L’insolite miroir de l’être - Jean-Jacques Deutsch - E-Book

L’insolite miroir de l’être E-Book

Jean-Jacques Deutsch

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Beschreibung

Au cœur d’une cité de banlieue, un jeune beur, doté d’une intelligence exceptionnelle et d’une soif insatiable de savoir, se retrouve livré à lui-même le jour de ses 18 ans. Premier de son quartier à intégrer l’université, il fait face à des questionnements profonds sur son identité. Refusant de se conformer, il décide de forger son propre destin, redéfinissant ses valeurs et construisant une vie selon ses règles. Son chemin, ponctué de défis et de découvertes inattendues, le mènera à renouer avec ses racines. Parviendra-t-il à trouver sa véritable place dans un monde qui ne cesse de le défier ? Quels secrets sur lui-même découvrira-t-il au fil de son voyage ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Jacques Deutsch, auteur de nombreux articles et ouvrages de vulgarisation médicale, se lance dans une nouvelle aventure avec "L’insolite miroir de l’être", son premier roman. Ce pas audacieux marque son entrée dans l’univers fascinant de la fiction.

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Seitenzahl: 335

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Jean-Jacques Deutsch

L’insolite miroir de l’être

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Jacques Deutsch

ISBN : 979-10-422-6237-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Laurence, mon amour

et à toute ma famille, si présente à mon cœur

Avant-propos

Quasiment toutes les situations et tous les événements relatés ici d’une façon romancée se sont réellement passés. Soit, ils ont été personnellement vécus par l’auteur, soit ils ont été vécus par d’autres personnes.

Vous pourrez chercher à retrouver vous-même les auteurs des nombreuses citations…

Pour Alecs Douonoff, arrivé enfin à l’âge adulte et se retrouvant seul le jour de ses dix-huit ans, c’est une évidence, une constatation : s’il coexiste trois composantes au fond de chaque être, il devient passionnant d’appréhender chacune de ses prochaines expériences à l’aune de ces trois composantes. Face à lui-même, il peut et veut vivre en pleine conscience.

Ce roman peut vous aider à comprendre comment nous fonctionnons tous. Au début, les premières pages peuvent vous paraître déstabilisantes, mais très vite, vous pourrez suivre le personnage dans sa vie quotidienne…

Prologue

Gérard, le compagnon de ma mère, est vraisemblablement un « Asperger ». Je n’ai jamais eu l’occasion, en dix ans, d’avoir un véritable échange avec lui. Il est instruit et intelligent, mais ses réponses sont toujours décalées, comme s’il suivait le cheminement de sa pensée, sans s’occuper de leur pertinence par rapport à la question posée. Mais ce qui me frappe le plus, c’est l’impossibilité de croiser son regard, désespérément fuyant, comme lui-même d’ailleurs. On ne lui connaît pas de véritable ami, il n’a que des relations de travail.

Ce matin, il n’est pas vraiment dans son assiette. Il se dirige vers sa chambre en boitillant, s’allonge sur le canapé et réclame son tensiomètre. Ma mère le lui tend, elle est inquiète. C’est un type de taille moyenne et un peu râblée, mais très solide et il n’a pas l’habitude de se plaindre. Sa barbe fournie n’arrive pas à cacher sa pâleur, mais sa pression artérielle est correcte. Je lui demande pourquoi il boite ? Comme d’habitude, il semble gêné, et comme ma mère, également très étonné que je m’intéresse à lui.

La veille au soir, il est allé à son club de fitness et a soulevé des poids, il a dû se froisser un ligament, ou un muscle. Mais du côté du pied qui boite, il signale des fourmillements. Bien que je n’aie aucune affinité avec mon beau-père, ma mère me demande, en tant que futur étudiant en médecine, si j’ai la moindre idée de ce qu’il peut avoir. Aussi je l’interroge.

Dans la journée, il se souvient avoir ressenti une petite gêne passagère au niveau du thorax. Guidé par mon instinct, je suppute que quelque chose ne tourne pas rond et avec autorité, je suggère à ma mère d’appeler le SAMU. Elle trouve ça exagéré, vu que Gérard ne semble pas avoir un état évoquant l’urgence, mais trouillarde comme elle est, elle s’exécute.

J’avoue éprouver une certaine jouissance à la voir inquiète.

L’équipe médicale ne tarde pas à arriver et l’examine sur toutes les coutures. Je m’approche de l’urgentiste qui rédige son compte-rendu et par-dessus son épaule, je le vois écrire : « Absence de pouls fémoral du côté droit ».

Ils l’emmènent en ambulance à l’hôpital Georges Pompidou et ma mère le suit.

Elle m’appelle par téléphone, mais complètement bouleversée, car l’IRM vient de montrer que la paroi de son aorte se dissèque, elle risque d’éclater d’une minute à l’autre, il va mourir d’une hémorragie interne cataclysmique ! Il rentre tout de suite en salle d’opération pour une intervention longue et très délicate à cœur ouvert.

Le lendemain matin, c’est le soulagement. Mon beau-père est sauvé, l’équipe de chirurgie cardio-vasculaire a remplacé l’aorte défaillante par une sorte de tuyau de synthèse. Comme beaucoup de ceux qui vont mourir, mais qui en réchappent, Gérard a lui aussi été attiré par le fameux tunnel de lumière. Comme si un miracle ne suffisait pas, il ne subit pas les habituelles séquelles postopératoires, souvent sévères.

