L'Enfant de Kemn - Ludvai Aragon - E-Book

L'Enfant de Kemn E-Book

Ludvai Aragon

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Beschreibung

Lorsqu'un orphelin de guerre voit son père adoptif mourir, il se met en tête de détrôner le roi de Sonne, et de répartir ses richesses pour les pauvres du royaume. Mais tout ne se passera peut-être pas comme prévu...

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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L'amour, ce n'est pas seulement prendre, c'est aussi savoir se dévouer et se sacrifier.Andrzej Sapkowski

Sommaire

I — Décombres

II — Le Kemnite

Ill — Rencontres

IV — L’allié

V — Attaque

VI — Contrôle

VII — Punition

VIII — Esclave

IX — Voyage

X — Lois

XI — Désir

XII — Infiltration

XIII — Confiance

XIV — Statut

XV — Apogée

XVI — Revers

XVII — Épilogue

I — Décombres

*

La guerre ravagea les frontières de Kemn comme un ouragan meurtrier. Elle était certes l'initiative du Sultan Silihim de Kemn, mais celui-ci n’avait pas prévu, en lançant l’offensive contre Sonne, que Helbbel se joindrait à son adversaire pour le renvoyer dans ses contrées et le punir au passage. Mais le châtiment toucha davantage les petites gens que le sultanat. Et alors que les frontières de Kemn furent repoussées, des Kemnites se retrouvèrent en Sonne, immigrés de facto, dans la misère du sillage de la guerre.

Guerres et attentats politiques de Selkrym, Lei Meklis

*

— Tu sais, gamin, un d’ces jours, je s’rai plus là pour te ramener d’quoi manger.

— Arrête de m’appeler comme ça, je suis plus un gamin, j’ai quatorze ans maintenant.

— Si tu veux que j’arrête de te traiter comme un gamin, va falloir que tu m’prouves que t’en es plus un. Trouve-toi une arme, une vraie arme. Vole-la s’il le faut. Et alors, j’t’appellerai comme t’en as envie.

Le vieil elfe regardait l’adolescent avec une lueur d’amusement dans les prunelles. La vieille chaumière qui leur servait de demeure ne tombait pas tout à fait en ruine, malgré les traces d’un incendie passé qui roussissait les murs de pierres blanches et les innombrables trous qui parsemaient le toit. Deistraz descendit de son échelle, un marteau à la main, alors qu’une planche barrait étrangement le plafond derrière lui, comme une pièce ajoutée à la va-vite pour repriser le faîte. Il fixa son mentor d’un air de défi.

— Non seulement je me procurerai une arme, mais je ramènerai à manger aussi. Tu verras, comme ça, que je peux me débrouiller !

— Bien, répondit l’elfe. Très bien. T’auras p’têt’ moins d’chance que moi d’finir au trou, ou pire. Moi, avec mes grandes oreilles, je suis un suspect par défaut.

— Je ne comprends pas, pourtant, on a arrêté de chasser les elfes et les créatures trolléennes il y a deux ans déjà !

— Deux ans, ce n’est rien, gamin. Ils appellent ça l’Âge de la Chasse. Une bien belle formule pour n’pas dire qu’ils ont exterminé des peuples entiers d’elfes, d’orcs et de gobelins. Tu sais comment qu’ils nous appellent ? Les créatures de l’ombre. Comme si on était plus maléfiques que les humains ! La belle affaire. Et puis, tout d’un coup, la Chasse s’arrête. Comme par magie, tout s’termine. Sauf que non, gamin. C’est pas fini. Le nombre de gars qui veulent ma peau... J’te parie qu’le seul truc qui les r’tient, c’est mon épée. Sans elle, j’suis un elfe mort, parole de Jelkim.

— Moi je pense que tu en fais trop. Tu te cherches juste des excuses pour ne pas avoir de relations avec les autres.

— Et puis quoi encore ? Tu veux pas que je me lie d’amitié avec eux?

— Tu as bien décidé de t’occuper de moi.

Jelkim ne répondit pas tout de suite. Le gamin sourit. Il avait touché juste. Mais lorsque l’elfe reprit la parole, Deistraz l’écouta néanmoins avec attention.

— Avec mes sept-cent-quarante-huit ans de vie, il y a une chose que j’ai apprise. Ne pas faire r’tomber sur les cadets les erreurs des aînés. Tu n’es pour rien dans l’horreur qu’a décimé les miens. Ce s’rait injuste que tu paies pour ceux qui l’ont instiguée.

