L'Avatar des ombres - Alain Cavalier - E-Book

L'Avatar des ombres E-Book

Alain Cavalier

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Beschreibung

La fin du cauchemar Après la trahison d'un de ses membres, le groupe est au plus mal. Defhr doit secourir Aria et contrer les plans de l'Église, mais il n'a qu'une solution : retrouver Caal et demander l'aide du Dévoreur. Pour cela, il décide de retourner là où tout a commencé. Logriffe part reforger son sabre, mais il va devoir affronter son passé pour obtenir ce privilège. De son côté, Caal prend conscience du rôle qu'il doit jouer dans la Prophétie et fait un choix radical. Dans ce troisième volet de L'Avatar des ombres, le voyage de Caal touche à sa fin. Suivez le dénouement de cette incroyable aventure dans une course effrénée contre-la-montre.

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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À mes enfants. Puissent-ils réaliser leurs rêves.

Remerciements

Les trois tomes de L’Avatar des ombres ayant été rédigés et travaillés simultanément, je souhaite renouveler les remerciements exprimés dans les volumes précédents :

Je remercie tous mes amis pour leur soutien indéfectible ; et plus particulièrement Aurélia, Clément, Ingrid, Karine et Sarah. L’Avatar des ombres n’aurait pas été tout à fait pareil sans vous. Ce livre est un peu le vôtre aussi.

Remerciements renouvelés à Karine qui a conçu la couverture. Je suis heureux qu’une amie aussi proche ait composé le visuel de mon premier roman.

Un double merci également à Aurélia, ma correctrice, qui ne sera pas surprise de lire son nom ici puisqu’elle a aussi corrigé ces lignes.

Merci à celle qui partage ma vie, et qui a dû me supporter dans les moments difficiles. Une passion, c’est souvent obsessionnel. Il est vital d’avoir quelqu’un à ses côtés pour garder l’équilibre. Je t’aime.

Merci à mes enfants de m’offrir un peu de lumière chaque jour. Quand j’ai commencé l’écriture de ce roman, je n’avais même pas encore rencontré votre mère. Que de temps parcouru depuis.

Et bien sûr, merci à celles et ceux qui lisent ce livre. Débuter en tant qu’auteur n’est jamais simple, et ce qui donne un sens à toutes ces années de travail, c’est vous.

Merci

Sommaire

CHAPITRE 1: DE LA PEUR DE MOURIR

CHAPITRE 2: L’OMBRE DE NOS ERREURS

CHAPITRE 3: AUX YEUX DES AUTRES

CHAPITRE 4: DEUX MOIS PLUS TARD

CHAPITRE 5: RACINES FLÉTRIES

CHAPITRE 6: UNE VILLE SANS NOM

CHAPITRE 7: LA DIVINITÉ FAITE HOMME

CHAPITRE 8: LA NUIT MON ROYAUME

CHAPITRE 9: CHEVALIER NOIR

CHAPITRE 10: DEUX MONDES, DEUX ÂMES

CHAPITRE 11: CHÂTIMENT OU RÉDEMPTION ?

CHAPITRE 12: DÉICIDE

CHAPITRE 13: MESSAGE

CHAPITRE 14: LES CHASSEURS ÉCARLATES

CHAPITRE 15: L’OMBRE ET LA FLAMME

CHAPITRE 16: LA FIN DU VOYAGE

CHAPITRE 17: LE NÉCROMANCIEN ET L’ASSASSIN

CHAPITRE 18: L’INFERNAL BLANC

CHAPITRE 19: UNE LARME DANS UN OCÉAN DE FLAMMES

CHAPITRE 20: UNE NOUVELLE VIE

CHAPITRE 1

DE LA PEUR DE MOURIR

La voix du monstre gronda tel un coup de tonnerre :

– Qui es-tu ?

– Une ombre. Un simulacre de ce que j’aurais voulu être.

Il avait répondu à la question sans réfléchir. Un instant, il lui avait même semblé qu’un autre avait parlé à sa place.

– Que cherches-tu en ce monde ?

– La chaleur de l’enfance, la paix d’une vie rêvée, le cri d’une âme perdue.

– Que crains-tu le plus ?

– Le temps inexorable.

– Que chéris-tu le plus ?

– Je l’ignore. Rien dans cette vie ne semble m’aller.

Silence.

– Où es-tu ?

– Dans un cauchemar au milieu d’un rêve, dans un océan de doutes et de certitudes, dans la réalité où tout semble faux.

– Où vas-tu ?

– Là où mes jambes m’emmèneront.

– Où souhaiterais-tu être ?

– Dans le cœur d’une femme.

Silence.

– Qui suis-je ?

– Moi.

Silence.

– Qui es-tu ?

– Le Dévoreur, Glouton de l’Au-delà.

– Qui es-tu ?

– L’enfant né des eaux impures.

– Quel est ton nom ?

– Caal.

***

Defhr ouvrit lentement les paupières. Sa vue était brouillée, tout ce qu’il voyait était flou et abstrait. Il tenta de se lever, mais une douleur vive au crâne le fit rechuter. Il avait la tête qui tournait, le monde était un bateau naviguant sur une mer houleuse. C’était pire qu’un lendemain de cuite. En essayant une nouvelle fois de se lever, les maux de tête le firent vomir. Il sentit une main se poser sur son épaule :

– Ça va aller Defhr, ça va aller.

La voix amicale l’entraîna contre un arbre où il put s’adosser. La douleur persistait, mais il se sentait mieux dans cette position. Sa vue s’améliorait, et il pouvait reconnaître Gaël et Logriffe à ses côtés. Le second avait une main appuyée sur son torse et respirait bruyamment.

Gaël revint vers lui et le regarda droit dans les yeux, comme s’il cherchait quelque chose dans son regard.

– Tu as reçu un grand coup sur le crâne, mais tu n’as pas de blessure ouverte. Ne t’en fais pas.

– Je ne vois plus très bien… admit-il.

– Repose-toi pour le moment, ton état devrait s’améliorer d’ici quelques heures. Enfin, je l’espère, je ne suis pas médecin.

– Où est Aria ?

Le ferrailleur ne répondit pas, se contentant de le dévisager d’un air triste.

– Où est Aria ? répéta-t-il.

– Je suis désolé Defhr, il nous a rattrapés. Je n’ai rien pu faire…

– Quoi !

Il s’appuya sur l’épaule de Gaël pour se relever, mais la douleur s’accentua d’un coup et le cloua contre l’arbre. Comprenant que sa faiblesse l’empêchait de faire quoi ce soit, il prit sur lui et se calma.

Logriffe les rejoignit, tenant entre ses mains les deux morceaux de son sabre brisé.

– Je vais devoir le faire reforger, dit-il en prenant de longues inspirations.

– Je pourrais le faire moi-même si on trouve une forge, répondit Gaël.

– Ce katana est une œuvre à part entière, sa qualité dépasse toute épée ou cimeterre qu’il te sera donné de voir. Seule la personne qui l’a conçu peut le réparer.

