L'inquiète adolescence - Louis Chadourne - E-Book

L'inquiète adolescence E-Book

Louis Chadourne

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Beschreibung

Louis Chadourne est un écrivain et poète français, né en 1890 à Brive-la-Gaillarde et mort à Ivry-sur-Seine en 1925. Il publie en 1919 son premier roman, Le Maître du navire, écrit sous l'influence de Pierre Mac Orlan. La même année, il rencontre Jean Galmot, homme d'affaires et aventurier, qu'il accompagne comme secrétaire dans un voyage aux Caraïbes et en Amérique du Sud. Dans Chanaan et dans Le Pot au noir, il évoque avec une fascination ambivalente ce personnage controversé dont Cendrars écrira plus tard la biographie dans Rhum : L'Aventure de Jean Galmot. En 1922 paraît L'inquiète adolescence, qui raconte, à partir de sa propre expérience, une année de pension au collège de jésuites de Sarlat.

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Louis Chadourne

L'inquiète adolescence

The sky is the limit

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table des matières

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

XXIII

XXIV

XXV

XXVI

XXVII

XXVIII

« Seigneur, souvenez-vous de David et de toute sa douceur. »

( Écritures.)

A LORTAL.

Quelle étrange apparition que la tienne, ce soir d’octobre !

Des années et des années ont passé. Un gouffre me sépare de cette petite figure ; et pourtant elle demeure, dans ma mémoire, nette, découpée sur la grisaille automnale, parmi tant d’autres images à demi effacées.

Adolescence ! Lorsque ma songerie me ramène vers cette aube, il me semble pénétrer dans une forêt encore privée de feuillage, mais où mille forces vertes bourdonnent et s’éveillent. Les arbres sont noirs et nus, mais ils s’étirent avec une langueur avide vers le premier carré d’azur ; la fièvre d’avril macère leurs fibres ; l’écorce craque et s’ouvre sur la tête grasse des bourgeons ; le vent, tour à tour tiède et glacé, émeut les futaies de soupirs, de plaintes, de sanglots, d’une vaste rumeur d’attente et de désir. Et, brusquement, on est pris à la gorge par une odeur étrange, une odeur écœurante et douce, une odeur secrète qui est l’odeur même de l’amour.

Toutes les rumeurs, toutes les sèves de la forêt en éveil, je les retrouve en vous, adolescentes années : cette fièvre qui me brassait le sang, ces rêves d’aventures, ces tristesses, ces désespoirs, la découverte des sons et des parfums, la découverte des nuits — et surtout, à travers la poésie et l’amitié, à travers Dieu lui-même, cette quête obscure de la volupté.

Tout cela, je le retrouve, parvenu au seuil de l’âge mûr ; et quand je me penche sur cette sylve bruissante de ma jeunesse, c’est encore toi que j’aperçois au détour des allées, ô mon compagnon, ô mon ami.

Toi ou ton ombre !

I

Oui, quelle étrange apparition !

