L'œuvre étrange de Taro Yoko - Nicolas Turcev - E-Book

L'œuvre étrange de Taro Yoko E-Book

Nicolas Turcev

0,0

Beschreibung

Un retour riche en analyses et en réflexions sur Taro Yoko et son œuvre.

Toute sa carrière durant, Taro Yoko s'est désespéré de l'image de l'humanité renvoyée par la plupart des jeux vidéo à gros budget. L'homme est-il si vicieux que même pour se divertir, il doit triompher, discriminer, blesser, tuer ? Dans les vastes champs de ruines de la guerre, Taro Yoko perçoit le ludisme comme une espérance, un horizon, un rempart contre le mal. Avec ce livre, vous explorerez les contours de ses jeux, les coulisses de leur développement, la complexité de leurs récits et leur profondeur thématique.

Découvrez cet ouvrage complet sur Taro Yoko, qui explore les contours de ses jeux, les coulisses de leur développement, la complexité de leurs récits et leur profondeur thématique. Préfacé par Taro Yoko lui-même !

EXTRAIT

Après avoir supervisé la création de deux mangas affiliés à l’univers Drakengard et scénarisés par Emi Nagashima, puis terminé son travail sur les DLC de Drakengard 3, Taro Yoko clame à la face du monde (c’est-à-dire sur Twitter) qu’il est à nouveau au chômage. Mais le repos s’annonce de courte durée. Certains fans repèrent la présence d’un élément dans les données du Blu-ray de Drakengard 3 qui les met sur la piste des prochaines activités du réalisateur. Il s’agit d’une chanson impossible à écouter lors du jeu, cachée près des données de l’androïde Accord. Son titre : Normandy. Interprété par le mystérieux groupe YoRHa, également crédité pour les pistes de boss, le morceau intrigue. De fil en aiguille, on comprend que YoRHa est le nom d’un groupe d‘ idols japonaises qui interprète les chansons de Monaca, le groupe de compositeurs fondé par Keiichi Okabe. Le collectif dans son ensemble est placé sous la houlette créative de Taro Yoko depuis 2012. Il sera son véhicule furtif pour distiller les premiers éléments de l’intrigue de NieR : Automata, bien avant qu’il soit révélé à l’E3 2015. Déjà, dans la chanson Normandy secrètement placée dans Drakengard 3 ainsi que dans le livret contenu dans le premier album du groupe paru début 2014, les prémices du scénario apparaissent : une sombre histoire de guerre entre androïdes et formes de vie mécaniques et de modèles d’élite envoyés au casse-pipe pour défendre l’humanité exilée sur la Lune...

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Une belle mise en lumière d'un artiste trop méconnu. - Critiques Libres

À PROPOS DE L'AUTEUR

À quinze ans, Nicolas Turcev mangeait encore ses céréales trempées dans du lait premier âge quand il a commencé à écrire pour le site amateur Legendra RPG. D’abord contributeur régulier puis rédacteur en chef, Nicolas quitte finalement le berceau en 2013 pour s’immiscer dans les rangs de la presse française, en commençant par Merlanfrit et le magazine culturel Chro, où il pige en échange de cargos de Miel Pops. Journaliste et critique dont les élucubrations l’amènent à travailler pêle-mêle pour Games, RPG Player, Level Up et Gamekult, Nicolas développe une sensibilité pour l’investigation et l’enquête. Intéressé par ceux qui font le jeu vidéo autant que par l’objet lui-même, il n’hésite pas non plus à pratiquer le game design sur son temps libre.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 483

Veröffentlichungsjahr: 2018

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



L’œuvre étrange de Taro Yoko : De Drakengard à NieR : Automatade Nicolas Turcev est édité par Third Éditions 32 rue d’Alsace-Lorraine, 31000 TOULOUSE [email protected]

Nous suivre :  : @ThirdEditions  : Facebook.com/ThirdEditionsFR  : Third Éditions  : Third Éditions

Tous droits réservés. Toute reproduction ou transmission, même partielle, sous quelque forme que ce soit, est interdite sans l’autorisation écrite du détenteur des droits. Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit constitue une contrefaçon passible de peines prévues par la loi n° 57-298 du 11 mars 1957 sur la protection des droits d’auteur.

Le logo Third Éditions est une marque déposée par Third Éditions, enregistré en France et dans les autres pays.

Directeurs éditoriaux : Nicolas Courcier et Mehdi El Kanafi Assistants d’édition : Damien Mecheri et Clovis Salvat Textes : Nicolas Turcev Relecture : Claire Choisy, Jean-Baptiste Guglielmi et Zoé Sofer Mise en pages : Julie Gantois Couverture classique : Bruno Wagner Couverture First Print : Johann Biais

Cet ouvrage à visée didactique est un hommage rendu par Third Éditions aux jeux vidéo de Taro Yoko. L’auteur se propose de retracer un pan de l’histoire des jeux de Taro Yoko dans ce recueil unique, qui décrypte les inspirations, le contexte et le contenu de ces œuvres à travers des réflexions et des analyses originales. Drakengard et NieR sont des marques déposées de Square Enix. Tous droits réservés. Les visuels de couverture sont inspirés des jeux de Taro Yoko.