– Et où se trouve ce maître artisan ?

– Là-bas, fit-il en désignant du doigt le sommet d’une montagne qui s’élevait à l’horizon. Il me faudra deux semaines pour y arriver.

– Et Aria ? s’exclama le ferrailleur en jetant un regard nerveux sur Defhr. On ne va pas la sauver ?

– Je n’irai nulle part sans mon arme, rétorqua l’assassin. Et puis cela ne changerait rien de se précipiter. Tu l’as entendu toi aussi non ? La cérémonie d’ascension débute dans six mois. Nous avons donc six mois pour sauver Aria. Je doute qu’il lui soit fait du mal d’ici là.

Defhr ne s’était pas emporté. Au contraire, le sinèvrien semblait méditer.

– De toute manière, nous ne pourrions même pas les rattraper si ce que tu m’as dit est vrai, reprit Logriffe.

– Oui, je t’assure, il avait des ailes. J’ai pu le voir s’envoler avec Aria. C’est dingue, comment a-t-il pu se transformer ? Et d’où lui vient une telle force ?

– Je n’en sais rien, mais je maudis cet avorton. Briser mon sabre et me mettre au tapis en un seul coup se paye au prix cher. Ma lame peut entailler même la pierre, mais n’a pas été fichue de l’égratigner, il n’est pas humain.

– Il m’a dit qu’il lui avait arraché le bras, dit Defhr sans ouvrir les yeux. C’est la perte de sang qui a tué Tréa, et il l’a regardée mourir…

Bien qu’il conservât son calme en apparence, il serrait si fort les poings que ses bras tremblaient.

– On fait quoi maintenant ? se risqua à demander Gaël.

– Je te l’ai dit, je vais faire réparer mon sabre. Mais je suppose que Defhr ne se joindra pas à moi.

– Non, confirma-t-il.

– Où vas-tu ? s’inquiéta le ferrailleur, qui se trouvait avec le cul entre deux chaises.

– Je pars retrouver Caal.

***

« Où suis-je ? »

Cette question, il se la posait tous les jours en se réveillant. Il savait pourtant où il se trouvait. Il vivait avec cette sauvage au beau milieu de la jungle, depuis plusieurs semaines maintenant. Peut-être même que cela faisait plus d’un mois… il avait perdu la notion du temps.

« Que suis-je ? »

Tiens ? Cette question-là était nouvelle. Quel sens ç’a de se demander ce que l’on est ? Même si, à vrai dire, il en ignorait la réponse. Pouvait-il encore se considérer humain, compte tenu des circonstances de sa naissance ? Comment pouvait-il seulement être autre chose, alors qu’il éprouvait des sentiments si humains ? L’un comme l’autre, ça ne lui plaisait pas.

« Humain ou autre chose ? »

Les jours passés en compagnie de la sauvage se résumaient à dormir, faire l’amour, chasser, manger, faire l’amour, dormir, faire l’amour, etc. La vie n’aurait su être plus simple. Et cela lui avait plu, il était désormais loin des préoccupations habituelles.

Mais il commençait à s’en lasser. C’était une boucle sans fin, qui ne menait nulle part. Sa vie pouvait-elle réellement se résumer à si peu de choses ? Il voulait plus. La Prophétie de Sagrine l’avait poussé à croire qu’il était voué à un destin grandiose, il avait du mal à envisager le contraire désormais.

Ses relations charnelles avec la sauvage n’étaient pour lui plus qu’un moyen d’assouvir ses besoins primaires. Il avait cru pouvoir combler son vide affectif en couchant avec elle, mais l’acte n’est rien sans amour. Et inversement. Leurs ébats étaient répétitifs et monotones. Faire l’amour à une seule femme ne revenait-il pas à lire sans cesse le même livre ? Le monde est plein de livres, pourquoi devrait-il s’en priver ?

Au fond, s’il se posait la même question tous les matins, c’est qu’en son for intérieur, il savait qu’il n’était pas à sa place. Il devait partir. Vivre. Profiter de ce que lui offrait le monde.

En jetant un œil autour de lui, il vit le loup couché dans un coin. Celui-ci le regardait avec insistance, ses yeux bestiaux plantés dans les siens. Comment un animal pouvait-il avoir un regard si lucide ? Quand Caal le soutenait, c’était toujours le loup qui détournait son attention le premier. Ce jour-là, il avait même quitté la pièce.

Trente secondes plus tard, la sauvage se réveillait. Elle frotta son visage contre le torse du sinèvrien en signe d’affection. En la voyant, il réalisait à quel point c’était une belle femme, bien qu’elle ne fût pas aussi soignée et propre qu’une citadine. Que lui manquait-il finalement pour que Caal éprouve de vrais sentiments à son égard ? Peut-être se lassait-il de tout…

Le déroulement de la journée ne fut pas différent des autres. Le câlin matinal déboucha rapidement sur un échange plus concret, puis ils allèrent chasser le repas, faisant un détour par le lac pour leur toilette. Ils mangèrent et passèrent l’après-midi à cueillir des fruits. Enfin, ils jouèrent à se courir après, et à faire l’amour. Le soir, ils dînèrent, firent encore une fois l’amour, et s’endormirent.

Caal se réveilla en pleine nuit, et il remarqua que la sauvage n’était plus à ses côtés. Le loup n’était pas là non plus. Curieux, il se leva et alla jeter un œil à l’extérieur. La Lune était pleine et brillait de mille feux. Le décor était un tableau d’ombres et de lumières, somptueuse représentation du silence parfait.

En contemplant la dame sélénite, il se rappela que la Lune était également pleine la nuit qui avait précédé sa rencontre avec la sauvage. Et il ne l’avait pas revu depuis. Cela faisait donc un mois qu’il vivait avec la sauvage. Un mois…

Et qu’avait-il fait pendant tout ce temps ? Rien.

C’était décidé, il partirait. Peut-être pas ce soir, ni demain, mais il s’en irait.

Soudain, il crut voir une ombre se déplacer. Il guetta un instant le paysage imperturbable, puis vit de nouveau la silhouette bouger. C’était celle d’un animal, peut-être celle du loup. Instinctivement, il se mit à la poursuivre. Elle l’entraîna dans les tréfonds de la jungle. Après un certain moment, il se maudit, car il avait focalisé toute son attention sur l’animal afin de ne pas le perdre de vue, mais n’avait pas du tout mémorisé le chemin emprunté pour retourner à la cabane.

Bien qu’il fût incapable de réduire la distance entre l’ombre et lui, il ne se laissa pas non plus distancer. Il ne comprit que plus tard que l’animal stoppait sa progression régulièrement pour ne pas le semer. Il était toujours assez loin pour ne pas être identifié, mais assez près pour être vu. C’était un jeu.

