L'Hoplite Ou l'Épopée des Dix-Mille - Jean-Luc Marchand - E-Book

L'Hoplite Ou l'Épopée des Dix-Mille E-Book

Jean-Luc Marchand

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Beschreibung

Sophénète est un enfant de Sparte. Destiné à faire la guerre jusqu’à la mort, il sait que seuls les plus grands héros peuvent prétendre à un repos aux champs Élysées. Mais, alors qu’il achève sa kryptie, l’épreuve initiatique finale pour intégrer la cité et rejoindre l’élite des hoplites, les conflits contre Athènes ont cessé.

Le jeune homme ne peut pourtant pas envisager son avenir sans faire la guerre pour conquérir sa gloire. En s’enrôlant dans une expédition aventurière de mercenaires grecs qui s’organise en Perse, il va découvrir dans cet immense royaume, la guerre, des cités et des fleuves, des anciens rois oubliés, des dieux inconnus, des peuples barbares, la rivalité des chefs…

Sur les traces de L’Anabase du philosophe athénien Xénophon qui a relaté cette véritable épopée démarrée en -401, le récit de Sophénète se veut le témoignage d’un simple hoplite spartiate, curieux et observateur qui va comprendre combien le monde est plus vaste qu’il ne croyait.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après Drusilla », qui narrait les péripéties de la sœur de Bérénice en l’an 49, cette fois Jean-Luc Marchand , avec L’Hoplite ou l’épopée des Dix-Mille se lance dans l’écriture d’une fiction historique qui offre une immersion dans l’univers des guerriers de Sparte entraînés dans une aventure épique.

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Jean-Luc Marchand

L’hoplite

ou l’épopée des Dix-Mille

N.B. La version numérique ne contient pas d’illustrations

La Compagnie Littéraire

Catégorie : Fiction historique

www.compagnie-litteraire.com

PRÉFACE

En 401 avant notre ère, peu après la fin des guerres du Péloponnèse1 qui vit Sparte vainqueur d’Athènes, une armée de mercenaires grecs se mit au service des ambitions du prince Cyrus, jeune frère d’Artaxerxès II le roi des Perses. Sous le prétexte d’une opération de maintien de l’ordre dans les satrapies2* dont il avait la charge, Cyrus dirigea en fait l’expédition pour tenter de renverser son frère. Parvenu aux portes de Babylone, le jeune prince perdit la vie à la bataille de Counaxa. Alors, plus de douze mille mercenaires grecs, ainsi qu’une suite innombrable de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, intendance habituelle des armées de ce temps, se sont retrouvés isolés en pays hostile. 

Ce considérable cortège dut trouver son chemin à travers l’immense Perse pour essayer de rentrer en Grèce. Ils eurent à franchir des fleuves et des montagnes, à lutter contre la chaleur et le froid, à se battre pour manger, et bien sûr à affronter de nombreux ennemis. Ils combattirent les troupes du roi, mais aussi les peuples barbares sur les territoires desquels ils pénétraient. Leur but n’était pourtant que de regagner leur patrie. Cette longue errance3 prit le nom de retraite des Dix-Mille. Les épreuves surmontées et ce périple interminable en terres ennemies marquèrent tous les esprits à l’époque. 

Par le passé, les Perses avaient tenté à deux reprises d’envahir la Grèce. Mais, les Grecs, unis face à la menace, avaient héroïquement résisté lors de ces guerres médiques. L’aventure des Dix-Mille leur révéla que les territoires de la Perse n’étaient pas inviolables. Alexandre III de Macédoine, dit le Grand, en fera la conquête quelques décennies plus tard. 

Cette épopée est connue grâce au récit qu’en a fait Xénophon, philosophe athénien, disciple de Socrate, qui s’enrôla dans l’expédition. Il en a fait un compte rendu qui a permis de conserver les noms des principaux acteurs et de reconstituer l’itinéraire des Dix-Mille. Bien qu’il ne fût pas général, grâce aux nombreuses péripéties de cette aventure, il parvint à prendre le commandement de l’un des régiments. Il se donna ensuite un rôle important dont on peut en partie douter. Il parla un peu des paysages, il évoqua les difficultés du ravitaillement et les tensions dans l’armée des mercenaires grecs, et il décrivit longuement certains combats. Mais il ne rapporta qu’assez peu d’informations sur les régions traversées. 

Il manquait un témoignage : celui d’un simple hoplite, un peu curieux et observateur. Ce périple lui aurait révélé bien des choses qu’il ignorait avant de quitter sa Sparte natale, au sujet des dieux, des rois, des hommes et de lui-même. Il apprendrait alors combien le monde était plus vaste et plus étonnant qu’il ne pensait.

Les noms suivis d’un * sont repris dans le glossaire.

1re partie : ANABASE

Anabase* : montée, ascension. Terme utilisé par Xénophon pour désigner la montée vers le plateau iranien de l’expédition des Dix-Mille. Arrien, autre auteur antique, utilisa ce mot en hommage à Xénophon, pour écrire le récit de la conquête d’Alexandre le Grand. Par extension, expédition militaire. 

Désigne aussi l’élévation de l’esprit vers l’origine dans les cultes à mystère. Par analogie peut faire référence à l’élévation spirituelle.

Jeunesse spartiate

Perché dans un arbre à moitié nu, armé d’un simple couteau, je restais immobile, évitant de faire le moindre bruit pour mieux entendre les bruissements de la forêt. Kléonikos et Amyntas avaient eux aussi choisi leur arbre et chacun était juché sur une solide branche, les sens semblablement en éveil. La nuit commençait à tomber et nous savions que bientôt l’air froid nous engourdirait, comme au cours de ces autres longues nuits passées à parcourir cet immense espace inhabité. Si durant le jour nous restions embusqués pour ne pas être vus, nous profitions de la nuit pour nous déplacer, ce qui avait l’avantage de rendre la fraîcheur nocturne un peu plus supportable. Nous avions repéré cet endroit la veille, grâce aux traces évidentes laissées par des passages répétés de gibiers. Une souille à proximité ne laissait aucun doute quant à la fréquentation du lieu par les sangliers. Figé dans ma posture, fixant du regard la direction de laquelle je pensais que la harde déboucherait, je ne compris pas tout de suite qu’Amyntas me chuchotait quelque chose :

—Sophénète… Sophénète… tu crois qu’ils vont passer ce soir? 

—… Oui. C’est une véritable glandaie ici. Ils vont passer. Il faut patienter.

—J’espère, parce que j’en ai assez de manger des racines et des châtaignes.

—Moi aussi. On va se régaler ce soir.

—Vivement que s’arrête notre épreuve. Es-tu sûr qu’il ne reste que cinq ou six jours encore? 

—Mais oui! Tu as vu la lune hier soir. Bientôt nous pourrons quitter la forêt et rejoindre la cité.

—Quelle est la première chose que tu feras quand nous serons rentrés? 

—Je ne sais pas. Je n’y ai pas songé. Et toi?

—Je crois bien que j’irai demander à Eunice si elle veut devenir ma femme. 

—Taisez-vous, vous faites trop de bruit.

C’était Kléonikos qui nous rappelait à l’ordre. Sans doute ne voulait-il pas rater l’occasion de manger de la viande. Notre plan était simple : dès que les sangliers viendraient se vautrer dans la bauge ou se goinfrer de glands, nous leur tomberions dessus depuis nos arbres. Un marcassin nous suffirait. Il nous fallait en effet ne tenir que quelques jours pour achever notre kryptie4*. Retrouvant mon immobilité forcée, les projets amoureux d’Amyntas me firent songer à toutes ces années passées ensemble et au chemin parcouru vers cette ultime épreuve qui devait valider notre appartenance à l’élite des hoplites5*. 

