La prophétie des nains - Line Alexandre - E-Book

La prophétie des nains E-Book

Line Alexandre

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Beschreibung

Le village ardennais était paisible et loin de tout, jusqu’à ce qu’une inconnue soit retrouvée noyée dans la fontaine. Une mort mystérieuse qui sera la première d’une série d’autres toutes aussi étranges. L’affaire va mettre à l’épreuve l’inspecteur Joris, en proie au doute, et la juge Werner, fraîchement débarquée dans la région. Au cœur de l’histoire, une auberge où tout est suspect, même la ribambelle de nains de jardin qui la décore. S’amuseraient-ils à obscurcir l’enquête ?
Une auberge ardennaise où tout est suspect...


À PROPOS DE L'AUTEURE


Line Alexandre a déjà publié dans la collection Plumes du Coq Jeanne derrière la porte et L’Enclos des fusillés, un premier polar liégeois où l’on rencontrait l’inspecteur Joris et la juge Werner. 

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Seitenzahl: 217

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Descriptif

La collection de romans policiers Noir Corbeau bénéficie du regard averti de François Périlleux, Commissaire Divisionnaire (e. r.), ancien chef de la Crime à la Police Judiciaire Fédérale de  Liège.

Chapitre 1

Assise sur la margelle d’un bac de la fontaine, elle entend l’eau ruisseler derrière elle à gros bouillons, les pluies ont été rudes et les sources sont gonflées. De l’autre côté de la rue se dresse la masse de schiste sombre, presque hostile, du café du village aux fenêtres trop rares, aucune de son côté, il lui tourne le dos, il l’exclut, il la boude, il lui dit qu’elle n’est pas d’ici. L’air du soir la fait frissonner, elle remonte le col de son anorak, elle songe à se lever puis se ravise, elle ne partira pas. Elle serre son téléphone. Il lui faut une réponse à son message. Sinon…

Une ombre arrive à sa rencontre.

— On ne devait pas se voir ici. Jamais !

— C’est pourtant le bon endroit, répond-elle.

— Non, non, tu m’avais promis. Va-t’en, on parlera plus tard.

— On a trop parlé, il faut agir maintenant, mon bel amour.

— Tais-toi.

— Mais tu es mon bel amour.

La main de l’ombre la gifle. Elle titube, elle se dresse.

— Tu vas me le payer. Je vais tout lui dire.

L’autre lui saute dessus. Elle bascule en arrière, sa tête heurte le bord de pierre, tout devient flou, elle a le temps de sentir une main qui lui saisit la nuque, la retourne et la plonge dans l’eau, la main est ferme, déterminée, elle ne sait à quoi s’agripper, griffe les parois, elle ouvre la bouche pour prendre l’air, l’eau le remplace, ses poumons explosent en une douleur hurlante mais les bulles sont silencieuses.

Chapitre 2

Il faudrait surveiller de plus près l’état du gruyère. Les trous s’élargissent. Et si les trous s’élargissent trop, ils se rejoindront et il ne restera bientôt plus que l’idée de gruyère. Est-ce que le gruyère a des trous ? se demande-t-elle, ou plutôt l’emmenthal ? Qu’importe, la pensée du fromage met Julia en appétit.

Comté fruité, note-t-elle sur son carnet pour s’en nourrir déjà par cœur. Demain, elle en fera acheter. Il est essentiel de continuer à avoir des projets !

À la page « Consignes pour la journée », elle relit celle de l’heure présente :

« 19 h Cadenasser la barrière d’entrée. »

Elle sort sous un crachin peu sympathique, le ciel vomit encore et toujours sa gueule de bois, on n’y voit déjà plus et l’automne s’annonce à peine.

