Oui,
quelle étrange apparition !
Soir d’octobre, soir de rentrée.
Des groupes peu bruyants se formaient dans la grande cour déjà
noyée d’ombre : des groupes d’anciens qui se savaient chez eux, qui
reprenaient leurs habitudes avec une désinvolture un peu
méprisante ; les délurés qui avaient déjà choisi leur place à
l’étude, la meilleure, la plus proche du poêle ou la plus éloignée
du surveillant, celle où l’on peut faire griller des marrons et
celle où l’on peut, derrière le bon abri d’un atlas, lire les
feuilletons défendus : choisi leur place au dortoir, établi leur
année ; déjà affranchis de la famille et des souvenirs de vacances.
Ceux-là, c’étaient les forts : leurs parents ne les accompagnaient
plus. Sitôt la porte du collège refermée, ils oubliaient la maison,
les gâteries, la table. A peine évoquaient-ils une vanité sportive
: randonnée à bicyclette, partie de canot. Mais la grande affaire,
ce n’était plus le passé ; c’était le nouveau professeur, la
nouvelle équipe de football, et si le « pion » serait supportable
ou s’il faudrait le « chahuter ». Les adaptés, ceux-là ! Ceux qui
ne s’embarrassent pas de mélancolie et de remâcher la cendre des
jours qui furent, qui ne thésaurisent pas le passé : déjà des
vainqueurs pour la vie, et sifflotant, les mains dans les poches,
le regard droit devant eux.
D’autres s’étaient attardés dans
les études à ranger leurs pupitres : crayons de couleur, livres
recouverts de papier bleu, les « auteurs français » et les
classiques latins et grecs, expurgés, dans leurs couvertures de
toile grise, marquées du monogramme sacré ; les plaques de chocolat
au fond et parfois, une image pieuse ou une photographie de
famille. Ils organisaient lentement l’ilôt de solitude, le « home »
illusoire, qui les soustrairait à cette détresse : vivre en commun.
Puis, résignés, ils sortaient dans le crépuscule, longeaient le
préau où luisait du sable frais, rejoignaient les autres dans la
cour, en attendant que la cloche sonnât pour le premier repas du
soir.
De-ci, de-là, des nouveaux,
inquiets et gauches ; quelques-uns, les yeux encore gonflés de
larmes : d’autres affectant une hardiesse qui ne trompait personne.
Certains unissaient leurs timidités. De plus fins politiques
évitaient le risque de se compromettre par des liaisons trop vite
ébauchées et qu’il faudrait rompre dès le lendemain, lorsqu’ils
connaîtraient mieux ce petit monde aussi divisé que le grand. Les
nouveaux n’avaient pas encore l’uniforme : la veste courte de drap
bleu à boutons d’or et la casquette à visière basse portant les
initiales S. J. (Saint-Julien). On reconnaissait les fils de
fermiers, les campagnards, à leurs gros bas de laine, leurs
souliers à clous, leurs bérets ou leurs chapeaux de feutre. Les
citadins ou les enfants de hobereaux avaient les jambes nues et des
cols blancs rabattus sur les vestons anglais. Ils erraient d’un
groupe à l’autre, cherchant à se concilier par leurs sourires et
leurs approbations la faveur des anciens qui parlaient fort et
toisaient les « bleus ».
J’avais déjà le cœur étreint par
l’odeur des rentrées : fadeur du goudron et de la peinture fraîche,
suintant aux murs du corridor qui luit encore d’un enduit mal sec,
aux tables vernies des salles d’étude où l’encrier de porcelaine
s’arrondit, blanc comme un œil de nègre. Le monde où je revenais
vivre était propre et désespérant : ocre et bitume, ces teintes
sans couleur. Aux fenêtres, des vitres dépolies ou des grillages de
fer. Et les grandes portes, qui donnaient sur la cour, roulaient
avec un bruit de ferraille dont tremblaient les voûtes et qui me
fendaient l’âme : mon âme de captif.