Comme tous mes frères d’armes, j’avais été retiré à ma famille dès l’âge de sept ans pour confier mon éducation aux pédonomes6*. Quelques années plus tard, en embuscade sur cet arbre, je gardais encore le souvenir de l’étreinte de ma mère quand j’avais dû la quitter. Son embrassade n’avait pas été particulièrement différente de celles qu’elle me faisait parfois, témoignage habituel de sa tendresse. Pourtant ses caresses, soit que je fus moi-même dans des dispositions qui m’incitèrent à les rendre uniques, soit que ma mère y instilla délicatement tout son chagrin d’avoir à me laisser partir, m’insufflèrent une grande mélancolie. Partagé entre cette envie de rejoindre au plus vite notre fière armée et le regret de quitter cette mère qui pourtant m’encourageait à faire mon devoir, j’avais pris conscience que ma vie d’enfant se terminait. Notre éducation nous interdisait toute puérilité; aussi les attendrissements trop prononcés étaient-ils prohibés. J’eus toutefois souvent l’occasion de la revoir même si je ne vivais plus avec elle. À l’occasion de nos fêtes religieuses, Hyacinthies*, Gymnopédies* ou Karneia7*, il m’arrivait de l’apercevoir, mais le plus souvent c’était elle qui m’avait repéré et venait se glisser à mes côtés. Quelques mots, quelques regards suffisaient alors. 

Depuis cette séparation, nos instructeurs nous avaient inculqué que nous avions été choisis pour servir. Ils nous avaient appris que si nous n’avions pas été jetés aux Apothètes8*, c’était dans la perspective de mourir au combat pour Sparte. Les pères fondateurs de notre communauté, dans leur grande sagesse, avaient compris que la collectivité prévalait aux individus. Voilà notre force à nous autres, les Lacédémoniens* : connaître très jeune l’objet de notre vie. Nous avions alors appris l’usage des armes et des manœuvres militaires; nous nous étions exercés à courir, à lancer le javelot et à lutter à mains nues pour fortifier nos corps. Nous nous étions épuisés dans ces exercices, avec beaucoup de sérieux sous les ordres stricts de nos formateurs; mais, finalement, nous prenions tout cela pour des jeux, nous qui n’avions jamais vu alors de vraies batailles ou n’avions pas encore été obligés de défendre notre vie ou celle de nos frères. Notre quotidien en garnison était organisé pour construire petit à petit la solidarité dont nous aurions besoin face à l’ennemi. Être un hoplite spartiate signifiait à la fois une appartenance à ce corps indissociable qu’était notre armée et dont la mission nous dépassait, mais induisait aussi la reconnaissance de notre qualité d’individu unique et alter ego de tous les autres. 

Absorbé par ces tendres souvenirs, le froissement des feuilles piétinées me ramena aussitôt à l’objet de notre chasse. Ils approchaient rapidement car très vite nous entendîmes le martèlement trépidant de leurs sabots sur le sol dur. Je jetai un bref coup d’œil à mes camarades qui étaient prêts à bondir. Nous avions convenu que le premier qui se sentirait en position favorable pour attraper une bête devrait sauter. Les deux autres suivraient pour tenter aussi leur chance. C’est Amyntas qui, le couteau à la main, bondit de son arbre. À peine avait-il quitté sa branche que Kléonikos et moi sautions à notre tour. Dans l’affolement général des bêtes provoqué par cette attaque-surprise, je n’étais pas parvenu à tomber directement sur un sanglier, mais je plongeai sans réfléchir vers un jeune individu que j’agrippai fermement. Tout s’était passé très vite. Mon couteau mit rapidement fin au gigotement de ma proie et je pus observer la scène de bataille. Amyntas avait réussi à blesser sérieusement sa victime, qui pourtant tentait toujours fougueusement d’échapper à mon ami. Kléonikos qui n’avait rien attrapé, vint aussitôt à son aide, mais l’animal était trop vigoureux et malgré ses blessures multiples, il réussit à se dégager et disparut aussitôt dans les fourrés.

Notre tactique avait tout de même fonctionné. Ma prise était bien suffisante pour nous nourrir tous les trois. Ce petit succès contre ces puissants animaux nous avait mis en joie. Ce soir-là nous pûmes fêter notre modeste victoire, que nous interprétâmes comme un prélude à de futurs exploits. La force de notre jeunesse et les liens inaltérables de notre amitié nous laissaient penser que rien au monde n’allait nous résister. Nous étions solidaires comme jamais; nous nous sentions invincibles comme personne. Alors que j’étais encore un enfant tout juste ôté à sa mère, en tant qu’éromène*, on m’avait affecté un éraste9*. Si les premiers temps j’avais beaucoup appris de ce dernier, très vite j’avais perçu que l’homme était limité. Il répétait des enseignements comme il les avait appris ou compris. Ses leçons m’avaient semblé tellement convenues que j’anticipais avant leur formulation précise la teneur de ses propos et les conclusions auxquelles ils voulaient m’amener. Je me souvins alors m’être dit que, si j’avais l’opportunité de vieillir, je ne voudrais pas lui ressembler et qu’il me faudrait être vigilant à ne pas me satisfaire de mes acquis. L’homme un peu ennuyeux était toutefois courtois. Notre relation fut toujours cordiale, mais jamais chaleureuse. Aussi, bien plus que mon éraste, mes amitiés avaient été une source d’apprentissage. Elles avaient émergé des rivalités ou des complicités enfantines de nos jeux, ou grâce à nos rires partagés lorsque l’un d’entre nous mélangeait dans sa déclamation nos apophtegmes10* lacédémoniens. Et puis se fortifièrent des liens très forts par les encouragements sincères dispensés à ceux qui se trouvaient en grande difficulté lors des épreuves imposées par nos formateurs.

Notre repas fut réjouissant ce soir de chasse. Rassasiés, nous nous laissâmes aller au plaisir de la discussion sur un sujet qui nous occupait ces derniers temps : notre avenir. Sparte avait gagné cette guerre interminable contre la ligue de Délos11, grâce à notre navarque* Lysandre12*. La paix était enfin établie. Durant les quelques mois qui avaient suivi la fin des combats, nos éphores13* avaient incité tous les citoyens à se tenir prêts, dans le cas où Athènes, par quelque lâcheté, voudrait reprendre la guerre. Même si leur flotte avait été totalement détruite, nos chefs craignaient que leur fierté ainsi mise à mal ne les incitât à tenter quelque chose. Mais très vite, nous comprîmes que notre victoire était totale. Sparte était la cité qui désormais dominait toute la Grèce. Je me sentais extraordinairement fier d’appartenir à l’armée d’un royaume qui me semblait être le plus glorieux qui fût. 

Nous venions d’avoir vingt ans et nous rêvions de découvrir le monde. Avec la fin de la guerre, nous avions été soudainement livrés à cette grande incertitude de devoir nous choisir un avenir. Nous qui nous étions préparés depuis toujours pour des batailles, nous qui n’aspirions qu’à partir pour vaincre les Athéniens ou les Barbares, nous nous demandions que faire depuis que la victoire avait fait taire les armes. On nous avait retiré notre raison d’être. Tout en nous réjouissant de l’hégémonie spartiate, nous en avions été quelque temps désemparés. Nous avions compris que notre avenir était soudainement devenu incertain. 

Après notre festin, la discussion se prolongea longtemps cette nuit-là. Même si nous pensions tout connaître les uns des autres, sans doute réconfortés par le succès de la journée, nous nous mîmes à parler de tout sans retenue. Si depuis longtemps nous n’avions plus aucune pudeur les uns vis-à-vis des autres, comme rarement auparavant, nous nous mîmes à évoquer notre enfance, nos familles, nos ambitions de conquêtes, nos rêves de guerriers, nos émotions de jeunes hommes. Quand nous nous rendîmes compte que l’aube arrivait, nos palabres s’arrêtèrent. Nous nous installâmes pour dormir, serrés les uns aux autres pour nous tenir chaud. Je ne m’endormis pas tout de suite, car si comme mes amis j’avais beaucoup parlé, je n’avais pourtant pas évoqué un instant mon père. Avant que le sommeil ne me gagne, je repensai à ce que je savais à son sujet.