Mais avant de s’enfermer pour la nuit, elle a envie d’aller écouter chanter la fontaine qui déverse à travers son tube de cuivre les eaux de la source et les crache dans un bac de pierre bleue format cercueil. Oui, songe Julia, on pourrait s’y allonger et dormir. Et ce bac se déverse dans celui du dessous et ainsi de suite, une cascade de quatre bacs. Jusqu’au dernier qui se vide dans la rigole. Le flux disparaît dans une bouche d’égout quand un fermier ne vient pas prélever l’eau pour en remplir un conteneur destiné à abreuver ses bêtes ou arroser ses terres. Mais l’attention de Julia est attirée par le dernier bac qui bouillonne et déborde. Il lui semble que la pluie n’a pas été si terrible aujourd’hui, mais elle n’en est pas certaine. Peut-être que quelque chose en bouche l’orifice ? Elle s’approche de la masse sombre dont une moitié est plongée dans l’eau. C’est le corps d’une femme dont la tête scrute le fond de l’eau noire tandis que les jambes pendent au-dehors. Elle est immobile. Julia ne veut pas que cette femme soit morte, elle la touche, elle tente de la réveiller, elle la secoue un peu et la masse bascule, s’effondre à ses pieds. Julia ne crie pas, l’angoisse la fige, une angoisse qui vient autant de sa terreur devant le cadavre que de la certitude qu’elle ne reconnaîtra pas ce visage. Et que le fait qu’elle ne le reconnaisse pas ne signifie nullement qu’elle ne l’a jamais connu. Il peut se nicher dans n’importe quel trou du gruyère ou venir d’ailleurs.

Un homme passe, ralentit. Elle montre le corps inerte : « Allez chercher de l’aide, s’il vous plaît. » Elle ne sait plus que faire, quelqu’un doit s’en charger. L’homme rebrousse chemin et se met à courir. Julia pense qu’il a compris. Puis elle s’avise d’une autre urgence, noter l’événement à la date du jour. À la maigre lueur du réverbère, elle écrit dans son carnet :

« Découverte du corps d’une jeune femme morte près de la fontaine. Inconnue ? »

Désormais, ce moment a bien existé.

Elle s’assied à côté de la femme dans l’herbe humide, n’osant ni la déplacer ni l’abandonner pour se mettre au sec. Elle frissonne. Elle se dit qu’elle la veille comme une mère. Non, ce n’est pas sa fille, mais il faut vérifier. Cette pensée la pousse de nouveau vers son carnet qui s’inaugure par la lettre A, comme Anna. Voilà, c’est le prénom de sa fille. Et une petite photo d’identité collée à côté du prénom la rassure immédiatement.

Elle entend une sirène, ou elle l’imagine. En fermant les yeux, elle sent des lumières bleues les lui brûler de l’intérieur, des gyrophares. Elle lève le bras pour se protéger, vaguement coupable et menacée, parce qu’il va falloir répondre à des questions et qu’elle sait si peu de choses qu’on la prendra pour une menteuse.

Chapitre 3

Évariste peut rester des heures sous la douche, figé sous le jet brûlant, les yeux clos. À penser. Au passé, au présent, au futur. Là, il se voit arriver au restaurant, il portera sa veste sombre, son nouveau Levi’s, une chemise blanche. Pas de cravate. Sa tenue l’attend, préparée sur la chaise à côté.

Il arrivera avant Cécile, il s’assiéra à la table qu’elle a réservée.

Il se savonne à renforts généreux de mousse.

Elle poussera la porte, elle sera élégante comme toujours. Il aime la façon dont elle tire ses cheveux en une épaisse tresse. Elle est jolie, intelligente, indépendante, elle a le sens de l’humour, d’humeur égale, enthousiaste, dynamique. Vraiment, elle est parfaite et cela l’agace, rien à lui reprocher.

Il n’est pas certain d’être amoureux d’elle mais elle semble amoureuse de lui, elle veut qu’ils se voient plus souvent. La gorge d’Évariste se serre à la pensée qu’elle pourrait lui proposer qu’ils vivent ensemble, sinon pourquoi l’a-t-elle invité au restaurant ? C’est ainsi que ferait un homme s’il désirait demander à une femme de partager sa vie. Mais ce n’est pas lui qui invite et ce ne sera pas lui qui demandera.

