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Des bébés africains retrouvés morts dans l’Enclos des Fusillés, à Liège, là où reposent en paix des héros de la Seconde Guerre mondiale…
Une paix bien compromise par l’exhumation de deux corps minuscules enchevêtrés, blottis dans une serviette de bain jaune pour tout linceul. Qui a enterré les nouveau-nés dans ce lieu quasi sacré ? Gabrielle Werner, la juge d’instruction chargée de l’enquête, est bouleversée par ce gaspillage d’enfants, elle qui cherche désespérément à devenir mère.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Romaniste, enseignante,
Line Alexandre vit à Liège, où elle écrit et anime des rencontres littéraires. Elle a publié les romans
Petites Pratiques de la mort (Le Grand Miroir/Luc Pire, 2008) et
Mère de l’année ! (Luce Wilquin, 2012) ; et un recueil de nouvelles,
Ça ressemble à de l’amour (Luce Wilquin, 2013). Avec le polar liégeois
L'Enclos des Fusillés, Line Alexandre s’essaie à la manière noire après quatre romans dont le dernier,
Jeanne derrière la porte, a paru dans la collection « Plumes du Coq » en 2015.
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Seitenzahl: 189
Veröffentlichungsjahr: 2022
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1.
— Je vous dérange ?
Ravel savait qu’elle était de garde, nom de Dieu.
— On vient de faire une découverte dans le parc à l’Enclos des Fusillés. Je crois que vous devriez passer. Vous avez de la veine, c’est tout près de chez vous. Ah j’oubliais ! J’ai prévenu votre greffière.
De la veine ? Dans une heure, sa garde aurait été terminée.
Quelquefois, Gabrielle se demandait si le commissaire ne se payait pas sa tête.
À l’entrée de l’Enclos, Anna, sa greffière, l’attendait. Elle avait pris le temps de préparer un thermos de café serré à son intention. Gabrielle se saisit du gobelet brûlant.
— Vous me sauvez, Anna.
Le commissaire Ravel était là aussi, il paraissait plus voûté que d’habitude, la tête lourde sous sa tignasse de cheveux argentés. Au bec, un de ses éternels cigarillos. Pas si loin de la retraite, songea Gabrielle.
Près du mur du fond, elle aperçut le substitut, l’air captivé par n’importe quoi sauf la scène de crime. La tête du bonhomme qui était là par erreur et s’ennuyait poliment en homme bien éduqué.
— Bonjour madame la juge. Ravi de vous trouver sur cette affaire.
Comédie des fausses surprises, c’était lui qui l’avait désignée même s’il faisait mine de la découvrir. Elle remercia d’un hochement de tête. Ravel l’entraîna en lui pinçant le coude.
— Un coup de fil d’un promeneur de chien. Ce matin au premier lever de pattes, l’animal a trouvé une petite chose qui dépassait d’une tombe. Il nous a appelés. Je parle du maître bien sûr. Et j’accepte un café aussi, ma belle Anna.
La belle Anna lui tendit le thermos sans sourire, elle n’avait pas vocation à se transformer en cantinière pour n’importe qui et surtout pas pour ce type qui collait aux basques de sa patronne.
Des policiers formaient une haie de protection devant la pelouse d’honneur et son régiment de croix serrées qui épelaient les noms des résistants exécutés par l’ennemi lors de la dernière guerre. Plus loin s’ouvrait une clairière herbeuse nimbée de soleil. Au centre, trois poteaux de bois délavé dont on aurait volontiers oublié la fonction si on ne distinguait, en s’approchant, les déchirures des balles et les reflets sombres de traces de sang rincées par les pluies et le temps. L’endroit était sournoisement enchanteur et il n’était pas rare de voir des amoureux ou des promeneurs soucieux de solitude y trouver refuge. Gabrielle allait elle-même quelquefois y cueillir un peu de ce silence de qualité qu’offrait la proximité d’une armée de fantômes bienveillants.