Mon père

Mon père aussi avait été hoplite. Quand Sparte appelait à la guerre, il partait parfois plusieurs mois pour aller se battre très loin de notre cité. Il nous racontait à son retour les exploits de l’armée, sans jamais se vanter lui-même de ses propres faits d’armes. Il louait la gloire de ceux tombés au combat. L’ennemi changeait. Parfois, l’ennemi d’hier devenait l’allié du jour. Nous ne cherchions pas à comprendre ces alliances. Ce qui importait à mon père, et donc à moi, c’était l’honneur et la grandeur de Sparte. Lorsqu’enfant je l’écoutais, je devenais impatient de servir à mon tour ma patrie.

Je n’étais pas encore né quand eut lieu la bataille de Sphactérie14. Il nous en avait souvent parlé, évoquant cette défaite avec beaucoup de chagrin. Il racontait notamment qu’à un certain moment, les hoplites reculèrent sous la pression des charges répétées des peltastes15* athéniens. Un lokhage16* perdit alors son calme. Il se mit à hurler de fureur contre les soldats, leur imposant d’avancer. Tous savaient alors qu’une mort certaine les attendait et qu’il valait mieux se replier vers les ruines d’un ancien fort qui pouvait les abriter. De là, ils pourraient mieux se défendre. Mais le lokhage ne l’entendit pas ainsi. Il en appela aux dieux et menaça chacun des pires châtiments. Dans les circonstances de la bataille, ses injonctions n’avaient aucun sens. Alors, l’un des hoplites sortant des rangs jeta à terre ses armes ostensiblement et se présenta devant lui, au moment où les ennemis se préparaient à charger de nouveau. Mon père se souvenait parfaitement des propos tenus alors :

— Autant nous ordonner un suicide à l’instant même, lui dit-il, puisque tu nous conduis à la mort; maintenant ou un peu plus tard n’y changera rien. Tu as perdu ta lucidité. Ton devoir est de préserver les hommes qui pourront reprendre le combat favorablement, et non pas de les sacrifier en pure perte. Aucun d’entre nous ne craint la mort, mais au moins qu’elle soit utile.

Impressionné par cette rébellion, le lokhage avait finalement accepté ce repli qui effectivement sauva la vie de beaucoup. Ils perdirent la bataille, mais pour mon père, la déroute eût été pire sans ce repli. Le général athénien Cléon* captura près de trois cents hoplites : du jamais vu à Sparte dont les soldats avaient toujours choisi la mort plutôt que la reddition. Le lokhage, lui, fut tué lors du combat. Aurait-il pris des mesures extrêmes pour punir l’impertinence du soldat? Nul ne pouvait l’affirmer, même si tous savaient que la rébellion était généralement punie de la peine de mort. Pour mon père, la discipline militaire ne devait pas servir la stupidité. Tous les Lacédémoniens en furent pourtant très troublés. Qu’aurait dit Othryadès17*, le héros de tous les guerriers spartiates? Mon père ne mentionna pas le nom de l’homme qui avait tenu tête au lokhage. Celui-là avait probablement eu des doutes sur la pertinence du sacrifice ultime, s’il semble vain pour servir l’intérêt général. Cette opinion pouvait déclencher des torrents d’injures et des accusations de lâcheté qui pouvaient contraindre son auteur au suicide, causant alors encore un sacrifice inutile.

Quand il ne combattait pas, mon père s’entraînait. Quand il ne s’entraînait pas, il entraînait les autres. Ma mère me raconta un jour qu’il n’était pas revenu avec ceux de son expédition. Son corps avait été perdu en mer, lorsque la trière18* qui le transportait sombra quelque part vers l’Hellespont19*. Poséidon avait réclamé une offrande à notre armée. Il n’était pas mort au combat ainsi que chaque hoplite y aspirait, mais dans un banal naufrage. Je ne me souviens pas du chagrin de ma mère, si elle en eut. J’étais pour ma part partagé entre la tristesse de perdre ce père et la fierté que sa mort avait tout de même servi notre liberté et l’honneur de notre patrie. 

Quelques années après avoir quitté ma mère pour rejoindre mes éducateurs, alors que je discutais tranquillement un soir avec mon ami Karalampos, je lui racontais l’histoire entendue de la bouche de mon père sur cet hoplite qui s’était opposé au lokhage lors de la bataille de Sphactérie. Je perçus alors que mon ami était gêné. Je voulus en connaître la cause mais son hésitation m’inquiéta. Pourtant, il se taisait. J’insistais mettant dans la balance notre amitié. Il finit par m’avouer que des rumeurs avaient couru que mon père, Callimaque de Kynosoura*, était cet homme. Parce qu’il avait eu cet acte de révolte contre sa hiérarchie, on l’accusait d’être la cause de l’humiliation des Lacédémoniens à cette bataille. Aussi, après quelques années à endurer les vexations et les reproches accusateurs de ses pairs, il aurait tout quitté pour se mettre au service d’une autre cité ou d’un tyran quelconque. Le naufrage aurait été inventé par ma mère pour m’épargner et m’éviter la honte. Mon ami, comme pour atténuer la nouvelle, s’empressa de me dire qu’il ne doutait pas que ces rumeurs n’étaient que des inventions pour nuire à ma famille. Rien n’avait jamais été avéré et mon père n’était plus là pour faire rendre raison aux détracteurs. Il considérait toute cette histoire comme une simple calomnie, et refusait de croire à ces médisances. Cette nouvelle qui se chuchotait dans mon dos sans doute depuis des années me bouleversa. Je voulus en savoir plus et allai chercher auprès de ma mère des explications qu’elle ne me donna pas, s’en tenant à sa version. Elle affirmait que ces mensonges provenaient de ceux qui voulaient l’humilier pour qu’elle acceptât leurs demandes en mariage comme si cela put lui offrir la rédemption de fautes imputées à son époux. Mais elle s’y refusait, non pas en mémoire de mon père, mais parce qu’elle trouvait ces envieux détestables, préférant l’opprobre injuste à un mariage inique.

Je ne sais plus vraiment si je crus ma mère. Quoi qu’il en soit, je ne pouvais m’empêcher de songer que si mon père était celui que la rumeur accablait, il devait être quelque part au service d’un quelconque potentat. Avec le temps, j’élaborais un récit autour de cette incertaine présomption, et je devins convaincu que le Seigneur que servait mon père ne pouvait être que le plus grand souverain du monde, le roi des Perses. Je m’étais ainsi construit progressivement, sans oser me l’avouer véritablement, une raison qui étayait mon désir d’aller découvrir le monde. J’allais voyager et qui sait, peut-être trouverais-je mon père. 

L’envie du monde

Après que les combats contre Athènes aient cessé, l’armée fut démobilisée et la plupart des hommes furent renvoyés chez eux. Chaque guerrier dut décider ce qu’il allait dorénavant faire de sa vie. Beaucoup regagnèrent leur foyer, heureux de retrouver enfin leurs proches et de reprendre la gestion de leurs biens. Mais d’autres, soit qu’ils n’avaient pas ou plus de foyer, soit que ne sachant que faire d’autre, ne pouvant imaginer d’arrêter la guerre, recherchèrent des contrats de mercenaires. La guerre était leur métier; ils ne savaient faire que cela. Ils n’étaient pas disposés à s’intéresser à l’élevage, à l’agriculture ou à quelque artisanat. Leur passé de combattant leur laissait craindre que gérer leurs biens20 aurait été bien fade et ennuyeux. Ils auraient pu aussi ne se consacrer qu’aux entraînements militaires en vue des futurs conflits qui ne manqueraient pas de surgir tôt ou tard. Ils considéraient de toute façon que leur avenir ne pouvait qu’être lié à la guerre. Mais parmi les raisons qui les incitèrent à s’enrôler pour d’autres chefs, l’espoir d’enrichissement n’était pas le moindre. Car la plupart n’étaient pas si nantis qu’ils pussent vivre confortablement de leurs revenus. Sûrs de leur supériorité au combat, ils étaient prêts à risquer leur vie pour quelque butin, remplaçant leur dévouement à Sparte par un appétit pour le gain.

