L’incertitude de l’aube - Carine Paccaud - E-Book

L’incertitude de l’aube E-Book

Carine Paccaud

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Beschreibung

"L’incertitude de l’aube" est un captivant récit contemporain qui vous entraîne du Quartier latin de Paris vers des horizons lointains, de Kiev au Texas, de la dune du Pilat à Alberobello, au fil d’une année exceptionnelle. Ces 365 jours sont une aventure où tout peut arriver : des rêves réalisés, des projets concrétisés, des amours passionnées, des défis relevés, des actualités palpitantes, tant nationales qu’internationales. Suivez les destinées intrigantes de Victor, Antoine, Clothilde, Mariya, Margaux, Clément, et plongez dans un monde d’amitiés naissantes, d’actions solidaires, d’engagements profonds, de retournements psychologiques, au cœur des émotions et des rebondissements de la France en 2022.




À PROPOS DE L'AUTRICE

Pour Carine Paccaud, la littérature est la clé de la guérison et la lecture est son évasion face au poids du quotidien. Les mots ont apaisé ses maux, faisant de l’écriture une nécessité, parce que seul le temps passe, laissant les mots immuables…

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Seitenzahl: 396

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Carine Paccaud

L’incertitude de l’aube

Roman

© Lys Bleu Éditions – Carine Paccaud

ISBN : 979-10-422-1622-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122 - 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122 - 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335 - 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre I

Janvier

Bonne année 2022 !

1er janvier 2022

Paris 6e

Victor Dambreville se précipita vers les marches étroites assouplies par l’épaisse moquette de couleur amarante de son immeuble cossu du sixième arrondissement de Paris. Il vivait dans ce quartier depuis toujours, ses parents avaient vécu dans l’appartement qu’il occupait désormais, avant de le lui céder à la fin de ses études littéraires à la Sorbonne. Il aimait l’ambiance festive qui y régnait, l’agitation des passants, l’effervescence de la jeunesse, le tumulte des restaurants et des cafés entre la place du théâtre de l’Odéon et le boulevard Saint-Germain, non loin de l’imposante statue érigée en mémoire d’une des figures emblématiques de la Révolution française, Georges Danton. C’est là qu’il avait grandi, enfant unique choyé par ses parents, heureux propriétaires d’une galerie d’art prospère dans la rue jouxtant l’Institut de France. Petit garçon, après l’école, il rêvait devant les tableaux temporaires qui ornaient les murs du petit musée de ses parents, fier de participer à la promotion d’artistes au sein de la capitale. De toutes ces toiles suspendues, il en dégageait des parfums, des émotions, des impressions, des sens et des histoires qu’il poursuivait à la maison en les croquant, en leur donnant vie au travers de ses jouets et parfois en rédigeant un court récit illustré dans des petits carnets. Victor, enfant sage, calme et timide, était devenu un quadragénaire solitaire, rêveur et contemplatif. C’est tout naturellement que la vie le conduisit vers la passion de la poésie. Après la mort de ses parents, celle de sa mère d’abord qui hâta la fin prématurée de son père, il se sentit le devoir de continuer à faire prospérer l’œuvre familiale. Il reprit donc la galerie de la rue de Seine, vendit le luxueux appartement de ses parents boulevard Saint-Germain et se mit à écrire des sonnets et des quatrains.

Frisson d’hiver

Ô j’aime les premières sensations glacées !

Quand le vent sec et pinçant frappe les passants,

Quand le givre dépose son châle au couchant,

Les frimas s’installent, l’âme s’évade embuée.

Le ciel lourd attend le glas pour délester

Les gros nuages qui égrèneront à foison

Les flocons immaculés dans leur édredon,

Comme un duvet boursouflé de plumes gelées.

Puis les cornes d’abondance sitôt crevées

Sur tout ce que la nature offre de merveilles

Sèmeront leurs grelots ouatés issus du ciel

Et la préserveront de sombres destinées.

La plénitude dans cette crypte d’albâtre

Où la vie est laissée en suspens quelque temps

Sera pour moi comme un baume cicatrisant

Un tumulte gelé par les braises de l’âtre.

Il venait tout juste d’achever l’écriture de ce poème commencé pendant le réveillon de la Saint-Sylvestre au moment où la plupart des gens festoient avec des proches, amis ou famille, afin d’inaugurer le passage du Nouvel An par des festivités marquantes, chaleureuses et heureuses. Lui était bien à l’abri, calfeutré dans l’appartement de son enfance, tandis qu’à l’extérieur le Tout-Paris exultait pour les dernières bacchanales de l’année. Il regarda par la fenêtre pour observer le quartier qu’il aimait tant et pour contempler le ciel auréolé de constellations.

Le début de l’hiver avait été particulièrement froid. Le doux mois de décembre avait progressivement cédé la place aux frimas et le temps s’était figé sur la nature et ses convives. Les rues de Paris s’étaient vidées de leur lourd contingent de touristes et de badauds, seuls les travailleurs, les acheteurs et les habitués continuaient à dynamiser le quartier en précipitant le pas pour éviter de traîner ou bien pour se réchauffer. Des volutes de vapeur blanche sortaient furtivement de sous leurs masques encore en vigueur. La pandémie de la COVID-19 avait en effet repris son envol avec l’apparition d’un nouveau variant joliment appelé Omicron. Après les vagues successives depuis 2020 d’Alpha, Beta, Gamma et Delta, le virus avait peut-être l’intention de s’atteler à la totalité de l’alphabet grec ! Face à cette cinquième vague au caractère plus contagieux d’après les épidémiologistes très présents médiatiquement, des mesures strictes avaient été prises par le gouvernement d’Emmanuel Macron avec Jean Castex comme Premier ministre et Olivier Véran comme ministre des Solidarités et de la Santé. Le passe vaccinal avec trois doses de rappel obligatoires remplaça le passe sanitaire et déclencha dans tout le pays une vague de rébellion pour atteintes aux libertés fondamentales, car sans ce passeport médical à jour, les non-vaccinés se voyaient refuser l’entrée des lieux culturels ou festifs comme les restaurants, le cinéma, le théâtre, les concerts…