Mais après toute cette mascarade, l’ombre accéléra le pas et Caal la perdit de vue. Il se retrouva seul, dieu sait où. Il balaya la zone, mais il n’y avait rien d’autre qu’un mur de végétation. Alors c’était ça le jeu ? Le perdre dans la jungle ?

Un bruissement de feuilles appela son attention vers un champ de fougères, hautes de la taille d’un homme. Caal s’y aventura, légèrement inquiet. Trente mètres plus loin, il déboucha sur une clairière baignée dans la lumière nocturne. Une tour s’élevait en son centre. Elle avait la forme d’un triangle dont on aurait ôté la pointe du sommet. De gros blocs de pierres la composaient, mais l’édifice en lui-même n’était pas très grand. Une fente noire en constituait l’entrée.

Caal était resté planté là un moment, sans trop savoir que faire. Il n’y avait aucun signe de l’ombre qu’il avait suivie. Sa curiosité innée le poussa à entrer dans le monument, même si son intuition flairait le piège.

Il traversa un petit couloir étroit et pénétra dans une salle. Il fut surpris en constatant que cette pièce était la seule de tout l’édifice, elle en occupait tout l’espace intérieur. On aurait dit une immense coquille vide. Le sommet découpé était en réalité un toit ouvert qui laissait entrer la lumière sélénite.

Le sinèvrien marcha jusqu’au centre et pivota sur lui-même pour observer ce lieu si étrange. Il n’y avait rien hormis trois statues. La première était face à l’entrée, surélevée par une plateforme de deux ou trois mètres de haut, et elle représentait un tigre bipède se tenant comme un homme, droit et fier, les bras croisés, habillé et armé tel un guerrier. Une certaine fureur émanait de cette statue, mais elle semblait contenue et maîtrisée, et on pouvait également y lire une profonde sagesse qui semblait paradoxale au reste.

La seconde occupait le mur de droite, c’était un serpent doté d’une épaisse carapace, et à la manière dont il avait été incorporé à la paroi, on aurait dit un ver dans une pomme. Sa gueule émergeait de la pierre, semblant vouloir dévorer celui qui se tenait en face, ce qui mettait mal à l’aise le sinèvrien.

Face à celle-ci, de l’autre côté de la pièce, la troisième statue représentait un dragon aux ailes déployées, gueule grande ouverte, dont la puissance se faisait ressentir rien qu’en y posant les yeux. Il suffisait d’un brin d’imagination pour voir un torrent de flammes jaillirent de cette gueule qui n’avait rien à envier à un broyeur d’os.

Ces ruines étaient-elles un temple ? En y repensant, il semblait à Caal d’avoir déjà vu ces figures, mais où ? Se pourrait-il que…

Un mouvement interrompit sa pensée. Au pied de la statue du tigre, une ombre se mouvait. Il se concentra, prêt à en découdre s’il le fallait. L’ombre entra finalement dans la lumière de la nuit. Caal se détendit en reconnaissant le loup.

– C’est toi qui m’as amené là ? demanda-t-il comme s’il espérait obtenir une réponse de l’animal.

Le loup garda ses distances avec le sinèvrien. Il se déplaçait autour de lui, dessinant un cercle invisible dans son sillage. Ses yeux, pénétrants et impénétrables, dévoraient le jeune homme. On aurait dit un prédateur prêt à bondir sur sa proie.

Caal n’aimait pas ce regard inquisiteur, il avait la sensation que son âme était nue et qu’on venait la lui voler. Il prit néanmoins son mal en patience et attendit que le loup cesse son inspection. Mais au bout du troisième tour, le loup se jeta sur lui, gueule béante. Caal eut le réflexe de faire un pas sur le côté, esquivant de justesse l’assaut. La mâchoire avait claqué à quelques centimètres de sa gorge…

– Hé ! protesta-t-il. Qu’est-ce qui te prend !?

Sa réponse fut une nouvelle charge du loup. Il exécuta le même mouvement pour éviter le coup de crocs, mais un instant trop tard. Le loup avait emporté un morceau de peau à la base du cou. Un filet de sang coula sur sa clavicule.

Un instant de sueur froide s’écoula, et la blessure ne guérissait pas…

Caal en fut surpris, puis la peur commença à s’emparer de lui. S’il pouvait être blessé, il pouvait également mourir. Ce loup était en mesure de le tuer ! Ce phénomène devait forcément avoir un lien avec ce lieu. Il fallait qu’il sorte de là, mais le loup guettait le moindre de ses gestes, il attendait le bon moment pour attaquer. Jamais il ne le laisserait quitter cet endroit.

Le visage de Caal se referma. Son regard devint aussi froid que de la glace.

– Tu ne me fais pas peur, dit-il à son adversaire.

Et un cri de mort brisa l’apparente tranquillité de la nuit. Ce fut un appel, une invocation, un chant de guerre. Des ombres jaillirent du corps de Caal, comme de la fumée expulsée par une machine sous haute tension. Le crâne noir ne se montra pas. Les tentacules sortirent directement de son propre corps. Il y en avait des dizaines, et tous se mirent en chasse.

Les traits fondirent sur l’animal, comme autant de serpents. Le loup ne se laissa pas impressionner. Il fonça lui aussi sur Caal, bravant de face les tentacules. Il esquiva le premier, puis le second, le troisième aussi, le quatrième, le cinquième, le sixième… Aucun n’arrivait à le toucher. Dans sa course, le loup arrivait toujours à les éviter. Chacun de ses mouvements était parfaitement précis, aucun n’était superflu. Rapide comme l’éclair, léger comme le vent, c’était comme vouloir blesser le vide.

Le temps sembla s’arrêter un instant. Et lorsqu’il reprit son cours, le loup était à deux centimètres de Caal, prêt à lui arracher la gorge. Contre toute attente, un énième tentacule émergea du sinèvrien et frappa l’animal d’un revers, l’envoyant valser contre un mur.

Le Dévoreur venait de sauver la vie de son hôte.

Mais le combat ne s’arrêta pas là. Le loup reprit l’assaut de plus belle. Encore sous le choc de la dernière attaque, Caal céda à un vent de panique et envoya trois fois plus de lances. L’animal disparut soudainement.

Un bruit derrière lui attira l’attention de Caal. Le loup était là ! Aussitôt, une volée de traits fusa et l’empala.

Mais l’image du loup se dissipa comme un mirage. D’autres bruits de pas appelèrent la vigilance du sinèvrien : à droite, à gauche, en haut, derrière… partout. Il secoua la tête pour tenter de suivre le rythme fou des sons qui résonnaient comme un marteau-pilon.

La vitesse de l’animal avait augmenté prodigieusement, Caal était incapable de le suivre du regard. Il ne voyait que les images rémanentes que le loup laissait sur son passage. Il y en avait partout tout autour de lui, sur les murs, au plafond… Le loup ricochait littéralement sur les parois. Il cherchait à le désorienter. Autrement dit, sa prochaine attaque serait inattendue.