Il hocha la tête, comme pour montrer qu’il était d’accord avec son propre propos. Deistraz sourit en coin. Cet elfe qui l’éduquait était une sacrée tête de mule, mais il avait fini par s’y attacher. Ce n’était peut-être pas le meilleur père de substitution qu’il eût pu espérer, mais depuis que ses parents n’étaient plus, emportés en victimes collatérales d’une guerre qu’ils avaient tenté en vain de fuir, c’était le seul qui avait eu la bonté de cœur de prendre sous son aile un orphelin. Au début, ce n’avait pas été simple. À sept ans, perdre ses parents est une épreuve qui ne laisse pas indifférent ; le remplacement n’en est que plus difficile. Mais très vite, Deistraz avait appris à ne pas mordre la main qui le nourrissait, et avait fini par devenir coopératif envers son père adoptif.

— Tu sais, Jelkim, je te suis reconnaissant de m’être venu en aide.

— Ouais, ouais. Va pas m’faire larmoyer, gamin. Tu sais qu’j’aime pas ça.

— Je sais, je sais, mais... enfin, rien que tu ne saches déjà.

— Alors, économise ta salive et passe au prochain trou. J’vais t’donner un coup de main.

*

La lumière de la journée, adoucie par les nuages d’automne, se reflétait sur les grandes flaques qui pavaient le sol de Joskal. Le veig, détruit et abandonné lors de la guerre contre Helbbel et Sonne, avait encore des ressources à donner à qui osait venir fouiller et s’exposer aux chutes de décombres. Ce n’était pas un grand village, mais il était de taille suffisante pour que jadis, n’importe qui puisse y trouver ce dont il avait besoin. Pour Deistraz, il n’y avait pas de raisons que cela ait changé, au moins pour ce qui était non périssable. Ainsi, son activité principale depuis quelques mois était de venir fouiller les ruines en espérant y trouver des objets de valeur, ou tout du moins qu’il pût revendre, même à bas prix, dans un veig voisin, comme Seskas ou Felmar.

Sa meilleure prise avait été une bague en or blanc, sertie d’une pierre précieuse à peine endommagée, que Jelkim avait pu revendre pour près de trois pièces d’or. Mais ce jour-là, si Deistraz espérait renouveler son exploit, ce n’était pas pour ce qu’il en obtiendrait d’or ou d’argent. Il était là pour montrer qu’il était un homme. Il avait déjà trouvé et fouillé les restes de l’armurerie, sans succès. Les soldats qui avaient mis le veig à sac n’avaient pas eu la sottise d’y laisser des armes, en tout cas, pas aisément accessibles. Mais il restait un endroit qui l’intriguait, et qui pouvait, si les dieux le voulaient, abriter l’objet de sa convoitise, et bien d’autres. L’étage de la maison de l’Aikveig, encore debout, mais instable, contenait un coffre fermé. Il n’avait pas encore osé s’aventurer au-delà de l’escalier, car déjà, celui-ci était délabré et avait manqué de s’effondrer sous son poids. Mais ce qu’il avait vu l’obsédait. Ce coffre devait renfermer un petit trésor. Peut-être une arme, ou peut-être de quoi échanger contre une belle épée chez l’armurier de Seskas.

Il contourna une flaque d’eau avant de monter les quelques marches qui menaient à la maison de l’Aikveig. Il poussa la porte, et des souris déguerpirent, interrompues dans leurs activités par le craquement du bois. Ce n’étaient pas quelques rongeurs qui allaient le faire reculer, se dit-il, avant de pénétrer dans la masure. Elle avait dû être grandiose, à l’époque. Mais ce n’était plus qu’une ruine, à peine survivante d’un incendie qui avait laissé les murs dans un piteux état. Il s’avança vers l’escalier et gravit précautionneusement les degrés. Une à une, les marches en bois grinçaient, menaçaient de lâcher sous le poids du grimpeur. Il sauta une marche déjà fissurée et arriva dans l’encadrement de la porte du couloir de l’étage. En face, de l’autre côté de la maison, dans ce qui semblait être un bureau d’études, trônait le coffre que Deistraz convoitait.