Des hommes agenouillés creusaient, courbés, tels des archéologues penchés sur un terrain de fouilles. Les gens du labo. Ils s’écartèrent et elle découvrit deux corps de bébés, minuscules, enchevêtrés, blottis dans une serviette de bain jaune pour tout linceul.
Gabrielle porta la main à son ventre et s’agenouilla face à ces corps violentés jusqu’à la mort, elle se força à regarder sans toucher. Les deux petits corps étaient barbouillés de terre, il avait plu, mais sous la boue, on remarquait les traits négroïdes.
— Les nouveau-nés de couleur naissent souvent presque blancs. Au maximum café au lait avec plus ou moins de lait, dit Ravel. Mais ici, il n’y a pas de doutes.
Gabrielle se força à énoncer les faits pour Anna, affairée à prendre note.
— Les petits cadavres semblent ceux de jumeaux noirs ou métis que quelqu’un a enterrés presqu’à fleur de terre, au milieu des tombes des suppliciés de la dernière guerre, dans le Sanctuaire des Fusillés.
— Subtil, soupira Ravel. Qui viendrait gratter parmi les tombes où l’on sait qu’un cadavre existe déjà ? Sauf un imbécile de clebs. Ça devrait être interdit de laisser son chien pisser dans un cimetière.
Gabrielle avait bien envie de maudire ce chien qui venait de lui plomber sa journée, mais il valait mieux réserver les malédictions à ceux qui avaient tué ou en tout cas enterré les nouveau-nés, même pas dans le fond d’un jardin, enfouis, protégés dans une caisse de bois, non, emballés dans un drap de bain, à la va-vite, liés pour une ténébreuse éternité comme leur gémellité leur promettait de l’être pour la vie.
Elle pensa à Hélène. Elle réfréna une nausée.
Le commissaire lui toucha le bras.
— Voilà le témoin et son limier.
Un homme chauve en bottes de chasseur tenait au pied un teckel noiraud qui s’époumona dès qu’il les vit approcher. Le substitut les avait rejoints, toujours silencieux. Elle voyait venir le moment où il lui dirait qu’il s’en lavait les mains, qu’il lui laissait tous les pouvoirs, il détestait les descentes sur le terrain. Elle aussi au fond.
— Doucement, Vénus, ces messieurs dames sont gentils, rassura le propriétaire dudit limier.
Son pied la démangeait d’envoyer un bon coup au roquet ou plutôt à la roquette, droit du genre oblige.
— Racontez-moi, monsieur…
— Bertrand. Alexis Bertrand. Retraité de la banque. Chaque matin, vous voyez, je sors Vénus, elle est pleine de vie, cette petite, et quand nous entrons dans l’Enclos, je la libère. C’est sans danger pour elle puisque c’est un enclos, ajouta-t-il avec finesse. Elle adore. Dès qu’on passe le pont puis les haies d’entrée, elle commence à frétiller et s’en donne à cœur joie.
— Vous savez qu’il n’est pas permis de lâcher des chiens ici ?
— Vénus et moi, nous sommes très respectueux, elle ne fait jamais ses besoins sur les tombes, je le lui interdis.
— Et ce matin ?
— Je l’ai vue s’arrêter et renifler là, juste chez Julius Sarment. Je les connais tous. En attendant que Vénus se dégourdisse les pattes, je lis les noms, les dates de décès pour passer le temps. À côté de Julius, c’est Albert, puis le cadet de la bande, Hector, un gamin de seize ans à peine. Vous savez, à force, je me suis intéressé, j’ai lu tout ce que je trouvais sur eux.
— Et ?
— Et je me suis précipité pour la gronder, elle aboyait sur quelque chose qui dépassait. J’ai mis mes lunettes parce que, vous voyez, à mon âge…
— Je vois.
— Alors, je me suis penché, j’ai vu une petite main qui pointait, une toute petite main d’enfant et là, j’ai pris Vénus sous le bras et je suis rentré en courant pour vous téléphoner.