Édition française, copyright 2018, Third Éditions. Tous droits réservés.

ISBN 979-10-94723-90-6

AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR

Nous avons choisi d’adopter la graphie « Taro Yoko » pour mettre un terme aux confusions qui entourent le nom de ce créateur, souvent orthographié « Yoko Taro », ce qui laisse penser que Taro est son nom de famille, alors qu’il s’agit de son prénom.

Au Japon, l’ordre des noms est différent d’en Occident. L’archipel nippon, au même titre que la Chine ou la Corée, place le nom avant le prénom. De fait, écrire « Yoko Taro » est juste dans le sens japonais, puisque Yoko est son nom de famille. Mais cet ordre n’est pas celui communément utilisé dans la presse occidentale ni chez les éditeurs spécialisés. Ainsi, ne lit-on pas Miyamoto Shigeru ou Kojima Hideo, mais bien Shigeru Miyamoto et Hideo Kojima.

La confusion autour de Taro Yoko est cependant alimentée par divers facteurs. Le premier n’est autre que les jeux eux-mêmes, dont les génériques précisent « Yoko Taro ». Le créateur s’amuse aussi à entretenir le doute, jusque sur les réseaux sociaux (Yoko Taro sur Twitter, Taro Yoko sur Facebook). Enfin, Yoko est un prénom japonais courant – à la différence près qu’il s’agit d’un prénom féminin. C’est probablement ce dernier point qui est à l’origine de la confusion initiale.

En choisissant d’écrire Taro Yoko, nous nous conformons tout simplement à l’approche traditionnelle occidentale, qui place le prénom avant le nom. Nous faisons toutefois une entorse aux règles de transcription du japonais en français, qui donneraient « Tarô Yokoo » – mais la graphie sans accent circonflexe et avec un seul o ayant été adoptée jusque dans les génériques officiels des jeux, nous nous en tiendrons à Taro Yoko. Les noms des collaborateurs de Taro Yoko et les toponymes japonais sont, quant à eux, accentués conformément à la marche typographique de Third Éditions.

PRÉFACE

Bonjour, c’est Taro Yoko.

Puisque l’on me demande de me présenter, eh bien... Comment dire... Je suis la personne qui a réalisé les jeux qui sont (peut-être) présentés dans ce livre.

Le « peut-être » n’est là que pour souligner le fait que je n’ai pas encore lu ce livre. Si ça se trouve, l’auteur s’est amusé à écrire des choses qui n’ont absolument rien à voir avec le jeu vidéo et il s’est focalisé uniquement sur la culture du « kawaii » ou de l’otakisme au Japon par exemple. Mais qu’importe, les deux me plaisent. Et dans tous les cas, ce sont des cultures réservées à des fous.

Bref, tout ça pour dire que c’est évidemment un immense honneur de voir que nos jeux, à moi et mes équipes, sont présentés ainsi dans un pays aussi lointain que la France.

Toutefois, je ne peux m’empêcher de penser qu’un livre traitant d’un tel sujet a de grandes chances de finir déficitaire, non ? Je m’inquiète pour l’auteur tout en me disant que pour imaginer un sujet pareil, il doit lui aussi être quelque peu dérangé. Mais bon, qu’importe.

D’ailleurs, je pense à une chose. La personne en train de lire ces lignes a forcément dû jouer ou s’intéresser à des titres comme Drakengard ou NieR et elle ne doit pas être la seule. Elles aussi doivent fatalement être des personnes étranges pour lire un bouquin s’évertuant à décrire des jeux aussi bizarres venus d’un archipel lointain comme le mien.

Finalement, on se retrouve dans la situation suivante : un excentrique a écrit un livre sur des jeux conçus par un autre excentrique et joués par des gens qui le sont tout autant. Franchement, je me fais du souci pour l’avenir de notre planète.

Cependant, quand je vois des tarés un peu partout dans le monde s’exciter avec des couteaux, des fusils ou des missiles devant des caméras, quand j’entends parler de tous ces morts aux infos ou, pire, quand j’admire ces hommes d’affaires en costard s’exciter devant les cours de la Bourse un café Starbucks à la main plutôt que de s’inquiéter pour les morts qu’ils voient aux infos, je nous trouve tout d’un coup bien moins excentriques. Et dire que ces hommes d’affaires sont considérés comme « normaux » par la société...

Qui sait, notre monde est peut-être déjà devenu complètement fou.