Un pas après l’autre, il tâta le plancher. Un pied, puis l’autre. Au milieu du couloir, une planche se désolidarisa du sol. D’un pas agile, il reprit son équilibre et reposa le pied sur une planche plus stable. Le garçon soupira et essuya une goutte de sueur qui perlait sur son front. Il échappa à une chute à deux nouvelles reprises, mais il finit par atteindre le coffre. Celui-ci était verrouillé, mais Deistraz ne voyait pas de clé aux alentours et ne se sentait pas assez à l’aise pour fouiller ce qui était effectivement un bureau d’études, rempli de casiers, d’armoires et d’étagères. Il soupesa le coffre, et décida de l’emmener dehors tel quel. Il réussit à retraverser le couloir, et descendit l’escalier. Mais, sous le poids nouveau, une marche céda. Il s’enfonça sous les degrés, s’écrasa sur le sol et perdit connaissance.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était recouvert de poussière. Il lui fallut quelques instants pour se rappeler où il était et vérifier qu’il n’avait rien de cassé. Sa jambe, son dos et ses mains étaient écorchés, mais il pouvait bouger. Le coffre, lui, était intact. Il finit par se relever et, malgré la douleur, réussit à le sortir de la maison. Il le laissa tomber sur le sol, s’assit sur les marches en pierres qui menaient à la masure, et s’appuya contre lui un instant pour reprendre son souffle. Puis, il attrapa son couteau et se mit à l’ouvrage. De longues minutes passèrent alors qu’il tentait de forcer la serrure du coffre. Il manqua à plusieurs reprises de s’entailler les doigts, et finit, après moult efforts, par laisser tomber.

Mais il ne s’avoua pas tout à fait vaincu pour autant. Après un rapide coup d’œil autour de lui, il repéra des gravats avec des formes qui lui convenaient. Il en ramassa et s’approcha du coffre, puis mit un énorme coup de pierre dans le couvercle. Il réitéra jusqu’à ce que le bois cédât. Puis il dégagea les morceaux de planches pour, finalement, découvrir le contenu de ce trésor. Il s’y trouvait, en plus de quelques outils d’écriture dont Deistraz était incapable d’évaluer la qualité, une baguette de bois ouvragée, surmontée d’un buste à l’effigie de Mehndéis, déesse du temps.

Bien que moins connue que son frère Bheldhéis, dieu de la lumière, Mehndéis était une figure importante dans la Sainte Croyance. Aussi, même Deistraz, malgré sa modeste éducation, savait qu’elle régissait tous les cycles, y compris celui de la vie et de la mort. S’il n’avait pas la moindre idée de ce à quoi pouvait servir cette baguette, il savait qu’il pourrait la revendre cher au temple de Bheldhéis ! Il en tirerait sans doute au moins une pièce d’or, et donc de quoi acheter une arme ! Il se mit donc en route vers Seskas, où un petit temple avait été construit. Le veig était à moins d’une lieue de là, et au bout d’une petite heure, il présentait sa baguette au prêtre local.

Comme il l’avait escompté, il en obtint trente pièces d’argent, soit l’équivalent de deux pièces d’or et de six pièces d’argent. Onze pièces d’argent suffisaient pour acheter une épée et son fourreau, aussi avait-il de quoi ramener non seulement une arme, mais également de la nourriture, le tout en gardant des économies. C’est donc plein de fierté et armé que Deistraz retourna à la chaumière qu’il habitait avec Jelkim. Il entra et trouva son mentor en train de ramoner la cheminée.

— Je suis rentré ! appela-t-il.

— Bonne journée, gamin ?

— Ne m’appelle plus gamin !

Jelkim se retourna vers le jeune homme et sourit en voyant l’arme à sa ceinture. Il essuya la sueur de son front en y laissant une trace noire de suie.

— Je vois ! Le p’tit Deistraz a grandi maintenant ! Tu vas pouvoir me montrer c’que tes entraînements nocturnes ont donné !

— Tu... Tu étais au courant ?

— Tu croyais pouvoir emprunter mon épée sans que je m’en rende compte ? Allons, gam... Deistraz, c’est mal me connaître ! Allez, laisse-moi deux minutes le temps d’me débarbouiller, et on verra c’que tu vaux !

*

Deistraz fit un pas de côté et tenta une touche d’estoc, repoussée par Jelkim qui, d’un mouvement de poignet, planta la lame de son adversaire dans le sol. Il posa la sienne sur le cou du garçon, qui lâcha son épée et leva les mains pour admettre sa défaite.

— Tu te débrouilles, mon grand. C’est pas mal c’que tu fais. T’as du potentiel et t’es plutôt roublard dans ton genre. Avec un peu d’pratique, tu d’vrais t’en sortir contre un chef. Pense à rester mobile, cela dit. C’est bien de travailler tes bottes, c’est mieux si t’arrives à les exécuter en te déplaçant.