Soir d’octobre, soir de rentrée. Des groupes peu bruyants se formaient dans la grande cour déjà noyée d’ombre : des groupes d’anciens qui se savaient chez eux, qui reprenaient leurs habitudes avec une désinvolture un peu méprisante ; les délurés qui avaient déjà choisi leur place à l’étude, la meilleure, la plus proche du poêle ou la plus éloignée du surveillant, celle où l’on peut faire griller des marrons et celle où l’on peut, derrière le bon abri d’un atlas, lire les feuilletons défendus : choisi leur place au dortoir, établi leur année ; déjà affranchis de la famille et des souvenirs de vacances. Ceux-là, c’étaient les forts : leurs parents ne les accompagnaient plus. Sitôt la porte du collège refermée, ils oubliaient la maison, les gâteries, la table. A peine évoquaient-ils une vanité sportive : randonnée à bicyclette, partie de canot. Mais la grande affaire, ce n’était plus le passé ; c’était le nouveau professeur, la nouvelle équipe de football, et si le « pion » serait supportable ou s’il faudrait le « chahuter ». Les adaptés, ceux-là ! Ceux qui ne s’embarrassent pas de mélancolie et de remâcher la cendre des jours qui furent, qui ne thésaurisent pas le passé : déjà des vainqueurs pour la vie, et sifflotant, les mains dans les poches, le regard droit devant eux.
D’autres s’étaient attardés dans les études à ranger leurs pupitres : crayons de couleur, livres recouverts de papier bleu, les « auteurs français » et les classiques latins et grecs, expurgés, dans leurs couvertures de toile grise, marquées du monogramme sacré ; les plaques de chocolat au fond et parfois, une image pieuse ou une photographie de famille. Ils organisaient lentement l’ilôt de solitude, le « home » illusoire, qui les soustrairait à cette détresse : vivre en commun. Puis, résignés, ils sortaient dans le crépuscule, longeaient le préau où luisait du sable frais, rejoignaient les autres dans la cour, en attendant que la cloche sonnât pour le premier repas du soir.
De-ci, de-là, des nouveaux, inquiets et gauches ; quelques-uns, les yeux encore gonflés de larmes : d’autres affectant une hardiesse qui ne trompait personne. Certains unissaient leurs timidités. De plus fins politiques évitaient le risque de se compromettre par des liaisons trop vite ébauchées et qu’il faudrait rompre dès le lendemain, lorsqu’ils connaîtraient mieux ce petit monde aussi divisé que le grand. Les nouveaux n’avaient pas encore l’uniforme : la veste courte de drap bleu à boutons d’or et la casquette à visière basse portant les initiales S. J. (Saint-Julien). On reconnaissait les fils de fermiers, les campagnards, à leurs gros bas de laine, leurs souliers à clous, leurs bérets ou leurs chapeaux de feutre. Les citadins ou les enfants de hobereaux avaient les jambes nues et des cols blancs rabattus sur les vestons anglais. Ils erraient d’un groupe à l’autre, cherchant à se concilier par leurs sourires et leurs approbations la faveur des anciens qui parlaient fort et toisaient les « bleus ».
J’avais déjà le cœur étreint par l’odeur des rentrées : fadeur du goudron et de la peinture fraîche, suintant aux murs du corridor qui luit encore d’un enduit mal sec, aux tables vernies des salles d’étude où l’encrier de porcelaine s’arrondit, blanc comme un œil de nègre. Le monde où je revenais vivre était propre et désespérant : ocre et bitume, ces teintes sans couleur. Aux fenêtres, des vitres dépolies ou des grillages de fer. Et les grandes portes, qui donnaient sur la cour, roulaient avec un bruit de ferraille dont tremblaient les voûtes et qui me fendaient l’âme : mon âme de captif.
Un ciel délicat verdissait dans l’arc de la porte. Au-dessus du préau qui fermait la cour, à l’autre extrémité, je vis les collines sombres et les dernières lueurs des faubourgs. Une frise d’arbres menus incisait le vitrail du crépuscule. La nuit montait de la terre ; elle montait de ma prison. Au premier son de cloche, elle étalerait son filet sur ma vie, sur le collège, sur les jardins et aussi sur les maisons des villes où il y a, autour des lampes, des enfants qui vivent dans la tendresse.
Ces lampes sur la colline ! Chaque soir, leur étoile tremblante et jaune rouvrirait ainsi une plaie secrète.
Une main se posa sur mon épaule.
— Eh bien ! ces vacances ?
— Finies, hélas ! monsieur l’abbé.
— Ne les regrettez pas. Vous rentrez avec de bonnes dispositions, j’espère ! Vous voici maintenant parmi les grands. Il faudra donner l’exemple.
— Vous êtes toujours surveillant des « moyens », monsieur l’abbé ?