Je reçois, quant à moi, les félicitations du professeur de chirurgie cardiaque :

— Bravo, mon garçon, tu as fait du bon boulot, l’immense majorité des cas semblables ne sont en effet jamais diagnostiqués à temps, c’est une des causes assez fréquentes de mort brutale.

Après un long séjour à l’hôpital, mon beau-père devra suivre une rééducation de plusieurs semaines.

Il vient de se produire l’événement qui va déterminer mon avenir…

1

L’éveil

Le matin du quinze septembre, j’ouvre les yeux sur un monde nouveau. Mes paupières, encore alourdies par une nuit sans rêve, ne laissent filtrer qu’une partie de la lumière. J’ai enfin dix-huit ans !

Ma mère m’a prévenu, elle prend une retraite anticipée et part habiter en province, mon beau-père pourra ainsi se reposer et poursuivre sa rééducation dans de bonnes conditions.

À partir de maintenant, je vais vivre seul dans ce petit appartement de banlieue. Tout a été convenu, organisé dans les moindres détails. Curieusement, leur départ me rend vis-à-vis d’eux totalement indifférent et dans ma tête ils sont déjà loin, très loin de mes préoccupations, j’en éprouve d’ailleurs une certaine excitation, voire du plaisir. Rupture consommée, cordon définitivement rompu, hier me semble être un passé déjà à demi effacé.

À chacun de mes réveils, je suis plutôt lent à la détente, mais cette fois-ci, contrairement à l’accoutumée, je me lève d’un bond et tire brusquement les rideaux en un mouvement que je veux instantané et la pièce est envahie de lumière.

Rien à faire, je n’ai pas réussi à créer un instant unique. Même très rapprochés, les événements se sont succédé. Cette idée d’un instant unique est saugrenue. Pourquoi m’est-elle venue, dans quel but ? Je réalise que je possède une double pensée et peut-être une triple ! La première pensée, spontanée et irréfléchie, m’a conduit à sortir brusquement de l’obscurité, la deuxième a poussé mon corps hors du lit, quant à la troisième, prenant du recul, elle a donné du sens aux deux premières, dans un effort louable de penser la pensée ! Cette triple action générée par mon cerveau, dont je viens de prendre conscience, annonce pour moi quelque chose de nouveau !

En préparant mon café dans cette cuisine rudimentaire, maintenant inondée par les rayons d’un magnifique soleil matinal, je réalise que mon père, qui a disparu lorsque j’avais six ans, m’a laissé comme seul héritage le fait, pour les autres, d’être musulman et d’avoir un nom hybride, Alecs, mélange supposé et contraction improbable de Ali, de Malek et d’Alexandre. Mes vieux ont du se torturer les méninges pour trouver un prénom si hors du commun !

Une évidence se fait jour, il doit y avoir une relation entre ce prénom et mon fonctionnement intime.

Si j’analyse correctement, la première pensée autonome qui a surgi en moi initie et met en branle l’action. J’en déduis que je peux la personnaliser en la nommant « Alecs do ». L’anglicisme est bien adapté, car prononcé à haute voix, on peut percevoir « Alecs doux ». Cette qualification me sied assez bien, car elle s’oppose à la violence sourde qui niche en moi, mais que je contrôle. Je suis certes capable de me déchaîner, en cas d’extrême nécessité bien entendu, mais j’ai horreur de la brutalité gratuite. Non seulement je déteste singer ceux qui la jouent macho, mais j’ai aussi un certain mépris pour les clowns qui, à défaut d’une personnalité bien affirmée, se figurent qu’il est indispensable de jouer du muscle pour afficher leur virilité. Soit dit en passant, je n’ai aucun problème avec ma propre virilité. J’estime que suis bien bâti, ma musculature est bien charpentée et j’ai la faiblesse d’en tirer quelque fierté.

Concernant ma deuxième pensée, mon choix se porte sur « Alecs Know », car sa fonction est d’investiguer, de décortiquer et d’analyser. Elle précède l’action, l’anticipe, ou au contraire la suit et elle a la capacité de se projeter dans l’avenir et de mieux apprendre de ses erreurs. Prononcée « no », elle a l’avantage de prendre à tout moment le parti de s’opposer à « Alecs Do », d’inhiber ou de contrarier son action.

Ma troisième pensée est la plus difficile à appréhender. Elle est automatisée, quasi indépendante et influencée par mon inconscient. J’emprunte pour la caractériser les termes informatiques, disque dur, mémoire vive, ou simplement « Alecs off » comme voix off.

Je passe en revue ma vie passée comme dans un miroir et constate que les trois entités d’Alecs que je viens d’identifier semblent osciller sans cesse entre deux extrêmes : de la voix médiatrice provenant de la pensée conforme et bienveillante, jusqu’à la voix de la révolte, des pulsions négatives, voire destructrices. Je suis à la fois le « je », le « tu » et le « il », quelqu’un de radicalement différent des autres, du moins c’est ce que je ressens. Être con sidéré ou être étiqueté sidéré con, est une alternative que je n’accepterai jamais.