— D’accord !

— En tout cas, c’est une belle arme que tu as trouvée.

— Je l’ai achetée avec ce que j’ai obtenu de ma journée de travail. Je crois que je serai bientôt venu à bout de Joskal. J’ai fouillé un des derniers endroits prometteurs du veig. À mon avis, il va falloir que je trouve une autre activité.

— Alors c’est bien que tu t’sois trouvé une arme ! T’auras p’têt’ la possibilité de faire quelques boulots pour d’honnêtes citoyens, p’têt même que tu pourras chasser l’argent !

— Ce serait bien !

*

Deistraz fut réveillé par un bruit qu’il n’identifia pas tout de suite. Dans la pénombre de la chambre qu’il partageait avec Jelkim, il aperçut la silhouette d’un homme, dépenaillé, qui s’enfuyait avec un objet sous le bras. Il fallut une seconde de trop au jeune homme pour se rendre compte que l’objet en question était la cassette qui contenait les économies de Jelkim et luimême. Il se releva d’un bond, et remarqua que son mentor n’était pas dans la pièce.

Il poursuivit le voleur, non sans attraper son épée au passage, et sortit de la chaumière. Dans la forêt qui entourait la maison, il serait plus difficile de garder son allure, d’autant que Deistraz n’avait pas l’habitude de courir avec une épée, et n’avait pas de chaussures. Il cria plusieurs fois à l’attention du malfaiteur, le sommant de rendre sa prise. Mais l’autre ne se retourna même pas, et la voix encore aiguë de l’adolescent se perdit dans le bois. Le bandit était agile, et il finit par distancer son poursuivant. Ce dernier, après un ultime effort pour essayer de rattraper l’objet de sa fureur, se prit le pied dans une racine et tomba la tête la première sur le sol laissé boueux par la pluie.

Il jura. Il avait laissé le vaurien s’enfuir... Qu’en dirait Jelkim ? Il ne serait sans doute pas en colère, mais se moquerait de lui et le traiterait, à nouveau, de gamin. Mais où était-il passé ? Pourquoi n’avait-il pas lui aussi coursé le voleur? Un étrange sentiment s’empara de lui. Quelque chose avait dû se passer. Jelkim n’aurait pas laissé quelqu’un voler les quelques économies qu’ils avaient réussi à faire. En toute hâte, il rebroussa chemin et retourna dans la chaumière.

— Jelkim? appela-t-il sans obtenir de réponse. Où es-tu ?

Le silence devenait pesant. Il pénétra dans la demeure, et vit alors ce qui lui avait échappé à son passage dans l’autre sens, trop pressé qu’il était de rattraper le pillard. Sur le sol gisait le corps, maculé de sang, de son mentor. Celui-ci parvint à gémir quelque chose que Deistraz ne comprit pas. Il s’approcha à toute vitesse et constata que son père adoptif avait été poignardé au ventre. En un instant, il reconstitua la scène. Jelkim avait surpris le voleur, et ce dernier, paniqué, avait planté son couteau à la hâte. Peutêtre avait-il touché le diaphragme, limitant ainsi la puissance du cri de du vieil elfe... Ou peut-être Deistraz ne l’avait-il tout simplement pas entendu dans son sommeil. Peut-être, enfin, était-ce le bruit qui l’avait réveillé.

Mais si ces pensées fusaient dans la tête du jeune homme, il ne pouvait pas rester là sans rien faire. Il attrapa un torchon qu’il pressa contre la plaie. Jelkim n’était pas inconscient. Il n’était pas mort. Il devait trouver un moyen de le sauver. D’une main, il saisit celle de son père adoptif pour le forcer à tenir le tissu. Mais le blessé empoigna l’adolescent.

— Deistraz... C’est trop tard...

— Non ! Tout va bien, tu es en vie !

— J’ai vécu... suffisamment longtemps... pour savoir que c’est fini... Je l’sens...

— Pitié non ! Ne meurs pas ! Tu ne peux pas mourir ! Pas toi !

— Deistraz... Tu... T’es capable d’accomplir de grandes choses... Cherche pas à m’venger... Celui qui m’a fait ça... C’est aussi une victime... Un pauvre de plus qu’a pas trouvé d’meilleur moyen pour survivre...

— Mais...

— Ne m’interromps pas... Cette arme que t’as... Je veux que tu m’promettes que tu f'ras de belles choses avec... que tu seras pas comme ceux qui m’ont chassé jadis... Promets-le-moi...