Nous avions terminé notre formation d’hoplite et avec mes amis, nous débattions des orientations à prendre. M’engager pour d’autres guerres m’apparut à moi aussi le meilleur moyen d’accroître mes biens, de m’enrichir suffisamment pour assurer mon confort tout en exerçant mon art. Ignorant ou négligeant toute autre possibilité, en choisissant de servir la violence du premier despote venu, je m’apprêtais à quitter le monde de ma jeunesse. Je cherchais donc un régiment qui put m’accueillir pour assister à mes premiers exploits, une armée que j’étais prêt à servir jusqu’au bout du monde, pourvu qu’on me promît de voir celui-ci et d’en revenir plus riche qu’à mon départ. À l’époque, je songeais à la richesse qui se pèse, se mesure, se jalouse ou même se vole. J’ai compris plus tard qu’il existait d’autres formes de richesses bien plus intéressantes. Nous savions, mes camarades et moi, qu’un guerrier spartiate serait aisément accueilli par presque n’importe quelle cité ou n’importe quel État qui chercherait à développer sa puissance. Nous avions l’embarras du choix pour servir un tyran. 

C’est alors qu’arriva un voyageur nommé Aristobule*. Cet homme se disait originaire de Tauride21 et parcourait le monde. Il affirmait rechercher une errance continuelle qui lui permettait de donner du sens à son existence. Son observation des hommes l’avait conduit à penser que demeurer statique, immobile dans un environnement réduit avec des habitudes de confort, empêchait l’homme de trouver l’objet de sa destinée. Puisqu’il y avait des ailleurs, tout ne pouvait être au même endroit. Parcourir le monde accroissait ainsi les possibilités d’une élévation et d’une plénitude de l’esprit. Incapable de rester trop longtemps arrêté par le moment présent, impatient toujours insatisfait, il ne songeait qu’à préparer l’instant futur. Ses attentes et ses espoirs ne se tournaient que vers la suite de la journée, de la semaine ou de l’année. Il nous apparut comme un original de prime abord. Les nouvelles du monde qu’il apportait nous intéressaient bien plus que sa philosophie de voyageur. 

C’est donc par lui que nous apprîmes que notre compatriote, le général Cléarque*, fils de Rhamphis*, proxène22* des Byzantins, avait été condamné à mort parce qu’il aurait refusé d’obéir à Lysandre. Nous ignorions alors à quel sujet Cléarque avait osé contrevenir aux ordres. Cette insubordination nous semblait tellement extraordinaire en elle-même que nous doutions un peu de cette histoire. Comment se pouvait-il que nonobstant les si nombreux combats menés côte à côte, Cléarque ait pu ainsi se détourner de son devoir au point que Lysandre lui-même n’avait pu accepter cette désobéissance? Je n’eus pas alors beaucoup de curiosité pour découvrir le fond de cette histoire, que j’apprendrais plus tard. 

Désobéir à ses chefs ne pouvait se concevoir pour un Lacédémonien, mais cela méritait-il la perte de l’un des plus brillants généraux? Je m’imaginais conséquemment que l’homme était un personnage exceptionnel en tout. Bien sûr, je ne pouvais pas ne pas penser à mon père et aux soupçons relatifs à sa subversion. Bien plus tard, j’ai compris que la condamnation de Cléarque avait instillé un doute dans mon esprit quant au sens du dévouement aveugle. Je ne sus formuler ma perplexité ainsi à l’époque; mais quand, dans la chaleur intenable d’un désert ou le froid pénétrant de la montagne, il m’arriva souvent plus tard, pour échapper à ma triste condition, de réfléchir à mes actes passés, je percevais à quel point ma décision de suivre Cléarque avait été influencée par cette indiscipline. Qui pouvait être cet homme tellement respecté dans toute l’armée, reconnu comme l’un des plus braves d’entre nous, entièrement dévoué à la cause lacédémonienne, et qui pourtant avait osé transgresser cette règle essentielle de l’obéissance? L’homme avait dû me séduire par ce même courage qui l’animait aussi bien face à l’ennemi que face à l’arbitraire d’un chef qui avait dû être injuste en l’occurrence. Il n’était pas mon père, mais je me complaisais à croire que celui-ci et Cléarque avaient été animés de semblables nobles motifs au point d’avoir été contraints à cette transgression. 

Cléarque, condamné à mort, ne pouvait donc s’en retourner à Sparte. Aristobule, ce même voyageur, nous indiqua qu’il organisait son propre régiment pour le mettre au service de Cyrus23*, le frère du roi des Perses. Durant les nombreuses années de guerre entre Athènes et Sparte, les Perses, et notamment Cyrus, avaient été les alliés des Lacédémoniens. Ils avaient lutté ensemble et des liens étroits s’étaient noués entre les chefs. Aussi, lorsque Cyrus décida de monter une expédition pour reprendre le contrôle des satrapies24* dont il avait la charge, il savait pouvoir faire appel à ses anciens alliés grecs. Cyrus voulait en particulier mener une expédition punitive contre l’un des peuples rebelles des monts du Taurus, les Pisidiens*, qui contestaient sa suprématie. Il invita donc Cléarque à constituer son armée pour la joindre à la sienne dans cette opération de maintien de l’ordre. Je découvrirais plus tard que bien d’autres généraux se joindraient aussi à cette expédition et que Cyrus avait eu en réalité d’autres motifs que de mater ce peuple rebelle à la souveraineté achéménide25*.

J’avais débattu longuement avec mes camarades sur la décision à prendre. Certains exhortaient les élèves de notre classe à demeurer à Sparte et à rester disponibles au cas où il aurait fallu repartir en campagne pour défendre les intérêts et l’honneur de la cité, même si rien ne laissait penser qu’une nouvelle guerre allait se présenter. D’autres, dont j’étais, n’attendaient qu’une seule chose : partir pour utiliser enfin nos apprentissages et jeter notre ardeur dans des combats acharnés. Sans doute avions-nous magnifié les exploits de nos aînés, et nous souhaitions acquérir à notre tour un peu de cette gloire. Quant à moi, ces mêmes sentiments m’animaient, auxquels s’ajoutait une incoercible envie d’aller découvrir le monde, condition qui m’apparaissait de plus en plus impérative pour dépasser mon insignifiance.

J’avais toujours été attentif aux récits des voyageurs qui s’arrêtaient chez nous ou à ceux de nos guerriers qui s’en revenaient de leurs incartades. J’écoutais et je mémorisais les descriptions qu’ils faisaient de régions ou de pays lointains, des sites remarquables qui servaient de décor à des histoires qui m’avaient captivé. L’art de certains conteurs avait tellement exalté mon imagination, que mon esprit se plaisait à réinventer ces lieux dont ils avaient parlé, mélangeant des endroits déjà vus ou connus à l’élaboration fantaisiste de mon esprit. J’entretenais des images semblables à celles que parfois laisse au réveil un rêve que l’on souhaite prolonger en les invoquant, dans l’espoir de retenir l’agréable sensation qu’elles nous ont procurée. Certains noms, en faisant sans doute résonner ces songeries qu’ils avaient suscitées, étaient à mes yeux nimbés d’un prestige qui attisait mon désir de les connaître. Je voulais aller voir par moi-même ces lieux et ces cités, traverser ces mers orageuses, franchir ces montagnes aux sommets aspirés par les nuages, aller au-devant des peuples de tous ces récits dont les seuls noms me faisaient voyager, ou connaître ces héros auxquels je prêtais des visages.