Sur ce,

Taro Yoko

AVANT-PROPOS

CELA FAIT déjà plusieurs millénaires que le jeu, ce n’est pas que du jeu. Pour les Égyptiens de l’Antiquité, le jeu des 58 trous (ancêtre du jeu de l’oie) était un véhicule spirituel sur lequel s’imprimait la volonté divine1. Bien avant que Jean-Jacques Rousseau n’expose dans l’Émile que le jeu apprend à l’enfant la réalité qu’il va affronter adulte, l’homme avait cette intuition que ce divertissement lui permettait de dupliquer, triturer, manier son environnement et donc de symboliser le monde. Mais aussi d’y prendre part, et par un juste retour, d’être influencé par la symbolique du jeu. Jouer au gendarme et au voleur, c’est déjà représenter une idée de la société (répressive), véhiculer un message (respecter la loi) et l’intérioriser par la performance. Ainsi le jeu dit aussi bien le monde que le monde se dit lui-même, voire mieux, puisqu’il le réduit, le fractionne, le peint, pour isoler le sens des bruits de fond qui parasitent l’entendement. Les jeux, comme n’importe quel médium au demeurant, constituent de précieux indicateurs de la façon dont nous tentons de représenter notre interaction avec le monde et d’en définir le système de valeurs.

Ainsi, l’on peut légitimement s’inquiéter des sentiments profonds qui irriguent nos civilisations lorsque la plupart des jeux vidéo les plus populaires proposent l’utilisation d’une arme à feu comme principal moyen d’agir. Il suffit par exemple de constater le succès de la série de jeu de tir Call of Duty pour diagnostiquer l’état ultra-militarisé des nations occidentales et la prégnance du sentiment de guerre perpétuelle dans l’opinion publique. Évidemment, personne n’a attendu le FPS pour « jouer à la guerre », les échecs et le jeu de Go ont des traditions centenaires. Mais le monde de jadis, au Xe et au XVe siècles lorsque ces passe-temps furent inventés, était essentiellement tapissé de vastes champs de bataille. En revanche, nous vivons actuellement une période de paix sans précédent dans l’histoire. Accalmie concomitante à l’incroyable multiplicité des formes du jeu permise par l’avènement du jeu vidéo et du micro-ordinateur. Pourtant, la violence semble toujours se loger au cœur du projet ludique mondial. C’est en partie cet état de fait pour le moins étrange qui vient nourrir les titres du réalisateur japonais Taro Yoko.

Toute sa carrière durant, cet originaire de Nagoya s’est désespéré de l’image de l’humanité renvoyée par la majeure partie des jeux vidéo à gros budget. Alors que le jeu nous octroie la capacité de comprendre l’autre et de bâtir des ponts en permettant au joueur d’expérimenter d’autres mondes que le sien, l’industrie a choisi majoritairement de ne pas exploiter cette capacité et a plutôt proposé de battre et de dominer l’autre, par tous les moyens possibles : pied de biche, pistolet, coups de poing, décapitations, tanks... Le jeu vidéo, en somme, a préféré faire son business en glorifiant la violence au lieu de tirer parti de ses capacités d’interaction pour fortifier le lien humain.

À travers ses œuvres, de Drakengard à NieR : Automata, Yoko tente d’explorer les raisons de cette étrange fascination pour le conflit. L’homme est-il si vicieux que même pour se divertir, il doit triompher, discriminer, blesser, tuer ? Pour essayer de répondre à cette question, tout au long de sa démarche, le créateur sonde les parts froides de l’homme : la folie, la guerre, le malsain, le suicide... Par conséquent, ses jeux, eux-mêmes particulièrement violents, se laissent rarement comprendre au premier coup d’œil comme les porteurs d’une remise en question des travers humains. Parce que la méthode de Yoko est subversive : il s’approprie les sujets qui l’interpellent pour mieux souligner les contradictions, les faux-semblants et les logiques un peu courtes. Mais le créateur n’a rien d’un provocateur ou d’un redresseur de torts. On a plutôt affaire, en réalité, à un otaku plein de bonhomie et curieux du monde. Personnage facétieux, intrigué, un peu candide parfois, pervers sur les bords, rebelle à l’occasion, Taro Yoko est surtout doué d’une incroyable capacité à dériver des conventions pour insuffler l’étrange. Il se positionne toujours en décalage d’un, voire plusieurs pas, jonglant avec toutes sortes d’alliances contre nature qui forgent le caractère de ses jeux. Ces derniers associent en effet avec une insolite majesté l’insouciante mélancolie de la pratique ludique avec le récit d’une humanité qui périclite doucement dans une longue agonie, car dans les vastes champs de ruines de la guerre de l’homme contre l’homme, Yoko perçoit le ludisme comme une espérance, un horizon, un rempart contre le mal. Dans l’opposition qu’il met en scène entre jeu et nihilisme se loge le grand projet altruiste du réalisateur. En faisant des jeux vidéo, Taro Yoko n’essaie pas seulement de rouler sa bosse. Il veut sauver le monde.