— Je... Je te le promets, Jelkim...

— Bien... bien... bien.

Il ferma les yeux en prononçant ces derniers mots. Il eut peine à prendre une inspiration supplémentaire, et, dans un ultime souffle, sa vie cessa.

II — Le Kemnite

*

L’esclavage est une pratique courante en Sonne. Les prisonniers, plutôt que d’être enfermés, travaillent pour une organisation ou une personne de prestige afin d’expier leurs fautes. Il n’est pas rare qu’après quelques années de service, selon la gravité de leurs actes, on les affranchisse de leur statut d’esclave tout en leur offrant de continuer leur travail auprès de leur ancien maître.

Coutumes de Sonne et d ’ailleurs, Malk’r Klobas

*

La taverne était presque vide quand la bande entra. Ils étaient six, un peu éméchés, mais non au point de tituber. Ils s’approchèrent du bar où la tenancière faisait la grimace. Elle devait les connaître, ces gars, et ne pas les apprécier. Elle posa néanmoins les mains sur le comptoir et demanda, d’un ton impavide :

— Ce sera quoi, messieurs ?

— Donne-nous ta bourse !

Celui qui semblait être le chef de la bande avait annoncé cela avec l’assurance de celui à qui on ne dit pas non. Pourtant, la tavernière fit mine de ne pas avoir compris.

— Ta bourse ! Vite, avant que je t’étrangle !

— Il doit y avoir quelque chose que je ne comprends pas, reprit l’aubergiste. Ma bourse, ça ne se boit pas. Et pour le reste, c’est au Kemnite qu’il faut s’adresser.

— Le Kemnite ? Il paraît que c’est qu’un gamin. Alors c’est pas moi que ça va impressionner !

Quelqu’un toussa parmi les quelques clients. Mais la brute ne sembla pas y faire attention. L’homme tira son épée et réitéra son ordre. C’est alors qu’une voix, dont le ton instable oscillait entre les graves et les aigus, s’éleva.

— Il n’y a pas grand monde qui a les couilles de me traiter de gamin en face. Est-ce que toi tu les as ?

Le Kemnite était assis à une table, avec deux personnes avec qui il semblait jouer aux dés. Il ne levait pas les yeux vers la fripouille qui avait menacé le tavernier, comme s’il s’en désintéressait. Il jeta les dés, sourit, et ramassa quelques pièces. Un long silence s’était installé. Les compagnons de jeu du jeune homme ne relancèrent pas de partie. Au lieu de cela, ils se tournèrent vers la brute. Finalement, ce dernier s’éclaircit la gorge et commença :

— Je... C’est toi le Kemnite? Eh, les gars ! Il est encore plus jeune que ce que je pensais, il a quoi, dix-sept ans, pas plus !

— Je te laisse dix secondes pour t’excuser et sortir de cette auberge.

— M’excuser ? Même pas en rêve !

Le Kemnite ne répondit pas. Au lieu de cela, il entama, à haute voix, un décompte. Lorsqu’il fut à deux secondes de la fin, il se leva. À une seconde, il dégaina son épée. A zéro, il bondit en avant. Le rustre leva son épée in extremis, et dévia un coup qui allait lui ouvrir la gorge. Avant qu’il n’ait le temps de reprendre ses appuis, un nouveau coup de taille lui échoppa le nez. Les acolytes du brigand dégainèrent enfin leurs armes, mais les compagnons de jeu du Kemnite firent de même, et, à trois contre six, ils tinrent tête à leurs assaillants. Mieux encore, le Kemnite blessa un de ses adversaires au bras, l’empêchant ainsi de se battre, tout en se défendant contre l’autre. Il esquiva un coup d’estoc et fondit sur le truand pour lui enfoncer le genou dans les côtes. L’homme s’étouffa, et n’eut pas le temps de reprendre son souffle qu’il fut traversé de part en part par un coup d’épée vertical.

Très vite, le petit groupe prit le dessus sur le plus gros, et les deux qui n’étaient pas morts étaient incapables de se battre, tous deux blessés au bras. Le Kemnite leur indiqua la porte d’un signe de tête vague et désintéressé. Ils prirent leurs jambes à leur cou et disparurent de l’établissement. Les compagnons du Kemnite emmenèrent les corps hors de l’auberge, pour les déposer quelque part dans les plaines où ils seraient dévorés par les charognards. L’aubergiste servit une chope de bière à son sauveur.

— Merci, Deistraz, lui dit-elle.