C’est donc avec le masque sur le nez, après une nuit d’écriture poétique, que Victor Dambreville franchit le majestueux porche du portail en bois richement sculpté de son immeuble situé rue Monsieur-le-Prince. Comme tous les matins, à l’heure où Paris s’éveille à peine, où seuls quelques livreurs troublent la quiétude d’une aube tardive, Victor emmitouflé dans une tenue de sport négligée entama son entraînement de marche rapide. Il était précédé par son ami le plus fidèle (et pratiquement un des seuls), ultime souvenir vivant de la période révolue où ses parents étaient encore en vie. C’étaient eux qui lui avaient offert cette boule de poils craquante à l’occasion de ses trente ans dans l’espoir que l’animal faciliterait les contacts de leur fils avec le monde. Tirant un peu trop sur la laisse attachée autour de ses hanches, Victor dut intervenir pour refréner les ardeurs de son chien : « Vodka, arrête ! » Le berger australien, chien au caractère affectueux et obéissant, bâti pour l’activité et le travail, cessa sur le champ de traîner son maître. En parfaite synchronisation, les deux compères remontèrent la rue en pente douce jusqu’à Odéon le théâtre de l’Europe de style néoclassique du XVIIIe siècle dont l’édifice est une réminiscence de la grandeur des monuments de l’Antiquité grecque, avec l’austérité de ses formes cubiques, de ses colonnes massives s’avançant sur une place dégagée. Après la traversée sans encombre de la rue de Vaugirard due à l’horaire matinal, face au palais bâti par Marie de Médicis, Vodka entraîna son maître vers les grilles de l’un des plus beaux parcs de la capitale : le jardin du Luxembourg.

Le binôme ainsi encordé et déterminé longea le somptueux espace clos et verdoyant du Sénat qui accueillait sur ses grilles une exposition photographique temporaire consacrée aux différents pays constituant l’identité européenne. Ce projet fut choisi dans le cadre de la présidence française au Conseil de l’Union européenne pour six mois. Les photos, positionnées pour montrer un panorama du vieux continent, étaient en parfaite concorde avec la devise de l’Europe « Unis dans la diversité ». Mais notre improbable duo ne remarqua ni la beauté ni la richesse de l’exposition, pas plus que les trois miséreux qui s’éveillaient d’une nuit tempétueuse et froide, recroquevillés sur des matelas posés à même le sol et emmitouflés dans des couvertures à l’aspect dégoûtant. Ils s’amusaient à voir Victor remuer des fesses dans une allure stoïque, précédé par un chien qui semblait lui aussi déambuler d’une manière improbable comme s’il avait des ressorts vissés aux quatre pattes. Un grand éclat de rire surgit du fond de l’abri de rue, mais aucun des deux sportifs ne tourna le regard, trop concentrés à atteindre leur destinée matinale. La marche rapide est un sport technique et exigeant, mais qui donne à celui qui la pratique une allure piteusement ridicule !

Le gardien avait à peine ouvert les deux ventaux de la grille en fer forgé noir et or faisant face au Panthéon lorsqu’il vit le couple de marcheurs atteindre comme à l’accoutumée les allées arborées de ce beau jardin et les encouragea par une petite boutade comme à chacun de leurs passages : « Évitez de prendre un train de sénateur si vous voulez participer aux JO de 2024 ! »

Accélérant l’allure pour échapper aux goguenardises du vieil agent, Victor et Vodka entamèrent leur randonnée de huit kilomètres autour du jardin peu fréquenté en ce premier jour de janvier, au cœur d’une grande variété d’essences d’arbres, de parterres de fleurs d’hiver, rouges et jaunes, plantées en toute harmonie par les jardiniers compétents du palais, à proximité de nombreuses statues d’écrivains, d’intellectuels, de déesses et de reines de France.

Paris 5e

Un taxi G7, phares allumés, ralentit pour déposer Clothilde Caligari devant son immeuble haussmannien. Les rues de Paris commençaient tout juste à se vider des derniers fêtards qui continuaient à honorer les toutes premières heures de la nouvelle année. Quelques paroles ou cris perçants, joyeux et ivres, résonnaient çà et là, faisant écho au coin des rues ou des fenêtres restées ouvertes aux alentours. Quelques voitures continuaient à circuler, mais pour l’essentiel des professionnels, heureux de pouvoir augmenter le tarif de leurs courses grâce à d’avantageux pourboires laissés par des clients grisés en cette nuit spéciale de festivités. Le chauffeur, plus par voyeurisme que par courtoisie, sortit du véhicule pour ouvrir la porte à Clothilde. Il ne put s’empêcher de contempler ou plutôt de dévorer cette femme d’une élégance extrême. Tout en délicatesse, celle-ci posa sur le trottoir successivement ses pieds chaussés de deux superbes escarpins beige clair aux talons aiguilles vertigineux, dont la semelle rouge extérieure permit au conducteur de reconnaître facilement le créateur. Les pans d’une longue robe de satin vermillon glissèrent des genoux jusqu’à hauteur de fines chevilles parfaitement dessinées. Puis la belle tendit un bras recouvert de gants de soie noire jusqu’au-dessus du coude afin que l’observateur, devenu subitement fébrile, puisse l’aider à sortir de l’habitacle. Debout face à lui désormais, l’homme pouvait s’émerveiller de la beauté qu’offrait ce visage sous les réverbères et les illuminations du quartier. Chevelure brune et soyeuse arrivant aux épaules dénudées, yeux verts en amande incrustés de quelques pépites dorées, peau mate et lumineuse, généreuses lèvres purpurines : cet homme avait face à lui une créature de la dolce vita.

Clothilde ne remercia pas le chauffeur de taxi pour son savoir-vivre et après s’être débarrassée des formules usuelles de salutation, gagna avec tout le raffinement dont elle était capable à trois heures du matin et après une longue soirée bien arrosée, la porte cochère de l’immeuble de son appartement.

Celui-ci, situé au cœur du Quartier latin, dans le cinquième arrondissement, était à proximité du Panthéon : la grande église Sainte-Geneviève (achevée en 1790 et transformée presque immédiatement en temple sous le modèle romain) sert à honorer les grands hommes à partir de la Révolution. Ce temple républicain abrite de grands personnages ayant marqué l’histoire de France. L’observateur peut s’en convaincre en découvrant l’adage ciselé en lettres majuscules ornant le frontispice triangulaire de la façade entre le dôme majestueux et le péristyle : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ».

