L’héritier de Mihinir - David Branco - E-Book

L’héritier de Mihinir E-Book

David Branco

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Beschreibung

Eden est un adolescent fan de science-fiction qui rêve d’aventure. Dans une vieille maison abandonnée, il tombe sur des objets qui appartenaient à sa grand-mère. La lecture d’une formule inscrite sur un carnet provoque l’effondrement de la demeure. Eden se réveille alors dans un autre univers et y découvre un mode de vie différent, des personnages étranges, des passages vers des territoires peuplés de légendes. Entre haine et amitié, armé de dés magiques, il devra affronter un Mal dont la menace plane sur des mondes parallèles.


À PROPOS DE L'AUTEUR


L’écriture de L’héritier de Mihinir apparaît à David Branco dans un songe. Celui-ci sera l’élément déclencheur et l’envie de léguer cette histoire à ses filles un moteur. Sans s’éloigner de l’imaginaire, il l’imprègne d’une forme de critique de notre monde et de ce qu’il pourrait devenir.

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Seitenzahl: 354

Veröffentlichungsjahr: 2022

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David Branco

L’héritier de Mihinir

Roman

© Lys Bleu Éditions – David Branco

ISBN : 979-10-377-5265-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mes poussières d’étoiles qui ont illuminé

les ténèbres de ma vie.

Prologue

I wanna tear down the walls

That old me inside

I wanna reach out

And touch the flame

Where the streets have no name

U2

Qui n’a jamais rêvé d’être ailleurs ?

De s’évader, même un court instant, dans un monde différent, peuplé d’êtres magiques.

De mener une autre vie, plus excitante, faite d’aventures, où les hommes ont le sens de l’honneur.

Chevaleresque.

D’aventures peut-être, mais ailleurs, c’est ce qu’Eden aurait souhaité. Et tout de suite ! Alors qu’il courait, pourchassé par le vigile du marché dans lequel il venait de voler deux pommes.

Ailleurs. N’importe où. Mais vite !

À en perdre haleine, il courait et passait sous le porche d’entrée du marché.

Ces pommes, elles n’étaient même pas pour lui, mais pour le vieux mendiant qu’il croisait quotidiennement dans le hall d’entrée de la gare de métro qu’il empruntait pour se rendre en cours.

À bout de souffle et sous des trombes d’eau, il ralentit au coin de la rue et risqua un œil derrière lui.

Personne.

Le vigile avait abandonné la course.

Il faut dire qu’Eden court vite. Très vite. De quoi décourager un homme entraîné, alors ce mollusque de gardien à la bedaine tombante, rien de bien compliqué.

Mais tout de même, dans le doute et en état de stress, il valait mieux accélérer le mouvement et laisser le plus de distance possible, et ce rapidement.

Après cinq minutes d’une course effrénée, il s’arrêta et, courbé en avant, les mains sur les genoux, il tenta de retrouver son souffle.

— Quand même ! dit-il entre deux grandes bouffées d’air pour se remettre. Tout ça pour deux malheureuses pommes. J’ai quand même pas dévalisé une banque !

Il reprit son chemin vers la gare, trouva le vieil homme où il l’avait laissé vingt minutes plus tôt, assis contre le mur en bas de l’escalier descendant dans la bouche de métro, à l’abri de la pluie.

L’adolescent s’accroupit devant cet homme détruit par la vie, vêtu d’un pantalon troué, pieds nus et couvert d’un manteau sale deux fois trop grand pour lui.

Il sortit les fruits de la poche de son blouson et les tendit au vieillard. Le visage mangé d’une barbe grise et hirsute leva des yeux pleins de reconnaissance vers Eden, qui lui sourit en retour. Un sourire plein de tendresse et de pitié.

C’était là le paradoxe Eden.

Un adolescent compliqué.

Perturbé, perturbant, il était à la fois bagarreur – au lycée comme en dehors, prêt à mettre une raclée, à donner des coups comme à en recevoir pour défendre les plus faibles. C’était également un petit voleur, capable de ruser pour s’emparer d’une pomme, même si cela ne fonctionnait pas toujours. Un vaurien au grand cœur, plein d’empathie et toujours prêt à tendre la main aux plus démunis.

Ce visage de beau démon aux cheveux bruns et mi-longs faisait chavirer le cœur des filles, mais il ne se souciait guère de l’amour. Manipulateur, ce grand ténébreux d’un mètre quatre-vingt savait jouer de son charme fou et de son physique avantageux pour retourner toutes les situations à son avantage.

Il vivait pour ainsi dire hors du temps et de son époque. Il avait des amis, bien sûr, mais aimait passer du temps seul. Non pas pour se détruire les neurones devant un écran et une console de jeux vidéo, mais pour se promener et regarder le monde, étudier les gens et leur marche incessante vers on ne sait où à courir après on ne sait quoi.

Lui, il rêvait d’épopées chevaleresques d’un autre temps dans lequel les hommes et les femmes avaient de l’honneur, et pour qui la parole donnée valait toutes les signatures au bas d’un contrat.

Les peuples d’une ère révolue où la vie était rude et les coutumes parfois barbares mais selon lui plus saine et sans fard.

Une vie qui avait un but.

Une époque qui connaissait des héros.

Des héros qui suivaient une destinée.

Mais pour l’heure, il devait rentrer chez lui. Demain serait un autre jour. Le dernier avant la fin des cours et le début des vacances d’hiver.