Caal frappa le décor à tout-va. C’était une nuée de dévoreuses qui se déchaînaient, détruisant tout. Les statues volèrent en éclats, le sol explosa, un véritable carnage avait lieu. Là était son unique chance de pouvoir blesser le canidé. Le hasard et la chance feraient le reste.

Une vive douleur enflamma son mollet, le forçant à plier genou. En jetant un regard par-dessus son épaule, il vit son prédateur, les crocs plantés dans sa jambe. Un tentacule contre-attaqua, mais le loup s’évapora.

Et la danse reprit.

À quand remontait la dernière fois où Caal avait ressenti la peur de mourir ? Le Dévoreur avait éteint ce sentiment, mais le loup n’eut pas trop de mal à le raviver. La peur était une faiblesse qui, parfois, pouvait se transformer en arme. Cette vérité, Caal n’en prit conscience qu’à la dernière seconde de sa vie.

Impuissant devant la course du loup, il avait la sensation d’être pieds et mains liés devant son bourreau. Quand l’animal l’attaqua, le temps sembla s’arrêter encore. Mais cette fois-ci, c’était le loup qui se mouvait au ralenti. Il était à trente centimètres du sinèvrien. La mort était à trente centimètres de lui…

C’est alors qu’une poussée d’adrénaline réveilla sa rage de vivre. Un cri plein de peurs, de doutes, de rage et de volonté emplit ses poumons. Un cri qu’il expulsa d’un souffle. Les tentacules se réunirent autour de lui, formant un cocon protecteur. Leur soudain déploiement avait créé un appel d’air, et Caal avait senti ce souffle pénétrer en lui comme s’il avait été parsemé de trous.

Le cocon n’était pas un bouclier, mais une arme. Il se mit à éclore telle une fleur. Les appendices, comme autant de pétales d’ébène, frappèrent le sol en se déployant. Le loup fut écrasé contre terre et aussitôt immobilisé. Le temps qu’il lui fallait pour se dégager fut amplement suffisant pour que d’autres tentacules se nourrissent de lui.

Caal étudia le cadavre de l’animal, voulant s’assurer que celuici ne bougerait plus. Le voir si immobile était presque ironique. Il avait de la pitié pour lui. Mais il n’était pas encore prêt à se laisser mourir pour permettre à un autre de vivre à sa place. La vie est un jeu d’égoïstes.

Un bruit de pas dans son dos le fit se retourner. La sauvage était à deux centimètres de lui. Elle avait les yeux baissés sur le corps de son compagnon animal. Elle leva finalement la tête pour adresser un regard d’incompréhension à Caal. Mais ses traits se déformèrent sous la colère. Vive comme l’éclair, elle avait joint ses deux mains autour du cou de Caal.

Alors qu’elle concentrait toute sa force entre ses doigts, un sourire carnassier étirait ses lèvres.

Caal ne bougea pas. Bien que l’air n’entrait plus dans ses poumons, il en était à se poser la question du pourquoi ? Cette femme, d’une beauté sauvage sans égale, lui avait donné tout ce qu’il avait désiré : de l’attention, de la tendresse, de l’amour, du sexe. Alors pourquoi était-elle en train de le tuer ?

Il venait tout juste de redécouvrir la valeur de sa vie, mais cela valait-il vraiment la peine de se battre pour la préserver ? Devait-il tuer celle qu’il avait un jour aimé pour sa propre survie ? Pourquoi le ferait-il ?

Des questions, toujours des questions… Il en avait plus qu’assez de toute cette mascarade.

Il ferma les yeux et se plongea dans ses ténèbres. Aussi calme que le lever du soleil, il fit un choix. Un choix qui changerait sa vie.

La sauvage se figea. Un tentacule lui avait perforé le corps, laissant un trou gros comme une tête dans son buste. Ses mains glissèrent du cou pour ballotter mollement le long de ses hanches. Elle avait perdu son sourire et n’affichait plus rien sur son visage. Elle s’effondra en arrière, puis mourut lentement.

Comme avec le loup, il s’attarda sur le cadavre de sa nouvelle victime. Mais cette fois-ci, il ne ressentit rien. Il n’y avait que du vide en lui. Il se rappela alors qu’il était toujours blessé de son combat précédent.

Sa patte folle et lui se traînèrent jusqu’à la sortie. Si sa théorie était bonne, il devrait recouvrer ses capacités de régénération une fois à l’extérieur. Juste avant de quitter la pièce, il remarqua qu’une quatrième figure ornait l’arche qui conduisait au couloir. Celle-ci, parfaitement intégrée au mur, représentait une femme dont les bras englobaient l’ouverture. Deux ailes veineuses émergeaient de ses omoplates, et des flammes étaient gravées tout autour d’elle.

Ce visage ne lui était pas inconnu. Bien sûr, il était impossible qu’il ait rencontré cette personne, mais il éprouvait une certaine familiarité qui ne le laissait pas indifférent. À bien y regarder, elle ressemblait à…

Au moment où la réponse s’offrit à lui, il perdit connaissance.

***

Lorsqu’il se réveilla, il était de nouveau dans la petite cabane où logeait la sauvage. Ni elle ni le loup n’étaient là. Ses blessures au cou et au mollet s’étaient régénérées sans laisser de traces. L’esprit quelque peu confus, il se leva d’un pas titubant et se mit en tête de chercher la sauvage. Car selon toute vraisemblance, il avait rêvé.

Il parcourut la jungle toute la matinée sans la trouver. Elle n’était ni au lac, ni dans son territoire de chasse. En ce jour, la jungle était étrangement calme. On aurait dit qu’elle aussi se réveillait d’un long sommeil brumeux.

En rebroussant chemin, Caal s’était résigné à l’attendre dans la cabane. Mais celle-ci était également introuvable. Il était pourtant certain de ne pas s’être trompé de chemin. Il se souvenait très bien de cet arbre qui se dressait près du foyer de fortune et qu’il avait sous ses yeux en ce moment même. Comment était-ce possible ? Une maison ne pouvait tout simplement pas disparaître comme cela. C’était absurde !

Il fouilla les alentours le restant de la journée. Il fut incapable de retrouver la cabane. La sauvage et le loup ne réapparurent pas non plus. Il crut devenir fou lorsqu’il constata que le lac demeura introuvable à son tour. Quant à remettre la main sur le temple de la veille, la question ne se posait même pas.

La nuit s’écrasa sur ses épaules, aussi soudainement qu’un marteau frappant une enclume. Il passa plusieurs heures à se remémorer les semaines passées, se demandant s’il les avait rêvées ou non. Mais ce qu’il avait vécu était ancré dans sa peau, trop vrai pour être le fruit de l’esprit.

Il comprit finalement que la vérité ne tomberait pas du ciel et qu’il était vain de chercher un feu au fond de l’océan. Néanmoins, il était trop perturbé par cette expérience pour espérer une nuit de sommeil.

Seul et nu, il prit la route direction l’Empire du Sud, l’ombre du Dévoreur cachée dans ses pas.