Doucement, doucement… tempère-t-il.

L’eau le rassure en lui picotant le crâne, taquine.

Le téléphone sonne, il sursaute. Il coupe le jet et arrache son peignoir de bain à la patère. Il happe son portable.

— Oui ?… C’est moi, bien sûr… Hmm ? Bien sûr, Madame la juge… ça s’est passé où ? OK… Étonnant, dans ce bled… Je devrais être là dans une petite heure… Merci.

Il s’habille sans réfléchir puis s’avise que le programme a changé, la tenue n’est peut-être pas adéquate. Tant pis !

Mais il prend soin de téléphoner à Cécile. Il est désolé, il doit annuler. Elle comprend, dit-elle, même si elle est déçue. Il s’excuse, il est contrit. Il sort en sifflotant.

Chapitre 4

Le trajet lui paraît long. Évariste a écouté Ascenseur pour l’échafaud jusqu’au bout. En roulant dans le noir, le crachin et une lune presque pleine créaient les conditions idéales. Plus une femme assassinée qui attendait dans la nuit.

Il n’y a plus d’échafaud pour les tueurs et c’est tant mieux, la coutume était barbare, mais quelqu’un séjournera pendant quelques années en prison s’il fait bien son travail. Il respire une large bouffée d’oxygène, c’est sa première enquête criminelle en tant qu’inspecteur principal. C’est lui qui décidera, orientera l’enquête, il ne sait pas encore de qui il sera flanqué. S’il le pouvait, il préférerait travailler seul. Même s’il y aura bien sûr cette juge qui le chapeautera et qu’il ne connaît pas. Nouvelle mutation, paraît-il. Espérons qu’elle n’aime pas trop sortir de son bureau, songe-t-il tandis qu’il enchaîne sur Melody Gardot. C’est sa chanteuse de jazz préférée. Il est toujours envoûté par cette voix rauque si douce, du pur velours, qui puise sa sensualité dans la douleur d’un corps rompu.

Il aime sortir le soir pour échapper à la nuit. Seul, il n’arrive pas à se coucher, il craint les rêves, et pire, les insomnies. Voilà pourquoi il a besoin de Cécile. Ou d’une autre. Mais le matin, il veut être seul, la journée lui appartient et il ne la partage avec personne. Sauf en vacances, et les dernières remontent à deux ans. Il était parti se promener en montagne avec un ami. Un hôtel en Autriche. Des soupers copieux avec d’autres marcheurs, ils avaient échangé les numéros de téléphone et personne ne s’en était servi. Les amis de vacances, c’est comme le vin local, délicieux sur place, de la piquette au retour et il déteste le désenchantement. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il ne veut pas vivre avec une femme, car toujours vient le désenchantement. Et lui ne demande qu’un peu de compagnie pour affronter la nuit. Pas davantage.

La lumière des phares éclaire les premières maisons. Il est arrivé. Il respire lentement, il a l’habitude que sa peau café au lait et ses cheveux bouclés, l’héritage de sa mère antillaise, et ce prénom en prime, Évariste, surprennent. Il anticipe que dans ce village isolé, l’inspecteur métis qui va donner des ordres aux gens du coin ne sera pas accueilli à bras ouverts.

Il tente d’endiguer cette angoisse qu’il sent monter en lui.

À l’adolescence, quand il apprenait au matin par une réflexion maladroite que les autres s’étaient réunis la veille après l’avoir quitté en déclarant rentrer chez eux, il était blessé. Évariste pouvait incriminer sa couleur de peau mais pas seulement, ces gars ne se moquaient pas de lui, ils se contentaient de l’éviter. Qu’est-ce qui clochait chez lui ? Peut-être faites-vous le minimum syndical amical, avait dit sa psy.