L’idée de Vénus ballottée tête ahurie aurait pu la faire sourire en d’autres circonstances. Elle remercia le témoin, Anna nota les coordonnées, pour le cas où, mais nous nous efforcerons de ne pas vous ennuyer, l’homme assura qu’il demeurait à leur disposition, cela ne l’ennuyait pas, il était prêt à tout répéter une nouvelle fois. Elle voulait bien le croire.
Le substitut mit une main gantée sur son épaule en guise d’au revoir.
— J’attends votre rapport dès que possible, madame Werner.
Gabrielle resta seule face à la tombe ouverte comme un ventre auquel on aurait arraché d’étranges fœtus. Elle espérait que Julius Sarment appréciait les enfants et les visites et que ses descendants ne seraient pas trop chicaneurs, car il allait falloir opérer plus profond pour vérifier s’il n’y avait rien d’autre là-dessous.
— C’est un nom particulier, Julius Sarment, vous ne trouvez pas ?
— Pas plus que Ravel. Et ne vous inquiétez pas, je m’occupe du légiste. On vous téléphone dès qu’on a des nouvelles. Si ça vous intéresse.
— Bien sûr que ça m’intéresse, Ravel. Et commencez par fouiller en dessous et dans les tombes attenantes. Avec tact, je compte sur vous, ajouta-t-elle à l’adresse des hommes agenouillés.
— Vous voulez dire jamais deux sans trois ?
— On ne sait jamais. On se voit cet après-midi. Et faites placer des policiers supplémentaires à l’entrée du pont, je ne veux pas qu’on sache ce qui se passe ici sinon nous aurons toutes les familles et la presse sur le dos.
Elle bredouilla des excuses intérieures aux mânes des héros bousculés en ce temps de Toussaint. Dans sa tête, les deux corps sortis de terre comme des rejets.
2.
Elle avait promis à Anna de passer au bureau l’après-midi, quelque chose à régler avant. Sans préciser qu’il s’agissait d’un rendez-vous à l’hôpital, celui-là même dont la silhouette massive dessinait l’horizon de l’Enclos.
Liège avait bouté ses industries aux lisières et juché ses hôpitaux sur des collines comme autant de bastions pour mener les nouvelles guerres. Et ces hôpitaux turbinaient nuit et jour, brassaient des milliers d’êtres et les recrachaient en coulées continues plus prospères que l’or liquide des hauts fourneaux qui agonisaient dans les périphéries. Tout autour, des bois apprivoisés et des parcs où tuer les dimanches.
Mais les enfants, cela n’aurait pas dû être au programme.
Gabrielle aimait sa ville, charmeuse et indolente comme le sont souvent les villes de fleuve et elle aimait son quartier près du parc. Elle espéra que le souvenir des jumeaux ne le lui gâche pas.
Elle avait besoin de réfléchir et reprendre ses esprits après la macabre découverte. Elle s’assit sur un banc dans le parc, le soleil avait chassé la brume du matin et les pluies de la nuit. Voilà pourquoi la terre meuble avait exhumé en partie les petits cadavres. Elle avait encore un moment devant elle avant le rendez-vous, cette insémination qu’elle allait subir, la deuxième et aussi la dernière, elle se l’était juré.
Elle taquinait du pied un amas de branchages qu’elle s’évertuait à rassembler avec beaucoup de concentration. Quelqu’un s’approcha, s’affala à ses côtés, elle le sentit à l’ondulation du banc qui la souleva comme une vague. Elle ne regarda pas, tout juste si, du coin de l’œil, elle aperçut de grandes mains noires que l’homme croisait entre ses cuisses.
Elle avait envie d’être seule, que le banc lui appartienne pour quelques instants. Un nouveau roulis l’avertit qu’il se penchait en avant. Les mains se tordaient. Elle continuait à chiffonner les feuillages du bout du pied, le moment n’était-il pas venu de les éparpiller ?