À mon corps défendant, j’ai été immergé dans un « environronnement » pseudofamilial, dont la non caractéristique est l’évanescence de ceux qui se réclament parents, tenaces dans leur abrutissement et leur incompréhension. C’est la raison pour laquelle un mur invisible m’a toujours séparé de ma génitrice, privée de ce qui caractérise la plupart des femmes, l’instinct maternel. Je me suis d’ailleurs toujours demandé si je n’avais pas été adopté, et ceci sans amertume ni rancœur. Je parie que je ne suis pas le seul paumé à avoir ce type de réflexion. L’incommunicabilité qui a régné entre nous deux, fait que nous avons coexisté par nécessité. Je reconnais qu’il n’est pas facile de comprendre un enfant qui n’est pas comme les autres, qui passe son temps à creuser le pourquoi des choses, à analyser, à décortiquer, mais l’empathie est une émotion dont ma mère a été privée et elle n’a jamais été capable de faire l’effort pour dire « je t’aime » à son fils et de le prendre dans ses bras. Les malheureuses tentatives de ma part pour l’approcher et l’embrasser se sont soldées par des échecs cuisants et humiliants. Elle a même eu l’outrecuidance de me déclarer un jour que je faisais trop de bruit à la maison :

— J’ai tout fait pour que tu ne viennes pas au monde et maintenant, je suis obligée de te supporter ! Alors, reste tranquille, ou ça va barder !

J’ai l’intime conviction que j’ai dû avoir une vie antérieure. J’ai lu que jusqu’à environ l’âge de six ans, certains enfants s’en souvenaient, puis tous ces souvenirs s’effaçaient définitivement. Ce doit être mon cas.

J’ai décidé de débuter mon journal sur Word et j’inscris :

Premier jour – Genèse

Ai-je été créé pour être affranchi du monde et devenir un homme libre ?

Qu’est-ce qu’un instant unique ?

Une triple pensée, pour quoi faire ?

La pensée a besoin du corps pour se manifester, donc réciproquement si mon cerveau s’éveille enfin à la vie, mon corps poursuit-il un processus semblable, est-il tributaire de mon esprit ? Surgit l’angoisse kafkaïenne de la possibilité d’une métamorphose complète !

Je me précipite devant le grand miroir et vérifie que je ne suis pas entré dans un processus irrémédiable de transformation physique. Aucune poussée, ni de carapace, ni de pinces ou de pattes n’annoncent la naissance d’un monstrueux insecte. Mon corps est resté tel quel, mince et élancé, planté sur des jambes d’athlète. Là, j’avoue que je suis un peu prétentieux. Je scrute attentivement mon visage et fais appel à mes références cinématographiques. J’aurais aimé ressembler à un beau ténébreux au regard hypnotique. Mes yeux sont certes d’un bleu profond, mais je trouve qu’ils manquent de mystère.

Finalement, il vaut mieux m’accepter tel que je suis. Si je finis de passer en revue avec objectivité mes caractéristiques physiques faciales, nez et menton me confèrent une allure décidée et volontaire, mes lèvres sont à la fois pulpées et puissantes, prêtes à tout happer. Je conclus qu’à tout bien considérer, je fais partie de ceux qui font honneur au corps masculin, à mille lieues des ventres bedonnants, gras ou gonflés par la bière, des pattes courtes ou arquées, des mains battoirs, des cous troncs, des faces de crabe ou de cons, des sexes microscopiques, difformes, ou enfouis au sein d’un épais matelas graisseux.

Je referme mon journal et le range soigneusement. Je m’allonge, immobile, et je mets en éveil tous mes sens. Je détaille avec grande attention le papier peint des murs, les meubles, la décoration et tous les petits défauts et altérations subis au cours du temps. Mon ouïe se concentre sur le fond de bruit de l’immeuble et des rues avoisinantes, cherchant à sélectionner les tonalités et les voix humaines. Mes narines reniflent doucement puis à fond, mais décidément ce sens-là ne me permet pas d’identifier l’odeur de mon propre appartement. Sans doute a-t-il une odeur pour les autres qui y pénètrent. Ils peuvent percevoir des choses que je ne perçois pas et cela me laisse songeur. Sans doute aussi, certains voient ou entendent des choses qui me sont invisibles ou inaudibles. Je me sens de plus en plus lourd et sans transition, je m’évade de l’instant pour voguer vers le néant.

2

Naissance de Douonoff

La sonnette stridente me réveille brutalement. C’est Mohamed, Momo, pour tous les frères du coin. Cheveux frisés, teint basané, grande stature et grande gueule, l’incontournable de la cité vient aux nouvelles avec sa capuche et ses baskets. Je ne sais pas ce que ce mec charbonne, mais j’ai ma petite idée. Il a appris que j’étais désormais seul dans mes trois pièces. Je lui confirme que ma mère a pris le prétexte de la convalescence de son homme et profite de mes dix-huit ans pour me céder le bail de l’appart et prendre le large ; elle me laisse meubles, ustensiles et vaisselle.

Voilà ce Ouf de Momo qui me met la pression. Quand je parle de « Ouf » à son propos, il est clair qu’il n’a pour moi aucun lien connu avec les « Oufs de Dieu », mais bon, on ne sait jamais. Il insiste pour que j’organise une petite soirée entre potos :

— Eh ! tu oublies qu’on est frères ! Nous faisons partie tous deux de l’Oumma, la grande communauté des musulmans. Ton indépendance Day, ça se fête, mon frère !