1 Les joueurs lançaient des bâtons ou des osselets dont le positionnement définitif reflétait la volonté des dieux.

NICOLAS TURCEV

Journaliste spécialisé dans la pop culture, il a contribué aux magazines Chronic’Art, Carbone, Games et Gamekult, et participe occasionnellement au site d’analyse du jeu vidéo Merlanfrit. Il est aussi l’auteur de plusieurs articles pour la collection « Level Up » chez Third Éditions.

CHAPITRE I — CRÉATION

PENDANT les années 2000, la tendance est à la consolidation et à la centralisation dans le secteur du jeu vidéo japonais. En l’espace de trois ans, de 2003 à 2005, trois des plus gros conglomérats mondiaux voient le jour : Square Enix (puis Square Enix Holdings Co.), né de la fusion de Square Co. et Enix ; SEGA Sammy Holdings, résultat de la prise de contrôle concertée du fabricant de pachislot et pachinko1 Sammy sur le développeur et éditeur SEGA ; et Namco Bandai Holdings (plus tard renommée Bandai Namco Holdings), entité créée lors du rapprochement entre Namco et Bandai Co., deux poids lourds du divertissement. Cette réorganisation massive prétend alors répondre à un double problème, à la fois domestique et global.

Sur le plan local, les industries technologiques japonaises sortent affaiblies de la Décennie perdue et de la spirale déflationniste qui fait suite à l’explosion de la bulle spéculative japonaise, coup d’arrêt du miracle économique nippon des Trente Glorieuses2. Combinée à des stratégies d’entreprise parfois maladroites, la mauvaise conjoncture économique empêche ces grands acteurs du jeu vidéo de stabiliser leurs profits, trop soumis aux vents contraires. Les nombreuses fusions viennent ainsi pallier un besoin structurel de consolidation induit par un climat dangereux. SEGA, de l’aveu du PDG de Sammy Hajime Satomi3, se trouvait en effet dans le rouge depuis au moins dix ans au jour de la fusion en 2004, notamment à cause du manque de solidification et d’uniformité dans l’organigramme de la société. Pareillement, Square a conjuré le mauvais sort jeté sur elle par le bide au box-office de son premier film en images de synthèse, Final Fantasy : Les Créatures de l’esprit, en s’associant à Enix. Pour l’éditeur qui privilégiait les productions en interne et en assumait la plupart du temps tous les risques, la fusion lui permit de s’assurer plus d’élasticité afin d’absorber ce type de choc. En plus du marasme économique, le secteur du jeu vidéo nippon doit également faire face à un dilemme démographique : l’extraordinaire vieillissement de la population. Le phénomène est brutal. En l’espace d’une vingtaine d’années, de la fin des années 1980 jusqu’au début du nouveau millénaire, les personnes âgées de soixante-cinq ans ou plus grimpent d’un dixième à plus du quart de la population totale. Selon l’OCDE (l’Organisation de coopération et de développement économiques), le taux de natalité de 1,8 enfant par femme en 1980 plonge à 1,3 en 1999 et commence tout juste à se redresser aujourd’hui. La part des jeunes de quinze ans et moins chute de huit points entre 1983, date du lancement de la NES au Japon, et l’an 2000, pour venir s’écraser à 14,6 % de la population. Établi à 12,9 % en 2013, ce taux reste depuis des années le plus faible de l’OCDE. Les adolescents, cibles fétiches des communicants du jeu vidéo, surtout au Japon où l’industrie s’est bâtie sur la présence de la console au sein de la cellule familiale, se font rares. Dans le communiqué conjoint qui faisait suite à l’annonce de leur fusion, Bandai et Namco notaient d’ailleurs l’impact « de la baisse du nombre d’enfants » sur leurs activités respectives. D’où, en partie, le besoin d’acquérir plus de puissance de frappe pour s’attirer les faveurs d’une audience de plus en plus réduite.