— Mais non ! Je vous suis. Je passe chez les « grands ». Et j’en suis heureux. Ainsi je ne vous perdrai pas de vue. Vous savez, Paul, tout l’intérêt que je vous porte. Et vous arrivez à un âge dangereux, un âge où il faut beaucoup travailler et surtout beaucoup prier, voyez-vous ! L’Ennemi est toujours vigilant.
L’abbé Testard avait passé son bras, affectueusement, autour de mon cou. Ma joue frôlait sa soutane qui était de drap fin et qui fleurait le tabac, parfum quelque peu libertin pour la maison. C’était un homme de trente ans, haut en couleur ; un fils de paysan devenu prêtre, robuste, carré d’épaules, le sang à vif aux joues et aux oreilles, le dos puissant. Un visage déjà proche de l’empâtement, des yeux gris, noyés sous un front médiocre.
— J’espère que vous n’avez pas perdu vos habitudes de piété, ces vacances. Avez-vous accompli régulièrement vos devoirs religieux ?… Oui… J’en étais sûr. D’ailleurs, je connais les sentiments de votre famille. Allez ! mon enfant. A tout à l’heure.
Il se pencha sur moi. Je vis luire ses petits yeux.
— Je viendrai, comme autrefois, causer avec vous, le soir. J’aurai soin de votre âme. Je ne veux pas qu’on vous change…
J’éprouvai une gêne inconnue, une sorte d’angoisse. La geôle pesait plus lourdement. L’abbé me quitta avec une tape sur la joue.
Je traversai la cour, grand rectangle planté de marronniers et qui servait aux récréations du collège tout entier. Derrière moi le bâtiment principal, études, dortoirs, réfectoire ; à ma gauche, les classes, long pavillon d’un seul étage, dont les portes élevées de quelques marches s’ouvraient sur la cour ; au fond, le préau des « grands » et à ma droite, une haute terrasse où bougeaient des feuillages. La nuit tombait. De-ci de-là, aux piliers du préau, des lampes électriques s’allumèrent. La tristesse du lieu s’accrut de ces taches jaunes. L’ombre crépusculaire qui patinait le crépi grisâtre des murailles, effaçait les lignes sévères comme la discipline, élargissait la prison ; cette ombre reculait maintenant vers les collines, se réfugiait là-haut, sur la terrasse des professeurs, asile convoité où il y avait une pelouse, des bosquets de laurier et des tilleuls embaumant aux soirs de juin.
J’étais fait maintenant aux rentrées. Je n’éprouvais plus cette frayeur angoissée du premier soir où je me trouvai, au sortir des bras de ma mère, et les joues encore mouillées de ses larmes, jeté dans cette meute criarde de jeunes garçons inconnus. Je n’avais plus peur des camarades, des taloches sournoises, des farces brutales. J’étais habitué — l’apprentissage avait été dur — à l’hypocrisie, à la violence, aux haines de ce monde d’enfants. Je ne redoutais plus de l’affronter. J’avais appris à rendre les gifles.
Armé, oui ! Mais, désespéré. Devant moi s’ouvrait la série des jours identiques et mornes : se lever avant l’aube, se vêtir à la lumière ; la prière marmonnée dans l’engourdissement du sommeil ; les études sans feu ; les doigts bouffis d’engelures, l’hiver ; les promenades trois par trois dans la boue, sous la pluie ; les camarades imbéciles ou cruels ; le règlement ; la vie sans tendresse, sans fantaisie et surtout sans solitude. Ma gorge se serrait. Les larmes… Mais je les avalais bravement, comme un homme. Et n’ayant pas pleuré, je me mettais à haïr.
Je marchais, les poings crispés dans mes poches. Quelques feuilles mortes, les premières, se froissèrent sous mes pieds.
Un poids s’abattit sur mes épaules. Je fléchis. Contre mon visage, un visage ricanait. Des cheveux en désordre, un nez retroussé, des dents de loup, pointues et blanches dans le hâle des joues.
— Maclas ! Robert !
— Lui-même, mon vieux ! Alors ! Ça ne va pas. T’en as plein le dos, de la boîte. Et moi donc ! Ça me coûtait de rentrer. Pourtant, la maison, ça n’est pas bien drôle, non plus !
— Plus gai qu’ici, tout de même !
— Oui, au fond. Il y a la campagne… J’ai chassé.
— Sans permis !
— Naturellement, imbécile. J’avais un vrai fusil, un Lefaucheux.
— Blagueur !
— Je te le jure. Et puis un bateau à moi, à fond plat. Je posais des filets dans la Dordogne. C’est bon de se laisser descendre, si tu savais !
J’aime Robert Maclas. J’aime aussi son pays que je ne connais pas, et dont il évoque pour moi les falaises roses hérissées de bastions en ruines, la rivière aux lents détours transparents, les champs de tabac vernissés, les maïs pâles. Il me parle des matins de septembre, des prés noyés de brume, des vignes étincelantes de rosée.