Franchement, je ne l’ai jamais considéré comme un pote, encore moins comme un frère. Je mets cette proclamation unilatérale sur le compte de ma filiation paternelle. Le murmure diffus de la cité a manifestement conservé cette info. Ici, tout le monde doit savoir d’où tu viens et ce que tu es : on doit pouvoir te classer dans une tribu, sinon tu n’es qu’un être étrange, vaguement suspect.

Franchement, ce n’est pas le moment d’ergoter et en même temps risquer de m’exclure de la Cité qui m’a vu naître. Je m’y sens bien, j’en possède les codes, je connais tout le monde ou presque et tout le monde me connaît.

En présence de Momo, je m’aperçois que j’ai souvent des difficultés à dire « Non », sauf quand mon interlocuteur m’agace trop. Mais Momo est sympa, alors je finis par acquiescer :

— OK, tu peux te ramener avec des potes que tu peux contrôler et avec les poches vides. Je fournis le ravitaillement. Que ce soit clair : je veux une soirée clean, au moindre débordement, je fous tout le monde dehors.

Il repart, arborant un air satisfait.

Les courses ne font pas partie de mon passe-temps favori. Je me focalise la plupart du temps sur les promotions, mieux adaptées à mon maigre budget. L’attente aux caisses est toujours un vrai calvaire. Alecs Off me convainc qu’un mauvais sort s’acharne sur ma personne. Même en changeant de file, j’hérite toujours de la plus longue ! Il a été démontré qu’une queue concentrée sur une seule caisse présente un débit supérieur à celui cumulé comportant plusieurs caisses ! Rongeant mon frein avec patience, je laisse libre cours aux digressions d’Alecs Know. Celui-ci évalue la pertinence de l’hypothèse selon laquelle les queues longues, paisibles et bien alignées, sont symptomatiques d’une société citoyenne et ordonnée, satisfaite, mais aussi un tant soit peu résignée. Les queues brouillonnes, informes et agitées, représentent l’image opposée d’une société conflictuelle, insatisfaite et rebelle. Cette constatation est certainement valable pour d’autres types de queue !

Pour en revenir à ma propre file, je reçois cette fois-ci une belle gratification. Une magnifique « gazelle » toute frisée fait office de caissière et je constate qu’avec ses « Fox eyes » noirs soulignés par un maquillage sophistiqué, elle me sourit, mystérieuse. Elle scanne chaque achat avec ses doigts fins prolongés par des ongles qui n’en finissent pas.

Avec mon flair de « chien terrier », je ne détecte aucune timidité, tout au contraire elle a l’air sûre d’elle-même. En évaluant l’âge de cette Zoug, Alecs Know lui donne à vue de nez, trois ou quatre ans de plus que mézigue. Persuadé de faire plus vieux, je m’enhardis.

Je l’invite à ma soirée en soum soum et afin de la rassurer, mais aussi par précaution, feignant d’être à l’aise dans mes baskets, je lui propose de s’y rendre accompagnée par un de ses frères. Elle s’appelle Donia et n’a pas de frère, mais pourvu qu’elle ne me sorte pas un petit copain de sa manche ! Elle m’évalue d’un coup d’œil rapide, paraît intéressée, prend mes coordonnées et promet de faire son possible. J’aimerais voir si elle est aussi bonne debout, qu’assise derrière sa caisse. Sa présence atténuera la galère dans laquelle Momo va sans nul doute me plonger.

Qu’ai-je d’ailleurs de commun avec ce clown ? Un vague sentiment de contentement m’envahit. Alecs Off me susurre ce que je sais déjà : je plais aux femmes, ou du moins à un nombre significatif d’entre elles et si certaines ne m’accordent aucune attention particulière, j’ai depuis longtemps pris le parti de ne pas en faire un plat et même d’en faire mon deuil, j’évite ainsi d’inutiles frustrations et autres masturbations mentales. On ne peut pas plaire à tout le monde, il faut se l’incruster dans le crâne. Avec les fières et les prétentieuses, ça les intrigue quand je joue à l’indifférent.

Pour chiner, c’est lourd. Les gonzesses détestent qu’on ne les remarque pas. Elles apprécient également les mecs qui ont un avenir, or j’ai un atout de poids, mon baccalauréat ! Je l’ai décroché avec un certain brio avec la mention « Très Bien ». J’ai dû refuser une interview télé sur un « Exemple de réussite dans une banlieue déshéritée à problème ! » Un coup de pub tout à fait contre-productif, pour continuer à vivre tranquillement dans mon carré d’immeubles. Alecs Know considère cette performance comme une preuve incontestable de mon intelligence.

Je suis contraint de reconnaître que je navigue plutôt en mode intellectuel qu’en mode manuel. À vrai dire, mon véritable souci, c’est la fâcheuse impression de vieillir deux fois plus vite que les autres. On m’a raconté qu’à quatre ans, je savais déjà lire les petits livres de CP et compter jusqu’à cent. J’étais très précoce. À six ans, j’agaçais, paraît-il, car je me permettais de donner mon avis sur tout. Lorsque j’allais dormir chez les copains, je délivrais des conseils de vie à leurs mères :

— Tu t’y prends mal avec ton mari, ne lui cède pas tout, fais-toi respecter, ne te sacrifie pas, tu veux mourir à petit feu ?