Sur le plan global, l’émergence de ces petits empires du jeu vidéo amorce la préparation des hostilités avec la concurrence internationale. Si ces holdings4 japonaises sont évidemment en concurrence entre elles, elles le sont doublement avec les majors montantes occidentales qui menacent d’envahir leur pré carré du jeu sur console. Yôichi Wada, à l’époque nommé président de Square Enix, ne s’y trompait pas : « Il s’agit d’une fusion offensive, afin de survivre5 » avait-il déclaré en 2002. Le premier élément sur la liste de la contre-offensive, commun à toutes ces nouvelles entités, est la mutualisation des coûts de production. En nette augmentation, les budgets de titres AAA ou de superproductions, même ajustés à l’inflation, n’ont pas cessé d’augmenter à mesure que les équipes mobilisées se sont étoffées, atteignant, voire dépassant parfois l’ampleur des écuries hollywoodiennes. Le coût de la main-d’œuvre devient effectivement difficilement réductible, à cause notamment des postes à pourvoir liés au perfectionnement de la 3D (Motion-Designer, CG Designer, Shader Artist). Ce qui pousse fatalement les acteurs du jeu vidéo à regrouper et créer des synergies avec leurs talents respectifs afin d’économiser quelques précieux deniers. On retrouve cet esprit de symbiose dans les nouvelles complémentarités stratégiques qui émergent à la suite de ces fusions. Profitant des droits acquis sur une flopée de personnages connus de l’animation japonaise, Bandai peut par exemple insérer dans les jeux de Namco quelques licences fortes (Naruto, Digimon...) du catalogue maison et ainsi conforter sa sphère d’influence. À travers ce type de partenariats, ces nouveaux grands groupes du divertissement cherchent ainsi à occuper le terrain avec leurs marques phares, au moyen de tous les canaux possibles et plus uniquement celui du jeu vidéo. Yôichi Wada avait baptisé cette tactique le « business-model du contenu polymorphique ». « En l’état, il est très compliqué de gagner le jackpot. Donc, lorsque c’est le cas, il faut en tirer le plus de jus possible » expliqua-t-il en 2008 pour justifier sa théorie6.

Avec la naissance de ces conglomérats, les éditeurs nippons se trouvent également en position de nourrir et de structurer autour d’eux le tissu productif du pays, voire au-delà. Enix, qui avait déjà pour tradition de déléguer la conception à un petit pool de studios fidèles (tri-Ace, Quintet, ChunSoft...) amplifie le mouvement après la fusion avec Square. Pléthore de spin-off de Dragon Quest ou Final Fantasy, leurs deux licences phares, mais aussi d’autres projets inédits sont confiés à des studios spécialisés dont les commandes pullulent de plus en plus, alimentées par la forte demande de sous-traitance des grands éditeurs. Trois d’entre eux nous intéressent : Cavia, Access Games et PlatinumGames. Comme c’est le cas pour beaucoup de leurs homologues, leur histoire et celle de la conception des Drakengard et des NieR sont inextricablement liées à la configuration de l’industrie japonaise et aux soubresauts de ses leaders.

DRAKENGARD

La naissance de Cavia

Tout commence autour d’un verre. En 1999, Takamasa Shiba et Takuya Iwasaki se retrouvent dans un bar. Le premier est producteur chez Enix, et le second est homme à tout faire chez Namco, récemment porté à la tête du développement du jeu de vol militaire Ace Combat 3 : Electrosphere. Iwasaki profite de cette rencontre pour faire une proposition à son confrère : et si, à la place des avions de chasse d’Ace Combat, le joueur manipulait un dragon ? Sur un coin de table, les deux hommes posent les fondations du futur Drakengard (Drag-on Dragoon au Japon) : un simulateur de vol de dragon prenant place dans un univers de type médiéval fantastique. À l’époque, les négociations entre Square et Enix n’ont pas encore débuté, et ce dernier, éditeur avant tout, ne peut pas compter sur ses principaux studios partenaires pour accueillir la conception, occupés par la production des prochaines itérations de Torneko, Dragon Quest ou Star Ocean. Iwasaki démissionne de Namco et fonde alors Cavia en mars de l’an 2000 afin de commencer le développement du titre, avec le soutien d’Enix. Une bonne partie des employés émigre alors de Namco, puisqu’ils sont principalement issus des équipes ayant travaillé à Ace Combat, Ridge Racer et les franchises Resident Evil et Crisis. Modeste, la structure se tourne dans le même temps vers la sous-traitance pour gonfler son carnet de commandes. Créée en plein boom de l’animation japonaise, Cavia choisit de se positionner sur le créneau des jeux liés aux licences qui irriguent la sous-culture otaku sur l’Archipel. En même temps que Drakengard, elle lance ainsi la production d’un jeu Game Boy Advance estampillé One Piece et du spin-off Resident Evil : Dead Aim sur PlayStation 2. C’est aussi à cette période que Taro Yoko, à peine la trentaine et lui-même un otaku endurci, entre en scène.