Plus que quelques mois pour préparer son Bac. Pour lui, le savoir n’occupe pas de place, ce qui avait toujours fait de lui un enfant curieux de tout. Mais il détestait l’idée qu’un examen, quel qu’il soit, puisse décider du restant de la vie d’un homme pour lui.

C’était jouer son avenir sur un coup de dés, un coup du sort.

Mais parfois, le sort réserve bien des surprises et nous apprend que les voies ne sont pas toutes tracées d’avance.

Chacun à son mot à dire.

Un destin à suivre. À tracer.

Une vie à rêver…

Ière partie

I am a Passenger,

And I ride, and I ride…

Iggy Pop

I

Un accordéon faisait jaillir les notes d’un air entraînant, couvrant le murmure des rares conversations des passagers du wagon de la ligne 10 du métro parisien, bondée comme toujours à cette heure de pointe.

Dans cette rame charriant son lot quotidien de voyageurs, personne ne semblait trop prêter attention à cet homme, un de ces types cassés par la vie, dont le quotidien se résume à jouer quelques notes d’un instrument de musique dans l’attente d’un peu de monnaie en retour. Un maigre butin dans l’unique but d’assurer sa pitance et quelques chopines, seule façon pour lui d’oublier la misère et le désespoir de cette vie, entouré de ses congénères bien trop égoïstes pour se préoccuper de son sort.

Accolé à un strapontin à côté de ce musicien de fortune, Eden ne semblait pas dérangé par le tintamarre de cet instrument qu’il détestait au-delà du possible, lui qui n’aimait que le rock.

Ses écouteurs sur les oreilles, Jim Morrison et les Doors en compagnons de voyage, il se laissait ballotter, le regard dans le vide, par les mouvements saccadés de ce qui ressemblait à un immense lombric d’acier transportant des fourmis travailleuses dans les sous-sols de la capitale. Ce garçon d’habitude si altruiste, qui aurait volontiers participé à la moisson de piécettes de ce pauvre homme, ne semblait même pas l’avoir remarqué tant il était absorbé par ses pensées.

Sa dernière journée de cours venait de se terminer, banale en soi, mais cela ne semblait pas le ravir pour autant. Ses parents lui avaient annoncé la veille qu’ils passeraient les vacances en Bretagne, chez son grand-père. L’idée de devoir se lever le lendemain aux aurores pour prendre la route lui faisait horreur.

Comme s’il ne se levait pas suffisamment tôt toute l’année sans avoir à se lever plus tôt encore pendant ses vacances.

Devoir passer une semaine là-bas en plein hiver au milieu de ce trou perdu et boueux ne l’enchantait pas, mais sa mère avait insisté pour qu’il les accompagne.

— Cela ferait très plaisir à tonton Germain, lui avait-elle dit. Il ne t’a pas vu depuis trois ans, depuis la mort de ta grand-mère. Et puis ton grand-père est malade. Les occasions de le voir encore en vie risquent de se faire rares.

Il avait cédé, résigné à rester enfermé dans la vieille maison mal chauffée de ses grands-parents, une ancienne bâtisse au toit en ardoise et à la peinture décrépie qui sentait le renfermé et l’humidité.

Il avait aimé passer du temps dans cet endroit, du temps où il parcourait la campagne avec sa grand-mère. Avant que celle-ci ne perde la tête et ne disparaisse dramatiquement.

Il tuerait le temps en multipliant les allées et venues, passant tour à tour de sa chambre, seul avec ses bouquins, au grand salon dont les murs étaient couverts de canevas représentant des natures mortes ou des scènes de chasse, de cadres photos kitch, et dont la cheminée était ornée de divers bibelots aussi inutiles que poussiéreux et de photos jaunies de tous les membres de la famille, dont la plupart lui étaient inconnus.

Là, sur le canapé usé et grinçant, assis avec ses petits cousins, il regarderait sur le petit poste de télévision des vieilles VHS qu’il avait laissé au fil du temps en prévision de prochains séjours – il avait été prévoyant. Oubliés, les films récents en DVD, le câble, internet et le streaming.

Ces vacances allaient décidément être à mourir d’ennui pour lui, le jeune étudiant rebelle, pas plus courageux ni téméraire qu’un autre, certes, mais qui rêvait d’aventure et d’héroïsme.

Afin de combler le manque d’excitation de sa vie rangée de banlieusard huppé, il s’était pris d’une passion dévorante pour le fantastique. Fan de Star Wars, il se rêvait en chevalier des temps modernes, tel un Jedi aux pouvoirs inouïs, élu par la Force, et sur les épaules de qui le sort de l’univers pèserait. Il avait découvert quelques années auparavant des jeux de rôle et s’était passionné pour les livres d’une ancienne collection de poche mêlant histoires chevaleresques, résolution d’énigmes, jeux de réflexion et de chances. Des aventures qui se jouent aux dés et dont les fins sont multiples, où l’on finit par tuer ses ennemis ou être tué, le tout dans un labyrinthe de pages inextricable.

Il s’évadait et quittait notre monde pour des contrées obscures et sauvages et une vie d’aventurier d’une autre époque.

Le destin a cette ironie dans l’art de tracer ses lignes. Il relègue parfois le hasard à une spéculation de l’homme qui cherche à mettre des mots sur ce qu’il ignore ou ne comprend pas.