Mes copains de classe jugeaient souvent mes comportements bizarres, voire décalés.

Cependant, personne ne m’a harcelé, d’abord parce que je suis moi-même un excellent manipulateur quand le besoin s’en fait sentir, d’autre part parce que la force de mes poings inspire le respect. Ma mémoire me fait retourner en enfance avec quelques souvenirs bien ancrés.

À neuf ans, je suis tombé amoureux d’une fillette de dix ans, Sophie. C’était obsessionnel, mais je l’ai perdue de vue pour cause de déménagement, ce qui ne m’a pas empêché de continuer à rêver d’elle et cela pendant plus d’un an !

À onze ans, c’était fun, on se réunissait avec quelques copains, on dégainait nos engins, puis on se masturbait. J’étais considéré comme le grand chef, car à l’époque, j’étais le seul capable d’éjaculer.

Dans le même registre, mais beaucoup plus tard, vers seize ans, je me souviens qu’on organisait entre mâles, des concours de fermeté et d’endurance en érection, et le gagnant était celui qui réussissait à supporter le plus longtemps, une grosse godasse bien lourde. Dans cet exercice, j’avoue que je n’étais pas le meilleur.

Vers quatorze ans, quelques passions m’ont dévoré. Voir le corps de ma première meuf et sentir son odeur m’ont bouleversé. Elle refusait que je la pénètre, alors je m’excitais grave à balader ma main et ma langue un peu partout. Sa peau était d’une douceur telle, qu’elle me faisait frissonner. La petite salope attendait le plus longtemps possible avant de me sucer avec sa petite bouche en cœur, raffinement exquis, jusqu’à ce que je me répande. Elle adorait ça et je m’excitais encore davantage de la voir se masturber et se pâmer !

Parallèlement à ces plaisirs de la chair, je me plongeais avec avidité et délice dans l’informatique, l’astronomie et la littérature. Ils constituèrent ma deuxième passion. Là se nichait une distinction nette qui me séparait des autres gosses, scotchés à leur portable et addicts aux écrans et autres réseaux sociaux.

Je constatais dépité, que je ne pouvais discuter et échanger avec mes potes que sur des banalités, sous peine de me retrouver rapidement exclu, voire persécuté. Du coup, j’ai toujours joué un double jeu, participant aux conneries et aux lourdes plaisanteries, mais restant profondément solitaire. Alecs Off insinue dans ma tête que j’ai certainement un chromosome qui déconne, ou un gêne qui me fait vieillir deux fois plus vite, sans toutefois raccourcir mon temps de vie ! Une analyse génétique parviendrait à ce que j’en ai le cœur net.

En surimpression de mon circuit neuronal, Alecs Off s’inquiète : comment va se dérouler la fameuse soirée Momo ? Est-il possible et plus largement, est-il licite d’imposer des limites ? Je n’ai aucune envie de me prendre la tête ni avec les flics ni avec les voisins, la discrétion est souvent une condition nécessaire à la liberté. Quant au risque d’un « défoulage », assez habituel dans ces lieux déshérités, ai-je la légitimité pour le contrôler, en me basant seulement sur des principes universels et incontestables ? Nous sommes baignés dans un conformisme ambiant, ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire et dans ce cas, la transgression peut s’avérer bénéfique, être érigée en valeur de libération pour les rebelles : Allez, désirez et jouissez, point barre !

Plongé dans mes réflexions, je laisse Alecs Do prendre machinalement le chemin de mon domicile, épicentre actuel de mon existence. Je prends ma décision : si nos actions ont, comme l’univers physique, leurs contingences et leurs limites, il faut que je réussisse à créer une véritable éthique de l’action, pertinente sinon rationnelle, et en profiter pour me débarrasser des incohérences et des inepties qui encombrent encore mon esprit, ainsi parlait Zarathoustra, « selon le philosophe Nietzsche » ! Si cette tache philosophique semble pour l’instant hors de portée et hors de propos, il me reste la possibilité de scruter et d’analyser mes émotions, mes goûts et mes dégoûts. Je ne rejetterai que les actes susceptibles de nuire à ma liberté retrouvée. Ma triple pensée passera au tamis chaque expérience nouvelle.

Je marche d’un pas rapide et m’apprête à traverser l’avenue. Les rues sont souvent livrées aux crânes fêlés, barbus, rasés ou casqués. Un vrombissement terrible, déclenche chez moi le réflexe conditionné salvateur et je laisse la chaussée libre à trois grosses bécanes lancées à fond la caisse. Le Ciel à portée du macadam ! J’imagine avec une certaine jubilation la séquence : « Broum-Broum-Boum-Badaboum-Splatch ! ». Pourquoi splatch ? C’est le bruit évocateur d’un bedon radicalement écrabouillé par la roue d’une grosse cylindrée ! Alec Know le confirme : notre corps étant constitué en majorité d’eau, l’écrasement bien ciblé et brutal de l’abdomen, s’accompagne fatalement d’une sonorité d’ordre liquidien. En revanche, les éléments durs comme les os émettent des craquements, que l’on peut par commisération qualifier de sinistres. Là encore, il ne peut y avoir ici d’instant unique, les roues passant à pleine vitesse du ventre aux membres ou vice-versa, il y a succession rapide de deux sons distincts, « splatch crack », ou « crack-splatch »…

Je contourne les deux grandes tours que tout le monde qualifie d’infernales, tant toutes sortes de trafics y pullulent. Je débouche enfin sur le grand terre-plein central, sorte de terrain vague multifonctionnel. S’y succèdent le marché en plein air, les parties de football improvisées, le stationnement des cars de CRS, les batailles rangées et bastons entre blacks et rebeux. Entre parenthèses, je n’ai toujours pas compris pourquoi ils se haïssent tant.