Un ciel délicat verdissait dans
l’arc de la porte. Au-dessus du préau qui fermait la cour, à
l’autre extrémité, je vis les collines sombres et les dernières
lueurs des faubourgs. Une frise d’arbres menus incisait le vitrail
du crépuscule. La nuit montait de la terre ; elle montait de ma
prison. Au premier son de cloche, elle étalerait son filet sur ma
vie, sur le collège, sur les jardins et aussi sur les maisons des
villes où il y a, autour des lampes, des enfants qui vivent dans la
tendresse.
Ces lampes sur la colline !
Chaque soir, leur étoile tremblante et jaune rouvrirait ainsi une
plaie secrète.
Une main se posa sur mon
épaule.
— Eh bien ! ces vacances ?
— Finies, hélas ! monsieur
l’abbé.
— Ne les regrettez pas. Vous
rentrez avec de bonnes dispositions, j’espère ! Vous voici
maintenant parmi les grands. Il faudra donner l’exemple.
— Vous êtes toujours surveillant
des « moyens », monsieur l’abbé ?
— Mais non ! Je vous suis. Je
passe chez les « grands ». Et j’en suis heureux. Ainsi je ne vous
perdrai pas de vue. Vous savez, Paul, tout l’intérêt que je vous
porte. Et vous arrivez à un âge dangereux, un âge où il faut
beaucoup travailler et surtout beaucoup prier, voyez-vous !
L’Ennemi est toujours vigilant.
L’abbé Testard avait passé son
bras, affectueusement, autour de mon cou. Ma joue frôlait sa
soutane qui était de drap fin et qui fleurait le tabac, parfum
quelque peu libertin pour la maison. C’était un homme de trente
ans, haut en couleur ; un fils de paysan devenu prêtre, robuste,
carré d’épaules, le sang à vif aux joues et aux oreilles, le dos
puissant. Un visage déjà proche de l’empâtement, des yeux gris,
noyés sous un front médiocre.
— J’espère que vous n’avez pas
perdu vos habitudes de piété, ces vacances. Avez-vous accompli
régulièrement vos devoirs religieux ?… Oui… J’en étais sûr.
D’ailleurs, je connais les sentiments de votre famille. Allez ! mon
enfant. A tout à l’heure.
Il se pencha sur moi. Je vis
luire ses petits yeux.
— Je viendrai, comme autrefois,
causer avec vous, le soir. J’aurai soin de votre âme. Je ne veux
pas qu’on vous change…
J’éprouvai une gêne inconnue, une
sorte d’angoisse. La geôle pesait plus lourdement. L’abbé me quitta
avec une tape sur la joue.
Je traversai la cour, grand
rectangle planté de marronniers et qui servait aux récréations du
collège tout entier. Derrière moi le bâtiment principal, études,
dortoirs, réfectoire ; à ma gauche, les classes, long pavillon d’un
seul étage, dont les portes élevées de quelques marches s’ouvraient
sur la cour ; au fond, le préau des « grands » et à ma droite, une
haute terrasse où bougeaient des feuillages. La nuit tombait. De-ci
de-là, aux piliers du préau, des lampes électriques s’allumèrent.
La tristesse du lieu s’accrut de ces taches jaunes. L’ombre
crépusculaire qui patinait le crépi grisâtre des murailles,
effaçait les lignes sévères comme la discipline, élargissait la
prison ; cette ombre reculait maintenant vers les collines, se
réfugiait là-haut, sur la terrasse des professeurs, asile convoité
où il y avait une pelouse, des bosquets de laurier et des tilleuls
embaumant aux soirs de juin.
J’étais fait maintenant aux
rentrées. Je n’éprouvais plus cette frayeur angoissée du premier
soir où je me trouvai, au sortir des bras de ma mère, et les joues
encore mouillées de ses larmes, jeté dans cette meute criarde de
jeunes garçons inconnus. Je n’avais plus peur des camarades, des
taloches sournoises, des farces brutales. J’étais habitué —
l’apprentissage avait été dur — à l’hypocrisie, à la violence, aux
haines de ce monde d’enfants. Je ne redoutais plus de l’affronter.
J’avais appris à rendre les gifles.
Armé, oui ! Mais, désespéré.