II

Les cinq heures de route n’entamèrent pas l’enthousiasme des parents d’Eden. Sa mère, Valentine, trop heureuse de voir son père et son grand frère Germain, et son père content de quitter Paris pour cet endroit dont il n’était pas originaire mais qu’il considérait comme un petit coin de paradis, calme et vert. C’était pour lui l’occasion de quitter le béton parisien pour un peu de verdure et d’air frais et pur – air qui pour Eden n’avait de frais que l’odeur de bouse fraîchement déposée par les vaches de son oncle.

Bon, c’est vrai, il trouvait quand même du charme à la campagne morbihannaise.

En stationnant, le sempiternel « nous y voilà » de Nathan, le père d’Eden, ponctua le voyage. Cette phrase ne suffit pas à réveiller sa sœur Jeanne, de cinq ans sa cadette, qui s’était endormie presque aussi sec en quittant leur domicile. Elle n’avait ouvert l’œil que quelques secondes lorsque son père s’était arrêté sur une aire de repos pour faire une pause et prendre un café, ou plutôt un immonde jus de chaussette saveur café, comme il l’appelait toujours.

Eden, les yeux rivés vers le ciel comme à chaque fois que son père prononçait ces paroles, ne comprenait pas comment il pouvait s’obstiner à boire ce café s’il le trouvait si mauvais. Il faut croire que les habitudes ont la vie dure et que cette boisson avait un effet placebo sur la fatigue au volant.

Lui avait entrecoupé la lecture d’un roman de science-fiction par de longs moments à regarder défiler le paysage, tellement identique de bout en bout et si différent à la fois. Il aimait étudier du regard les différents types d’architecture lorsqu’ils passaient d’une région à une autre. Les châteaux d’eau, les parcelles de terrain cultivées un peu partout, l’apparente exactitude de ces carrés de terre collés les uns aux autres, tantôt en jachère, tantôt semés de blés, de colza et autres plantations. On aurait cru voir d’immenses jeux d’échecs dessinés à même le sol, que des agriculteurs équipés d’équerres et de règles auraient tracés. Il se questionnait sur la vie des gens qui occupaient les maisons qu’il voyait non loin de l’autoroute, sur la vie et la destination des autres voitures qu’ils croisaient et sur tout ce qui pouvait attirer son regard. C’était un garçon capable d’une grande paresse (un ado !) mais aussi très vif d’esprit, doué de réflexion et d’empathie. Comme le disaient la plupart de ses professeurs qui avaient cerné ce paradoxe, il était « capable, encore faudrait-il qu’il le veuille ».

Ce besoin d’évasion à travers les jeux de rôle et la science-fiction n’était peut-être, après tout, qu’un exutoire pour un esprit trop conscient du monde qui l’entourait.

En sortant de la voiture, laissant à sa mère le soin de réveiller sa petite sœur, il fut accueilli par le chien de son grand-père, Bacca, un chien costaud, croisé entre un berger allemand et une autre race quelconque, un « bâtard pure race » comme le disait avec humour son grand-père, toujours très fier de vanter les mérites de fidélité et d’obéissance de son compagnon. Eden avait choisi le nom de ce chien huit ans auparavant, lorsque son grand-père l’avait adopté après que la chienne d’une voisine a eu une portée de petites boules de poils. Ce nom lui était venu de sa passion pour Star Wars. Le pelage façon serpillière du chiot lui avait rappelé Chewbacca, réduit à Bacca pour que papi s’en souvienne plus facilement.

À sa suite mais à bonne distance encore, non pas son papi mais l’oncle Germain les héla en faisant de grands gestes. On le devinait chaussé de grandes bottes de caoutchouc vertes, par-dessus un bleu de travail élimé et tâché de boue, équipement indispensable pour affronter les champs et les étendues de terres rendues boueuses par la tempête et les pluies qui s’étaient abattues durant plusieurs jours avant leur arrivée. Les rares cheveux hirsutes sur le haut de son crâne, ses lunettes sur le bout de son nez rougi par le froid et ces gestes toujours plein d’entrain conféraient à ce quinquagénaire au physique épais et aux mains calleuses un air sympathique, une bonhomie agréable, qui incitait à lui rendre ses sourires sincères et ses poignées de main chaleureuses.

— Oh ! V’là les gens de la ville ! s’écria-t-il en arrivant à leur hauteur et en embrassant chaleureusement sa sœurette « Vivi » comme il l’appelait depuis leur enfance. À le voir si enjoué et plein de vie, on avait peine à croire que cet homme avait perdu sa femme un an auparavant. On notait dans son débit de paroles que les moments d’échange se faisaient rares et que la joie de voir du monde provoquait chez lui un irrépressible besoin de parler. Son père malade et de moins en moins actif à la ferme, ses enfants trop jeunes pour avoir des conversations d’adultes et le travail depuis l’aube jusqu’au soir devaient limiter grandement les discussions.

Au contraire de sa sœur qui avait quitté ces terres à vingt-deux ans pour chercher du travail à Paris, après le Bac et quelques petits boulots sans intérêt pour elle dans la ville la plus proche, lui n’avait connu sa femme que très tard, sa vie de producteur laitier avait laissé peu de place aux sorties et aux rencontres durant sa jeunesse. Cela expliquait que malgré ses huit ans de plus que sa sœur, ses deux enfants, deux garçons, n’étaient âgés que de dix et treize ans. La fille d’un agriculteur du bourg voisin avait la gentillesse de passer tous les jours après l’école pour aider les enfants à faire leurs devoirs.