CHAPITRE 2

L’OMBRE DE NOS ERREURS

– Ne traîne pas si tu ne veux pas que je t’abandonne ici.

Gaël soupira lourdement. Il regrettait d’avoir choisi de voyager avec Logriffe plutôt qu’avec Defhr. L’assassin était un piètre compagnon, peu loquace et loin d’être tendre. En deux semaines, il n’avait pas prononcé plus de dix phrases, et ces rares moments de discussion étaient toujours des reproches ou des menaces. Pas un seul mot n’était sorti de sa bouche en deux jours, et voilà qu’il le réprimandait sur sa lenteur.

Ces derniers jours avaient débuté l’ascension du Mont Hurleur. Le terrain était impraticable, du moins pour lui. Tout était penché, on se serait cru dans un bateau coulant à pic. Bien que Gaël n’ait jamais eu le mal de mer, la diagonale de ces terres le rendait nauséeux.

Et il était physiquement à bout. Grimper cette pente s’élevant jusqu’aux cieux à la simple force de ses jambes était au-delà de ses capacités. Il était pourtant loin d’avoir une condition physique négligée, mais après autant de semaines à se nourrir du strict nécessaire, il en était venu à côtoyer ses limites.

Logriffe, lui, ne semblait pas être affecté par la sous-nutrition. Il ne se plaignait jamais des conditions de voyage. Il avançait, sans un mot, telle une machine que rien n’entravait. Sven Logriffe, ou Hathar Le Rouge comme il aimait se faire appeler, était une bête de somme infatigable. Et la rancune que Gaël avait pour lui n’avait d’égal que l’admiration qu’il lui portait.

Il lui arrivait parfois de dévisager curieusement le spadassin, ne sachant pas vraiment à quoi s’en tenir à son propos. Sa haine le voyait comme un vulgaire assassin usurpateur d’identité, tandis que son respect pour lui dévoilait un héros inébranlable, prêt à se dresser contre les dieux pour protéger une simple femme.

Était-il seulement l’un ou l’autre ? À jouer des deux côtés du miroir, on n’est finalement plus rien.

Gaël ne le remarquait pas, mais dès qu’il reportait son attention sur autre chose, Logriffe lui lançait toujours un regard amusé, un sourire au coin des lèvres.

Le lendemain, en fin d’après-midi, la côte s’adoucit légèrement. Gaël n’avait pas récupéré toutes ses forces, mais il se sentit soudain plus léger. Il avait la sensation d’avoir retiré des poids attachés à ses pieds, et il eut presque peur de s’envoler comme un ballon.

Ceci dit, il avait toujours deux ou trois mètres de retard sur Logriffe…

Celui-ci s’était d’ailleurs agenouillé derrière un arbre. Attendait-il gentiment que le ferrailleur le rattrape ? Le ferrailleur en question en doutait sincèrement.

– Nous y sommes, murmura-t-il en sentant Gaël s’approcher.

– Vraiment ?

– Vois toi-même.

L’arbre qui les cachait était l’un des derniers qui constituait la jungle dense et impénétrable qu’ils avaient connue jusqu’à présent. Au-delà s’étendait une prairie dégagée à l’herbe verdoyante. Le vent s’y promenait fougueusement, libre et insouciant. Il y avait une petite maison ceinturée d’une barrière modeste à une centaine de mètres de là où ils se trouvaient.

Ce décor paisible et harmonieux était antinomique à la jungle qui couvrait les montagnes de Togor, dont le Mont Hurleur faisait pourtant partie intégrante. Des semaines entières passées dans une jungle poisseuse et moite, où l’air manquait presque autant que la nourriture et l’eau, alors qu’il existait un coin de paradis dans cet enfer sans nom.

– Vas-y sans moi, déclara Logriffe, je t’attendrai ici.

– Attends, tu es sérieux là ? C’est pour ton sabre qu’on est là, pas le mien.

– Rends-moi ce service si tu ne veux pas que je te torde le cou.

– Puisque c’est demandé si gentiment…

– Il y a des attaches à l’intérieur du manteau que tu portes, tu t’en serviras pour cacher les fragments de mon sabre. Tu ne devras le lui montrer que lorsqu’il aura accepté de reforger la lame, pas avant. Tu m’as compris ?

– Juste par curiosité, comment aurais-tu fait si j’avais décidé de suivre Defhr ?

– Tu ne l’as pas fait, c’est tout.

– Ça ne répond pas à ma question.

– Je me serais débrouillé autrement, mais puisque tu es venu, je suis bien décidé à te rendre utile. D’autres questions ?

– Non, soupira-t-il. Va pour jouer les larbins…

***

Gaël avait franchi la fine frontière qui séparait la jungle de la prairie d’un pas anodin, et pourtant pas tant que ça. Une bouffée d’air frais avait soudainement empli ses poumons, c’était comme respirer pour la première fois.

Il avança jusqu’à la maisonnette et fit face à ce qui semblait être une porte sans en être une. Elle n’avait ni poignée ni serrure. Dotée d’une armature en bois, c’était en réalité une cloison en toile montée sur des rails. Gaël saisit qu’il suffisait de la faire coulisser pour l’ouvrir. Quel mécanisme étrange pour une porte…

Il regarda discrètement à travers l’entrebâillement de la porte lorsque…

– Je peux vous aider ?

Il sursauta et se retourna, comme un voleur pris la main dans le sac. Devant lui se tenait une jeune femme chargée d’un bac de linges. Littéralement pétrifié par la surprise, il la regarda sans un mot. Elle était petite et menue, même pour une femme, sa peau était halée et ses yeux fins. Ses cheveux, noirs comme la nuit, étaient attachés en chignon malgré le fait qu’ils devaient être assez courts. Elle portait une robe pour le moins atypique : fermée comme un vêtement de chambre dont les pans formaient un « y » au niveau du torse, elle possédait des manches aussi longues que larges. À l’inverse, les jambes semblaient à l’étroit. Elle était également ceinturée d’une large bande de tissu formant un grand nœud dans le dos, et avait des sandales aux pieds.

– Une question nécessite une réponse, vous savez, insista-t-elle en grimaçant.

– Pardon, je… en fait, je suis à la recherche d’un forgeron qui, m’a-t-on dit, vit dans les environs.

Elle souleva un sourcil perplexe.

– Eh bien, on vous a mal renseigné, il n’y a personne d’autre que moi.

– Désolé d’insister, mais… je suis certain d’avoir vu du matériel de forge lorsque j’ai voulu entrer chez vous.

Cette fois-ci, elle lui rit au nez.

– Effectivement, il y avait bien un forgeron, avoua-t-elle, mais il n’est plus ici.

– Savez-vous où il est parti ?

– Vous pouvez le trouver près de cet arbre là-bas.

– Je ne vois aucune habitation…

– Allez y jeter un œil. Il sera ravi de vous recevoir.