À côté d’elle, une voix murmura :
— Si tu veux, je peux te donner du sperme et du plaisir.
Comme s’il lui proposait un nouvel aspirateur, une occasion à ne pas manquer, en toute humilité, mais assez sûr du produit.
Avait-elle bien entendu ? Le voilà qui répétait :
— Du plaisir et du sperme, tant que tu veux.
Elle se leva en rougissant, qu’avait-il lu sur son visage ? Elle s’enfuit, mais c’est d’elle-même qu’elle rougissait, elle aurait pu lui dire merci, ils étaient entre paumés de bonne compagnie. Cet homme était d’ailleurs une solution plus sympathique à son problème que la fichue seringue qui l’attendait, mais il aurait été difficile de présenter à sa famille un bel enfant café au lait.
Café au lait ? Bon sang !
Au guichet, elle se glissa dans la file d’attente, essoufflée d’avoir couru. Quelle imbécile elle faisait ! C’était elle qui aurait dû le suivre, elle aurait pu le faire arrêter pour harcèlement, racolage, elle avait l’embarras du choix, le hasard lui avait peut-être donné un coup de main et il était trop tard maintenant. Elle tendit sa convocation à la guichetière qui interrogea haut et fort :
— Werner ! C’est pour une insémination ?
Il lui sembla que tous les regards convergeaient vers elle. Elle partit très vite en bousculant un couple de retraités outrés.
Après leurs tentatives infructueuses, elle avait parlé à son mari des autres façons d’avoir un enfant, adopter, avoir recours à l’insémination… Bruno avait d’abord tout refusé. Il fallait laisser faire le destin. Les hasards étaient à l’œuvre et des forces obscures les menaient vers le meilleur pour eux.
Pour elle, les voies du destin semblaient aussi bouchées que des trompes de Fallope rétives. Elle avait subi tous les examens, douloureux à souhait, pour s’entendre déclarer que tout allait bien. Il restait le blocage psychologique ou… le mari ? Avait-on exploré ? avait demandé le médecin. Bruno avait refusé de se soumettre à quelque test que ce soit. Le destin, toujours le destin, affirmait-il.
Ils n’avaient nul besoin de cet enfant, il la regardait avec toute la persuasion dont il était capable, n’étaient-ils pas parfaitement heureux ? Elle n’était pas vraiment invitée à répondre non. D’ailleurs, ajoutait-il, ils avaient Mathias, son neveu, un garçon adorable, elle en convenait, mais il n’était pas son fils et il avait presque seize ans. Elle voulait un bébé. Bruno la regardait agacé comme si elle faisait un caprice. Il disait notre bonheur comme s’il s’agissait d’un bien collectif et indissociable. Et un engourdissement la saisissait, elle devenait prisonnière d’une énorme bulle de glu rose qui menaçait d’éclater si le souffle de la foi en ce bonheur venait à lui manquer.
3.
Gabrielle commençait à connaître les couloirs du labyrinthe.
Le STRS (Service des techniques de remédiation à la stérilité) se terrait au sous-sol à côté de la radiologie, dans les soutes où le soleil ne pénétrait jamais.
Dans ce couloir, sur des chaises de plastique orange, deux femmes plongées dans des magazines ne levaient pas la tête. Elle s’assit en bout de rangée, faisant grincer le monocoque. Sur le mur en face, quelqu’un avait punaisé un chemin de croix du bonheur : des posters avec des enfants qui riaient, des chevaux blancs qui galopaient, des petites maisons dans des prairies.
Des enfants, des enfants morts, vivants, à venir ou qui ne voulaient pas venir.
Elle tenta de chasser l’image des petits cadavres du cimetière, mais ils poussaient leur tête au milieu des herbes folles des collines de rêve.