Le besoin de communiquer de Germain se traduisait par un débit de paroles impressionnant, comme s’il avait des millions de choses à raconter mais que le temps lui était compté.

— Comment qu’y vont les grands ? On a fait bonne route ?

Alors quoi de neuf chez les parigots ?

Se tournant vers Jeanne :

— Et toi, quoi de neuf ? Toujours la moitié de dix-huit ? demandait-il en ponctuant cette mauvaise blague d’un grand éclat de rire. La jeune fille encore embrumée par le sommeil lui rendit un sourire forcé pour seule réponse. Ce qui ne l’empêcha de continuer :

— Entrez donc, j’allais justement faire du café. À moins que vous ne vouliez plutôt de la chicorée ?

L’évocation de cette boisson rappela à Eden l’époque où il en buvait bien qu’il n’aimait pas trop cela, simplement pour collectionner les points à découper sur les paquets et gagner des cadeaux.

Passées les retrouvailles avec l’ensemble de la famille et l’habituelle effusion de larmes de sa mère lorsqu’elle étreignait son père après plusieurs mois passés sans le voir, Eden profita que la pluie avait cessé de tomber, sortit s’aérer l’esprit et alla se promener le long de la petite route qui longeait la ferme, en évitant soigneusement les trous remplis d’eau stagnante et la boue.

Cette route au goudron abîmé ne devait voir passer que très peu de voitures. Il passa en revue l’ensemble des petits édifices et des maisonnettes qui servaient au stockage des silos de foins – réserve de nourriture pour les vaches, au stockage du lait, au rangement de l’ensemble du matériel, tracteur compris, servant à travailler les terres, et le « garage à vaches », comme lui avait expliqué son grand-père lorsqu’il n’était encore qu’un petit garçon espiègle et curieux de tout.

Après dix minutes de marche à longer les champs, suffisamment loin pour perdre de vue la maison de l’oncle Germain, il contempla les grandes étendues herbeuses, garde-manger des vaches s’étendant à perte de vue.

Il s’arrêta net lorsque son regard fut attiré par une vieille maison, une baraque de taille modeste, en pierre épaisse attaquée par l’humidité et la mousse, au toit en tuiles rouges, plus vieille encore que la maison de ses grands-parents, à demi en ruine, et dont il n’avait que très peu de souvenirs. La seule fois qu’il s’en était approché, c’était avec la ferme intention de braver l’interdit et d’y pénétrer, malgré les avertissements de son grand-père qui lui avait souvent dit que cette maison n’avait aucun intérêt et qu’elle risquait de s’effondrer. Face à sa curiosité, il lui avait dit ne pas se souvenir de ce qui s’y trouvait, sans doute était-elle vide, ou peut-être restait-il à l’intérieur quelques meubles, certainement vermoulus depuis les décennies d’inoccupation des lieux. Ses seuls habitants devaient désormais être les araignées et autres insectes.

Mais ce jour-là, alors qu’il était sur le point d’entrer, son grand-père l’avait surpris et réprimandé fortement. Jamais il n’avait reçu pareil sermon de la part de celui qui n’avait symbolisé jusqu’alors que tendresse et affection. Il avait été blessé et avait beaucoup pleuré, avant de promettre de ne jamais y retourner.

Des années s’étaient écoulées depuis et il se trouvait là, à regarder cette ruine, une boule à l’estomac et les jambes tremblantes en se rappelant ce dur souvenir pour un enfant qui idéalisait son papi et ne l’avait jamais imaginé capable de lui crier dessus.

Il se trouvait là à nouveau à ressasser le passé lorsqu’il comprit. Ce nœud en lui n’était pas tant la peur due à ce traumatisme, mais le besoin irrépressible d’entrer dans cette maison, malgré l’interdiction et malgré sa promesse. Après tant d’années, il y avait prescription, on ne pourrait pas dire qu’il ne l’avait pas tenue. De toute façon, il s’en fichait complètement.

« Il est temps », se dit-il.

Et alors qu’il s’engageait sur un étroit sentier en direction de la maison, le ciel s’assombrit et il se mit à pleuvoir à verse. Comme si la nature et une force invisible cherchaient un moyen de le rappeler à sa promesse et voulaient l’empêcher de suivre sa route, son destin.

Il décida d’opérer un demi-tour et de rentrer. Ce n’était que partie remise. Après tout, il allait passer une semaine ici. La pluie finirait bien par se calmer et il aurait tout le loisir de revenir.

Ce n’est que deux jours plus tard que le ciel se montra plus clément et qu’Eden pût à nouveau prendre le chemin de la vieille maison. Il semblait que le sort, d’abord tenté de changer le cours de l’histoire, se soit finalement résigné et ai laissé le jeune homme suivre sa destinée et affronter ses démons.

À mesure qu’il approchait de la maison, le souvenir de l’épisode passé se faisait plus présent, les détails lui revenaient comme il découvrait les brèches sur les murs de pierres usés par le temps et chargés de l’histoire de sa famille.

En arrivant devant la porte, l’idée lui vint à l’esprit que la porte serait peut-être fermée et qu’il ne pourrait sans doute pas pénétrer.

Posté devant l’entrée et son vieux verrou qui ne devait tourner qu’à l’aide d’une de ces longues et lourdes clés, il se dit qu’il serait peut-être préférable d’en rester là et de faire demi-tour. Le vent balaya cette idée comme il balayait les cheveux devant son visage et il agrippa la poignée. Il resta encore quelques secondes sans bouger, comme pour marquer dans sa mémoire ce moment tant attendu et redouté.