Il en gardait des rancœurs qui lui donnaient des migraines. Il avait envie de tous les envoyer promener. Pourtant, il avait décidé de ne pas renoncer.

Il avait changé depuis, même si, quand il devait affronter une nouvelle équipe… Non, pas affronter, rencontrer ! murmure-t-il.

Chapitre 5

Un attroupement l’arrête. Ses phares allumés éclairent la scène. Les bacs de la fontaine en cascade, les policiers qui barrent la route avec le combi, quelques curieux, bien sûr, et le café éclairé, sans fenêtre de ce côté. Il aurait fallu que quelqu’un sorte au bon moment pour être témoin de ce qui se passait, et quel était ce bon moment ? Cela, seul le légiste le lui dirait.

Il sort de la voiture et immédiatement le vent le glace. Il attrape son manteau sur le siège arrière et s’approche en le boutonnant. Dommage qu’il ait oublié gants et écharpe.

Les gens s’écartent à son arrivée.

— Inspecteur principal Joris.

— Bienvenue inspecteur. Inspecteur Charlier.

Un gars en ciré et bottes fourrées lui tend la main. Il n’a pas froncé les sourcils en le voyant, c’est bon signe. On lui désigne un corps sur lequel se penche déjà un légiste.

— Venez voir, dit le médecin sans se relever.

Joris s’avance et ses pieds s’enfoncent soudain dans l’eau boueuse qui inonde le bas-côté de la route, pourquoi ont-ils laissé mariner le corps dans cette gigantesque flaque ? Ses chaussures ressortent avec un bruit de succion. Il glisse et doit mettre un genou dans la boue pour ne pas tomber.

— Ne venez pas me saloper ma scène de crime, dit le bonhomme en combinaison blanche. Restez à distance, sapristi ! On dépêche, il fait déjà nuit.

Un jeans neuf, bon sang ! Il devine quelques sourires derrière lui. Les autres sont équipés de bottes ou de grosses chaussures, ils savaient où ils mettaient les pieds. Lui arrive comme un novice, il sent ses joues s’échauffer. Maintenant qu’il a les chaussures immergées et trempées, il n’a plus rien à perdre, il peut prendre le temps de regarder.

— Jeune femme entre trente-cinq et quarante ans, de constitution sportive, tenue de marche, une randonneuse sans doute. Une plaie à l’arrière du crâne. Je pourrai vous dire plus tard si elle est morte de cela ou noyée.

Le légiste se relève et fait un signe, on peut l’emmener.

— On peut imaginer une mauvaise chute, une glissade ?

— Je ne crois pas. Ce n’était pas le temps idéal pour jouer dans l’eau. Ni se désaltérer. Eau non potable en prime, dit-il en désignant le panneau. J’ajouterai que comme la blessure est à l’arrière du crâne, elle aurait dû chuter vers le sol, pas plonger dans le bac, donc on l’a aidée. La vieille qui l’a découverte dit que la fille était bien immergée. Dommage qu’elle l’ait touchée et sortie. En tout cas, la victime est trempée jusqu’à la taille et ses cheveux dégoulinent, il n’y a pas de doute, elle était là-dedans et elle bouchait l’écoulement. D’où la gadoue dans laquelle nous pataugeons.

— Depuis combien de temps ?

— Difficile à dire. L’eau est glacée et la température du corps peut être trompeuse. Je situerais le décès entre dix-sept et dix-neuf heures.

— On lui a maintenu la tête sous l’eau ?

Le légiste hausse les épaules.

— Je n’aime pas jouer les devins, je vous en dirai plus demain après l’autopsie, mais sous ses ongles, on peut voir quelques résidus d’algues, ce qui m’amène à penser qu’elle a dû griffer les parois.

L’inspecteur sort son portable et fait vite quelques photos du corps, de la fontaine.

— Venez, on va parler là, dit Charlier en désignant le café derrière eux. La carte des bières de L’Auberge de Charron est fameuse et il y fera moins humide. Vous pourrez même enlever vos chaussures, ou plutôt vous devrez, parce que le patron n’aime pas qu’on salisse chez lui. Vous allez voir.