Devant moi s’ouvrait la série des jours identiques et mornes : se
lever avant l’aube, se vêtir à la lumière ; la prière marmonnée
dans l’engourdissement du sommeil ; les études sans feu ; les
doigts bouffis d’engelures, l’hiver ; les promenades trois par
trois dans la boue, sous la pluie ; les camarades imbéciles ou
cruels ; le règlement ; la vie sans tendresse, sans fantaisie et
surtout sans solitude. Ma gorge se serrait. Les larmes… Mais je les
avalais bravement, comme un homme. Et n’ayant pas pleuré, je me
mettais à haïr.
Je marchais, les poings crispés
dans mes poches. Quelques feuilles mortes, les premières, se
froissèrent sous mes pieds.
Un poids s’abattit sur mes
épaules. Je fléchis. Contre mon visage, un visage ricanait. Des
cheveux en désordre, un nez retroussé, des dents de loup, pointues
et blanches dans le hâle des joues.
— Maclas ! Robert !
— Lui-même, mon vieux ! Alors !
Ça ne va pas. T’en as plein le dos, de la boîte. Et moi donc ! Ça
me coûtait de rentrer. Pourtant, la maison, ça n’est pas bien
drôle, non plus !
— Plus gai qu’ici, tout de
même !
— Oui, au fond. Il y a la
campagne… J’ai chassé.
— Sans permis !
— Naturellement, imbécile.
J’avais un vrai fusil, un Lefaucheux.
— Blagueur !
— Je te le jure. Et puis un
bateau à moi, à fond plat. Je posais des filets dans la Dordogne.
C’est bon de se laisser descendre, si tu savais !
J’aime Robert Maclas. J’aime
aussi son pays que je ne connais pas, et dont il évoque pour moi
les falaises roses hérissées de bastions en ruines, la rivière aux
lents détours transparents, les champs de tabac vernissés, les maïs
pâles. Il me parle des matins de septembre, des prés noyés de
brume, des vignes étincelantes de rosée.
Pourtant Robert a été mon ennemi.
Quand j’arrivai à Saint-Julien, j’étais doux, timide et trop gras,
à ma honte. Robert m’accueillit par une danse du scalp, défit mon
nœud Lavallière, m’installa de force sur un char et me fit faire à
une allure vertigineuse plusieurs tours que terminèrent un arrêt
brusque et ma chute au milieu d’éclats de rires. J’allai pleurer
dans un coin de la cour. A partir de ce jour commença pour moi une
série d’épreuves et d’humiliations. On ne saura jamais combien une
enfance peut être amère. J’étais bafoué dans tous les jeux. Je
n’avais pour ami que Regol, un pauvre être au ban de la division.
Regol qui était sale, si sale et qui n’avait jamais de mouchoir,
Regol le Crasseux. Mes récréations, je les passais, appuyé contre
un pilier du préau, me promenant parfois avec mon sordide
compagnon. Mais alors les balles de caoutchouc, dont on se sert
pour jouer au « chasseur » et qui sont si dures, s’égaraient à
dessein dans notre direction. Regol ne pleurait plus depuis
longtemps. Il était habitué à tous les mauvais traitements, habitué
à être le paria ; il n’entendait plus les injures ; il ne sentait
plus les coups. Il vivait en cynique, solitaire et reniflant sa
morve. Je pense qu’il s’abêtissait lentement. Pourtant il avait des
succès dans sa classe et tenait la corde en mathématiques. Les
surveillants ne s’occupaient pas de lui. Il ne se plaignait jamais,
ni au supérieur, ni à sa famille. Regol n’était peut-être pas
malheureux. Mais les opprimés ont toujours exercé sur moi une
lamentable séduction. Regol ne me repoussa pas ; il ne m’aimait
d’ailleurs point. Les camarades nous huèrent. Ces premiers mois
m’abreuvèrent d’amertume. A douze ans, je pleurais sur moi-même, de
pitié. Je voulais mourir.