Je demandais à Aristobule de nous parler de ses voyages, de ses rencontres, de tout ce qu’il avait vu de par le monde. Il évoqua la Tauride et ses dynasties des Archéanactides* ou des Spartocides26*. Il nous raconta combien les Scythes* étaient de furieux guerriers. Il mentionna des noms qui m’étaient inconnus : les Gélons* ou les Sauromates*, les Roxolans27*, riverains de la mer Méotide28*. Ces noms de peuples inconnus me séduisaient mais plus que les Scythes, mon attirance pour découvrir le royaume perse s’était confirmée au fil des récits entendus sur ce peuple. 

Cette envie du monde et cette attirance pour le renégat Cléarque, me convainquit qu’il fallait me mettre en route pour rejoindre en Kersonèse de Thrace29* l’armée qu’il rassemblait. Cette occasion de se couvrir de gloire était assortie de la promesse d’un paiement généreux. Tous connaissaient l’immense fortune des souverains perses. Cyrus, assurément, avait les moyens de ses ambitions. La perspective d’un enrichissement qui s’annonçait facile, pour peu que l’on montrât de l’ardeur au combat, finit de convaincre plusieurs d’entre nous. Je méprisais toutefois un peu cette espérance d’enrichissement pour mes camarades et moi-même, contraire aux valeurs qui nous avaient été inculquées. Nous en plaisantions et l’humeur était joyeuse à la perspective de l’aventure qui nous attendait. Chacun d’entre nous s’amusait à émettre des déclarations de ce que la fortune lui permettrait de faire au retour de cette escapade. Les propos les plus déraisonnables étaient tenus, mais dans le seul but d’amuser la petite troupe. La plupart songeaient à acquérir plus de terres et à faire travailler plus d’esclaves, comme Amyntas qui avait remis son projet de demande en mariage après qu’il aurait fait fortune; mais certains exprimaient des attentes qui m’étonnèrent comme celle de conquérir un titre de roi dans une contrée lointaine encore inconnue ou bien celle de s’installer dans le pays des Arabes desquels le fanfaron qui en parlait avait entendu dire qu’ils pouvaient prendre plusieurs femmes pour peu qu’ils les entretinssent. Quant à moi, je taisais mon envie de visiter le monde ainsi que mon faible espoir de pouvoir retrouver mon père. 

Toutes nos discussions se faisaient en catimini par crainte que nos lokhages n’apprissent l’objet de nos aspirations et ne nous dénonçassent à nos éphores qui n’auraient pas manqué de nous réprimer fermement à l’idée de rejoindre un traître. Du moins le crûmes-nous à l’époque. 

Le départ 

Nous fûmes donc une poignée, décidés à partir sur les routes et les mers pour conquérir notre destin. Mais nous étions inexpérimentés et conscients de notre ignorance. Nous incitâmes le voyageur, Aristobule de Tauride, à nous accompagner une partie du chemin, ou au moins à ce qu’il nous mit sur la bonne route. Il accepta, prétendant avoir vu assez de Sparte, ce qui nous étonna car il était arrivé depuis peu de temps. Il nous avoua plus tard, alors que nous cheminions, qu’il avait pris assez de repos chez nous pour que son besoin irrépressible de repartir le reprît. Il n’arrivait pas à rester longtemps au même endroit sans éprouver l’envie de reprendre la route, pour aller voir plus loin s’il allait trouver autre chose. Il nous dit aussi que Sparte était trop austère à son goût, et ne lui avait pas donné envie d’y séjourner plus longuement. L’homme était déjà assez âgé. Il était peu loquace, mais souriait volontiers à nos plaisanteries de jeunes hommes fiers et prétentieux. Nous cherchions à le questionner sur ce qu’il savait, surtout relativement à cette guerre qui se préparait du côté de la Pisidie et de la Cilicie, mais aussi sur Cléarque et sur l’importance des troupes rassemblées. Il savait finalement peu de choses à ce sujet. Il nous apprit tout de même que Cyrus recrutait des soldats de toutes les cités et de toutes les régions. Cette mixité nous intrigua fortement. Comment se pouvait-il que Cléarque acceptât de combattre aux côtés d’autres soldats que des Lacédémoniens? Pouvait-il se joindre à ceux qui avaient été hier dans le camp ennemi, Samosiens, Athéniens ou Argolides? Le voyageur nous fit alors remarquer que vaincre ses ennemis devait déboucher sur l’espoir de les rallier, sous peine de les affermir dans leur volonté de résistance. Asservir ou humilier un vaincu ne pouvait qu’aboutir à l’entretien de l’inimitié. Et quelle meilleure occasion de lever toutes les réticences que de guerroyer ensemble contre un ennemi commun? 

Nous nous comptâmes cinq hoplites formés par les meilleurs instructeurs de Sparte, décidés à partir vendre notre force au plus offrant. Je veux les nommer pour que demeure leur souvenir : Kléonikos, Karalampos, Sosigenès et Amyntas. N’est-ce que le hasard de nos naissances en ce lieu et en ce temps qui décida de notre amitié? Nous avions grandi ensemble, nous nous étions entraînés côte à côte, nous nous étions entraidés dans les moments difficiles et nous avions partagé des instants joyeux. Bien sûr chacun était différent, mais nous nous connaissions si bien que nous avions le sentiment d’être indivisibles et indissociables. Nos envies qui alors nous lancèrent sur les routes sans doute étaient similaires, mais nos espoirs étaient certainement différents. Un court instant dans l’histoire du monde, des hommes vivent côte à côte, se parlent, rient ensemble, se battent et puis meurent. Plus rien n’en resterait? Même si nul ne se souvient de tous ces hommes disparus et que personne ne revient des enfers, ces hommes ont existé et rien ne changera cette vérité, même pas leur oubli. 

Après nous être rendus au temple pour sacrifier un mouton à la gloire de Zeus Agétor30* nous quittâmes Sparte, sans périèque* ni hilote31* pour nous servir. Nous pensions recruter sur place des servants dans la foule des skeuophores32*. 

Nous prîmes la direction de Gythio33*. Nous étions assurés que sur place nous trouverions un bateau qui nous rapprocherait du Kersonèse. Seulement sept parasanges34* nous séparaient du port et nous comptions bien les parcourir au plus vite. Lors de notre formation militaire, nous faisions souvent des marches pendant plusieurs heures pour endurcir nos corps et leur apprendre à supporter la fatigue. Durant ces nombreux exercices, qui parfois duraient des jours, nous parcourions le Péloponnèse et plus d’une fois nous avions longé nos côtes. La mer est grecque en ce qu’il n’est pas beaucoup d’endroits qui n’en soient éloignés de quelques parasanges. Il faut de la plupart de nos cités les plus intérieures, moins d’une journée de marche pour rejoindre une côte. La mer m’était donc aussi familière qu’à n’importe quel Grec. Pourtant jamais je n’avais pris un bateau pour partir si loin.