Une infirmière appela son nom. Elle l’introduisit dans une cabine étriquée où elle la pria de se mettre à l’aise, ce que l’on pouvait traduire par se déshabiller, en lui tendant une camisole verdâtre piquetée de fleurs blanches. Elle les détailla avant de revêtir la camisole, elle aurait tellement voulu un présage. Elle troqua ses vêtements moelleux contre cette liquette dans laquelle elle frissonnait la peur au ventre. Le temps passait goutte à goutte comme une perfusion.
Le médecin poussa la tête dans la cabine et lança guilleret : « J’achève ma patiente précédente et je suis à vous. » Toutes les suppositions étaient permises.
Quand elle avait plongé dans Internet et tapé le redoutable mot stérilité, elle avait découvert, à travers une infinité de sites, une collection de termes barbares qui annonçaient toutes les malédictions : anomalie de l’ovulation, insuffisances hormonales, obturation des trompes, endométriose… Allait-on lui faire subir une laparoscopie, une biopsie, quoi d’autre ? Elle avait assailli le gynécologue de questions. Il s’était passé une main sur le front, de manière très élégante, comme pour en effacer un petit souci importun et avec son sourire à la George Clooney, il avait rétorqué :
— Vous ne pouvez pas avoir tous les maux. Et vous feriez mieux de changer de lectures.
Elle était censée être rassurée.
Le médecin était à elle. L’infirmière s’effaça et ouvrit la porte comme si elle lui offrait l’accès au cœur du harem. Dans quelques minutes, on lui mettrait les pieds aux étriers, on écarterait ses jambes pour enfourner dans son sexe une seringue, elle serait fécondée par un père absent et inconnu. On lui parlerait avec cette pitié doucereuse que l’on réserve à l’enfant docile censé s’éveiller en toute personne qui entre à l’hôpital :
— Détendez-vous, allons, détendez-vous, on ne sent rien du tout. Voilà, on est fin prête pour le grand moment ?
Elle pensa au père inconnu, brave petit soldat. C’était leur deuxième rendez-vous, le premier avait été manqué. Elle aurait aimé que cela marche entre eux. Bien sûr, il n’y aurait pas de dîner aux chandelles, ni de regards échangés, ni de caresses. Il n’y aurait qu’une rencontre de cloaque aseptisé d’où naîtrait peut-être un enfant.
Penser à autre chose.
L’image de sa sœur resurgit. Il s’en était fallu de peu qu’elle se retrouve blottie contre sa jumelle comme les petits cadavres du cimetière.
Chacun de ses anniversaires apportait son lot de révélations. C’était comme un puzzle, chaque année, sa mère ajoutait une nouvelle pièce, la tradition voulait qu’elle la reçoive ce jour-là. Le cadeau de ses dix ans avait été la belle histoire du petit vampire.
Dès le début, j’ai su que vous étiez deux. Mais l’un des deux bébés s’agitait beaucoup plus, je le sentais. Je mangeais pour deux, mais il y en avait un qui avalait tout. Le médecin m’a dit : il y en a un qui profite !
Gabrielle imaginait le toubib avec un grand doigt de mise en garde, les sourcils froncés, mécontent.
Et voilà pourquoi, ma chérie, je n’ai jamais été inquiète pour toi dans la vie, tu as démarré comme un vrai petit vampire.
C’était énoncé sur le ton du compliment.
C’est ainsi qu’elle avait appris qu’elle n’avait pas été seule dans le ventre maternel, qu’elle avait lâché sa sœur, ou pire. Pourtant elle ne lui avait jamais voulu de mal, elle le savait, elle aurait tant souhaité qu’elle vive, elle n’aurait pas été seule. Elles auraient pu s’amuser, Hélène et elle. Elle avait fini par donner un prénom à sa jumelle, c’était difficile à la longue de s’adresser à un blanc dans la tête. Puisque les parents ne l’avaient pas nommée, elle avait le choix. Elle aimait bien Hélène et il valait mieux pour la qualité de leurs échanges que le prénom lui plaise.
Elle l’avait un peu oubliée ces derniers temps.
