait le bras l’en empêcha.
Puis Aria se précipita vers le jeune homme, elle approcha son visage du sien. Des larmes luisaient dans leurs regards. Aria s’exprima dans un souffle empreint de désespoir :
– Je t’aime, Temecl. Alors je t’en supplie, ne t’éloigne plus de moi. J’ai trop peur de te perdre.
Il lui prit la main. Son éternel sourire serein collé aux lèvres.
– Je t’aime Aria Sephiria. Ne t’inquiète pas, on survivra. Viens. Ta mère se dirige déjà vers la sortie du village, avec les réfugiés que j’ai amenés. Pour ton père, j’ignore ce qu’il en est, mais je suis persuadé qu’il s’en sortira.
– Mais… nous ne pouvons pas partir sans lui. Et puis il y a aussi Caal. Et Jude, et tous les autres. On ne peut pas les abandonner ici. C’est insensé. Je ne peux pas faire ça, je n’y arriverais pas.