Le 30 novembre 2021, Clothilde avait pu, en invitée d’honneur du haut de son balcon surplombant le temple laïque, assister à la panthéonisation de la célèbre chanteuse, danseuse, actrice et meneuse de revues d’origine américaine ayant obtenu la nationalité française pour son implication dans la résistance au cours de la Deuxième Guerre mondiale et qui recevra à cet égard les insignes de la Légion d’honneur et la Croix de guerre. Clothilde se fit alors la remarque que les « Immortelles » s’énoncent aussi bien au féminin et que derrière chaque grand homme se cache une grande femme. Joséphine Baker avait rejoint à ce titre cinq autres de ses compatriotes féminines émérites : Simone Veil, Marie Curie, Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle-Anthonioz et Sophie Berthelot.

Clothilde jeta un regard au dôme magnifiquement éclairé par un croissant de lune avant de se faufiler dans la cour intérieure de son immeuble agrémentée de plantes et d’arbustes de diverses tailles dans des vases d’Anduze offrant à l’entrée une harmonie et un raffinement qui correspondaient à ce qu’elle était.

Un ascenseur de verre la déposa au dernier étage et elle ne put s’empêcher, une fois sortie, de se débarrasser de ses hauts talons, certes très sophistiqués, mais peu confortables, afin de soulager ses pieds sur la moquette fleurdelisée en velours épais. À peine franchie l’entrée de son luxueux duplex, elle s’effeuilla, ôtant un à un chacun de ses vêtements, et sombra complètement nue dans son lit situé à l’étage où elle espérait trouver un sommeil salvateur.

Mais l’espoir de quiétude fut bref, car entre l’excitation du souvenir d’une folle soirée entre amis, l’abus et le mélange d’alcools en tous genres, et l’excès de nourriture grasse et sucrée, le cumul commençait à faire culpabiliser la muse. Elle qui était si intransigeante pour tout ce qui concernait sa silhouette. Elle qui était capable de s’affamer pour éviter de prendre du poids et pour continuer à rentrer aussi longtemps que possible dans des vêtements de taille 38, jusqu’à l’inacceptable…

Elle eut beau essayer de faire abstraction du motif qui était en train de la torturer et par conséquent d’empêcher son endormissement, la culpabilité prit le dessus avec tant de force et de rage, qu’une pulsion la poussa à agir. Elle se leva nerveusement bien décidée à annihiler cette souffrance psychologique qu’elle ressentait à chaque fois qu’elle franchissait la ligne autorisée du nombre de calories, et comme elle l’avait déjà fait, elle se dirigea vers la salle d’eau attenante à sa chambre, mit deux doigts au fond de sa gorge et évacua de force dans les toilettes tout ce qu’elle avait pu ingurgiter au cours de la soirée.

En expiant sa faute, les tensions s’étaient dissipées. Le calme et la sérénité revinrent peu à peu comme l’effet d’une douche chaude. Et enfin, elle trouva le sommeil pour quelques heures.

À sept heures trente, l’alarme de son téléphone qu’elle avait programmée vibra. Elle n’avait pas assez dormi, mais une fois encore, l’idée que l’abondance du repas de la veille puisse modifier l’équilibre de son poids, l’incita à trouver l’énergie de se lever. Elle ouvrit le panneau droit de son dressing : celui qui contenait les affaires de sport. Elle enfila une tenue complètement assortie qui épousait idéalement ses formes. Même en survêtement, Clothilde avait de l’allure. Cette femme était l’élégance absolue.

Elle prit à la volée ses clefs et ses AirPods dans le vide-poches de l’entrée, claqua la porte de son appartement, descendit à vive allure les cinq étages de son immeuble, sauta par-dessus la poutrelle de la porte-cochère et entama sa course dans les rues désertes de son quartier pour la mener à son tartan préféré : les allées périphériques du jardin de Luxembourg.

Victor consulta sa montre connectée pour vérifier son temps à hauteur des six kilomètres déjà parcourus. Un rictus de fierté éclaira furtivement son visage. Le chrono était meilleur ces derniers temps. L’entraînement quotidien commençait à payer et Vodka était décidément un bon lièvre. Motivé par la découverte de ses progrès, il accéléra la marche en prenant davantage d’impulsion sur les talons de ses jambes taillées pour l’athlétisme, tout en admirant au passage la fontaine Médicis datant de 1630 que l’on appelait autrefois « la grotte du Luxembourg ». Celle-ci venait tout juste d’être restaurée après deux ans de travaux. Elle offrait aux promeneurs un belvédère romantique avec son long bassin délimité par des murets à la pierre blanche au-dessus desquels reposait une enfilade de pots antiques agrémentés de roses d’hiver pourpres et reliés entre eux par des nattes de lierre : un guide naturel vers le cœur de la grotte ornée de sculptures mettant en scène un épisode mythologique, la légende d’Acis et Galatée d’après les Métamorphoses d’Ovide. Tous les amoureux aimaient immortaliser l’instant en prenant un égoportrait devant cette fontaine d’exception. Mais en ce jour de l’an, le froid cumulé à la bonne heure matinale, aucun couple ne voulait se mirer dans les eaux devenues limpides de la fontaine de Marie de Médicis. Seule une jeune femme au corps sculptural, désireuse de défier la griserie d’un lendemain de fête, courait comme si sa vie en dépendait. Elle semblait pourtant manquer de souffle, être prise de difficultés et en la croisant, à hauteur de la grotte, Victor put constater que celle-ci était d’une extrême pâleur. Son visage et tout son corps luttaient pour résister à l’effort trop violent. Victor, décontenancé par l’expression de douleurs qu’il venait de croiser, se retourna instinctivement pour observer la joggeuse à nouveau. C’est alors qu’il la vit à bout d’énergie, vaciller et s’écrouler d’un coup sur l’allée faisant face à la fontaine. Elle gisait inconsciente face à la statue de Diane qui semblait vouloir pointer les flèches de son arc en plein cœur. Victor arrêta net toute ambition de performance, connecta son téléphone, appela les secours avant de mettre en pratique les gestes des premiers secours qu’il avait appris lors d’un stage quelques mois auparavant.