La poignée grinça et la porte s’entrouvrit avant de coincer. Les gonds étaient rouillés et le bois gonflé par l’humidité. Eden dut s’y prendre à plusieurs reprises et à grands coups d’épaule, faisant à chaque fois tomber de la poussière, pour que la porte s’ouvre suffisamment et qu’il puisse s’introduire dans la maison.

Une fois à l’intérieur, il tenta de s’acclimater à l’obscurité. Seules les petites ouvertures des volets venaient troubler cette pénombre, découpant l’obscurité de rais de lumières. Il finit par sortir la lampe de poche trouvée dans un des tiroirs du buffet chez son grand-père. Une de ces vieilles lampes rectangulaires en métal, orange avec une fine poignée. Les piles donnaient des signes de faiblesse. Cette lampe n’avait pas dû servir très souvent dernièrement. Il lui fallut la secouer afin que le rayon de lumière se stabilise. Un nuage de poussière stagnait dans l’air, opacifiant l’espace.

Son cœur battait la chamade, certainement à cause d’un mélange de peur et d’excitation. Il commença son exploration par un rapide état des lieux. Il se trouvait dans une pièce vaste et basse de plafond. Quelques meubles anciens occupaient ce qui était sans l’ombre d’un doute la principale pièce à vivre de la maison, la salle à manger. Une grande table en bois brut entourée de deux bancs du même matériau et de deux chaises en rotin, un buffet avec deux portes vitrées fermant des étagères que l’on devinait aisément chargées de vaisselles et porcelaines peintes, exposée comme de précieuses collections à l’époque ou la maison était habitée, le tout couvert de toiles d’araignées à chaque coin et d’une épaisse couche de poussière. Aucun autre meuble ne venait compléter ces vestiges du passé. Seul un poêle trônait dans un grand espace vide mesurant environ la moitié de la pièce, laissant penser qu’un coin salon avait dû être aménagé à cet endroit. Un sourire se dessina au coin des lèvres d’Eden en pensant que le canapé était peut-être bien celui qui se trouvait dans le séjour de son grand-père. En levant la tête, il remarqua les poutres apparentes au plafond.

— Il ne faudrait pas que ça me tombe dessus, pensa-t-il tout haut. Ça doit être abandonné depuis au moins trente ans.

Puis, expirant profondément :

— Ça n’est pas tombé jusqu’à maintenant, il n’y a pas de raisons pour que ça arrive aujourd’hui, simplement parce que je suis là.

En examinant le fond de cette grande pièce, il remarqua une porte, et quelques mètres plus loin, un escalier en bois qui montait à l’étage.

Il s’avança en prenant soin de regarder qu’il ne risquait pas de trébucher sur un quelconque objet traînant sur le sol. Le parquet était massif et comme le reste, aurait peut-être pu retrouver son aspect d’antan avec un bon ponçage et une bonne couche de cire. Mais le reste de la grande pièce était désert. Pas le moindre bibelot sur le sol ni les meubles. Eden pensa qu’on lui avait interdit l’accès à cette maison uniquement à cause de sa vétusté et non par crainte qu’il ne découvre quoi que ce soit de caché ou de mystérieux, comme il l’avait souvent pensé durant son enfance.

Il décida de poursuivre. À quoi bon s’arrêter maintenant qu’il était entré. Autant aller jusqu’au bout de sa visite et ne pas avoir de regrets.

Il jeta un œil par la porte et découvrit la cuisine. Plus rien n’en restait à part le carrelage à petits carreaux noirs et blancs couvert de tâches, vestige d’une activité passée dans ce lieu désormais nu.

Pas d’autre pièce au rez-de-chaussée, si ce n’est les toilettes, dont la visite était parfaitement inutile. L’architecture était sommaire. Peu de pièces, des surfaces rectangulaires, pas de fioritures.

Il jeta un nouveau coup d’œil vers l’escalier et se dit qu’il trouverait peut-être quelque chose de plus intéressant à l’étage. Il prit le temps d’examiner l’état des marches dans leur ensemble avant d’entamer son ascension, d’un pas lent afin de tester la solidité de l’escalier. Le bois grinçait à chacun de ses mouvements, comme autant de cris de douleurs de devoir supporter le poids d’un corps après tant d’années d’inactivité et de somnolence.

L’escalier donnait sur un couloir étroit qui filait sur tout le long de l’étage et qui n’avait pour source de lumière qu’une petite fenêtre tout au bout, donnant sur la même façade que la porte d’entrée en bas, et un trou au plafond laissant entrevoir le ciel au dehors. Au sol, une flaque d’eau de pluie des précédents jours d’averses.

En avançant pour mieux distinguer les trois portes desservies par ce couloir, ses pas firent grincer le sol d’une manière inquiétante. Il s’arrêta net et le grincement avec lui.

Il se remit en marche pour voir que deux portes étaient entrebâillées et une fermée.

Il entreprit de les explorer dans l’ordre, commençant par une porte à demi ouverte sur la gauche. Il reconnut le carrelage au sol, identique à celui de la cuisine au rez-de-chaussée, et dans le même état de délabrement. Des flaques d’eau éparses et des clapotis provenant de plusieurs endroits indiquaient que la toiture était en piteux état et laissait passer l’eau. La pluie tombée en abondance comme chaque année à l’automne avait eu raison des tuiles et de la charpente, laissant des infiltrations glisser peu à peu le long des murs, certainement jusqu’aux fondations de la maison.