L’arbre n’était qu’à une dizaine de mètres de la maisonnette. Pour ce que cela allait lui coûter en temps et en énergie, il ne voyait aucune raison de ne pas s’y rendre. Il restait néanmoins dubitatif quant au fait d’y trouver le forgeron.

Et bien sûr, il n’y avait personne. Il fit tout de même le tour de l’arbre, par acquit de conscience. C’est alors qu’il comprit… Au pied de l’arbre s’élevait une pierre tombale :

Yûji Kenshiro - De son amour naissaient des armes vouées à protéger la vie. Puisse son âme retourner auprès des siens

Gaël retourna auprès de la jeune femme. Elle étendait son linge sur des cordes maintenues à chaque extrémité par une poutre. Il savait qu’elle l’avait entendu, mais elle fit semblant de ne pas l’avoir remarqué.

– Mes condoléances. J’ignorais que c’était l’un de vos proches. C’était votre… mari ?

– Mon père, rectifia-t-elle.

Un silence gêné s’installa. Elle ne semblait pas vouloir mener la discussion plus loin, et Gaël se sentit vite indésirable. Que pouvaitil bien dire après avoir abordé un tel sujet ?

– Je n’ai pas vu de point d’eau à proximité, où avez-vous lavé votre linge ? demanda-t-il finalement pour changer de sujet.

– Il y en a pourtant un, plus loin dans la jungle.

– La jungle ? Vous n’avez pas peur d’être attaqué par un tigre ou un autre prédateur ?

– Ils ne rôdent pas dans cette zone.

– Je pensais que les animaux se réunissaient près des sources justement.

– Mon père disait que les bêtes, même les plus sauvages d’entre elles, craignent les Hommes et évitent de s’en approcher. Tant qu’elles sont capables de trouver de l’eau et de la nourriture autre part, elles ne viendront pas ici, car elles savent que ce territoire appartient à un être humain. Si nos semblables avaient eu le même instinct, je n’aurais sûrement pas droit aux visites dérangeantes.

– Je suis sincèrement désolé de vous importuner, est-ce que…

– Je ne faisais pas allusion à vous, sourit-elle. Vous permettez ?

Elle ramassa le baquet vide, et fit le tour de la maison. Elle entra à l’intérieur, laissant la porte grande ouverte derrière elle. Gaël prit ça pour une invitation.

Il y avait une table basse au centre de la pièce autour de laquelle étaient disposés des coussins. Au fond, une cuisine ouverte équipée de quelques meubles de rangements, ainsi que d’un grand plan de travail et d’un poêle. Juste à côté, un escalier menait à l’étage. Une porte coulissante ouverte laissait entrevoir la pièce adjacente : la forge qu’il avait entraperçue tout à l’heure.

La jeune femme ouvrit un grand tonneau dans la cuisine, en sortit quelque chose qu’elle découpa avec énergie. Gaël n’avait fait qu’un pas dans la maison et ne savait pas où se mettre, si bien qu’il resta planté là à l’observer de dos. Elle ouvrit un autre tonneau et en cueillit le contenu avec un bol. Bol qu’elle déposa sur la table basse.

– Vous avez l’air d’avoir faim, dit-elle. Mangez.

Le bol était rempli de riz sur lequel reposaient de petits morceaux de poisson cru. Gaël la remercia vivement et se laissa choir sur l’un des coussins. Il mangea de tout saoul. Jamais auparavant, il n’avait autant apprécié son repas. La femme l’avait regardé avec un petit sourire moqueur sur les lèvres. Elle attendit qu’il ait fini avant de lui adresser à nouveau la parole.

– Le soleil ne va tarder à se coucher. Vous dormirez ici.

Le ferrailleur n’allait certainement pas refuser cette offre. Il eut tout de même une pensée pour Logriffe qui l’attendait dehors. Mais ses remords disparurent aussi vite qu’ils avaient émergés. Le guerrier était un rude bonhomme, il survivrait à une énième nuit dans la jungle. Gaël avait la satisfaction de détenir sa revanche pour avoir été traité comme une larve et un larbin.

– Je vais préparer votre lit, annonça la jeune femme en se levant.

Elle s’arrêta à la première marche de l’escalier. Jetant un œil pardessus son épaule, elle lâcha dans un souffle :

– Je m’appelle Hana.

– Et moi Gaël, répondit-il avec un grand sourire.

***

En voyant le paladin Anton se diriger tout droit vers le bureau du Pontife, Arkhen s’était levé avec précipitation pour s’interposer. Lui, simple clerc, face à un colosse en harnois. Fort heureusement pour lui, le poids de la hiérarchie était plus lourd que celui de son armure.

– Je peux savoir ce que vous faites, mon frère ? demanda Arkhen avec un ton légèrement irascible.

– Je dois voir Gordimer au plus vite, répondit sèchement Anton.

– Je suis désolé, sa Grandeur est absente. Vous ne pouvez pas passer.

– Laissez-moi constater son absence de mes propres yeux.

Le paladin contourna le petit prêtre, mais celui-ci était aussi vif qu’un rat et fit barrage de son corps avant qu’il n’atteigne la porte.

– Si vous souhaitez vous entretenir avec le Haut Pontife, il faut prendre rendez-vous, et cela se fait auprès de moi, mon frère. Vous ne gagnez rien en vous comportant de la sorte. Dites-moi quel est le motif de votre venue et je m’arrangerais pour que vous puissiez voir Monseigneur.

– Ce n’est pas la peine. Je repasserai.

Le chevalier fit demi-tour. Arkhen était content de s’en être débarrassé sans s’être affublé d’une fausse promesse. Mais en le voyant s’éloigner, il songeait au secret que cet homme gardait. Et il mourait d’envie de le connaître, ce secret.

– Attendez ! s’écria-t-il.

Anton s’arrêta net et Arkhen courut le rejoindre.

– Vous ne m’avez pas compris frère, dit-il à bout de souffle. Si vous ne vous annoncez pas par mon biais, cette petite scène se répétera à chaque fois. Je ne veux qu’alléger votre fardeau, faitesmoi confiance.

Le paladin toisa le clerc de toute sa hauteur.

– Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond ici, dit-il presque sur le ton de la menace. Je suis revenu il y a des semaines d’une expédition dans l’Empire, seuls deux d’entre nous sont revenus, Galéo et moi-même. J’aimerais savoir pourquoi aucune équipe de secours n’est envoyée pour retrouver Tréa Reccini et Loan Fedley. S’ils sont encore en vie, il ne fait aucun doute qu’ils attendent de l’aide pour passer la frontière. Je ne parle pas de ce serpent de Salar, car je ne l’aime pas.

– Je vais voir ce que je peux f…

– Ce n’est pas tout, l’interrompit-il. J’imagine que vous autres, décisionnaires, trouverez une bonne raison pour justifier l’abandon de trois de vos hommes en territoire ennemi, afin de camoufler la vérité. Je me moque donc un peu de la réponse que vous pourrez me fournir à ce sujet. Ce que je n’explique pas, c’est l’attitude de Galéo. Il semble avoir oublié que sa sœur est en danger. Il est devenu apathique, je ne le reconnais plus. L’homme que j’ai connu n’en aurait eu que faire de votre approbation et serait allé chercher sa sœur au triple galop. J’ose espérer que vous n’êtes pour rien dans ce changement.