Il sourit tandis qu’on emmène la fille et Joris a le cœur serré devant cette irruption de bonne humeur dont il ne sait si elle est pudeur ou indifférence. Cette jeune femme avait la vie devant elle.

— C’est dingue, un bistrot ouvert si tard ici au bout du monde, à moins que ce ne soit exceptionnel ?

— Non, le patron passe sa vie dans son auberge. Du petit-déjeuner à l’heure du dodo. Tenez, il y a des bottes et des chaussettes de rechange dans le combi, dit Charlier en ouvrant la porte à glissières. Servez-vous. Et ne vous acharnez pas avec les photos, vous aurez tout par e-mail demain. Photos officielles plus celles du médecin du coin, il était là quand on est arrivé, il avait son appareil dans sa voiture, c’est un photographe amateur, le hasard. Venez, on entre.

Et l’inspecteur pousse la porte.

Chapitre 6

Anna dépose l’assiette devant sa mère.

— Poulet compote ! Un vrai repas de dimanche, Julia.

Même si l’on est mardi, pense-t-elle, mais ce n’est pas sa mère qui la contredira, elle ignore quel jour on est. Julia reste impassible, elle regarde cette chose étrange, on dirait qu’elle ne comprend pas ce qu’on attend d’elle.

Mauvais jour, se dit Anna. Chaque stress dans la vie de sa mère amène un moment de régression. Anna a envie de pleurer ou de hurler. Pourquoi donc Julia est-elle allée jusque-là ? Elle n’était pas censée dépasser la barrière, elle n’aurait pas dû découvrir ce corps et elle n’aurait pas eu ce traumatisme qui la sidère encore plus.

Elle remplit une cuillerée qu’elle dépose sur le bord de l’assiette.

— Prends-la.

Elle a eu envie de l’appeler Maman, c’est si rare.

Julia tend la main mais la garde fermée.

— Ouvre la main et pince la cuillère.

Julia pince les doigts sur une cuillère imaginaire sans avancer la main. Anna porte la cuillère à la bouche de sa mère tandis que celle-ci accompagne le mouvement de sa main vide.

En tout cas, quoi qu’il arrive, Anna repartira lundi, elle doit reprendre ses consultations et elle n’en peut plus de cet endroit et de cette souffrance.

Elle demandera à Carola d’assurer tous les repas en plus du nettoyage et de veiller à ce que Julia se nourrisse. Et puisque le docteur Martin semble tant apprécier sa patiente –quand il l’a ramenée à la maison après la découverte du corps, il était plus ému que s’il avait été son fils –‒, il pourra passer chaque soir. Anna se sent piquée de jalousie, sa mère aurait probablement aimé avoir un fils, même si elle ne l’a jamais dit, un garçon plus brillant, plus intéressant, plus satisfaisant. Elle soupire en portant aux lèvres de sa mère une autre bouchée que celle-ci avale, sage et absente.

Et peut-être d’ici la fin de la semaine, Julia ira-t-elle mieux. Sinon…

Elle secoue la tête, il n’y a pas de sinon.

Chapitre 7

Dans la pénombre du bistrot, Joris se voit cerné par un peuple de nains. Des centaines de gnomes barbus grimpent à l’assaut du bar, des appuis de fenêtre, des murets, des étagères, bavardant ou se boudant, dos à dos, solitaires ou en groupe. Il y en a de toutes les tailles, en plastique, en plâtre, pastel ou criards, tous ventrus. Des honorables à pipe, des hilares exhibant fesses, attributs ou feuille de vigne, des Tyroliens à chope, des placides, des insolents tirant la langue, des cueilleurs de champignons, des ingénus, des bougons, des bucoliques serrant un faon, un oisillon ou un renard, des endormis sur pieds ou sur gazon, des indolents avec lanterne, cisaille, brouette, accordéon, des boulangers, des jardiniers paressant sur une souche…

Il en reste bouche bée. Cécile devrait voir ça, elle adorerait.