À l’approche de l’immensité bleue, avant même de l’avoir aperçue depuis le chemin qui nous y menait, nous devinions sa présence. Elle allait d’un moment à l’autre nous apparaître au détour d’un virage qui déboucherait sur une descente certaine vers son rivage. Nous savions que nous allions contempler la beauté de cette immensité en nous imaginant déjà voguant sur les flots vers l’orient. La traversée ne prendrait que peu de jours si les vents nous étaient favorables. Cela se produisit ainsi. Elle était là, très bleue sous un soleil fier. Une légère brise dispersait les effluves qui en émanaient et se mêlaient aux légers parfums d’oliviers, de thym ou de lauriers qui nous environnaient. Nous la regardions avec de nouveaux sentiments qui mêlaient appréhension et espoir. Elle nous offrait la promesse d’un avenir glorieux, mais rendait réelles aussi nos inquiétudes quant aux dangers au-devant desquels nous allions. Je n’en avais pas peur, mais je crois que pour la première fois, je me mis à réfléchir vraiment à la mort. Il y a tout, et puis plus rien, si ce n’est une vie éternelle et ennuyeuse aux Enfers. La souffrance du passage endurée, nous ne nous appartenons plus. J’avais été imprégné durant mon éducation spartiate de la grandeur du sacrifice ultime. Si la mort est inéluctable autant qu’elle soit au service d’une cause supérieure qui ainsi nous assurerait une place de choix aux champs Élysées*. Cette perspective surpassait toute réticence. Mais je ne pus m’empêcher de penser en arrivant à Gythio que ma vie parmi les hommes ne me déplaisait pas. Et puis je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui m’eut parlé des champs Élysées l’ayant vu lui-même, ni même du Tartare35* ou de la prairie de l’Asphodèle36*, ni rencontré quelqu’un qui connut quelqu’un qui l’ait vu; et puis de toute façon je ne partais pas pour mourir mais bien pour vivre plus intensément. 

La traversée 

Arrivés au port, nous commençâmes sans tarder à interroger des équipages pour trouver un bateau qui pût nous amener vers notre destination. Aristobule, le voyageur perpétuel, nous aida à négocier le passage pour traverser. Il avait visiblement l’habitude de mener ce genre de négociation. Après quelques discussions, et moyennant paiement d’une contribution assez modeste, un nauclère37* accepta de nous prendre à son bord. Il venait de décharger sa cargaison de céréales en provenance de Cyrénaïque38* et avait acheté une grande quantité d’huile qu’il comptait aller vendre en Ionie. Le Kersonèse de Thrace n’était pas du tout sa destination. Il partait pour Milet, et nous ne voulions pas lui payer le prix qu’il demandait pour nous amener à Abydos39. Après quelques hésitations, nous décidâmes d’embarquer pour la cité ionienne. Atteindre Milet nous rapprocherait et nous pourrions trouver sur place, dans cette cité industrieuse, un moyen de rejoindre le régiment de Cléarque. Le navire devait appareiller dès le lendemain. 

Notre éducation avait été à la charge de Sparte, et sans doute j’éprouvais un peu de remords d’aller monnayer ainsi mes compétences au service d’intérêts particuliers. Je tentais de m’excuser moi-même en me remémorant que Cléarque, quoique banni, était tout de même Lacédémonien. Et puis, je songeais vaguement à mon père disparu, prétexte qui me satisfaisait pour excuser le marchandage de ma force. Mes compagnons de route ne semblaient pas se poser les mêmes questions. Aristobule, l’étrange voyageur continuellement en mouvement, nous laissa partir. Il vint nous saluer en nous souhaitant bonne chance, car lui avait négocié son passage sur un navire qui partait pour l’Égypte. Il pensait trouver là-bas des territoires assez grands pour occuper son errance encore quelques années. Et puis, il ne souhaitait pas se rapprocher de possibles combats. En lui disant adieu, nous ne pouvions nous empêcher de songer que cet homme cherchait quelque chose qu’il ne semblait pas savoir définir lui-même. 

Nous partîmes avant le lever du soleil. Le vent était régulier, un léger roulis nous berçait, nous avancions vite. Ce vent qui aux premières heures nous avait donné un peu froid, devint un souffle agréable lorsque le soleil monta haut dans le ciel. Les marins s’activaient, puis s’arrêtaient, puis recommençaient des manœuvres avec une grande voile pourpre. Les yeux fixés sur l’horizon, je songeais que je me dirigeais peut-être vers des combats qui me seraient mortels. Mais cette néfaste pensée ne résista pas longtemps à ma joie intérieure de naviguer sur cette mer lumineuse, vers un destin que j’espérais glorieux. Même si l’étroitesse du bateau restreignait nos déplacements, même si la promiscuité des autres passagers confinait nos agissements, même si la durée du passage dépendait du vent, j’eus pour la première fois l’intuition de ce que signifiait être libre. Durant cette brève traversée qui nous menait vers Milet et pour la première fois de ma vie je n’avais ni mère, ni chef, ni pédonome, ni énomotarque40*. Personne n’attendait que je rendisse des comptes ou que je remplisse des obligations. Tout ne dépendait que de moi, et j’en étais grisé. 

Nous fîmes escale à Naxos41. Le marchand voulait y rester quelques jours, cherchant à nouer des contacts qui pussent lui permettre dans un prochain futur de développer de nouvelles relations commerciales. Il nous dit vouloir évaluer s’il pouvait s’attaquer au commerce du marbre, l’une des richesses de l’île. Cela nous contraria un peu de prime abord, parce que nous eûmes le sentiment de retarder notre épopée. Il ne restait en effet que peu de distance à parcourir pour atteindre Milet. Mais, après tout, le voyage ne faisait que commencer, et nous aurions encore bien d’autres étapes à franchir avant de rejoindre les troupes de Cléarque. Nous en profitâmes donc pour découvrir cette île. Cette escale était finalement notre première véritable aventure, loin de chez nous, loin d’un environnement que nous maîtrisions bien. Ayant accepté l’idée de séjourner un peu sur place, nous étions soudainement devenus curieux de connaître l’endroit, de découvrir les habitants et de quoi ils parlaient. Leurs histoires étaient-elles très différentes des nôtres? Qu’est-ce qui était important pour eux qui n’avaient pas eu la chance de naître à Sparte. Quelques habitants nous considérèrent avec bienveillance, et peut-être même un peu d’ironie face à notre présomption, mais nous ne le remarquâmes pas. Ils se firent même un plaisir de nous conter des légendes qui étaient attachées à leur île.

L’accueil amical de certains aboutit à ce que nous fussions conviés à un banquet dans un lieu que je n’aurais su qualifier. Nos hôtes nous dirent que nous allions assister à une cérémonie en l’honneur du dieu Dionysos, dieu ardemment célébré sur l’île. L’officiant, prêtre du culte, prétendit que le vin qu’il se servait généreusement dans un rhyton42* se transformait grâce à ses incantations en sang du dieu. Il dit de même qu’un morceau de viande qu’il trancha en fins morceaux devenait le corps du dieu. En découpant cette viande, il évoquait ainsi la colère de la déesse Héra* qui avait ordonné aux Titans43* de découper Dionysos en morceaux parce qu’il était l’enfant adultérin de Zeus et de Perséphone*; sa résurrection44 avait été possible grâce à l’intervention d’Athéna*. En goûtant à sa chair et en buvant son sang, les disciples célébraient et captaient un peu de la puissance de ce dieu qui avait su renaître. Tous les disciples, ou plutôt les convives, nous affirmèrent être convaincus du miracle énoncé par le prêtre. Boire et manger à profusion lui rendait hommage. Les banquets et repas de fêtes se faisaient ainsi sous la tutelle du dieu vénéré à Naxos. L’une de ses fêtes les plus importantes, les Anthestéries45*, avaient eu lieu peu de temps avant notre arrivée. J’appris aussi l’histoire la plus célèbre de l’île, à savoir l’union d’Ariane46* et de Dionysos. Thésée*, ayant vaincu le Minotaure, aidé par Ariane contre la promesse d’un mariage, avait abandonné la princesse lors de son retour de Crète sur cette île de Naxos. Plusieurs explications à cet abandon avaient été avancées, mais celle à laquelle croyaient le plus d’îliens prétendait que Dionysos serait tombé amoureux de la fille de Minos, et aurait exigé de Thésée qu’il la lui abandonnât. En entendant cette histoire, j’avais pour ma part pensé que Thésée avait dû faire une alliance de circonstance avec Ariane pour combattre le Minotaure, vu qu’aucune indication dans le récit ne pouvait laisser penser qu’il souhaitait l’épouser. Songeait-il déjà à convoler avec sa sœur Phèdre47* ou avec l’Amazone48? Une fois sorti d’affaire, il n’avait pas voulu s’entraver d’une encombrante conquête. Si tous savaient Thésée volage, je me mis à l’imaginer dissimulateur, trompeur, et même fourbe. Je m’étonnais moi-même d’attribuer ces vices à l’un des plus grands héros grecs. Je n’osais pas parler de mon irrespect à mes camarades. 