Sous le masque

De nos jours, pour la plupart des joueurs qui ont entendu parler de Taro Yoko, son nom n’évoque aucun faciès en particulier. Incommodé par les apparitions publiques, le réalisateur se munit systématiquement d’un dispositif pour couvrir son visage lors des rendez-vous avec la presse, au moins depuis la création de NieR. Peu avant l’annonce de NieR : Automata à l’E3 2015, Yoko s’est même fait confectionner un masque d’après celui d’Émile par un plasticien de chez PlatinumGames pour la bagatelle de quatre cents euros. Depuis, il le porte sans discontinuer à chaque fois qu’il se trouve en présence d’appareils photo et caméras. Son obstination à cacher son visage sous cette épaisse couche de plastique interpelle, naturellement. On pourrait croire à un artifice de communication ou à l’excentricité d’un créateur énigmatique. Néanmoins, l’anonymat visuel du réalisateur n’est en rien une façon de cultiver le mystère sur sa personnalité. Loin de se prendre pour Banksy (illustre artiste de rue, revendicateur, ayant préféré conserver son anonymat), Yoko préfère juste laisser ses jeux parler à sa place. En fait, demandez-lui, et il vous confiera sans problème qu’il a grandi à Nagoya, dans la préfecture japonaise d’Aichi. Tenanciers de restaurants (izakayas, ramens, tempuras, etc.), ses parents virevoltent au gré des ouvertures d’établissements et confient l’éducation de leur fils à sa grand-mère. On se situe dans les années 1970, quand la cellule familiale japonaise standard englobe encore trois générations. Lorsqu’il arrive au lycée dans les années 1980, le jeune Yoko découvre la culture otaku, faite de déambulations dans les salles d’arcade et d’après-midi moites passés à regarder des tas d’animes. « Sombre et peu attirant » selon sa propre description, Yoko ne fait alors pas partie du cercle restreint des garçons populaires – en cachette, il maudit ses amis qui partent s’éclater avec quelques filles à la plage. Et la situation ne s’améliore pas pendant ses années à la faculté de design de Kobe : devenu un otaku en bonne et due forme, les filles lui échappent toujours. Les « dames » comme il les appelle, ne font pas partie de sa jeunesse. Yoko, comme un parfait métronome, revient toujours de lui-même à ce sujet au gré de ses déclarations publiques. Parfois pour plaisanter, plus souvent pour tenter, visiblement, de ressasser un moment clef de son passé. C’est qu’à ce moment de sa vie, il le sait, Yoko fait partie des perdants de la loterie humaine – ou plutôt des rapports de domination symbolique qui s’exercent à l’adolescence. Ce n’est ainsi probablement pas un hasard si ses futures œuvres démontrent tant de fascination pour les effets néfastes de la mise en compétition des uns contre les autres.

Le jeu vidéo qui lui donne l’envie de devenir concepteur est un shoot them up : Gradius. Sidéré par les déluges de boulettes, toutes les possibilités semblent alors s’ouvrir à lui : « Tu as juste à prendre un écran noir et à placer quelques points dessus, et ça y est, tu peux vraiment sentir cet espace » s’extasiait-il. Le potentiel du médium lui semble infini, capable d’exprimer de la poésie comme du cinéma. À la fin de ses études, il commence sa carrière chez Namco en tant que CG7Designer puis rejoint Sony Computer Entertainment, dont il sera licencié, avant de finalement atterrir en 2001 à Cavia, qui veut en faire le directeur artistique de Drakengard, avant de lui accorder les rênes du développement.

Project Dragonsphere

En effet, débordé par son travail de directeur sur Resident Evil : Dead Aim et ses multiples engagements sur d’autres titres8, Takuya Iwasaki propulse Taro Yoko à la tête du projet, à sa place, et se contentera du rôle de coproducteur avec Takamasa Shiba. La scénariste Sawako Natori s’attelle au travail d’écriture avec Yoko, tandis que s’articule autour d’eux le reste de l’équipe principale, dont le designer de personnages Kimihiko Fujisaka, le producteur exécutif Yôsuke Saitô (Square Enix), le compositeur Nobuyoshi Sano et le designer en chef Akira Yasui. La plupart d’entre eux seront impliqués à divers degrés dans les futures suites. Ensemble, ils commencent à donner vie à l’idée originelle d’Iwasaki, celle d’un simulateur de vol de dragon. Nom de code : « Project Dragonsphere ». Mais après quelque temps, Enix intervient. L’éditeur est épaté par le succès9 du beat them all Dynasty Warriors 2 (la série des Musou, au Japon), un jeu qui consiste à saturer l’écran d’ennemis pour permettre au joueur de faire un carnage. Shiba fait alors pression sur Cavia pour incorporer dans le jeu des phases de combat de type hack ’n ’slash10 afin d’élargir le public ciblé. C’est aussi, à l’époque, un moyen d’innover. Pour le producteur, Drakengard constitue une occasion pour repousser les barrières à la fois du RPG, du jeu d’action et de la simulation de vol grâce au mélange des codes de ces genres. « Je pense que les trois modes s’équilibrent parfaitement », déclarera-t-il à la presse européenne en 2004, après la sortie du jeu. « On pourrait dire que l’effet produit est celui d’un orchestre, où le violoncelle ou le violon ne sont pas seuls : ils se fondent dans l’harmonie. » La vision de Shiba, qui diffère quelque peu du projet original, appartient à une tendance d’hybridation des systèmes, populaire chez les grands éditeurs qui cherchent à gaver leurs jeux de contenus variés pour satisfaire l’appétit des joueurs les plus hardcores. Afin de conditionner Cavia et de sensibiliser les équipes au style Dynasty Warriors, Shiba réunit donc l’équipe dans un coin du bureau et leur passe des DVD de films épiques saturés de scènes de batailles démesurées : La Momie, Le Roi Scorpion, Gladiator... L’objectif consiste à transposer en jeu la sensation de puissance face à l’adversité comprise dans ces scènes. Mais selon Yoko, ce revirement provoque avant tout un branle-bas de combat dans le studio : tout est à refaire, ou presque.