Le patron, aussi pansu que ses nains, l’accueille d’un…

— Halte-là, on n’entre pas chez moi avec des godasses qui vont tout me saloper. Enlevez-moi ça. Et il lui désigne d’un doigt militaire un banc à côté de la porte.

Joris s’assied et s’exécute, tandis que Charlier lui glisse tout bas, clin d’œil à l’appui :

— Je vous l’avais bien dit.

Au bar, un vieux barbu affaissé, coiffé d’un feutre avachi, serre une bière entre ses mains comme on le fait d’une dernière certitude. Il ne se retourne pas et avale le reste de son verre.

— Tu m’en mets une autre.

— Si t’as de quoi payer, le baron.

L’homme plonge sa main dans sa poche et sort une poignée de pièces qui roulent et s’éparpillent en cliquetant sur le comptoir. Le patron se sert puis rassemble les pièces restantes en une pile qu’il dépose devant l’homme comme une mise de casino.

— T’en as encore pour deux ou trois là-dedans.

— Garde-les, alors, dit le baron en repoussant la pile, histoire de mettre à l’abri ce trésor qu’il craint sans doute de dépenser à des choses moins essentielles.

L’inspecteur Charlier tape sur l’épaule d’Évariste et l’emmène à une table.

— Faut le voir pour le croire, hein ?

— Qu’est-ce que je vous sers ?

— Votre meilleure bière du coin, dit le policier. Je vous laisse choisir.

— Parfait, vous m’en direz des nouvelles, jeune homme !

À croire que le patron les prend pour des touristes.

— La même chose, dit Joris quand le patron se tourne vers lui.

L’homme, ceinturé d’un tablier de cuisine par-dessus un pantalon de randonneur, vient déposer devant eux les boissons fraîches.

— Une Chouffe, annonce-t-il. Et il désigne le nain qui sourit sur l’étiquette. Ça va avec la maison.

— Et lui, c’est un nain ou c’est un vrai baron ? demande l’inspecteur Joris en désignant le pilier de bar.

L’autre part d’un rire aussi grave que l’écho d’un tonneau vide :

— Ça non, mon gars, c’est notre alcoolo maison. Il habite avec sa mère dans la plus grosse maison du village, une ruine, mais une belle ruine. Hein, le baron ?

Celui-ci ne paraît pas entendre et le patron s’éloigne en mimant de la main quelques cercles autour de l’oreille. L’homme est sourd ou n’a plus toute sa tête, suivant l’amplitude qu’on veut supposer au geste. Évariste avale une gorgée en reluquant du coin de l’œil le soiffard accroché à une autre bière. Il se dit que cet endroit est tellement étrange que personne ne remarque que lui est différent. On l’appelle mon gars, pourquoi pas ? Il jette un coup d’œil à son voisin, l’inspecteur Charlier, qui a ouvert sa grosse veste, enlevé son bonnet et sirote sa bière en le dévisageant.

— Ce qu’on sait inspecteur, c’est que la victime s’appelait Virginie, elle avait une petite gourmette avec son prénom gravé mais rien dans les poches, ni papiers ni clés, on a dû les lui enlever pour compliquer l’identification. Ah si, il y avait dans le fond du bac un téléphone, probablement mort, bien noyé.

— Il faudra vérifier si on ne signale pas dans quelques jours la disparition d’une Virginie, elle peut venir de n’importe où. Même si des touristes qui se baladent seuls ici le soir, c’est plutôt rare.

— On peut essayer de trouver sa voiture, elle devrait être garée dans les environs. Elle n’a pas dû venir à pied.

— Peut-être d’un village voisin, elle était équipée pour la marche. Faudra ratisser large. Je voudrais interroger la personne qui a trouvé le corps.