Finalement trois jours après notre arrivée, le marchand nous indiqua qu’il était prêt à repartir. Il nous dit ne pas avoir perdu son temps, considérant après quelques discussions sur place, que le commerce du marbre n’était pas encore pour lui. Cela nécessitait une trop grosse avance de fonds qu’il ne voulait pas encore risquer. Son commerce de céréales, d’huile et de vin devait l’enrichir encore un peu plus pour qu’il songeât à se lancer dans ce négoce. Je l’interrogeai sur la rapidité de sa décision, car ces questions m’étaient complètement étrangères. Il me parla d’argent à avancer, de risque à prendre ou pas, de spéculations. Cette petite conversation m’éclaira sur le métier de commerçant que je ne connaissais pas du tout. Si j’admettais qu’il fallait bien que quelqu’un se chargeât de faire voyager les marchandises, je considérais que les commerçants avaient une activité facile à mener. Ils profitaient à mes yeux de la faiblesse des autres pour tirer le prix le plus élevé. Leur richesse n’était pas en proportion de leur qualité ou de leur art, mais de l’ampleur du dénuement de leurs victimes. Plus leurs clients manquaient de quelque chose, plus ces marchands s’enrichissaient. Il était connu de tous que la vigilance était de mise lorsqu’on voulait acquérir quelque objet sur nos marchés. Les beaux parleurs étaient nombreux, et tous cherchaient à nous soutirer le plus possible de drachmes. J’appris plus tard49 que les Perses étaient encore plus méfiants et que les marchés n’existaient pas chez eux, du moins tels que nous les connaissions. C’est ainsi que j’avais depuis toujours quelque peu méprisé cette activité. Ma conversation avec notre passeur m’apprit cependant que le commerçant aussi devait faire montre de quelque talent pour réussir. Un mauvais investissement, une mauvaise décision, un aléa de la nature comme une tempête qui ferait couler un navire gorgé de marchandises, et il pouvait tout perdre. Finalement ceux qui échouaient, parce qu’ils n’avaient pas ce talent, cessaient conséquemment d’exercer leur profession, ce qui les rendait de facto invisibles à nos yeux, nous entretenant dans la croyance qu’il était facile et un peu infâmant de devenir marchand. Je continuais à interroger notre passeur qui répondit avec bonhomie à mes questions naïves. Je comprenais aussi, avec ce sujet bien anodin, que mes certitudes sur les hommes et leurs activités devaient être nuancées. 

La conversation et mes réflexions rendirent le reste de la traversée particulièrement bref. Nous arrivions déjà en vue de Milet, la puissante cité d’Ionie.

Milet

Le rayonnement de cette cité était considérable dans toute la Grèce aussi bien qu’en Perse. Je la savais peuplée et très animée et même si sa renommée m’était connue depuis longtemps, je ne pouvais pas, nommer les grands hommes qui avaient porté si haut la gloire de cette ville. Le marchand qui allait décharger son huile avant de repartir vers d’autres destinations, en savait plus que moi à ce sujet. Il me cita des noms qui ne m’évoquaient rien, tels que Thalès50* qui comprit que de l’eau découlaient les principes expliquant l’univers, Anaximandre51* qui dévoila que tout ce qui a un début et une fin ne peut être source de l’éternité qui ne peut donc provenir que de l’indéterminé et de l’illimité, ou bien encore Anaximène52* qui expliqua que la lune brillait parce qu’elle réfléchissait la lumière du soleil. Il me parla de philosophie et de ces hommes qui étaient des grands penseurs. Je m’étonnais de ne les point connaître. Je me demandais, assez naïvement, ce qui faisait d’un homme un penseur et si Sparte en avait vu naître que j’ignorais. Si mes éducateurs ne m’en avaient pas parlé, était-ce parce que cela n’avait pas d’intérêt? Pourquoi les Ioniens respectaient-ils autant ces philosophes? Et qu’enseignaient ces penseurs? Décidément, la réalité du monde n’était pas telle qu’elle m’avait été inculquée, ou du moins telle que je l’imaginais. 

J’étais plongé dans ces réflexions en débarquant avec mes camarades. Alors, la rumeur de la foule s’infléchit légèrement et je notai que mes compagnons de voyage s’étaient arrêtés pour regarder un groupe de gardes lourdement armés, qui se dirigeait vers nous d’un pas rapide. Sans doute avions nous été immédiatement repérés lorsque le navire avait accosté. Parmi nos bagages, étaient très visibles nos casques, cuirasses, cnémides53*, épées, boucliers et bien sûr nos lances. Tous ces équipements ne pouvaient pas passer inaperçus et désignaient notre provenance.

Les soldats nous entourèrent immédiatement. Nous cessâmes nos activités de débarquement pour éviter que nos gestes fussent interprétés comme une tentative de résistance. Le chef du peloton milésien se dirigea vers moi, sans doute parce que j’étais le plus proche de lui :

— Vous nous suivez immédiatement. Ne tentez rien ou vous mourrez dans l’instant.

— Quelle est la raison de cette arrestation?

— Si vous l’ignorez vraiment vous n’aurez rien à craindre, mais dans l’immédiat que tous les Spartiates qui étaient à bord nous suivent.

L’homme ne plaisantait pas. Mieux valait obtempérer pour éviter une inutile échauffourée. Rapidement, nous arrivâmes dans l’enceinte d’un fortin qui gardait le port. Les lourdes portes de bois se fermèrent derrière nous. Les gardes nombreux nous entouraient alors que nous étions au milieu d’une cour assez vaste. Nos armes étaient bien sûr restées sur le quai, et il n’était pas envisageable de toute façon d’essayer quelque chose. Il n’y avait rien à faire d’autre que de patienter pour savoir ce que l’on nous voulait. Et ils nous laissèrent attendre longtemps, ainsi, sous le soleil, sans rien nous dire. Nous nous assîmes, montrant notre indifférence, sans aucune inquiétude ni exaspération. Cela dura. Nous nous mîmes à discuter de diverses choses comme si tout cela n’avait aucune importance.

Enfin un officier s’approcha de notre groupe. Il s’arrêta devant moi. Je me levai lentement pour entamer une discussion qui, j’espérais, permettrait de mettre fin à cette situation et nous rendrait notre liberté. L’homme me dit alors :

— Quel est ton nom?

— Sophénète de Kynosoura.

— Que venez-vous faire à Milet?

— Milet n’est pas notre destination. Nous repartons d’ici deux ou trois jours pour poursuivre notre voyage.

— Quelle est votre destination? 

J’ignorais les alliances qui étaient en train de se nouer et si Cléarque était ami ou ennemi de Milet. La prudence m’amena à rester vague sur nos intentions.

— Nous voulons mettre notre art de la guerre au service d’un seigneur qui pourrait nous payer généreusement. Nous pensons le trouver en Phrygie ou en Lydie. Je citais ces régions qui n’étaient pas notre destination pour éviter que ne se fît le rapprochement avec Cléarque basé dans le Kersonèse. 