Pourtant Robert a été mon ennemi. Quand j’arrivai à Saint-Julien, j’étais doux, timide et trop gras, à ma honte. Robert m’accueillit par une danse du scalp, défit mon nœud Lavallière, m’installa de force sur un char et me fit faire à une allure vertigineuse plusieurs tours que terminèrent un arrêt brusque et ma chute au milieu d’éclats de rires. J’allai pleurer dans un coin de la cour. A partir de ce jour commença pour moi une série d’épreuves et d’humiliations. On ne saura jamais combien une enfance peut être amère. J’étais bafoué dans tous les jeux. Je n’avais pour ami que Regol, un pauvre être au ban de la division. Regol qui était sale, si sale et qui n’avait jamais de mouchoir, Regol le Crasseux. Mes récréations, je les passais, appuyé contre un pilier du préau, me promenant parfois avec mon sordide compagnon. Mais alors les balles de caoutchouc, dont on se sert pour jouer au « chasseur » et qui sont si dures, s’égaraient à dessein dans notre direction. Regol ne pleurait plus depuis longtemps. Il était habitué à tous les mauvais traitements, habitué à être le paria ; il n’entendait plus les injures ; il ne sentait plus les coups. Il vivait en cynique, solitaire et reniflant sa morve. Je pense qu’il s’abêtissait lentement. Pourtant il avait des succès dans sa classe et tenait la corde en mathématiques. Les surveillants ne s’occupaient pas de lui. Il ne se plaignait jamais, ni au supérieur, ni à sa famille. Regol n’était peut-être pas malheureux. Mais les opprimés ont toujours exercé sur moi une lamentable séduction. Regol ne me repoussa pas ; il ne m’aimait d’ailleurs point. Les camarades nous huèrent. Ces premiers mois m’abreuvèrent d’amertume. A douze ans, je pleurais sur moi-même, de pitié. Je voulais mourir.
Un jour, Robert s’approcha de moi. Il était très fort, très souple et conduisait les jeux en vrai sauvage, avec une cruauté joyeuse, dur pour les faibles. En classe, par exemple, un cancre ou presque. C’était lui, l’auteur de tous mes maux. Je le détestais. Il me demanda un service. Nous avions des vers latins en composition. Il était incapable de venir à bout d’un distique. Je lui fournis une bonne douzaine d’hexamètres et de pentamètres. Il en fut touché. A la récréation du soir, il laissa le ballon où il triomphait.
— Merci, me dit-il brusquement. J’aurai une sortie grâce à toi !
Je ne répondis pas.
— Tu m’en veux !
Il me prit la main et attachant sur moi son regard clair :
— Je te demande pardon !
Depuis ce jour, mes malheurs cessèrent. J’eus de nouveaux amis : Toupine, Lupé, Prélussin. J’abandonnai Regol. Ma lâcheté lui fut indifférente. Moi, je ne me la suis jamais pardonnée. L’année suivante, peu de temps avant les vacances de Pâques, Regol est mort d’une méningite. Sa mère est venue chercher le cadavre. Je la rencontrai dans le couloir de l’infirmerie. C’était une dame au visage anguleux et jaune, sous une capote noire, et ses yeux étaient si secs que je plaignais moins le paria d’avoir quitté une pareille maman.
Et voici Toupine !
Toupine est un paysan. C’est le fils d’un meunier. Il est grand, un peu voûté ; son visage est couleur de farine. Il marche les bras ballants et semble toujours porter un sac. Hérédité ! Toupine coupe son pain en petits carrés réguliers qu’il mange à la pointe de son couteau.
— Et ton moulin ? Toupine.
— Il tourne.
C’est un ami de la première heure. Il est lent d’esprit et de manières : il rumine. Je le prends par le bras.
— Tu sais, me confie-t-il, je t’ai rapporté des pommes et des noix fraîches. J’ai aussi un pot de rillettes, tu verras !
En attendant, il me glisse dans la main une poignée de sorbes suries. Toupine est un grenier d’abondance. Son pupitre est bourré de noisettes et il met des nèfles à pourrir dans sa table de nuit. Il est si avare que je connais le prix de ses largesses. Il faut qu’il m’aime pour décrocher ses doigts longs et maigres, des doigts de bossu.
Mais, bientôt, je m’ennuie. J’ai sucé les sorbes. Rien à dire. Toupine, lui, ne sent pas le besoin de parler.
Sur le seuil, j’aperçois Lupé, Prélussin, quelques autres. Vindrac, le « philosophe », s’est arrêté avec eux. Sa casquette est artistement déformée ; une mèche dépasse sur la tempe. Il raconte une histoire en agitant des mains souples. L’ombre, autour de lui, fleure le salon de coiffure. On chuchote. Des rires s’étouffent…