– Voyons, frère Anton, il est inutile de formuler de tels soupçons. Pourquoi ferions-nous du mal à nos propres frères et sœurs ? Je dois d’ailleurs vous corriger sur un point. Il n’y a pas de « nous » et de « vous » sous ce toit. Nous sommes unis et ne formons qu’une seule entité. Vos craintes sont donc parfaitement ridicules.

– Épargnez-moi vos sermons. Je ne vous fais pas confiance.

– Nous partageons tous le même vœu.

– Ça, c’est vous qui le dites. Et quand bien même, la fin et les moyens sont deux choses différentes.

– Vous feriez bien de changer d’attitude, frère Anton.

– Je vous renvoie l’avertissement, non-frère Arkhen.

***

Gaël regarda son « lit » avec circonspection. Sa couche se résumait à un matelas extrêmement fin posé à même le sol. Ses espoirs de passer la nuit dans un lit douillet s’étaient envolés. En glissant dans les couvertures il fut surpris du confort qu’offrait le matelas. Lui qui pensait que cela reviendrait à dormir directement par terre, changea subitement d’avis.

Le sommeil allait s’emparer de lui lorsqu’une lumière l’en extirpa. Semblable aux portes coulissantes, il y avait toute une cloison qui séparait la pièce en deux. De l’autre côté se trouvait la chambre d’Hana. Rapidement, il put voir une silhouette se dessiner sur la toile de la cloison.

Par ce jeu d’ombres, il vit Hana se déshabiller. Elle avait défait le nœud dans son dos, laissant tomber le ruban qui l’enserrait. Elle avait ensuite ouvert sa robe pour la faire glisser sur ses épaules nues. Puis, elle ôta ses sous-vêtements d’un geste gracieux. Gaël ne pouvait pas quitter des yeux cette scène envoûtante. Il observa sa silhouette dévêtue lever lentement ses bras et détacher ses cheveux, qui tombèrent en cascade sur ses épaules.

Puis, elle se coucha et éteignit la lampe.

Finalement, Gaël ne dormit pas beaucoup cette nuit…

Il se réveilla lorsqu’un rayon de lumière vint couvrir son visage. La porte menant à la chambre d’à côté était grande ouverte. Le lit d’Hana était vide et fait. Il s’était levé, titubant et légèrement dans les vapes, comme un lendemain de cuite. Il avait profité de la brise matinale en se tenant à la fenêtre, accessible depuis la chambre d’Hana. Le souffle du vent lui fit le plus grand bien, si bien qu’il en oublia presque son manque de sommeil.

Il descendit à l’étage inférieur, où Hana s’affairait à préparer le petit déjeuner. Il y avait deux plateaux sur la petite table. Chacun d’eux présentaient une assiette de poisson, un bol de riz et un autre avec de la salade. Il y avait aussi une coupe contenant un liquide chaud et parfumé.

Hana ne l’avait pas attendu pour commencer à manger, et elle avait presque fini son plateau. En le voyant s’approcher, elle le regarda d’un œil amusé.

– Vous avez bien dormi ?

– Oui, mentit-il.

Il s’assit et commença la dégustation de son déjeuner en silence.

– Vous n’êtes pas d’ici, je me trompe ? s’intéressa-t-elle. Vous êtes du sud ou du nord ?

– Je suis originaire de l’Empire.

– Pourquoi êtes-vous venu de si loin pour rencontrer mon père ?

Il laissa en suspens la question, hésitant sur la réponse à donner.

– Mon père n’était pas un simple forgeron, reprit-elle, il ne se préoccupait pas de l’argent qu’on pouvait lui offrir. Il jugeait si vous étiez digne ou non de manier l’une de ses lames. Son avis était définitif, ce n’était pas la peine d’insister dans les cas où il vous refusait.

– Qu’arrivait-il à ceux qui persistaient ?

Le regard d’Hana s’affûta à l’écoute de cette question.

– Quel genre de forgeron aurait-il été s’il n’était pas capable de manier ses propres créations ? Il détestait cette méthode, mais il y avait toujours des imbéciles qui allaient au-delà de son refus et de sa patience. L’un d’eux a même tenté de me faire du mal pour faire pression. J’avais cinq ans.

– Je suis désolé de l’apprendre…

Elle rit à gorge déployée.

– Qu’est-ce que j’ai dit de si drôle ? s’indigna-t-il.

– Vous vous excusez plus souvent qu’une vierge effarouchée. Je n’ai jamais vu d’homme aussi peu viril.

– La virilité n’a rien à voir avec la politesse.

– Vous avez probablement raison. Les gens de la ville sont peutêtre moins endurants que moi qui vis dans ces conditions, je dois valoir au moins deux hommes comme vous.

Cette fois-ci, elle lui arracha un sourire.

– Ne me sous-estimez pas non plus, je sais me battre. Et j’ai survécu à une expédition dans la jungle.

– Vous n’avez pourtant pas l’air d’être un guerrier.

– Je n’irai pas jusqu’à dire que je suis un guerrier, disons plutôt que je sais me défendre.

Elle arqua un sourcil interrogateur.

– Vous risquez votre vie pour venir jusqu’ici et demander à mon père de vous forger une lame, mais vous n’êtes pas un guerrier ? Pourquoi voulez-vous un katana Gaël ? Je veux une réponse.

– Très bien, dit-il avec un air sérieux qui surprit la jeune femme, mais d’abord, j’aimerais m’assurer de quelque chose. Hier, lorsque vous prépariez mon lit, je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un œil à votre forge. Et je ne pense pas me tromper en disant qu’elle a servi récemment. En tant que ferrailleur, je sais de quoi je parle. J’ignore depuis combien de temps votre père est décédé, mais compte tenu de l’usure de la pierre tombale, il n’est certainement pas mort la semaine dernière.

Elle avait perdu son sourire progressivement en l’écoutant. Elle le dévisageait maintenant avec un regard soupçonneux.

– Qu’insinuez-vous ?

– J’insinue que votre père vous a légué son savoir-faire, et que vous êtes capable d’accéder à ma requête. Je vous crois honnête, je ne poserai pas plus de questions si vous démentez. Sachez juste que je ne parlerai pas de mes intentions s’il s’avère que je me suis trompé sur vous.

Elle eut un sourire sans joie. Portant son regard en direction de la forge, elle marqua un temps de réflexion. Gaël avait raison, il le savait et elle aussi. Mais il était prêt à la croire si elle décidait de lui mentir, auquel cas, il partirait et mentirait à son tour à Logriffe.

Elle essuya une larme du revers de la main.

– Vous êtes cruellement perspicace.