— C’est une dame qui a la bonne septantaine et pas de pot, elle a Alzheimer. On ira la voir après si vous voulez. Si elle est en état. Vous repartez quand ?

— On peut manger un bout, vous pensez ?

— Vous avez de la veine, c’est potée aux choux-saucisse si ça vous chante, intervient le patron qui a l’oreille curieuse. Et vous pouvez loger, j’ai une chambre libre.

Joris est tenté. L’idée d’une enquête en immersion le séduit soudain.

— Pourquoi pas ? Je reviendrai demain. Je dois chercher des vêtements de rechange.

— Vous pouvez garder les bottes et les chaussettes, inspecteur. Cadeau de la maison.

Chapitre 8

Julia est au lit. C’est ce que leur déclare sa fille Anna, campée dans l’entrée et bloquant le passage. Pas question qu’ils la dérangent, elle dort, elle l’a bien mérité après les émotions de la soirée.

— Elle ne vous dirait rien de toute façon. Et en tant que médecin, je vous interdis de l’interroger maintenant.

— Nous comprenons, dit Charlier avec un sourire protecteur de chef scout.

Joris observe la grande femme aux cheveux bruns. La large quarantaine, une mèche qui s’échappe d’un chignon serré lui barre le visage, il devine les cernes. Elle est épuisée. Et pas très jolie, décrète-t-il, en homme qui apprécie les belles femmes.

— Ma mère souffre d’Alzheimer et cette découverte l’a bouleversée au point qu’elle n’arrivait pas à manger seule ce soir, j’ai dû lui donner la becquée. Vous n’imaginez pas les dégâts.

— Nous aimerions aussi vous parler un moment, insiste Joris.

— Que voulez-vous que je vous apprenne ? J’étais dans le salon, je terminais un rapport quand on me l’a ramenée, elle avait l’air d’un zombie. Il n’y avait personne avec nous dans la maison.

— Vous êtes ?

— Si c’est là le sens de votre question, je suis psychiatre, moi aussi. On l’est de mère en fille, dans la famille. Et vous, vous êtes inspecteur, homme de race noire, mince, sportif, etc. Vous voyez, je ne vous résume pas à votre profession.

Il s’efforce de paraître indifférent. Souligner sa race noire ! Elle a voulu le blesser ?

— Vous avez une fille vous aussi ? demande-t-il, revanchard, car il est prêt à parier qu’elle est célibataire.

— Je n’ai pas d’enfant.

Elle baisse la tête. Touchée !

— Nous repasserons demain matin, Madame, préparez votre maman à notre venue. Bonne nuit.

Charlier joue le pacificateur.

— Il faut toujours interroger les témoins le plus vite possible, s’obstine l’inspecteur Joris quand ils s’éloignent ensemble.

— Vous n’en tirerez rien, je le sais, mon père avait Alzheimer.

Charlier n’a plus le sourire.

— Rentrez vous sécher, vous allez attraper la crève.

Chapitre 9

Ils sont partis. Anna s’appuie contre la porte. Des larmes lui montent aux yeux. Elle relève sa mèche, tente de la coincer derrière son oreille. En vain. Elle défait son chignon, ses cheveux tombent en vagues successives, lentement. Combien de temps réussira-t-elle à tenir les enquêteurs éloignés de sa mère ? Elle a donné un calmant à Julia, il faut qu’elle dorme, qu’elle oublie, même si c’est ce qu’elle fait le mieux. Il est probable que demain, elle ne se souviendra ni de sa sortie nocturne ni du corps. Elle déjeunera d’une tartine de confiture en insistant : une seule ! Et elle en reprendra une en répétant : une seule ! Anna la rationnera de café, sinon elle la retrouvera tremblante de nervosité à midi. Comment fait donc Julia quand elle doit se débrouiller ?