Vindrac m’a fait un salut protecteur ; puis il a couru rejoindre son groupe : d’autres « philos ». Ceux-là ne sont plus astreints à l’uniforme ; ils portent des cravates de foulard et des souliers jaunes. Une aristocratie consciente de sa supériorité, bienveillante. L’un d’eux fume. L’odeur du maryland parvient à nous dans une bouffée de vent qui fait frissonner les marronniers gonflés d’ombre.
Prélussin a été aux bains de mer.
— Mon vieux, des femmes qui se baignaient en maillot, toutes nues, quoi ! Si tu les avais vues quand elles sortaient de l’eau. Figure-toi que j’avais trouvé une cabine…
Prélussin est jaune. De vilaines dents. Des yeux qui brûlent sous des cils charbonneux. On est toujours un peu mal à l’aise auprès de lui.
Lupé, tout frétillant, me fête comme un jeune chien. Me voici réchauffé, presque gai. On s’anime.
— On va avoir un tennis !
— On ne s’embêtera pas, au cours de physique !
— Un grand congé en novembre, à cause du nouvel évêque !
Le collège nous a repris.
La cour s’était remplie. Tous les internes devaient rentrer avant sept heures. Maintenant la nuit isolait le collège dont les portes se fermeraient bientôt. C’était l’heure où, hier encore, je m’asseyais dans la tiédeur de notre salle à manger, la table mise devant le premier feu d’automne, dont les bûches gardent l’odeur des bois humides, le premier feu qui marque la fin des vacances. Je revis la flamme, son reflet sur le visage de ma mère, la vaisselle du buffet étincelant dans l’ombre.
C’est alors que tu descendis de la terrasse où la nuit se mélangeait aux arbres. Je ne me rappelle plus comment je t’ai abordé. Tu te nommais :
— Lortal ! Jacques Lortal ! Je viens du lycée d’A…
Du lycée ! C’était très rare que l’on vînt du lycée chez nous. Les lycéens, on les disait mal élevés. Nous les enviions secrètement. Ils fumaient. On en voyait dans les cafés, quelques-uns avec des fleurs à la boutonnière de leurs redingotes sombres. Ils lisaient des journaux et des livres à couvertures coloriées. On leur prêtait des aventures. Je connais aussi un lycéen…
Pourtant, tu ne lui ressembles pas. Tu es doux. Un peu grave. Ton vêtement gris est celui d’un homme, d’un homme correct, presque élégant. Tu ne parles pas comme nous. Ta voix est nette, un peu basse.
Tu précises.
— Exactement, j’étais pensionnaire dans une institution libre qui nous conduisait aux cours du lycée.
Prélussin et Lupé, qui sont autour de nous, paraissent satisfaits de cette explication. Ils n’oseraient d’ailleurs la moindre remarque. Ils ont bien senti tout de suite la distance qu’il y a entre toi et nous — gauches, intimidés par ta présence.
Je voudrais te prendre à part, te conduire loin des camarades qui ne peuvent pas te comprendre, des camarades qui ne savent que jouer aux barres ou arrondir leurs thèmes latins. Tu n’es pas comme eux ; tu n’es pas comme moi, non plus. Et pourtant, depuis cinq minutes, je sens qu’il y a entre nous comme un secret. Je m’empresse. Je t’explique le règlement, les professeurs, la classe. Comme toutes ces choses te laissent indifférent ! Tu les connais d’avance. Je vois cela à tes yeux distraits. Je t’ennuie. Mon zèle est une espèce de faute. J’en ai honte et je me tais.
Mais tu m’as souri.
La cloche sonne. Au milieu de la cour, l’abbé Testard frappe dans ses mains pour nous rassembler. La division se range sur deux files, en silence.
Le réfectoire est bruyant. On mange dans l’odeur du bouillon et de la toile cirée, du bout des dents. On parle. Les autres jours on écoutera le lecteur qui ânonnera, recto tono, l’Histoire du Consulat et de l’Empire par Amédée Gabour ou les Mémoires du général baron de Marbot.
Puis, en silence encore, la montée au dortoir. L’odeur du linge frais ; les trois longues rangées de lits aux couvre-pieds rouges. On va mal dormir, cette première nuit. Le lit sera dur, les draps rêches. Et puis il y a ceux qui ronflent, ceux qui grincent des dents et ceux qui gémissent dans leur sommeil. Et toutes ces faces aux yeux clos tournées vers les veilleuses.
La prière. Chacun, à genoux, au pied de son lit. L’un de nous récite les litanies de la Vierge : « Tour d’ivoire, Maison d’or, Arche d’alliance, Étoile du matin. » Et l’oraison finale : « Seigneur, ayez pitié des voyageurs, des malades et des agonisants ! »
Tandis que nous nous relevons, Lortal passe à côté de mon lit. Délibérément, sans souci de l’abbé Testard qui le considère, étonné et sévère, il me tend la main.
— Bonne nuit !
Le surveillant n’a pas osé reprendre Lortal. Pourtant, la règle du silence au dortoir est inviolable. Dans l’orgueil de mon amitié nouvelle, je lance à Testard un regard de bravade.
Et je m’endors, heureux.