À ce moment-là, Cavia, petit studio taillé pour des projets relativement modestes, va se retrouver submergé. D’une simulation de vol, le projet mute en un action-RPG de moyenne taille, drainant la force de travail d’un peu plus de cent personnes au sein d’une structure relativement étroite. Les premières ébauches du jeu n’étant pas calibrées pour le beat them all, Cavia doit se résoudre à retravailler le squelette même de Drakengard. De nouveaux problèmes émergent. Comment afficher une masse de personnages et modéliser une carte assez grande pour donner l’impression de se battre sur un vrai champ de bataille sans ruiner la performance ? Comment adapter la caméra et les contrôles pour assurer des transitions fluides entre les combats au sol et les phases de vol ? En plus de ces casse-têtes de programmeur, le nouveau cahier des charges inclut l’apparition de sorts de magie aux animations chics et coûteuses en mémoire. Mais impossible de s’en passer : ils font partie des prérequis indispensables à l’orientation heroic-fantasy sur laquelle insiste Enix, puis Square Enix. Yoko, au vu de ces défis techniques, prévoit de faire tenir Drakengard sur deux disques, ce que la production lui refuse. Visiblement en manque de moyens humains et techniques, Cavia ne peut livrer un produit dignement fini. La mécanique de saut, faute de pouvoir être déboguée à temps, n’apparaît pas dans la version définitive. La caméra, serrée et difficilement maniable dans la version japonaise, est retravaillée dans les versions américaines et européennes, en même temps qu’elles sont purgées de bugs assez grossiers. Mais c’est encore trop court. Sans surprise, lorsqu’il sort en Occident en 2004, Drakengard est épinglé par la presse et les critiques pour ses faiblesses mécaniques et techniques. Le moteur graphique toussote dès que l’écran est un tant soit peu surchargé, la distance d’affichage est au mieux passable, les environnements au sol sont, la plupart du temps, dramatiquement vides et fades, la modélisation des unités d’infanterie ennemie et leurs animations sont à peine crédibles... L’action beat them all, surtout, même pour l’époque, manque drastiquement de piquant et de variété. Les mouvements du héros Caim se limitent à une poignée de prises, souvent semblables et extrêmement répétitifs, en plus d’être lents. Au Japon, on utilise l’euphémisme de « slow action » pour définir ce ratage en règle. Plus tard, lors de la sortie de Drakengard 311, Shiba reconnaîtra à demi-mot une erreur de distribution. Avant tout spécialisée dans la création de jeux d’arcade façon Namco, Cavia ne disposait pas de l’expertise nécessaire pour peaufiner et ajuster le versant action imposé par Enix. En revanche, les équipes ont su proposer quelque chose de neuf en superposant le canevas des Ace Combat sur celui du jeu de rôle.

L’héritier d’Ace Combat

Beaucoup ont vu dans Drakengard une tentative de relecture de la série de shooter sur rail Panzer Dragoon du studio Team Andromeda, qui s’était lui-même essayé au jeu de rôle avec le volet Panzer Dragoon Saga. Mais la moelle de Drakengard, comme beaucoup de ses trouvailles, hérite en réalité du travail d’Iwasaki sur Ace Combat 3. Plusieurs motifs récurrents de la série qui ont participé à son succès et à son identité ont été empruntés au jeu de Namco. À commencer bien sûr par le vol à la troisième personne avec caméra libre, le « Strafe Mode », dans lequel le dragon rouge Angélus, contrôlé par le joueur, peut incendier le champ de bataille depuis les airs. Le lien de parenté fut probablement occulté par la presse à cause du catastrophique portage occidental d’Ace Combat 3, qui le priva d’une bonne partie de ses atouts. Parmi les éléments amputés lors de la localisation se trouvaient six fins possibles et différents embranchements scénaristiques qui dépendaient de la performance du joueur lors des missions principales. Abondamment mise en scène, la version originale contenait également de longues sessions de communication radio entre les personnages principaux et des scènes en dessin animé, le tout entièrement doublé. Autant d’éléments coupés de la version vendue aux Européens et Américains, mais qui alimentèrent la structure de Drakengard.