Rien de plus intéressant qu’en bas. Il quitta cette pièce et ouvrit la porte fermée juste en face de la salle de bains. Du pas de la porte, il fit un rapide tour d’horizon avec sa lampe torche pour découvrir que cette pièce était bien moins vide que les autres. Un petit bureau était accolé à un mur, une de ces écritoires anciennes en bois travaillé avec une grande finesse, avec deux petits tiroirs et un sous-main escamotable. Les années ainsi que l’humidité et la poussière avaient eu raison de son charme luxueux d’antan, en décalage avec la maison elle-même et les meubles plus rustiques qui occupaient le séjour.

Bien qu’attentif à ce détail, Eden ne s’attarda pas à chercher d’explications. Son attention fût aussitôt attirée par une grande étagère, d’aspect plus modeste cette fois, remplie de livres et de bibelots de toutes sortes et au centre de la pièce une grande malle en bois avec des harnais en cuir.

— Bingo ! lança-t-il tout excité pas sa trouvaille. Il s’empressa de rejoindre l’étagère, à la grande douleur du parquet, pour parcourir les bouquins couverts de poussière et de toiles d’araignées. Il dut souffler et passer la main sur chaque rangée de livres, dérangeant et chassant les habitants de ces lieux pour pouvoir déchiffrer les titres et les auteurs. Une collection de petites éditions était rangée à mi-hauteur. Molière, Zola, Racine, Hugo et autres grands noms de la littérature française tombés ici dans l’oubli, abandonnés dans cet endroit déserté, sans plus personne pour en tourner les pages et profiter de la magie que ces hommes étaient capables de mettre dans les mots.

Il prit un livre au hasard et l’ouvrit. L’odeur de vieux papier jauni lui monta au nez, plus fortement encore que celle des vieux bouquins qu’il consultait à la bibliothèque du lycée. À l’intérieur, il découvrit le nom de sa mère, inscrit d’une écriture très appliquée. Il comprit qu’il venait de dénicher les romans que sa mère avait étudiés durant sa scolarité. Un véritable trésor dont elle n’avait assurément plus connaissance. Il avait hâte de voir la tête qu’elle ferait lorsqu’il lui en apporterait un échantillon.

Après avoir fait le tour de ce qui se trouvait d’autre sur l’étagère, il se retourna vers ce qu’il n’avait pas encore fouillé. La malle en bois, étrangement déposée au centre de la pièce. Il entreprit de tenir sa lampe entre ses mâchoires pour poser les mains sur chaque harnais et tirer le couvercle. Il s’aperçut alors que la malle avait une serrure en son centre, et pensa qu’elle était peut-être fermée.

Il tira sur les sangles.

Aucune résistance.

Le couvercle se leva.

Il s’agenouilla pour vider la malle de son contenu plus aisément. Un nouveau craquement provenant du sol se fit entendre, plus intense et long que les autres. Il songea qu’il ne fallait vraiment pas traîner ici trop longtemps.

Il sortit une pile de papiers rédigés à la main et des cahiers, des vestiges là aussi de la scolarité de sa mère. Il les posa délicatement à côté de lui pour ne pas les abîmer. D’autres livres se trouvaient en dessous, des manuels scolaires de mathématique, d’anglais, et de nouveaux des cahiers et des classeurs.

Tout au fond enfin, Eden découvrit un petit livre, étrange celui-ci. Il n’avait rien à voir avec les autres. Ce n’était visiblement pas un livre d’école.

C’était un petit livret couvert de cuir marron vieilli, craquelé, avec une couverture épaisse et une reliure que l’on aurait dite en fil d’or et cousue à la main, toujours brillante malgré les années passées au fond de cette malle.

Eden pensa à un de ces grimoires magiques que l’on voit dans les films. On aurait facilement pu imaginer Merlin l’enchanteur cherchant quelque potion dans cet ouvrage.

Il le prit délicatement dans ses mains et découvrit en dessous une petite boîte en bois brut, longue d’environ cinq centimètres et de trois de large. Une seule charnière usée et un petit crochet la maintenaient fermée.

Il l’ouvrit et découvrit que cette boîte, comme un écrin à bijoux capitonné d’un velours rouge, renfermait trois dés.

Il les sortit de leur boîte, les soupesa, les examina.

Ils étaient tous trois identiques.

Etranges.

Ce n’étaient pas des dés classiques, avec un chiffre sur chaque face.

Ils avaient l’air d’avoir été façonnés à la main, et étaient usés, marqués de symboles étranges et de points de couleurs.

Bleu, vert et jaune.

Les autres signes étaient des dessins. Une flamme, quelque chose qui ressemblait à un flocon, et un triangle.

Non. Pas tout à fait un triangle. Plutôt une pointe… comme la pointe d’une flèche.

— À quoi on peut bien jouer avec ça ? se demanda-t-il, perplexe.

Il referma le coffret et le posa au sol, après avoir rangé les dés dans sa poche. Il les emmènerait à son grand-père pour l’interroger à ce sujet. Il reprit le petit livre pour l’étudier de près lui aussi.

Il l’ouvrit délicatement de peur de détacher des pages et s’aperçut que, bien loin d’être en mauvais état, les pages étaient encore d’une grande souplesse.

En le feuilletant, il découvrit des schémas, des dessins et des textes, pour certains écrits en français, et pour d’autres, dans une langue qui lui était parfaitement inconnue.