– À défaut d’être virile, vous voulez dire ? plaisanta-t-il.

– Ne vous moquez pas. À votre tour d’être honnête. Quel travail vous avez à me confier ?

– J’ai sur moi une lame brisée qu’il faudrait reforger. Je vous la montre.

Il se retourna pudiquement en se levant. En dessous du manteau, il était toujours nu comme un ver, et il avait bien failli l’oublier. Il défit les attaches et déposa les deux segments du sabre sur la table.

Hana s’était levée d’un bond en voyant la lame.

– Sortez de chez moi, ordonna-t-elle à voix basse.

– Pardon ?

– Sortez de chez moi !!! répéta-t-elle en criant.

– Qu’est-ce qui ne va pas ?

– Ce katana était celui de mon père, grogna-t-elle, son assassin l’a emporté avec lui la nuit où il est mort. Maintenant, sortez de chez moi ou je vous ampute de chacun de vos membres. Mon père ne m’a pas qu’enseigné l’art de la forge, figurez-vous.

– Écoutez je…

– SORTEZ !

Et elle empoigna le couteau de cuisine qui reposait sur la table.

***

Logriffe était resté à la lisière de la jungle. Il savait que les prédateurs ne s’aventuraient pas dans ce périmètre et ne craignait donc pas d’en être la cible. Il se sentait nu et vulnérable sans son katana. Il détestait cette sensation.

La nuit s’était écoulée et aucune nouvelle de Gaël. Ce satané ferrailleur prenait son temps. Mais la tâche était difficile, il en était conscient. Il y avait même peu de chance qu’il réussisse à faire reforger la lame.

En cette nouvelle matinée, Hathar avait déjeuné quelques fruits avant de s’attaquer à des exercices physiques. Des étirements pour commencer, puis des pompes, des abdominaux et des tractions. Il répéta ensuite une chorégraphie de gestes qui correspondaient à des postures de combat, tenant fermement entre ses mains un sabre imaginaire. Enfin, il s’assit en tailleur et médita. Il avait ôté le haut de sa tunique pour faciliter la concentration. L’air frais fit du bien à ses muscles saillants.

Il fit le vide en lui. Ne pensa plus. N’était plus. La Nature chantait tout autour de lui et il ne fit plus qu’un avec. Il était le pouls de la terre. Il était le souffle du vent. Il était la sève des arbres et la lumière du soleil. Il était une insignifiance au sein d’un tout. Le temps n’existait plus, n’avait jamais existé.

Cette harmonie se brisa comme du verre. Logriffe fut ramené dans son corps par des pas approchants, ceux d’une personne qui ne cherchait pas à être discrète. Il ouvrit les yeux et vit le ferrailleur avancer dans sa direction à grandes enjambées. Il préparait déjà une réplique cinglante lorsque le ferrailleur lui colla un poing en pleine face.

En réponse, le bras de l’assassin avait jailli et saisit le cou de Gaël. Il serra sa prise juste assez pour être menaçant. Avec ou sans sabre, il restait un être dangereux. Mais le jeune homme n’affichait aucune crainte sur son visage, au contraire, il le défiait du regard. Il s’était empourpré de colère, et entre ses dents grinçait une accusation :

– Vous avez tué son père. Comment avez-vous pu m’envoyer làbas sachant cela ?

Logriffe lâcha soudainement sa prise.

– Tu comprends pourquoi je ne pouvais PAS y aller moi-même.

– Vous êtes un monstre !

– Je suis bien pire qu’un monstre.

– Elle n’a pas voulu réparer votre katana, mais vous vous en doutiez.

– Il me le faut. Sans lui je ne peux rien faire pour Aria.

– Tout ce que vous voulez, c’est racheter vos fautes. Vous n’arrivez même plus à vous supporter tel que vous êtes.

– Je ne crois pas au repentir, nos erreurs font partie de nous et nous devons les accepter. Obtenir le pardon ne guérira pas les maux que j’ai causés. J’assume celui que je suis et les choix qui m’ont façonnés.

– Alors pourquoi ne pas aller voir Hana vous-même ? Pourquoi ne pas affronter la vérité en face ? Vous fuyez. Lâche. Vous fuyez car vous avez peur de ressentir de la culpabilité. La mort, vous la côtoyez depuis toujours, elle ne vous effraie plus, mais qu’en est-il de la vie que vous laissez derrière vous ? Vous n’avez jamais été important aux yeux de quelqu’un, vous ne pouvez pas comprendre, et c’est de ça dont vous avez peur. Alors écoutez-moi bien : toutes vos victimes ont créé des veuves et des orphelins. Vous comprenez ? Les ignorer n’effacera pas leur existence. En revanche, vous, personne ne vous pleurera.

Logriffe encaissa sans un mot, il ne semblait même pas écouter. Gaël allait surenchérir, mais renonça au dernier moment. Cela ne servirait à rien de l’accabler de mille sermons, cet homme était en paix avec ses crimes.

– Comme vous, je pense d’abord à Aria, dit-il à la place. Demain, je retournerai voir Hana et j’essaierai de la convaincre de reforger le katana. Mais je ne veux plus vous voir. Vous reprendrez votre sabre et ça s’arrêtera là.

Et le ferrailleur s’en alla.

Le lendemain, Gaël se rendit chez Hana dès qu’il fut levé. Il avait passé la nuit au pied d’un arbre, et son corps était parsemé de bleus et de courbatures. Dans ses songes, il avait pensé au matelas confortable de la nuit précédente, et par analogie, il avait rejoué la scène de l’ombre sur la toile. Il avait rêvé d’Hana, de sa silhouette, de ses pleurs, de sa colère, et d’autres choses…

Devant la porte coulissante, il hésita.

Puis il entra.

Elle était là. Devant lui. Ils se regardaient l’un l’autre, tous deux surpris. Puis elle attrapa un fourreau posé contre le mur et dégaina. Elle se jeta sur lui en criant. Son bras décrivit un arc de cercle, précis et mortel.

La lame du katana s’arrêta à un centimètre du cou. Gaël n’avait pas bougé d’un pouce. Il était resté droit et fier. Il avait confiance en elle, et savait qu’elle ne lui ferait aucun mal. Il s’agenouilla à ses pieds, et baissa la tête en signe d’humilité.

– Je te prie de me pardonner pour le mal que je t’ai fait, dit-il. J’ignorais tout. Comme tu le sais je ne suis pas l’assassin de ton père, cette lame que j’ai apportée n’est pas à moi. Mais crois-moi, j’en ai besoin. J’ai une amie qui est en danger, sans arme, je ne peux rien faire pour elle.

Il l’avait tutoyé sans s’en rendre compte. Ce qui aurait pu être un signe d’irrespect n’en fut pas un. Elle lui renvoya la familiarité.

– Si tu as tant besoin d’une arme, pourquoi venir jusqu’ici ? N’importe quelle épée ferait l’affaire. Ce que tu veux, c’est un katana,