Il était alors bien loin de s’imaginer qu’en sauvant cette vie, la sienne allait être profondément bouleversée…

Chapitre II

Février

La rencontre

Jeudi 10 février

Paris 5e

Clothilde accéléra le pas devant l’entrée de la mairie du 5e arrondissement de Paris. La façade, de style néoclassique, fait presque face au Panthéon et semble lui sourire avec son architecture en arc de cercle ornée de quatre colonnes ioniques en parfaite symétrie à celles du temple des grands hommes. Parvenue au pied de l’escalier d’honneur, elle ne put s’empêcher, comme à chacune de ses arrivées, d’admirer dans la partie haute de la cage en hémicycle, les cinq toiles monumentales et impressionnistes d’Henri Martin, grand maître de la lumière, mettant en scène des promeneurs dans le jardin du Luxembourg.

Elle pensa qu’elle avait décidément beaucoup de chance de pouvoir observer chaque jour, ces fresques murales datant du début du XXe siècle, véritable chef-d’œuvre exposé sur son lieu de travail, qui relataient si bien les merveilles de cet écrin de verdure situé en plein cœur de la capitale et dans lequel elle pouvait, de manière presque quotidienne, se vider l’esprit en courant le long de ses allées circulaires.

Après ce bref intermède contemplatif, Clothilde entama la montée des marches qui la mènerait vers son bureau, en s’appuyant délicatement sur la rambarde en fer forgé noir et or, délicatement ciselée d’arabesques faisant allusion à des notes de musique, afin d’asseoir son élégance naturelle et d’éviter une chute qui ne serait pas digne de sa réputation.

C’est dans un costume de couleur bleu nuit taillé sur mesure, éclairé par une blouse de satin blanc, chaussée d’escarpins crème garantissant à la propriétaire une allure distinctive, que Clothilde franchit le seuil de son antre professionnel dans lequel elle travaillait en tant qu’attachée culturelle depuis quelques années.

Après des études en sciences politiques, elle avait d’abord été la collaboratrice parlementaire d’un député-maire à l’Assemblée nationale le temps de son mandat. Cet emploi lui avait permis d’étendre son réseau de connaissances et, forte des compétences accumulées au cours de ces cinq années d’exercice, la notoriété ainsi obtenue lui permit d’être retenue pour le poste qu’elle occupait désormais au sein de la mairie du 5e arrondissement. Celle-ci, orientée à droite, à l’image de l’édile actuel, Florence Berthout, en fonction depuis 2014, correspondait aux philosophies politiques de Clothilde. Toutes les deux avaient apporté leur soutien à la présidente sortante de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, aux élections régionales de 2021 et Clothilde, adhérente au parti Les Républicains, soutenait sa candidate fraîchement réélue en vue des élections présidentielles d’avril 2022.

Elle partageait son bureau avec Gabrielle Cauvin qui occupait le poste d’assistante depuis presque deux décennies et qui, de ce fait, connaissait tous les rouages du métier. Elle salua brièvement Clothilde qu’elle savait peu encline aux effervescences de politesse et sans détour lui présenta le programme à venir :

— Tu viens de recevoir deux invitations. Je les ai posées dans le parapheur noir à gauche de ton bureau et dans lequel il y a de nombreux documents à signer. À neuf heures trente, tu as une réunion pour la fête du livre. À onze heures, tu es invitée à une séance de dédicace à la librairie Le 5e art. N’oublie pas le déjeuner fixé avec le président de l’Association Les retraites culturelles à midi trente. À quinze heures, Madame le Maire t’attend dans sonbureau pourpréparer l’émission littéraire qu’elle animera à la radio autour de l’art contemporain. Pense à prendre le dossier que l’on a constitué à ce sujet. À dix-sept heures trente, tu as l’inauguration du café littéraire à l’encre noire suivie d’un cocktail. Madame le Maire sera présente également. À vingt heures trente, tu dînes avec Hervé Lebrun, l’attaché culturel du 6e arrondissement pour faire fusionner des projets entre vos deux arrondissements.
— Sacrée journée. Je n’aurai malheureusement pas le temps d’aller courir !
— Tu as repris ? Je n’étais pas au courant… Le médecin t’a autorisée à reprendre ? Ce n’est pas trop tôt ? Le malaise du 1er janvier t’a tout de même envoyée sans préavis aux urgences !
— Je vais parfaitement bien. Les résultats des examens sont normaux. J’avais trop bu, trop mangé et pratiquement pas dormi. Ce n’était pas très sensé d’être allée courir dans ces conditions. Le médecin ne m’a pas interdit la reprise des joggings. Je cours donc à nouveau au jardin du Luxembourg dès que je peux.
— En tout cas, heureusement qu’il y avait ce jour-là un inconditionnel de l’activité sportive pour te sauver la vie, sinon…
— Oui, c’est vrai ! Le médecin m’a informée qu’un homme a appelé les secours au moment où je perdais connaissance. Mais je n’ai pas pu le remercier, car il n’a pas voulu laisser ses coordonnées à l’équipe médicale.

En disant cela, Clothilde découvrait la une du Figaro consacrée ce jeudi 10 février au Convoi de la liberté. Ce mouvement de protestation contre l’obligation vaccinale démarré au Canada à partir de janvier, composé de camions et de véhicules traversant les provinces pour rejoindre la capitale Ottawa, s’était peu à peu étendu à d’autres pays du monde. C’est ainsi qu’en France, ces convois de manifestations, véhiculés pour le pouvoir d’achat et contre les restrictions sanitaires, s’étaient donné rendez-vous à Paris pour converger vers Bruxelles en espérant faire grossir le cortège grâce à des étapes provinciales comme celles de l’Oise.