Bien sûr, Carola passe tous les matins après avoir déposé sa fille à l’école et avoir fait les courses pour l’aubergiste. Elle achète aussi ce qu’il faut à Julia pour la journée, elle lui prépare un repas et elle tient la maison en ordre, car il est essentiel que chaque objet soit à sa place. Ce serait bien si elle pouvait passer un moment le soir, mais l’aubergiste ne la lâche pas, il veut sa Carola tout à lui. Ce type est un tyran qui ne sort presque jamais de son terrier. Un beau cas. D’ailleurs qui ne deviendrait fou à tourner dans 30 m2 en servant des bières toute la journée à des demeurés ou à des inconnus ? Anna a peur de le croiser, son regard insistant, ses épaules basses de lutteur prêt au combat. Il paraît qu’il a de l’humour, elle ne sait pas, elle ne met pas les pieds dans son bistrot, même s’ils sont presque voisins, sa mère et lui sont de petits ennemis. Jalousie d’influence, peut-être. L’aubergiste du village et les médecins. Quoique le patron soit très proche de Martin, le fils modèle pour tous.

Influence… il ne manquerait plus que le prêtre. Pas de danger ici. L’église du village, la chapelle, plutôt, est fermée la semaine et ne s’ouvre que pour une messe mensuelle, une messe tournante de village en village avec des prêtres sans attaches, souvent des Africains que le christianisme arrache à leur terre, les Européens ne veulent plus de cette vie de merde, la solitude encore plus intense qu’auparavant, plus de cure où recevoir les ouailles et se faire gâter par une paroissienne dévouée, plus d’invitation aux repas dans les familles. La solitude. À écouter la litanie des péchés d’inconnus en souffrance.

Ils se ressemblent au fond. Elle tente comme eux de lever les secrets enfouis, les culpabilités. Qui ont encore un bel avenir. Et sa solitude égale souvent celle de ses patients. Elle se sent épuisée, elle ne tiendra plus longtemps.

Chapitre 10

L’inspecteur Joris est repassé à l’auberge pour avaler le plat du jour, il est affamé. Cela ne vaut pas le restaurant prévu en compagnie de Cécile, mais au moins, il n’aura pas à faire face à une demande en compagnonnage.

La porte couine sous la poussée d’un nouveau venu. L’aubergiste n’a pas pris la peine de se retourner, il a reconnu le pas.

— Salut Martin ! Comment s’est passée la journée ?

L’homme hausse les épaules. Il est immense. Avec sa chemise molletonnée à carreaux et sa barbe, il a plus l’allure d’un bûcheron que d’un médecin.

— Assez agitée pour le coin. Un nouveau cul-de-jatte de 19 ans, accident de moto. Et un ou deux bien allumés qu’il a fallu calmer. Et ce soir, il y a eu Julia que j’ai récupérée dans un sale état. Elle tremblait, elle ne savait plus comment elle s’appelait ni ce qu’elle faisait là. Pas de chance que ce soit elle qui ait trouvé la fille.

— Pas de chance pour la victime non plus, articule l’inspecteur dans son dos.

L’autre se retourne.

— Non, c’est vrai. Mets-moi une pression bien fraîche et lance un plat pour moi, patron, je ne me suis rien mis sous la dent depuis le matin.

— Carola, amène-nous deux plats du jour.

— Elle est là tous les jours, maintenant, Carola ?

— Comment tu veux que je m’en sorte, sinon ?

— Ne me dis pas que tu as tant de travail que ça. La plupart du temps, je suis le seul à manger ici le soir.

— Pendant la semaine. Mais elle m’avance pour le week-end où je suis débordé, tu sais bien. Et elle me fait les courses.

— Tu sais conduire, Carola ?

Martin a élevé la voix.

— T’occupe. C’est moi qui lui ai appris. Elle a passé le permis et je lui file la voiture le matin pour conduire la puce à l’école. En échange, elle me ramène le pain, les journaux et les grosses courses pour la journée.

— Tu sais que t’es un brave type, toi ?

— T’avise pas de dire des choses pareilles, sinon…