À ma grande surprise, la marque sportive Adidas vient d’y planter quelques bus marqués de panneaux publicitaires à son effigie. Ils sont encerclés par une nuée de gamins vociférants. Des haut-parleurs diffusent de la musique alternativement rock et rapp, entrecoupée d’annonces sur une prochaine distribution de tee-shirts et de casquettes. Puis viennent des appels aux volontaires, afin de former des équipes improvisées de basket-ball et cerise sur le gâteau, ils seront encadrés par d’anciens champions, et oui les enfants !

Deux panneaux de basket ont été plantés sur le côté sud de la place. Enfin un peu d’animation dans ce coin de banlieue délaissé ! Le conseil d’administration de la firme a sans doute voulu essayer de conquérir le marché des banlieues, tout en se donnant une image humaniste et sociale. Mais ils ont fait une petite erreur : il n’y a rien à « grailler ».

Je m’approche, curieux, et pourquoi ne pas récupérer moi aussi un tee-shirt ? Les animateurs, affublés des couleurs de la marque, ont le plus grand mal à canaliser le flot, de tous ceux qui ont eu la même idée que moi. Ils tentent de raisonner un môme qui bouscule les autres pour accéder plus vite à la distribution :

— Fais la queue mon gars, il y en aura pour tout le monde et c’est gratis, donc pas besoin de jouer des coudes !

Il faut dire que dans une cité, on est plutôt habitué à se bastonner pour obtenir quelque chose, rien n’est jamais gratuit, aussi cette initiative d’une marque de sport constitue un événement aussi extraordinaire qu’incompréhensible et le gamin repart illico en proférant des menaces, révolté que l’on ait eu l’audace de le réprimander ! J’ai le pressentiment que les choses ne vont pas en rester là. Effectivement, quelques instants plus tard, alors que vient mon tour de toucher mon cadeau, se radine le gamin flanqué de son grand frère, particulièrement menaçant. Il arbore un fusil de chasse ! Pourquoi a-t-on refoulé son petit protégé ? Par racisme ? Il veut des explications ! J’ai l’intuition qu’aucune d’entre elles ne parviendra à le convaincre.

— Pourquoi t’as refoulé mon p’tit frère, connard de raciste ? Allez, explique !

— Ah maintenant tu me dis non, t’as rien fait, t’es un p’tit enc… de gonzesse !

Pour ce mec, une insulte est une insulte, une provocation est une provocation, quelles que soient les justifications, bonnes ou mauvaises !

Les animateurs, devenus soudain pâles comme le linge bien lessivé, paniqués, se confondent en plates excuses et couvrent les deux frères d’une panoplie complète d’équipements sportifs de toutes tailles.

On évite de polémiquer avec un type armé ! À moitié calmé, ce dernier finit par s’éloigner en maugréant. On imagine que pour lui, l’honneur n’a pas été complètement lavé. Les types agressifs restent frustrés de ne pas avoir pu assouvir leur violence intérieure.

Je suis maintenant face à ma boîte aux lettres, aussi défoncée que toutes ses voisines, puisque le principe, local et universellement admis, est que tout ce qui est placé dans les parties communes appartient forcément à tout le monde. Tout en convenant qu’Alecs Do peut sans grand risque y plonger sa main, j’en sors une poignée impressionnante de lettres et pubs de toutes dimensions, dont la plus grande partie atterrit dans la grande boîte des colis volumineux, destination inévitable des restes inutilisés du bois coupé et des forêts détruites, à recycler ! Je ne vais pas jusqu’à oser enfoncer mes doigts tout au fond de l’avaleuse de courrier, une famille de sales petites bêtes, punaises ou apparentées, y a peut-être élu domicile, ou y a été placée là avec une intention malveillante. Ce type de pensée ne m’amuse pas plus que ça, elle provient peut-être d’une tendance paranoïaque occultée par Alecs Off, ou bien d’une simple phobie, générée par un environnement urbain imprévisible, à probabilité statistique non nulle. Je découvre néanmoins une lettre de la faculté, qui manifestement a déjà été ouverte et intentionnellement lue ; le violeur de courrier a maladroitement essayé de recoller l’enveloppe afin de dissimuler l’effraction. Un locataire de l’immeuble n’aurait jamais pris ces précautions. Je ressens chez Alecs Know un léger trouble, car quelqu’un semble bien s’intéresser à moi et m’espionne.

Je choisis l’escalier, dans le seul but d’éviter l’odeur de moisi de la cage d’ascenseur ! Tout en montant, le mot « cage » résonne en moi et évoque l’enfermement et le transport d’animaux. Non seulement j’en éprouve de la répulsion, mais se déclenche dans mon cerveau une série d’images flash de captifs africains enchaînés, entassés dans les cales obscures et nauséabondes de bateaux négriers.