L’image des deux bébés dans l’Enclos des Fusillés refit surface et elle pria pour que la personne qui les avait si intimement blottis l’un contre l’autre l’ait fait pour les protéger, dans un élan qui aurait pu ressembler à de l’amour.
Elle se força à de nouvelles perspectives. Et si la tombe de Julius Sarment n’avait pas été choisie au hasard ? Et s’il s’agissait d’une histoire de famille ? Il fallait en savoir plus sur le bonhomme. Elle pouvait déjà téléphoner au maître de Vénus. Il avait l’air de bien connaître les lieux et leurs locataires.
4.
L’ascenseur qui la ramenait à la surface la jeta avec quelques autres hébétés dans le hall de l’hôpital. Ses jambes flageolaient. Quelqu’un lui heurta l’épaule, elle trébucha et une ombre s’en alla emboutir la porte de l’ascenseur.
— Pardon m’dame !
Un garçon hilare la scrutait, pas du tout contrit quoi qu’il en dise, il avait réussi son coup : l’effrayer. Quel âge pouvait-il avoir ? Douze, treize ans peut-être ? Difficile à dire, il avait l’air si frêle dans son pantalon trop large et trop long qui lui tombait des hanches et la même blouse ample piquetée de fleurs qu’elle venait de quitter. Une aiguille fichée dans son poignet le reliait à une potence sur roulettes à laquelle était suspendue une poche de liquide transparent.
Et le voilà qui repartait dans une course glissade sur le sol brillant. Il patina vers son complice, un autre jeune fauve maigre. Sous la verrière retentirent les cris d’apaches des deux gamins chauves qui hurlaient leur pied de nez à la mort. Elle imagina la douleur de l’aiguille qui s’arrache, la veine qui éclate, la blessure possible, elle en perdit le souffle.
Elle aurait dû accepter le café que lui offrait l’infirmière. Elle avait préféré fuir au plus vite le bunker aux néons. Maintenant, elle en avait une envie féroce de ce café. Au sortir du parc, juste au coin des premiers immeubles, il y avait un bistrot assez sombre aux vitraux colorés à la flamande, elle imaginait un café d’habitués. Elle décida de s’y reposer un instant.
Mais avant, il lui fallait appeler monsieur Bertrand, comme elle se l’était promis, pour en avoir le cœur net. Le maître de Vénus au bout du fil connaissait bien les Sarment, une famille de magistrats dont les fils avaient tous porté des noms d’empereurs, Julius, Auguste et Domitien. Le Julius était l’aîné et était mort célibataire à près de cinquante ans, fusillé pour avoir participé à un réseau de résistance. Il était juge comme ses frères et son père. Enfouir des enfants auprès d’un magistrat, si ce n’était pas un hasard, ne relevait-il pas d’un souci de provocation ? À moins que le célibataire, tout héros qu’il fût, ait fauté dans sa jeunesse par exemple. Elle se força à garder à l’esprit la piste familiale, elle allait demander une enquête discrète sur les descendants Sarment. Une famille aussi respectable pouvait ne pas supporter des surgeons trop colorés sur son arbre généalogique. Elle adressa un message à Ravel en ajoutant C’est pour hier. Il lui répondit Comme toujours, non ? Je mets Tan dessus tout de suite.
S’il y avait quelque chose à trouver, Tan le trouverait.
Gabrielle retraversa le parc, l’automne était là. Bientôt l’hiver.
Elle aurait voulu un hiver où elle ressentirait des nausées aux fêtes de fin d’année, où elle sentirait son ventre roué de coups de pieds au moment des crocus, elle promènerait un ventre trop lourd sous les pommiers en fleurs, elle grimacerait de fatigue radieuse en avril, elle s’inquiéterait des dates de vacances du gynécologue…
Le bonheur, ça devait être de se sentir pleine comme une journée bien remplie.
5.