— C’est normal, répondit le jeune homme. T’es mon aubergiste préférée. Je ne te laisserai pas te faire piller par des gredins comme lui.

— Comment grandit ta bande ?

— Oh, plutôt bien. Le nom du Kemnite commence à attirer des hommes d’un meilleur calibre. Et la garde, aussi. Mais ça, c’était inévitable.

Il eut un rire sonore, et sa voix refit un tour par les aigus. Néanmoins, personne ne se moqua. Personne ne se moquait plus de lui. Il n’était plus un gamin. Il était un homme, quand bien même son corps n’avait pas terminé de changer. Et cela se savait. Même lorsqu’on ne connaissait pas son visage, rares étaient ceux qui osaient parler en mal du Kemnite ou de ses hommes. Il lui avait fallu du temps pour en arriver là. Ce respect, il l’avait gagné, à la sueur de son front et à la vigueur de sa lame.

D’abord seul, il s’était fait connaître en battant quelques épéistes en duel, et ses bottes bien travaillées, inspirées de celles de feu Jelkim, avaient eu raison de ses divers adversaires. Il avait gagné des paris sur sa capacité à battre telle ou telle personne, et petit à petit, il avait mis le pied dans le crime organisé, le tout avec une seule idée en tête. Un jour viendrait où il serait assez puissant, où il aurait assez d’hommes, pour se venger des vrais responsables de la mort de son mentor. Il ne s’agissait pas du voleur. Il n’était qu’une conséquence. Non, les vrais coupables étaient ceux qui possédaient trop, et ne donnaient pas assez. Et le plus grand d’entre eux était le roi Mezzar.

C’était un roi jeune, d’une trentaine d’années. Il occupait déjà le trône quand, trois ans auparavant, Jelkim avait été tué. Et depuis, il n’avait rien fait pour changer la situation des nécessiteux de Sonne. Au contraire, il avait, depuis la guerre, amassé un butin non négligeable, qu’il avait partagé avec ses notables. Mais les villes saccagées avaient eu peine à se remettre, et les frontières conquises avaient été laissées à leur sort ; si on omettait le déplacement de soldats sur les routes commerciales, pour éviter les vols de marchandises.

De plus, Mezzar punissait les voleurs en leur faisant couper les mains depuis quelques années. Non pas une, comme on peut le voir dans certains pays, mais les deux. Ainsi, il condamnait les pauvres qui volaient pour subvenir à leurs besoins à plus de pauvreté, en leur interdisant de trouver un travail, puisque, privés de leurs extrémités, il leur était impossible d’accomplir quelque tâche d’artisanat ou d’agriculture que ce fût. C’était un roi dur et l’on disait, en plus, qu’il s’emportait facilement, ce qui, combiné, faisait beaucoup de défauts aux yeux de Deistraz.

Alors, il s’était mis en tête de le détrôner. Il ne savait pas encore comment il allait faire, mais une chose était sûre : quelle que fût sa stratégie, il avait besoin de plus d’hommes, et notamment, il devait trouver un moyen de se mettre au moins un thaumaturge dans la poche. Le problème était que les mages sont éduqués, et font donc rarement partie du petit peuple dans lequel il se faisait un nom. Son seul espoir était de trouver un sorcier ou une sorcière, quelqu’un dont la magie était instinctive et qui serait issu d’une famille pauvre. C’était à cela qu’étaient occupés la majorité de ses hommes : trouver un sorcier avant qu’il ne soit repéré par un thaumaturge plus aisé qui déciderait de le prendre sous son aile. Et lui, pendant ce temps, s’assurait que son nom fût connu dans les quartiers pauvres de Kolkar, capitale de Sonne.

La tavernière refusa poliment le paiement de Deistraz. Elle expliqua que c’était un remerciement pour l’avoir débarrassé des brutes.

— Déjà que tu m’offres ta protection sans me faire payer, je ne vais pas en plus te faire payer cette bière.

— Tu es trop gentille, Loistr, mais c’est probablement pour ça que j ’aime autant ton auberge.

— J’ai entendu dire que tu cherchais un gamin ?

— On dit ça ?

— C’est la rumeur qui court.

— Ce n’est pas tout à fait vrai. Mais ce n’est pas faux non plus. Laisse courir la rumeur. Elle me plaît.

— D’accord. Oh, et... avant que tu partes... La garde est particulièrement aux aguets en ce moment. Tu devrais faire profil bas sur les braquages...

— Au contraire... C’est le moment idéal pour frapper. Merci

Loistr. Passe une bonne soirée.