II

Le premier jour de l’année scolaire, le lever était un peu retardé. Il faisait clair, lorsque passait dans le couloir le veilleur agitant son aigre sonnette. La plupart des dormeurs étaient éveillés. Les deux surveillants, dont les lits s’abritaient dans des cages de toile, soufflaient dans leurs cuvettes. Les veilleuses pâlissaient. Devançant le réveil, les plus énergiques s’affairaient à leurs valises ; d’autres s’étiraient en soupirant dans la tiédeur des draps.

J’ouvris les yeux. Une angoisse me vint de cette salle commune, de ces inconnus dont la vie désormais était accolée à la mienne, de ces corps qui bougeaient dans l’aube. A l’idée de la vie qu’il fallait reprendre, ma gorge se serrait. J’enfouis mon visage sous les couvertures. Mais il n’était pas d’asile contre cette nécessité de se lever, de s’habiller, de prendre le rang, entre ces murs sans chaleur. Hôpital ou caserne, j’ai retrouvé plus tard ces horribles réveils. Ce premier contact avec la vie m’a longtemps fait souhaiter la mort.
— Debout, paresseux ! me dit l’abbé Testard, en découvrant mon visage.
Il ne semblait pas m’en vouloir de l’incident de la veille. Ses joues étaient rasées de frais, un peu couperosées par l’eau froide.
Des yeux je cherchai Lortal. Je le découvris, nouant sa cravate devant un miroir à main. A la clarté du jour, il me parut de teint bistré. Ses cheveux noirs ondulaient. Je suivais ses mouvements avec curiosité. Je l’admirais. Peut-être sa mère était-elle créole ! Il avait voyagé, sans doute ; traversé les mers, peut-être. Il ne pouvait être du même pays que nous. Qu’y avait-il de commun entre lui et ces paysans rougeauds, ces petits bourgeois suintant l’huile de foie de morue ?
Je m’habillai allégrement dans l’espoir de le rejoindre.
Un fracas de clefs. La porte du dortoir s’ouvrit et le supérieur de Saint-Julien entra en coup de vent, à sa manière. De haute taille, maigre, très droit, la soutane bien tendue sur le torse, l’abbé Fourmeliès marchait d’un pas rapide. Sa face, au menton bleui par quarante ans de rasoir, était modelée, un peu grossièrement peut-être, de traits calmes et sévères. Les joues étaient creuses, le coin de la bouche marqué de rides ; les lèvres, minces. D’autres rides, très fines, plissaient les tempes. Le front, très découvert, le haut du visage étaient patinés d’une teinte gris-brun, sans éclat, pareille à la couleur des chaumes au déclin de l’été. Cet homme était fait pour dominer. Son regard était un coup de sonde aigu et prompt ; le port de la tête, souverain. Sa robuste apparence dissimulait un organisme délabré par des pratiques d’ascète. Je n’ai soupçonné que bien plus tard la détresse physique tapie sous cette impassibilité un peu hautaine. Nous ignorions tout de sa vie, de sa famille. J’appris un jour qu’il avait une sœur et cette nouvelle me causa un étonnement secret. Je ne me le représentais pas en dehors du collège et dépouillé de son rayonnement. Il nous recevait, quand nous l’en priions par un billet, dans un vaste cabinet de travail tapissé de livres. Les ors adoucis des reliures se mêlaient aux reflets de la table et des fauteuils de bois poli, aux jeux de la flamme, l’hiver. Ce lieu m’apparaissait à la fois un tribunal et un asile de volupté spirituelle. Je tremblais, en en franchissant le seuil. Puis, tandis que le supérieur m’interrogeait ou m’entretenait de sa voix brève, aux sifflantes rudes, je souhaitais au fond de mon cœur qu’il me gardât longtemps, longtemps encore, dans cette tiédeur. J’enviais son recueillement, j’enviais sa lampe, ses beaux livres, cette paix solitaire. Bientôt même, je ne voyais plus en lui qu’un pieux épicurien ami du travail et du silence. Combien je me trompais !