— Espérons que ce convoi ne bloque pas tout Paris, remarqua sèchement Clothilde. Ces gilets jaunes de la liberté sont prêts à tout pour asseoir leurs revendications.
— Le préfet de police a mis en place des fourrières provisoires, précisa Gabrielle, qui permettront de mettre fin au blocage. Des blindés de la gendarmerie ont été déployés en plus… Tu penses bien qu’ils ne vont pas pouvoir rentrer dans Paris si facilement…

Clothilde, excédée par ces rébellions qu’elle considérait stériles, voire égoïstes, en cette période de forte contagion du coronavirus, ferma le journal de dépit et consulta les cartons d’invitation du parapheur.

Le premier ne l’étonna pas. La militante LR était invitée au premier meeting pour les élections présidentielles de Valérie Pécresse ce dimanche 13 février au Zénith de Paris. Sa campagne avait alors du mal à démarrer et les derniers sondages ne la mettaient pas en bonne position puisqu’elle se voyait reléguée à la quatrième place des intentions de vote au premier tour, loin derrière Emmanuel Macron (le candidat non déclaré), Marine Le Pen et Éric Zemmour.

Clothilde pensa aux candidats qui, à l’image de Jean-Luc Mélenchon, Christiane Taubira, Philippe Poutou, Marine Le Pen, Éric Zemmour… voyaient leur campagne contrariée, ralentie, voire même stoppée en raison des cinq cents parrainages obligatoires manquants pour devenir candidats officiels. Elle se dit qu’elle aurait volontiers parrainé un de ces candidats, même si elle ne partage pas ses idées, uniquement dans un souci d’équilibre démocratique. Mais elle n’était pas élue et espérait qu’un parlementaire audacieux proposerait une loi qui ferait évoluer les conditions de parrainage et permettrait d’éviter le gel de futures candidatures et de leurs campagnes inhérentes. Parrainer n’étant pas synonyme de soutenir, mais plutôt celui d’ouvrir à la parole démocratique, Clothilde se dit que les citoyens pourraient être engagés à devenir parrains afin de promouvoir le débat républicain comme les élus.

Valérie Pécresse, faisant partie d’un parti politique puissant, avait obtenu très facilement les cinq cents parrainages nécessaires. Clothilde espérait que sa candidate serait à la hauteur des enjeux attendus et que ce meeting la propulserait en tête des sondages en se montrant ferme et convaincante sur les sujets régaliens. Elle écouterait donc attentivement les propositions de sa candidate lors de ce meeting où elle comptait bien se rendre.

Après ces réflexions méditatives autour de la politique, Clothilde découvrit le deuxième carton d’invitation.

Madame Clothilde Caligari

Vous êtes invitée

Samedi 26 février 2022 à 19 h 30

Au vernissage Hors du temps de C215

Galerie Saint André des Arts

70 rue de Seine 75 006 PARIS

Un cocktail dînatoire sera servi à l’issue de la cérémonie

Réponse souhaitée avant le 19 février

06 78 54 38 00

Elle en fit part à Gabrielle :

— Je suis invitée à un vernissage de l’artiste C215 dans une galerie rue de Seine, samedi 26 février.
— C215 ? L’artiste pochoiriste du street art ? Celui qui offre aux promeneurs curieux, des graffitis de gens illustres autour du Panthéon ?
— Celui-là même. Quiconque arpente les rues de notre arrondissement, peut se retrouver en tête-à-tête avec Marie Curie, Jean Moulin, René Descartes, Voltaire… comme s’ils étaient sortis du tombeau !
— Oui, rien qu’autour de la mairie, il me semble qu’on peut admirer le portrait du journaliste, homme politique et résistant Pierre Brossolette et le scientifique et ministre de l’Instruction publique Marcellin Berthelot.
— C’est ça, une sacrée bonne idée que de croquer les personnalités du Panthéon sur le mobilier urbain !
— C’est vrai, les boîtes aux lettres et les placards électriques permettent ainsi de rendre hommage aux Grands Hommes de la patrie. L’utilité s’allie à la culture et le laid est rendu beau…

Tout en rangeant précieusement le carton d’invitation dans le parapheur, Clothilde ne put s’empêcher d’esquisser un sourire de satisfaction et d’ajouter :

— Je suis contente d’être invitée à ce vernissage. J’avais déjà rencontré brièvement l’artiste lors d’une séance de dédicace de son livre Illustres ! préfacée par Florence, notre maire. Ce sera l’occasion de faire plus ample connaissance. Note cette manifestation à mon agenda : je ne manquerai pas d’y aller et préviens le galeriste de ma présence. Le numéro figure sur le carton d’invitation.

Laissant Gabrielle se charger des tâches administratives qu’elle abhorrait, et avant de se rendre à la réunion prévue à neuf heures trente, Clothilde reprit la lecture du journal qu’elle avait abandonné pour un moment afin de lire l’article consacré à la fameuse table laquée en blanc de six mètres de longueur isolant Emmanuel Macron de Vladimir Poutine dans les premiers pourparlers de la crise russo-ukrainienne. La presse du monde entier se complaisait, depuis la rencontre du président français avec son homologue russe le 7 février, à donner diverses explications sur le choix de ce mobilier qui faisait penser à une cène revisitée du célèbre peintre italien, Léonard de Vinci. L’une d’elles serait que le président français aurait refusé de se soumettre au test PCR russe de diagnostic de la COVID-19, y préférant les prélèvements de son médecin personnel, et ce dans le but d’empêcher le chef du Kremlin de posséder un échantillon de son ADN. L’éloignement exagéré, rendant la rencontre sinon absurde presque amusante, visait ainsi à protéger la santé des deux chefs d’État et particulièrement celle du président russe connu pour son hypocondrie.

Cet article amusa Clothilde, et pleine de cynisme, elle lança le quotidien à Gabrielle qui était déjà à pied d’œuvre derrière son ordinateur en ajoutant :

— Allez, une longue journée m’attend : pourvu qu’elle ne soit pas aussi démesurée que la table moscovite et aussi décevante que la rencontre des deux présidents !