Une feuille glissa du livre et tomba au sol.

Eden, toujours accroupi au-dessus de la malle, ramassa cette petite feuille épaisse et la retournant, vit à son grand étonnement qu’il s’agissait d’une photo d’Elmyre, sa grand-mère décédée trois ans auparavant.

Une vieille photo en noir et blanc, aux bords dentelés, jaunie et écornée.

Elmyre se tenait fièrement face à l’objectif, seule, la vieille maison en arrière-plan. Ses yeux rieurs et son regard d’une profondeur infinie, son sourire mutin, presque moqueur, ses cheveux longs et blancs et cette mèche noire au sommet de son front, naturelle, comme un rempart et un pied de nez au temps qui passe.

Les larmes lui montant aux yeux, lui revinrent alors en mémoire les histoires qu’il avait entendues plus jeune, au sujet de sa mamie. On lui avait raconté qu’elle était devenue folle en vieillissant, qu’elle racontait toutes sortes d’histoires à coucher dehors.

Un mal absolu, un monde qui n’est pas le nôtre, un sauveur, et tout un tas d’élucubrations de ce genre.

Il avait détesté sa famille d’avoir dit toutes ces choses, d’avoir sali sa mamie chérie, ce morceau d’amour qui le prenait sur ses genoux quand il était enfant, qui l’emmenait voir les animaux et le laissait prendre dans ses bras les lapins. Elle qui lui faisait les meilleurs gâteaux du monde, et dont la recette secrète consistait à mettre « plein d’amour dedans » comme elle l’affirmait. Elle enfin qui le disait « spécial ». Lui, l’enfant timide et que ces paroles réconfortaient, se sentait alors estimé et investi d’une mission chevaleresque qu’il s’empressait d’aller vivre avec ses jouets. Il avait toujours lu plus de fierté à son égard dans les yeux de sa grand-mère chéri que dans le regard ou les paroles de quiconque.

Que faisait-elle là, cette photo ?

Et qui avait écrit toutes ces lignes ?

Il lui semblait reconnaître pour partie la même écriture que dans les livres de recettes de sa grand-mère, lorsqu’elle mettait des annotations en marges pour ajouter un ingrédient ou en modifier les doses.

Eden referma la malle et s’assit dessus, pour être plus à son aise et étudier ce carnet étrange.

Il feuilleta encore quelques pages pour s’arrêter sur l’une d’elles, écrite en rouge avec des inscriptions étranges, entourée de dessins.

Il tenta d’en déchiffrer une ligne.

— Actio… Actio sem para mondo.

Il ne put poursuivre sa lecture.

En une fraction de seconde et dans un vacarme terrifiant, il ressentit une bourrasque l’atteindre et le plancher céda, se déroba sous lui et l’entraîna sans qu’il n’ait le temps de réagir.

L’adolescent n’eut pas le temps de crier.

La chute fut soudaine.

Puis plus rien.

Le noir total.

III

Lorsqu’il se réveilla, Eden mit un certain temps avant de comprendre ce qui s’était produit.

Une douleur sourde lui martelait le crâne.

La mémoire lui revint finalement et il remua doucement ses membres, l’un après l’autre, pour voir s’il pouvait bouger sans peine.

— Pas de casse, marmonna-t-il.

Combien de temps était-il resté inconscient ? Impossible de le savoir. Pas longtemps certainement, sans quoi la nuit serait tombée et tout le monde se serait lancé à sa recherche.

Il se leva en poussant un gros râle et regarda autour de lui. C’est alors qu’il constata l’ampleur des dégâts et la chance qu’avait été la sienne de s’en sortir indemne, avec un simple mal de tête sûrement dû à un choc dans sa chute.

Un épais nuage de poussière flottait dans l’air tel un épais brouillard, mais une clarté nouvelle lui permettait de mieux voir sans sa lampe que lorsqu’il était entré.

Le voile retombant petit à petit, il vit alors qu’une partie du mur de la chambre dans laquelle il se trouvait quelques instants plus tôt à l’étage s’était éventré, laissant passer suffisamment de lumière pour y voir clair sur une bonne moitié du séjour.

Là, autour de lui, des fragments de pierres, des morceaux de meubles et autres débris jonchaient le sol.

Il se passa la main sur le front, ressentit une douleur sur le côté gauche et un liquide poisseux sous sa main.

Du sang.

Il s’était blessé dans la chute.

Une entaille sur la tempe.

— Rien qu’une entaille. J’ai eu chaud.

Et réfléchissant vite :

— Cette fois, je me tire avant que le reste ne finisse de s’effondrer. Je ne vais pas rester là à attendre.

Un peu hagard et désorienté, il pivota sur lui-même à la recherche du meilleur moyen de sortir des décombres lorsque son regard fut attiré par le cahier trouvé plus tôt.

Sans plus penser à fuir cette ruine qui menaçait de finir de s’effondrer sur lui, le jeune homme s’accroupit près du livre, comme si celui-ci l’appelait irrésistiblement à lui.

Il s’en saisit et frotta la couverture à l’aide de sa manche. Il regarda autour de lui et découvrit que la boîte renfermant les trois dés était également là, brisée lors de la chute. Il s’en saisit mais ne put que constater qu’elle était fichue. Il se décala de quelques mètres pour s’installer sur un tas de pierres dans la lumière du mur éventré. Il tâta dans son pantalon et ressortit les dés qui avaient été épargnés. Puis les remis dans sa poche.