Un jour, Robert s’approcha de
moi. Il était très fort, très souple et conduisait les jeux en vrai
sauvage, avec une cruauté joyeuse, dur pour les faibles. En classe,
par exemple, un cancre ou presque. C’était lui, l’auteur de tous
mes maux. Je le détestais. Il me demanda un service. Nous avions
des vers latins en composition. Il était incapable de venir à bout
d’un distique. Je lui fournis une bonne douzaine d’hexamètres et de
pentamètres. Il en fut touché. A la récréation du soir, il laissa
le ballon où il triomphait.
— Merci, me dit-il brusquement.
J’aurai une sortie grâce à toi !
Je ne répondis pas.
— Tu m’en veux !
Il me prit la main et attachant
sur moi son regard clair :
— Je te demande pardon !
Depuis ce jour, mes malheurs
cessèrent. J’eus de nouveaux amis : Toupine, Lupé, Prélussin.
J’abandonnai Regol. Ma lâcheté lui fut indifférente. Moi, je ne me
la suis jamais pardonnée. L’année suivante, peu de temps avant les
vacances de Pâques, Regol est mort d’une méningite. Sa mère est
venue chercher le cadavre. Je la rencontrai dans le couloir de
l’infirmerie. C’était une dame au visage anguleux et jaune, sous
une capote noire, et ses yeux étaient si secs que je plaignais
moins le paria d’avoir quitté une pareille maman.
Et voici Toupine !
Toupine est un paysan. C’est le
fils d’un meunier. Il est grand, un peu voûté ; son visage est
couleur de farine. Il marche les bras ballants et semble toujours
porter un sac. Hérédité ! Toupine coupe son pain en petits carrés
réguliers qu’il mange à la pointe de son couteau.
— Et ton moulin ? Toupine.
— Il tourne.
C’est un ami de la première
heure. Il est lent d’esprit et de manières : il rumine. Je le
prends par le bras.
— Tu sais, me confie-t-il, je
t’ai rapporté des pommes et des noix fraîches. J’ai aussi un pot de
rillettes, tu verras !
En attendant, il me glisse dans
la main une poignée de sorbes suries. Toupine est un grenier
d’abondance. Son pupitre est bourré de noisettes et il met des
nèfles à pourrir dans sa table de nuit. Il est si avare que je
connais le prix de ses largesses. Il faut qu’il m’aime pour
décrocher ses doigts longs et maigres, des doigts de bossu.
Mais, bientôt, je m’ennuie. J’ai
sucé les sorbes. Rien à dire. Toupine, lui, ne sent pas le besoin
de parler.
Sur le seuil, j’aperçois Lupé,
Prélussin, quelques autres. Vindrac, le « philosophe », s’est
arrêté avec eux. Sa casquette est artistement déformée ; une mèche
dépasse sur la tempe. Il raconte une histoire en agitant des mains
souples. L’ombre, autour de lui, fleure le salon de coiffure. On
chuchote. Des rires s’étouffent…
Vindrac m’a fait un salut
protecteur ; puis il a couru rejoindre son groupe : d’autres
« philos ». Ceux-là ne sont plus astreints à l’uniforme ; ils
portent des cravates de foulard et des souliers jaunes. Une
aristocratie consciente de sa supériorité, bienveillante. L’un
d’eux fume. L’odeur du maryland parvient à nous dans une bouffée de
vent qui fait frissonner les marronniers gonflés d’ombre.
Prélussin a été aux bains de
mer.
— Mon vieux, des femmes qui se
baignaient en maillot, toutes nues, quoi ! Si tu les avais vues
quand elles sortaient de l’eau. Figure-toi que j’avais trouvé une
cabine…
Prélussin est jaune. De vilaines
dents. Des yeux qui brûlent sous des cils charbonneux. On est
toujours un peu mal à l’aise auprès de lui.
Lupé, tout frétillant, me fête
comme un jeune chien. Me voici réchauffé, presque gai. On
s’anime.
— On va avoir un tennis !
— On ne s’embêtera pas, au cours
de physique !
— Un grand congé en novembre, à
cause du nouvel évêque !
Le collège nous a repris.