Jeudi 24 février

Paris 6e

Comme à l’accoutumée, en ce début de matinée, Victor et Vodka arpentaient le jardin du Luxembourg d’un pas rythmé et cadencé oscillant entre marche et course. Le chien débordait particulièrement d’énergie ce jour-là et Victor pensa que les températures encore un peu fraîches associées à la limpidité de l’azur devaient être l’explication à sa pétulance, lui qui n’était plus de toute première jeunesse. En effet, celui-ci allait avoir quatorze ans dans les prochains mois : ce qui est un âge avancé pour un berger australien. Victor se remémora le jour où, pour ses trente ans, ses parents le lui avaient offert. Il était devenu au fil des années, son compagnon le plus fidèle et le plus dévoué. Il était le souvenir vivant de ses parents adorés. Très intelligent et doté d’une capacité de concentration et d’assimilation hors normes, il était le partenaire idéal pour le sport que pratiquait son maître. Sa robe tricolore de couleur bleu merle, noir et fauve était encore soyeuse grâce à de longs poils épais quotidiennement brossés par Victor, avec un plastron blanc, deux oreilles triangulaires bigarrées retombant sur des yeux vairons en amande et rieurs. Ce chien était magnifique et très sociable avec tous ceux qui l’approchaient, y compris ses semblables. Il ne manifestait jamais d’agressivité et n’aboyait pas. Ainsi, Victor pouvait l’emmener partout où les animaux étaient acceptés, mais le laisser en garde était devenu occasionnel depuis la disparition de ses parents pour lesquels il vouait une confiance absolue. La seule personne à qui il confiait encore son chien, pour quelques heures ou plusieurs jours, était son unique associé et seul véritable ami, Antoine Gontrand, qu’il connaissait depuis toujours et avec lequel il travaillait à présent dans la galerie d’art de la rue de Seine. Antoine, la soixantaine approchante, avait d’abord travaillé pour feus monsieur et madame Dambreville, et Victor n’eut pas besoin de le supplier pour qu’il poursuive la gérance de la galerie lorsque ses deux parents ne furent plus. Antoine était l’opposé de Victor : un homme chaleureux, démonstratif, bavard et pétillant. Pourtant, malgré les différences d’âge et de caractère, les deux hommes s’appréciaient, se respectaient, s’entendaient comme deux frères. Le calme de l’un tempérait naturellement la fougue de l’autre. L’exubérance d’Antoine se mêlait harmonieusement à la discrétion de Victor. Le sens de l’organisation de l’aîné occultait l’impréparation du cadet. Ils s’épaulaient en toute circonstance. Les forces du sexagénaire effaçaient les faiblesses du quadragénaire. C’était Antoine qui organisait toutes les expositions de la galerie : il démarchait les artistes, accrochait les œuvres et en faisait la promotion… Il avait ainsi convaincu l’artiste C215 d’exposer pendant six mois dans leur galerie située non loin de la statue de Voltaire (dont il avait réalisé le graffiti à ciel ouvert sur du mobilier urbain), et érigée en face de l’institut de France trônant au centre d’un petit jardinet clos de grilles métallisées. L’exposition de portraits au pochoir et à la bombe intitulée Hors du temps aurait lieu pour une fois dans un univers fermé jouxtant le dôme des Immortels : la galerie de Victor.

Après un circuit long d’environ trois quarts d’heure, Victor et Vodka ralentirent la vitesse pour permettre au rythme cardiaque de se réguler avant d’entamer la séance d’étirements qui mettrait un terme à la marche du matin. C’est alors qu’ils virent approcher une femme qui courait dans le sens opposé au leur, tout en parlant au téléphone. Vodka qui, en temps normal, était toujours d’un comportement exemplaire et que rien ne semblait pouvoir distraire, détourna brusquement le regard lorsque celle-ci les croisa, puis dévia de sa trajectoire et fit mine de vouloir approcher de la coureuse à la silhouette idéale, mais indifférente à l’effet qu’elle produisait. Victor crut reconnaître cette personne : elle ressemblait étrangement à la femme à qui il avait sauvé la vie le jour du Premier de l’an. Il se retourna un instant et le duo ainsi brinqueballant dut cesser la course pour marcher jusqu’au bassin qui faisait face au dos du palais du Sénat et sur les eaux desquelles les enfants s’amusaient à faire naviguer toute une armada de petits voiliers colorés. C’est là qu’ils avaient l’habitude de s’étirer après l’effort ; les abords du bassin et les murets l’encerclant, avec leurs cornes d’abondance fleuries quelle que soit la saison, offraient au sportif essoufflé et avide de repos, une zone de quiétude bien méritée.

Victor prit appui sur la margelle du bassin pour entamer une série d’étirements des muscles du haut des cuisses, Vodka à ses pieds fixait les quelques volatiles qui barbotaient dans les eaux fraîches et calmes ; lorsqu’ils furent à nouveau troublés par une voix féminine qui parlait à des oreillettes tout en effectuant des contorsions ressemblant plus à de la torture qu’à des étirements. Clothilde était en pleine conversation politique et ne remarqua pas le couple insolite qui l’observait, intrigué par ce qu’elle racontait à la personne au bout du fil : « Emmanuel Macron a sonné la charge anti-Pécresse. L’offensive contre notre candidate est orchestrée par les proches du président. Tu as vu en plus tous les ralliements à LREM : celui d’Éric Woerth l’ancien maire de Chantilly et député de l’Oise, mais aussi celui de Natacha Bouchart, la maire de Calais… Le chef de l’État peut compter aussi sur son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, ex-LR pour rallier d’autres figures de droite à son camp. Je crains une contagion des retournements de veste d’autant plus que le meeting au Zénith n’a pas été brillant… »

Victor en était certain désormais, la femme qui parlait à côté de lui n’était autre que la joggeuse qui s’était évanouie sous ses yeux le premier jour de l’année…

Il ne voulut pas l’interrompre plus par timidité que par politesse. Vodka semblait hypnotisé par ce qu’elle disait, balançant la tête de gauche à droite dans une assise stoïque comme s’il comprenait tout de la conversation, et Victor dut insister pour qu’il daigne obéir à ses injonctions de se lever pour retourner à leur appartement.