— Les Spartiates sont-ils devenus des mercenaires? N’es-tu pas dévoué à la cause des tiens?

— Les miens ont vaincu. La cause est gagnée. 

— Et qui allez-vous rejoindre?

— Nous n’avons pas encore de contrat qui nous lie et comme je viens de te le dire, nous pensons en trouver un sur notre chemin. 

— Ne seriez-vous de ceux qui veulent s’attaquer à notre satrape Tissapherne54*, de ceux qui servent le traître Cyrus?

— J’entends les noms de ces deux seigneurs pour la première fois. Comment pourrais-je vouloir me battre au profit de l’un contre l’autre? 

L’officier ne semblait pas facile à convaincre. Il réfléchit quelques instants.

— Sais-tu que, sans succès, Milet par le passé a appelé ta cité, Sparte, à la rescousse55 pour s’opposer à Darius*? 

— Je connais les hauts faits du passé accomplis par nos guerriers. J’ignore toutefois ce dont tu parles puisque tu dis que nous n’y avons pas participé. Mais je sais que Sparte a montré sa vaillance et a pris sa part dans ces anciennes guerres contre les Mèdes*.

— Tu pourrais cette fois répondre au nom de Sparte à l’appel de Milet. Si tu cherches un seigneur, que ne viens-tu servir Tissapherne. Il paye bien, je te l’assure. 

— Y a-t-il d’autres Spartiates dans ton régiment?

— Vous serez les premiers, et quand tu seras payé, tu feras savoir à tes compatriotes que servir Tissapherne est un bon choix pour un Lacédémonien. 

Je choisis de gagner du temps. Je me montrais ouvert sans paraître décidé. Il fallait lui laisser comprendre que la proposition méritait d’être discutée entre nous. Un trop vif empressement à accepter l’offre eût été suspect. Un refus nous aurait mis en péril. Je demandais donc de nous laisser le temps de nous concerter avant de donner une réponse. J’avais été sans doute convaincant dans l’expression de mon indécision, car l’officier sembla confiant que ses mots avaient porté. Il se retira pour nous laisser en discuter. Je réussis à convaincre mes compagnons de voyage que pour l’heure le bon choix était d’accepter. Si nous faisions tout ce qu’il fallait pour nous adapter à leur armée, nous trouverions bien un moment opportun pour nous esquiver et rejoindre Cléarque. La perspective de servir la puissance perse ne plaisait pas beaucoup à mes camarades, qui ne concevaient d’être aux ordres que d’un général spartiate. Ils se rangèrent finalement à mon avis, tout en craignant de ne pas être capables de dissimuler leur dédain pour les peltastes ioniens. 

Cette situation m’avait mis dans la position particulière de paraître aux yeux des Milésiens autant qu’à ceux de mes camarades, comme le meneur de toute cette équipée. J’étais persuadé que ma proposition était la bonne décision à prendre et je percevais cependant qu’elle ne s’imposait pas à tous. Faire valoir mon point de vue m’avait révélé que mes convictions et ma facilité pour les mettre en avant me donnait un avantage sur les autres, par l’emprise que je pouvais exercer. Quand l’incertitude s’installe, celui qui a le plus de conviction et les mots pour l’exprimer emporte la décision. Et si ce n’est qu’a posteriori que l’on peut juger si elle fut ou non une bonne décision, celle-ci fût la bonne.

Nous prétendîmes être disposés à servir le satrape, tout en exigeant une avance sur la paie, nous faisant ainsi passer pour d’authentiques mercenaires motivés par le seul gain. Sans doute, ne nous crut-on pas si vite, mais nous avions décidé qu’en tout ce que nous ferions, rien ne pût laisser penser que nous étions insincères. Nous devions désormais patienter pour que le moment de s’esquiver se présente. L’officier décida de nous faire escorter jusqu’au camp militaire à la sortie de la ville. En récupérant nos armes sur le port, le marchand qui nous avait fait traverser s’étonna de notre ralliement. Je décidai de le lui laisser croire, au cas où il s’improvisât espion, intéressé à se faire payer pour un renseignement. Ma méfiance des marchands ne s’était pas estompée malgré les quelques jours passés à ses côtés.

On nous affecta à une compagnie qui mêlait kardakès56* perses et peltastes grecs. On nous observait de près, guettant tout signe qui aurait trahi nos intentions. Nous nous installâmes et fîmes tout ce qu’il fallait pour intégrer au mieux le bataillon qui devenait le nôtre. En discutant avec les autres hommes, il ne nous fallut pas longtemps pour comprendre les raisons de cet accueil hostile lors de notre débarquement. Nous étions arrivés à Milet quelques jours seulement après la levée du siège par des troupes au service de Cyrus. La cité, fidèle au satrape Tissapherne, avait résisté, et la vie revenait progressivement à la normale après que les assiégeants s’en furent allés assez soudainement. Les généraux grecs qui commandaient ces assaillants étaient Pasion de Mégare* et Socrate d’Achaïe*. Ils venaient d’abandonner leur tentative de conquête de la ville pour rejoindre Cyrus à Sardes. Notre ignorance non feinte de toute cette agitation récente avait dû convaincre les Milésiens de notre sincérité. Car en vérité, nous n’avions réellement aucune idée en nous embarquant pour Milet que tous ces événements se déroulaient. 

Tout en attendant qu’une occasion de fuite se présente, je m’habituais à ma situation. Une certaine routine s’installa avec les jours qui défilaient lentement; le quotidien de l’armée ionienne me semblait bien moins exigeant que celui subi lors de mes années de préparation militaire. 

Il est vrai que j’étais curieux et intrigué de ce que je découvrais. Je me promenais régulièrement dans cette ville surprenante et particulièrement raffinée. Au cours de mes pérégrinations dans ces rues soit parallèles les unes aux autres soit perpendiculaires57, attiré par une mélopée délicieuse, je tombai un jour sur un homme dont la lyre produisait des sons que je n’avais jamais ouïs. Il maîtrisait remarquablement son art, et faisait entendre aux passants des mélodies charmantes. Je revins le voir souvent jouer. Son nom était Timothée58*. Je lui avouai n’avoir jamais entendu quelque chose de semblable et vantai son adresse à chatouiller les cordes. J’appris qu’il avait modifié son instrument pour parvenir à ces effets. Cela me laissa songeur, moi qui croyais que ce genre d’objet était immuable, qu’il avait été défini une fois pour toutes, car répondant à quelque perfection dont j’ignorais tout. Ce Timothée avait ainsi jeté à bas cette immuabilité, non pas en dégradant l’art qu’il en tirait, mais au contraire, en le sublimant. Surpassait-il ainsi les anciens dont venait pourtant la sagesse, puisque tout dépendait de ce qu’ils avaient établi? Je dus admettre que pour la première fois, je compris que l’on pouvait dépasser ce que nous avions appris pour l’améliorer ou même le réinventer. Il m’expliqua également que la beauté des mélodies qui me séduisaient tant avait été mise en nombres par l’illustre ionien Pythagore59*. Ainsi l’harmonieux mariage des sons suivait des règles suprêmes que les hommes cherchaient à découvrir? Comment l’intangibilité d’une musique pouvait-elle se décrire avec des chiffres? Je vis là encore un signe pour m’inciter à ne pas me contenter des apparences des choses et surtout à me méfier de mes certitudes. 

Le Thébain

Pour tenter de banaliser notre présence qui fut très remarquée à notre arrivée, car la cuirasse du spartiate impose le respect, je cherchais à développer des liens avec quelques-uns de nos nouveaux compagnons d’armes. Ne feignant pas totalement la curiosité désintéressée, je m’étais rapproché d’un grec originaire de Thèbes qui tenait le rôle de lokhage. 

— Que vient chercher un Thébain en se mettant au service des Perses? Ta cité est prospère, tu as gagné60