Marie-Baptiste sortit de la cuisine et sourit au patron occupé derrière le bar à essuyer des verres. Ce matin il n’y avait encore personne et le silence leur faisait du bien. Silvio fit claquer sur son ventre ses bretelles aux couleurs de l’Italie. Elle-même arborait ce jour-là un boubou écarlate qui dynamitait la grisaille.
Le carillon d’entrée tintinnabula et la porte s’ouvrit sur une grande femme mince, très pâle avec un visage grave sous une frange de cheveux noirs.
Ils la dévisagèrent, elle n’était jamais venue auparavant.
Derrière le bar, le vieil homme chauve songea qu’elle avait une belle tête de Florentine, comme les femmes de son pays. Puis il retourna à l’essuyage de ses verres à bière.
Marie-Baptiste s’approcha de l’arrivante.
— Tu veux quoi ?
Le tutoiement surprit l’autre.
— Un café.
— Non, toi, tu as besoin de douceur, d’un cappuccino comme Silvio sait les faire.
— D’accord.
La jeune femme semblait heureuse de cette prise en charge.
Marie-Baptiste, le poing sur la hanche, la soupesait du regard.
— Je ne te connais pas. Tu n’es jamais venue ici, toi ? Et pourquoi tu viens aujourd’hui ?
— Marie-Baptiste ! protesta le patron dans le crachotement de la machine qui éructait la crème.
Il déposa la tasse devant sa cliente.
— Ma serveuse exagère toujours, dites-lui si vous voulez être tranquille.
— Mais personne ne veut être tranquille, patron. Comment tu t’appelles ?
— Gabrielle.
— Comme l’ange. C’est joli. Qu’est-ce qui t’amène ?
Le patron regagna son bar en haussant les épaules. Il savait ce qui allait se passer. La femme allait déballer à Marie-Baptiste la moitié de sa vie, cela ne manquait jamais. Et de fait, il entendit bientôt s’entamer le récit d’une séance d’hôpital, les peurs d’avoir ou ne pas avoir un bébé…
— Tu sais, je les sens, moi, les histoires d’enfant. J’ai eu un bébé, dit Marie-Baptiste en se frappant le ventre et en désignant derrière les murs la direction du parc.
Gabrielle sursauta, cette femme ne pouvait pas revendiquer le massacre des petits !
— Ma Jessie, elle est venue à six mois. Elle est restée des semaines dans cet hôpital, je suis allée la voir tous les jours. Jusqu’à ce qu’on rentre ensemble à la maison.
— Laisse la dame tranquille, Marie-Baptiste, tu l’ennuies.
— Mais non, vous ne m’ennuyez pas du tout.
— Tu peux me tutoyer, je te dis. J’ai aussi un fils resté au pays, il s’appelle Dieumerci.
Elle sortit de son corsage un médaillon enfoui entre ses seins, comme si elle avait attendu l’occasion depuis longtemps.
— Les hommes, on ne peut pas leur parler.
Elle ouvrit le clapet comme un tabernacle et le tendit.
Gabrielle le reçut dans la main. La chaleur du métal couvé la surprit, la liant par une solidarité brutale. Un regard noir de jeune fauve qui se croit mal-aimé. Quel gâchis ! Un chagrin la saisit. Ne pouvait-il sur cette photo sourire à sa mère ? Il ne pouvait pas ignorer qu’elle l’aimait, pleurait son absence, priait pour lui chaque jour. Elle se força à mieux examiner le cliché. Garçon maudit : portrait de genre. Il ressemblait à ces enfants soldats que l’on photographie en Afrique centrale. La seule différence, c’était la Kalachnikov ou le sabre, la machette que ces adolescents de là-bas arboraient à bout de bras en grigri maléfique.
— Vous aviez raison, il est très beau. Depuis quand ne l’avez-vous plus revu ?
— Six ans, l’âge de ma Jessie. Lui en avait dix. Et il m’adorait. Il a été si malheureux que je parte. Je crois qu’il est fâché.
Elle referma le clapet du médaillon et l’enfouit dans son giron comme on ensevelit un secret.