De retour chez eux, Victor remplit une grosse gamelle d’eau qu’il présenta à Vodka, mais celui-ci déclina l’offre à sa manière en allant directement s’allonger sur l’épaisse couche qui lui était réservée dans le salon. Le repos avant tout, les JO venaient bel et bien de se terminer à des milliers de kilomètres de Paris, au pays du soleil levant ! Quant au maître, une bonne douche permettrait aux muscles qui n’avaient pas été assez étirés, de se détendre après un effort si intense. Il alluma la télévision, puis après avoir sélectionné une chaîne consacrée aux informations, se déshabilla pour profiter de l’aquathérapie qu’offrait sa colonne de douche hydromassante. Ce qu’il entendit le fit immédiatement bondir hors de la cabine : Poutine venait d’attaquer l’Ukraine et plongeait à nouveau l’Europe dans la guerre ! Après l’invasion de la Crimée en 2014 puis l’annexion des deux républiques russophones fantoches du Donbass dont le Kremlin a reconnu l’indépendance (Donetsk et Louhansk), le conflit entre la Russie et l’Ukraine devenait total en ciblant la capitale Kiev et son gouvernement par des frappes massives, terrestres et aériennes. Troupes motorisées, chars, hélicoptères, se ruaient alors vers le Donbass et Kiev en prenant pour cible la centrale de Tchernobyl de sinistre mémoire. Le président russe justifiait cette intervention militaire par le « génocide » organisé par l’Ukraine dans l’est du pays. Il souhaitait ainsi « démilitariser et dénazifier » le pays qui lui était frontalier, soutenu par Loukachenko en Biélorussie qu’il aimerait installer à la place de Volodymyr Zelensky, le président ukrainien. Le deuxième objectif de l’autocrate étant d’empêcher l’OTAN de s’étendre dans ce qu’il considère être l’espace russe et ruiner toute contagion démocratique au sein de son empire. Pour cela, le maître du Kremlin n’avait pas hésité à brandir la menace nucléaire en parlant de « conséquences pour tous ceux qui tenteraient d’interférer. » Victor était sidéré en découvrant l’horreur des images. La guerre menée depuis presque trois ans contre un virus pugnace, résistant et mutant allait prendre un tout autre visage en ce début d’année 2022 : L’Europe et même le monde entraient dans une crise des plus dangereuses depuis la dernière guerre mondiale !

Ces événements avaient profondément affecté Victor. Il sentit monter une pointe d’angoisse comme à chaque fois qu’il sentait l’avenir se troubler sans pouvoir agir. Il décida de fermer la télévision pour éviter une escalade à la surinformation qui créait plus de tensions qu’elle n’apportait d’éléments nouveaux et après avoir enfilé quelques habits, entama l’activité qui avait le don de l’apaiser. Il écrivit alors ce poème d’espoir comme un remède vital aux troubles qui étaient en train de l’envahir…

Carpe diem

Savourer le jour quoi qu’il puisse arriver

Dans ce temps éternel la vie file furtive

Et cueille la beauté de la rose captive

Pour jouir de ses secrets à perpétuité.

Happer l’instant présent d’un futur incertain

Oublier les tracas de l’âme et ses souffrances

Qui aspirent avidement toutes espérances

De priver maintenant pour espérer demain.

Le temps nous échappe, on retient l’essentiel

Dans cette course folle où les heures s’égrènent

Les minutes défilent en souvenirs pérennes.

Profitons de ce que ce jour offre d’unique

Un nectar éternel dans un jus d’ambroisie

Un refrain quotidien comme une ode à la vie.

Samedi 26 février

Paris 6e

Les journées des 25 et 26 février furent consacrées aux derniers préparatifs pour le vernissage du samedi soir. Antoine était sur tous les fronts, prenait tout en main, contrôlant le moindre détail, s’agitant en tous sens, ne comptant pas ses heures, allant même jusqu’à sauter des repas et réduire ses nuits pour assurer la réussite de cette soirée. Il avait personnellement contacté chacun des invités qui n’avait toujours pas répondu afin de connaître leur intention ; avait fait confirmer l’horaire de réception des commandes auprès des maisons Lenôtre et Ladurée pour le buffet de gourmandises ; appelé le caviste pour la commande des dix caisses de Veuve Clicquot ; avait écrit, corrigé, relu et mis en page son discours ; veillé à la sonorisation auprès de l’ingénieur du son recruté spécialement pour l’événement ; et enfin s’était informé sur le protocole sanitaire en vigueur pour respecter et mettre en place les règles inhérentes.

Victor quant à lui, sachant pouvoir compter sur les compétences, le savoir-faire et la rigueur de son ami et associé, se contentait d’être présent à la galerie en compagnie de Vodka qui était devenu la mascotte de ce temple de l’art et son gardien le plus zélé. Victor profitait ainsi de la fermeture provisoire de la galerie et du calme retrouvé lorsque Antoine s’absentait en vue de régler quelque affaire, pour écrire des poèmes et lire, avec comme fond sonore une compilation de musiques de la période classique ou romantique.

À dix-neuf heures, tout était fin prêt pour recevoir les premiers invités. La galerie brillait de mille éclats grâce à de petites lucioles fixées au plafond et aux nombreuses bougies dorées placées de manière aléatoire dans la grande pièce de réception sur des supports en verre et dont les flammes bleutées vacillaient dans une atmosphère simple et chaleureuse. Tout près d’elles, des flacons de gel hydroalcoolique, et de généreux bouquets de lys aux pétales blancs dans des vases en cristal de Baccarat répandaient leurs fragrances à la fois suaves, douces et épicées. Au fond de cette première salle, étaient affichés des deux côtés du mur encadrant une large ouverture qui menait à une seconde pièce plus vaste en contrebas, à gauche une photographie sous verre de l’artiste C215 en noir et blanc pris de trois quarts, et à droite un graffiti-autoportrait tout en couleurs signé par l’artiste lui-même.

Antoine et Victor étaient dans la seconde salle réservée aux expositions. Ils discutaient protégés par leurs masques chirurgicaux avec l’artiste arrivé bien avant le tumulte afin d’admirer la qualité du travail mené par les deux galeristes. Ses œuvres avaient été parfaitement mises en valeur.