Cette ancienne et horrible traite d’esclaves étant bien antérieure à ma naissance, Alecs Off a vraisemblablement accumulé inconsciemment ces images, à la suite de la vision de films ou de séries télévisuelles, ou encore de photographies. Certaines de ces images ont pu également être générées directement par mon imaginaire. À une vitesse quasi quantique, idées et images enfouies s’associent et permettent à l’esprit de rebondir sans cesse. Songeur, mais en instinct de survie, je songe à ces barres d’immeubles mal entretenues, où des rampes d’escalier sont brisées, des câbles sont brutalement rompus, des portes d’ascenseur sont ouvertes dans le vide.

Concernant ces monte-charge pour humains, j’ai de moins en moins de raison de faire confiance en leur parfaite innocuité, ils peuvent à tout moment vous laisser coincé pendant des heures entre deux étages. Comble de l’ignoble, outre les incommodantes odeurs corporelles, il faut y supporter sans broncher ceux qui dégorgent leurs crachats, les malades qui toussent sans protection dans votre direction, les fumeurs qui vous font profiter de tout ce qui sort de leurs poumons encrassés. À cela s’ajoutent ceux qui n’hésitent pas à introduire dans la cabine, leur caddie plein au raz-bord et à le faire rouler sur vos pieds, sans vergogne :

— Fallait enlever ton pied mon gars !

Je plains les jeunes femmes contraintes d’emprunter seules ce lieu-dit commun, tout peut leur arriver !

Je viens de poser mon pied sur une carapace, dont l’occupant insectueux déambule innocemment sur la surface d’une marche. Ce cafard égaré n’a pas réalisé à quel point, il a l’immense tort d’être dépourvu d’un matériel volant clairement identifié, il ignore funestement la troisième dimension. Je distingue le petit bruit d’écrasement fatal et ne peut éviter à ce moment précis, le sentiment de toute puissance, universellement partagé par l’espèce humaine, lorsqu’un de ses membres constate qu’une espèce plus faible que la sienne est à sa merci. Ce petit pas mortifère ne représente pourtant pas un grand pas pour l’humanité ! Il suffit de déposer sa tête sur le chemin d’un troupeau d’éléphants ou de rhinocéros, pour comprendre que ce sentiment de puissance est dérisoire et largement usurpé.

En mode virtuel, je visualise les pas du troupeau qui poursuit sa route lourdement et adresse un Adieu aux dinosaures, dédié à mon prof de philo, en souvenirdes longues discussions privilégiées que j’ai eues avec lui en dehors des cours. Il m’a servi provisoirement de substitut de père. À propos de père, c’est lui qui m’a fait découvrir le théâtral Père Ubu du génial Alfred Jarry, mais aussi les écrits décapants de ce dernier : Les gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien.

Pendant que mes mains cherchent machinalement la clef de l’appartement, j’admets humblement ma propre insectitude. Je déniche le trousseau au fond de la poche de mon jean, sous le mouchoir en papier, ce dernier y étant stratégiquement positionné. C’est un des objets utiles de la vie quotidienne, il sert à tout. Toutefois, il génère une contrainte, celle de trouver à proximité une corbeille, afin d’éviter de remettre le mouchoir souillé dans sa poche, ou pire de le jeter négligemment sur la chaussée, contribuant ainsi à la dégueulasserie ambiante.

Je me reconcentre sur l’ouverture de ma serrure. Alecs Know considère cette clé comme très désuète. Cet instrument encombrant date en effet du moyen-âge ! Les populations assiégées au bout du rouleau préféraient ne pas être exterminées et remettaient les énormes clefs de la ville au vainqueur : simple changement de Maître ! C’est ainsi que les bourgeois de Calais en ont fait les frais ! D’autres clefs servaient pour boucler les ceintures de chasteté. Pendant que les époux partaient en croisade, un système métallique compliqué permettait de contrôler la fidélité de leurs dames. Une belle princesse entièrement nue, ainsi caparaçonnée, ne valait que le coup d’œil et rien d’autre. On a du mal à imaginer le chevalier de la Table ronde, Lancelot, amant fougueux, guerroyant vainement contre l’entrelacement métallique diabolique de sa dame de cœur, sans réussir à pénétrer l’objet de son désir ! D’ailleurs à l’ère du bit et du clic, pourquoi le clac d’une vulgaire clef ?

Que n’avait-on systématisé pour les nouveaux appartements les ouvertures à code ? Les non-voyants se serviraient d’une lecture en braille. Il est vrai que d’inévitables farceurs ne tarderaient pas à limer les chiffres et les lettres.

Je mets un terme aux élucubrations d’Alecs Know et j’ouvre enfin la porte. Suis-je bien chez moi ? Avec un vague sentiment d’étrangeté, j’entre dans la chambre de ma mère et reste comme pétrifié. Ainsi elle a vécu là ! Il est grand temps de nettoyer le temps. Alecs Do se met en branle.

Je me précipite sur l’armoire, la vide des quelques draps et serviettes qui l’encombrent encore, la bascule jusqu’à ce qu’elle soit complètement renversée. Elle tient bon, avec ses quatre pattes en l’air, bien que légèrement ridicule avec ses portes flottantes. J’entreprends de démonter celles-ci et place dans un coin le battant au grand miroir. Je pose le deuxième battant sur deux tabourets afin d’en faire une table et y installe un peu partout des verres, des assiettes et des cendriers. Les bouteilles placées au frais, je contemple la nouvelle fonction de l’armoire.