La cour s’était remplie. Tous les
internes devaient rentrer avant sept heures. Maintenant la nuit
isolait le collège dont les portes se fermeraient bientôt. C’était
l’heure où, hier encore, je m’asseyais dans la tiédeur de notre
salle à manger, la table mise devant le premier feu d’automne, dont
les bûches gardent l’odeur des bois humides, le premier feu qui
marque la fin des vacances. Je revis la flamme, son reflet sur le
visage de ma mère, la vaisselle du buffet étincelant dans
l’ombre.
C’est alors que tu descendis de
la terrasse où la nuit se mélangeait aux arbres. Je ne me rappelle
plus comment je t’ai abordé. Tu te nommais :
— Lortal ! Jacques Lortal ! Je
viens du lycée d’A…
Du lycée ! C’était très rare que
l’on vînt du lycée chez nous. Les lycéens, on les disait mal
élevés. Nous les enviions secrètement. Ils fumaient. On en voyait
dans les cafés, quelques-uns avec des fleurs à la boutonnière de
leurs redingotes sombres. Ils lisaient des journaux et des livres à
couvertures coloriées. On leur prêtait des aventures. Je connais
aussi un lycéen…
Pourtant, tu ne lui ressembles
pas. Tu es doux. Un peu grave. Ton vêtement gris est celui d’un
homme, d’un homme correct, presque élégant. Tu ne parles pas comme
nous. Ta voix est nette, un peu basse.
Tu précises.
— Exactement, j’étais
pensionnaire dans une institution libre qui nous conduisait aux
cours du lycée.
Prélussin et Lupé, qui sont
autour de nous, paraissent satisfaits de cette explication. Ils
n’oseraient d’ailleurs la moindre remarque. Ils ont bien senti tout
de suite la distance qu’il y a entre toi et nous — gauches,
intimidés par ta présence.
Je voudrais te prendre à part, te
conduire loin des camarades qui ne peuvent pas te comprendre, des
camarades qui ne savent que jouer aux barres ou arrondir leurs
thèmes latins. Tu n’es pas comme eux ; tu n’es pas comme moi, non
plus. Et pourtant, depuis cinq minutes, je sens qu’il y a entre
nous comme un secret. Je m’empresse. Je t’explique le règlement,
les professeurs, la classe. Comme toutes ces choses te laissent
indifférent ! Tu les connais d’avance. Je vois cela à tes yeux
distraits. Je t’ennuie. Mon zèle est une espèce de faute. J’en ai
honte et je me tais.
Mais tu m’as souri.
La cloche sonne. Au milieu de la
cour, l’abbé Testard frappe dans ses mains pour nous rassembler. La
division se range sur deux files, en silence.
Le réfectoire est bruyant. On
mange dans l’odeur du bouillon et de la toile cirée, du bout des
dents. On parle. Les autres jours on écoutera le lecteur qui
ânonnera, recto tono, l’Histoire du Consulat et de l’Empire par
Amédée Gabour ou les Mémoires du général baron de Marbot.
Puis, en silence encore, la
montée au dortoir. L’odeur du linge frais ; les trois longues
rangées de lits aux couvre-pieds rouges. On va mal dormir, cette
première nuit. Le lit sera dur, les draps rêches. Et puis il y a
ceux qui ronflent, ceux qui grincent des dents et ceux qui
gémissent dans leur sommeil. Et toutes ces faces aux yeux clos
tournées vers les veilleuses.
La prière. Chacun, à genoux, au
pied de son lit. L’un de nous récite les litanies de la Vierge :
« Tour d’ivoire, Maison d’or, Arche d’alliance, Étoile du matin. »
Et l’oraison finale : « Seigneur, ayez pitié des voyageurs, des
malades et des agonisants ! »
Tandis que nous nous relevons,
Lortal passe à côté de mon lit. Délibérément, sans souci de l’abbé
Testard qui le considère, étonné et sévère, il me tend la
main.
— Bonne nuit !
Le surveillant n’a pas osé
reprendre Lortal. Pourtant, la règle du silence au dortoir est
inviolable. Dans l’orgueil de mon amitié nouvelle, je lance à
Testard un regard de bravade.
Et je m’endors, heureux.