L’abbé Fourmeliès passa près de mon lit, sans détourner la tête. J’éprouvais quelque dépit de ce qu’il ne me remarquât point. Mais le supérieur accordait rarement en public une marque d’attention particulière à l’un ou l’autre d’entre nous. Il acheva sa rapide tournée et quelques minutes plus tard nous descendîmes à la chapelle où se célébrait la messe du Saint-Esprit.
Le Veni Creator Spiritus éclata dans l’embrasement des cierges.
Le soleil d’octobre ruisselait dans la gloire irisée des vitraux. La nef vibrait de chants, de lumières, de parfums. Le collège se massait sur les bas côtés ; les petits sur les bancs de droite, les moyens et les grands sur les bancs de gauche. Un chanoine de la cathédrale officiait, assisté de deux diacres en dalmatique. Leurs ornements étincelaient dans le nuage de l’encens. Le supérieur, revêtu d’un surplis de dentelle, s’agenouillait dans le chœur, près de la balustrade ; les professeurs et les surveillants, le long des murs, autour de nous. Le transept de droite était réservé aux familles et aux personnes de la ville. Quelques robes claires étoilaient la foule. Je distinguai ma mère et à ses côtés une jeune femme dont un rayon alluma la chevelure rousse, brusquement, comme une touffe de paille. Cette flamme brûlait d’un or plus chaud que celui des ornements liturgiques, plus éclatant que l’ostensoir, au sommet de l’autel, sous son baldaquin de soie. Je détournai mon regard. Le signal de s’agenouiller claqua. L’office commença.
Chanter était une obligation. Dans ces cérémonies solennelles il n’y avait pas de place pour la prière intérieure. Un rythme nous emportait ; une âme sonore emplissait les voûtes, se substituait à la mienne. J’éprouvais ce jour-là un plaisir assez conscient à me fondre avec la musique. De nos poitrines montait une vague de joie et de supplication. Le Sanctus, Sanctus, Sanctus Deus Sabaoth déferla vers les vitraux dont les gemmes vibraient. Mille feux me traversaient. L’odeur des aromates balancés dans le chœur était exquise et lourde à respirer.
Dans ce tourbillon de vapeurs, de sons et de lumières, des larmes emplissaient mes yeux. Ce fut comme l’ivresse d’un vin bu à jeun, une chaleur bourdonnante, la joie de mon être naissant à un Paradis inconnu. Était-ce le Paradis immatériel, aux pures et froides clartés, du Dieu que nous invoquions ? N’était-ce pas plutôt la première bouffée du Jardin des Délices dont la porte s’entre-bâillait un instant à mon ignorante ferveur, laissant filtrer, à travers les brumes de l’encens, le trouble arome de ses fleurs et de ses fruits : des fleurs et des fruits de la Terre. Mes yeux, embués de pleurs, ne distinguent plus que dans un brouillard les gestes enflammés de l’officiant ; ils n’ont pas vu le calice élevé, le pain céleste rompu. Le vrillement de la clochette courbe mon front machinal. Mais c’est une vague d’amour qui passe au-dessus de moi, plus chaude que l’haleine de juin sur les vergers frémissants et clos.
Quand je relève la tête, la vague est passée. Il se fait un grand vide autour de mon cœur et les chants qui gonflent leur houle ne sont pour moi que silence. Je vois Toupine ânonner sur son livre de prières avec une grimace blafarde. L’abbé Poncebique, l’organiste, se démène ridiculement à l’harmonium et meut sur le clavier ses grands bras de faucheux, comme un mitron brasse sa pâte. Rien ne demeure plus du Paradis entr’ouvert.
Et l’abbé Testard, satisfait de ma bonne tenue pendant l’office, m’adresse en récompense un regard si protecteur que la chapelle est en un instant vide de sa musique, de ses parfums et de mon âme.
A la récréation, je cherchai Lortal. Lupé, Prélussin et quelques autres l’entouraient déjà.
— C’était mieux qu’ici, votre ancienne boîte ? demandait Prélussin.
Je notai que, contre l’usage, personne ne le tutoyait.