Toute peur s’était évanouie. Plus rien ne semblait pouvoir détourner son regard du livret qu’il posa délicatement sur ses genoux. Ses gestes étaient lents et appliqués, comme s’il craignait d’abîmer ce trésor qu’il venait de découvrir. Il l’ouvrit et le feuilleta rapidement dans son ensemble. Outre les écritures qu’il avait déjà vues, il découvrit des successions de symboles qu’il n’avait jamais vus auparavant. Il découvrit aussi des schémas, certains soigneusement tracés à la règle, très appliqués et d’autres faits à main levée. Des croquis et des dessins plus aboutis ornementaient le livre, représentant des paysages, des lieux, des architectures et des êtres étranges, pour certains terrifiants, comme sortis de l’enfer ou de l’esprit d’un dément.

Il s’arrêta sur un texte court, une écriture familière.

« Ainsi nous sommes les enfants de Mihinir. Chérissons son héritage et sa bienveillance. Elle nous portera à tous secours et clémence contre le Mal qui ronge les cœurs.

Et il viendra l’élu, porter haut notre espoir. La délivrance venue du fait de son sacrifice, l’être de lumière repartira, lui le passeur des Mondes.

Puisse la Sagesse guider tes pas, et le Courage armer ton bras. »

Eden reconnut l’écriture de sa grand-mère. Il n’eut pas l’ombre d’un doute, cette écriture était la même que celle du livre de recettes qu’elle avait donné à sa mère.

Le jeune homme ne saisit toutefois pas la portée ni le sens de ce qu’il venait de lire.

Il tourna la page et tenta de lire le texte suivant, un charabia écrit dans notre alphabet mais dans une langue qui lui était complètement inconnue.

La douleur au front le reprit et il se passa à nouveau le revers de la main sur le front, sentant à nouveau le sang chaud couler jusqu’à son poignet.

La coupure était peut-être finalement plus profonde qu’il ne le croyait et ne semblait pas vouloir cesser de saigner.

Eden se décida à se lever et à rentrer pour se soigner.

Il aurait tout son temps ensuite de reprendre sa lecture et de demander des explications à son grand père.

Il se leva et sentit la tête lui tourner, rangea le carnet dans la poche de sa veste kaki de type militaire. Il s’appuya d’une main sur une pierre et s’aida de l’autre pour prendre appui sur le mur éventré avant de se diriger vers la sortie.

En franchissant la porte, Eden sentit son cœur manquer un battement.

L’incompréhension le gagna.

Il resta sur le seuil, pétrifié de peur.

IV

Une clairière.

Eden se trouvait au milieu d’une clairière.

Comment était-ce possible ?

Où était-il ?

Devenait-il fou ?

Il fit quelques pas hors de la maison, pivota sur lui-même et regarda autour de lui.

La maison se trouvait bien au milieu d’une petite clairière. Cette même maison dans laquelle il était entré quelques instants auparavant, entourée de champs cultivés par sa famille depuis des décennies, se trouvait maintenant dans un trou de verdure entouré d’arbres.

C’était comme si une forêt avait poussé comme par enchantement pour protéger la maison, ou pour la cacher des regards.

— Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Je dois devenir fou, se dit-il tout haut. Je suis où, là ? Mais où est-ce que je me trouve ?

Eden sentit la panique l’envahir. Et avec cette panique, une envie de hurler pour soulager sa peur et son incompréhension.

Son premier réflexe fut de vouloir retourner dans la maison mais il se ravisa. Elle venait de s’effondrer en partie, et il n’avait survécu que par miracle.

Non ! Il devait y avoir une explication logique à cela.

— Réfléchis ! Réfléchis, bon sang !

Mais aucun raisonnement sensé ne lui venait.

Comment aurait-il pu y en avoir ?

Rien autour de lui n’avait de sens.

Et cette douleur à la tête qui ne le quittait plus. Il en vint à penser que le choc à la tête devait être responsable de tout ça.

Rationnel !

Oui. La maison avait probablement toujours été entourée d’arbres. Le temps de se remettre les idées en place et ça lui reviendrait, c’était certain. Et il rentrerait chez son grand-père.

Il entreprit de marcher tout droit, par le sentier qui courait face à la porte, le même qu’il avait emprunté à l’aller.

Marcher.

Pour se remettre les idées en place.

Pour trouver une logique à tout cela.

Laisser derrière lui l’irrationnel et retrouver une image familière.

Après quelques dizaines de mètres, il arriva au niveau des arbres. En scrutant aussi loin qu’il le pouvait, son regard se perdait dans l’ombre des feuillages.

— Rien de tout ça n’a de sens. Je ne suis pas arrivé par là.

Ne voyant guère d’autre solution, il prit une grande inspiration pour se donner du courage et pénétra dans cette forêt, bien décidé à en voir le bout rapidement. Il avança d’un pas peu assuré et la lumière du jour eut bien vite du mal à filtrer à travers le feuillage des arbres.

Pas d’autre solution.

Avancer.

Rentrer au plus vite.

Il marcha, ne sachant vers où se diriger. Il courut même et trébucha, se retint au tronc d’un arbre. À bout de souffle, les jambes en feu, il fit une pause.

Il faisait de plus en plus sombre. Et pour couronner le tout, la pluie se mit à tomber. Fine durant quelques minutes, ce sont des trombes qui finirent par s’abattre alors que la peur et le désespoir le gagnaient.