Je finis par regagner ma chambre, havre de paix sentant bon le papier et la reliure. Un des murs est recouvert de rayonnages où sont accumulés tous les livres que j’ai achetés ou fauchés, selon l’abondance ou le vide sidéral du contenu de mon portefeuille. Je perçois soudain venant de l’extérieur des cris, des bruits sourds et des hurlements de sirènes. J’ouvre précipitamment la fenêtre et comprends aussitôt que du haut des toits, une pluie de grosses pierres atterrissent sur les cars Adidas. Le but de ce jeu puéril semble évident : défoncer ces véhicules et leurs occupants, ces étrangers à la Cité, qui se sont défoncés eux-mêmes pour produire de l’animation et distribuer des dons ! Les cars ferment précipitamment leurs portes et démarrent en trombe, fuyant la vindicte de tous ces jeunes, révoltés qu’on puisse ainsi venir leur faire la charité alors qu’ils n’ont rien demandé. Ils auraient fini par prendre d’assaut les bus et se seraient saisis de la cargaison qu’on leur offrait !

Qui n’a pas vécu dans une cité ne peut comprendre ni son âme ni sa psychologie, une sorte d’hydre à plusieurs têtes dont l’organisme comporte des métastases monstrueuses.

Nombre de ses réactions peuvent paraître de l’extérieur aussi stupides que paradoxales et inattendues, mais elles ont leur propre logique.

Je me vautre sur mon lit, c’est toujours un grand kif. Avant de m’assoupir, j’ouvre la lettre de la Faculté. Je suis admis à entrer en médecine, ce qui n’est pas une surprise, vu ma mention au baccalauréat. La bourse d’État va nécessairement m’être confirmée. Je suis très satisfait et confiant dans l’avenir. Mon choix de la voie médicale reste cependant un mystère. J’aurais pu tout aussi bien postuler pour Sciences Po, ou pour la faculté de droit. Un Non définitif pour le professorat ! Une carrière qui dépend de l’administration ? Pouah !

Je me demande quelles sortes de filles vont accompagner Momo.

Une légère contrariété me titille, je suis piégé par les initiatives d’un mec extérieur à ma bulle et dont je n’ai que faire. Épuisé par une journée vécue en dépit du bon sens, je décide de me réfugier en incertain.

À ce moment précis réapparaît le sentiment très fort de vivre dans un monde nouveau. Certes, le monde n’a pas changé, mais mon regard sur le monde, lui, a changé. Personnage unique, sans symptôme apparent de schizophrénie, je décide de commencer ma nouvelle vie en m’attribuant un nouveau patronyme. J’ouvre prestement mon journal et entreprends d’assembler mes trois composantes anglo-saxonnes « do, know et off ». Je vois ainsi se former visuellement et phonétiquement : « Douonoff », mon nouveau nom. Une fois celui-ci inscrit sur les Tables de la loi de mon journal, véritable outil personnel de construction de l’éternité, je le lis à haute voix, en le prononçant très lentement. J’obtiens curieusement une sonorité très russe. Pour la tradition antique, changer de nom était le prélude à une modification radicale de son destin individuel. Ainsi Abram, petit chef de tribu sémite, devint Abraham, le grand patriarche commun des rebeux et des Hébreux. Ce dernier doit se retourner dans sa tombe et se lamenter devant l’éternel, en constatant la haine tenace qui sévit entre beaucoup de ses descendants…

Le moment est presque solennel, sauf qu’il suffirait d’un petit pas pour que l’identité unique et immatérielle des trois Alecs en profite pour tenter subrepticement une analogie osée, avec ce concept de dingue que les chrétiens appellent la Trinité. J’écarte vite cette ultra pensée vaguement sacrilège, qui pourrait paraître prétentieuse, voire susceptible d’annoncer une tendance mégalomaniaque !

Si d’aventure je me trouvais confronté à ce débordement extrême, clairvoyance et maîtrise de soi exigeraient que ce processus irrationnel fût dans les moindres délais « étouffé dans l’œuf » ! Pur produit de mon esprit en ébullition, cette expression populaire a sans nul doute une symbolique cachée. En y réfléchissant, l’œuf peut être considéré comme un concentré d’Univers, coquille contenant tout l’espace-temps formé par l’albumine blanche, le liant visqueux qui nourrit le Jaune Soleil avant son éclosion à la vie. Étouffer quoi que ce soit dans l’œuf n’a donc ni logique ni justification. Afin de mettre un terme à toutes ces pensées automatiques parasites, élucubrées par mon Off, il est nécessaire qu’Alecs Do s’applique le mécanisme fort simple dont j’ai plusieurs fois observé l’efficacité : ordonner énergiquement « Stop » à mon fonctionnement cérébral.

Ce moyen paraît assez étrange, car comment la pensée peut-elle penser d’arrêter de penser ? Et pourtant on peut oublier d’oublier !

J’ouvre le dossier consacré à mon journal et, faisant suite à l’inscription de mon nouveau patronyme, j’y inscris :

Tête d’Œuf, Élan d’autodérision, véritable garde-fou d’humilité.

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La soirée