Des figures historiques ou politiques, des artistes, des savants, des penseurs, des musiciens, des philosophes d’autrefois et d’aujourd’hui… une véritable alchimie entre passé et futur se déployait partout sous le regard. Cassant les codes classiques d’exposition, en plus des nombreuses œuvres sur des toiles, l’artiste avait choisi pour réaliser le portrait des personnages de grands noms, des supports plus insolites comme des volets, des portes, des boîtes aux lettres, des fûts métalliques, des blocs de pierre, des parois en verre… C’est ainsi que le regard pouvait déambuler à travers l’Histoire de France entre des écrivains tels que Victor Hugo et Michel Houellebecq, des rois ou des chefs d’État comme Henri IV, Louis XIV, François Mitterrand ou Emmanuel Macron, des compositeurs entre Hector Berlioz et Jean-Michel Jarre, des penseurs tels que Voltaire ou Michel Onfray ou des scientifiques comme Pierre et Marie Curie ou Jacques-Yves Cousteau… En un instant, le visiteur était projeté hors du temps, comme l’annonçait si bien le nom de l’exposition.

Peu à peu, après une vérification des passes vaccinaux et masques sur les visages, les convives arrivèrent et fourmillèrent, pantois d’admiration, autour de ces nombreuses œuvres. Le premier flot était avant tout composé de connaissances : amis, familles, collègues et visiteurs habituels ou plus occasionnels de la galerie. Puis arriva ensuite un journaliste, suivi de quelques élus du conseil municipal du 6e arrondissement de Paris en grande conversation, flûtes dans une main et petits fours dans l’autre, avec Hervé Lebrun, leur attaché culturel. Antoine allait de groupe en groupe arborant fièrement son plateau composé des fameux petits macarons colorés de doux tons pastel, tout en prenant le pouls de cette soirée. Les gens semblaient heureux : ils admiraient, dissertaient, buvaient, mangeaient, s’émerveillaient, riaient… Le préambule était réussi.

Vint ensuite le moment des discours. D’abord celui d’Antoine tout en émotion, puis de l’artiste orienté davantage sur la technique, pour finir par ceux des élus. Alors que l’adjoint chargé de la culture du 6e arrondissement déballait maladroitement et approximativement son laïus écrit sur une feuille de papier à moitié froissée, celui-ci fut perturbé par l’arrivée d’une magnifique créature mi-femme et mi-déesse. Ce moment d’hésitation saisit d’étonnement toute l’assemblée et tout en suivant le regard de l’orateur, se retourna pour voir ce qui pouvait le dissiper à ce point. Clothilde, plus belle que jamais dans sa combinaison noire qui mettait sa fine taille en valeur, portait une pochette en cuir doré, et s’avança tel un mannequin dans des escarpins ouverts avec une bride qui encerclait parfaitement la délicatesse de ses chevilles. La tenue était chic et les cheveux, rassemblés sur la nuque en un catogan parfaitement maîtrisé, apportaient encore plus d’élégance à l’ensemble. Elle écouta attentivement la fin du récit, peu convaincue par le tribun dont elle jugea l’intervention très médiocre et considéra que celui-ci ne méritait pas ses applaudissements. Antoine, sitôt les discours achevés, se dirigea vers elle pour se présenter : « Bonsoir, vous devez être Clothilde Caligari, l’attachée culturelle de la mairie du 5e arrondissement !

— On ne peut rien vous cacher, répliqua Clothilde en lui serrant la main, et vous devez être le propriétaire de cette magnifique galerie d’art.
— Seulement son associé. Je me présente, je suis Antoine Gontrand. Je travaille depuis presque quarante ans dans ces locaux. Puis-je me permettre de vous faire découvrir l’ensemble de l’exposition ?
— Avec plaisir, espérons que l’artiste nous serve de guide également. J’aimerais comprendre les raisons qui l’ont poussé à créer ces portraits tout en découvrant sa technique.
— Alors, suivez-moi, je vous conduis à lui… »

Antoine escorta Clothilde, que quelques hommes contemplaient au passage, pour rejoindre le duo composé de l’artiste C215 et de Victor, en pleine conversation poétique. Vodka, couché au pied de son maître, se leva immédiatement à son arrivée et frétilla de la queue. Il reconnaissait en cette personne la joggeuse du jardin du Luxembourg croisée à deux reprises. Antoine interrompit les deux hommes pour leur présenter Clothilde.

— Je vous présente Clothilde Caligari. Elle est attachée culturelle dans le 5e…
— … Et je peux donc admirer tous les jours certaines de vos œuvres près de mon travail, le coupa-t-elle sèchement.
— Il est vrai que j’ai pas mal investi le mobilier urbain autour de votre mairie, renchérit C215.
— Madame Caligari, ajouta Antoine, je tiens à vous présenter Victor Dambreville, le propriétaire de ce lieu, mais aussi mon ami et mon associé.
— Enchantée de faire votre connaissance, cet endroit est charmant. Vous avez su admirablement créer l’harmonie qui se doit pour mettre en valeur l’ensemble du travail de l’artiste.

Victor reconnut aussitôt, malgré le maquillage et la sophistication de la tenue, la femme qu’il avait sauvée le premier jour de l’année et qu’il avait croisée à nouveau, il y a deux jours… mais sans manifester le moindre étonnement, lui précisa en peu de mots :

— Je n’y suis pour rien, car tout l’honneur revient à Antoine qui a tout organisé. En revanche, vous avez la chance d’avoir en face de vous celui qui vous a sauvé la vie au jardin du Luxembourg ! C’est moi qui ai appelé les secours…

Clothilde, interloquée par ce qu’elle venait d’apprendre, resta muette. Vodka qui s’approchait un peu trop d’elle alors qu’elle détestait la présence des animaux et en particulier celle des chiens, dans un sursaut de dégoût et d’amertume, alors que ses compagnons continuaient à discuter autour du sujet, asséna un coup violent à l’aide de son talon aiguille à la malheureuse bête, qui après un gémissement que personne n’entendit en raison de la clameur ambiante, s’éloigna du bourreau la queue entre les jambes.

Vodka se souviendrait que cette femme était la méchanceté incarnée. Une sirène de la pire espèce. Un démon dans un corps d’ange…

Chapitre III

Mars

Croisements de vies

Mercredi 2 mars

Paris 6e