Découpé en treize chapitres eux-mêmes subdivisés en sous-chapitres accessibles depuis un menu-carte, Drakengard se scinde en trois types de missions : aérienne, au sol, et un format hybride où le joueur peut alterner entre les deux. En plus de la campagne principale, diverses quêtes annexes proposent de revisiter des zones déjà traversées afin de collecter armes et trésors supplémentaires. Rien de plus banal, en somme. Cela se corse lorsque le joueur qui a fini une première fois le jeu doit naviguer entre les sous-chapitres pour tenter d’accéder aux fins additionnelles. En accord avec la philosophie arcade qui imprègne ses programmeurs, Cavia cache une partie du scénario derrière des conditions de performance. Les histoires des personnages secondaires, notamment, ne pourront être accessibles qu’après avoir fini certains passages sous une certaine limite de temps. Mais le défi le plus fou, au sens de dérangé, reste la collecte de toutes les armes, nécessaire pour accéder à la cinquième et dernière fin, dite « fin E ».

Outre les embranchements et les multiples fins, Drakengard instaure en effet une mécanique qui sera répliquée dans tous les autres jeux de la série12 : celle de la récolte et du renforcement des armes. Au nombre de soixante-cinq dans le premier volet, réparties en plusieurs catégories (épée à une main, arme d’hast, etc.), celles-ci disposent de leurs propres statistiques et combos. Plus une arme sert à tuer, plus elle gagnera des points d’expérience et pourra monter de niveau, trois fois au maximum. En plus du changement d’apparence qui accompagne cette montée en puissance, chaque palier franchi révèle un petit pan de l’histoire de l’arme, presque toujours tragique à souhait. Et comme dans ses suites (à l’exception de NieR : Automata), Drakengard impose de récolter l’arsenal tout entier pour accéder à la dernière fin. Une tâche presque impossible à réaliser sans un guide sur les genoux, étant donné leurs conditions d’obtention parfois abracadabrantesques13. Non moins farfelue est la fin E, qui téléporte le joueur dans le Tokyo moderne. Une « blague » selon Yoko, inspirée par les « easter eggs » extraterrestres de Silent Hill14. Plus qu’une plaisanterie en réalité, il s’agit là de l’aboutissement d’un processus stratégique de démarcation entrepris par Cavia durant la conception.

Opération distinction

Le dilemme est le suivant : comment Drakengard peut-il se démarquer de la concurrence ? L’enjeu est crucial tant le marché sur lequel le jeu doit se placer est saturé, à la fois par la présence annuelle de Dynasty Warriors et la déferlante de titres. Entre 2001 et 2003, plus d’une centaine de jeux de rôle japonais sont parus sur PlayStation 2 seulement15. L’insistance de Shiba pour ancrer le jeu dans les codes de l’heroic-fantasy à la Donjons & Dragons n’aide pas à trouver une solution : ce genre d’univers inonde déjà les étals des boutiques de jeux vidéo. On demande tout de même à Yoko de concevoir un univers fantastique se rapprochant de Final Fantasy ou Dragon Quest. Sachant qu’il n’avait aucune chance d’aller bousculer ces deux ténors sur leurs platebandes, le réalisateur préfère prendre la tangente. Il place l’action dans le folklore médiéval européen (les mythes celtes notamment). Puis il tente d’introduire de vrais noms de pays pour donner une impression de réel en décalage avec la fantasy : France, Allemagne...16 Mais la production s’y oppose, et le contraint à employer des noms plus génériques et moins réalistes : « pays de la forêt », « pays de la montagne »... Puisqu’il ne peut pas se différencier par un univers original, Yoko choisit de faire varier le ton. Prenant le contre-pied des jeux de rôle japonais pour adolescents souvent lumineux et bon enfant, il s’oriente intentionnellement vers des thématiques plus sombres, voire tabous. La thématique du jeu est trouvée : l’immoralité. La forte présence d’éléments hack and slash servira de terreau à cette orientation. Dans l’esprit de Yoko, il s’agit en effet de l’occasion parfaite pour s’interroger sur la tendance des héros de jeux vidéo à tuer sans gêne, sans la moindre trace d’affliction morale. À l’époque, Dynasty Warriors en est ironiquement l’exemple le plus flagrant, puisque la série a bâti sa réputation sur l’ampleur des carnages qu’elle produit à l’écran. Sûrement, pense Yoko, les personnages qui participent à de telles atrocités doivent en réalité devenir fous et ne méritent pas une fin heureuse. La folie devient ainsi le leitmotiv du premier Drakengard, dont les personnages sont tous plus ou moins frappés de démence, sous une forme ou une autre : inceste, pédophilie, cannibalisme, soif de sang, la surenchère est intentionnelle et exagérée17, mais pas totalement dénuée de sens – tant au niveau marketing qu’artistique. Pour le réalisateur, peu réjoui par l’inclusion de phases d’action au sol, la critique du beat them all par la surcouche narrative lui permet de mettre à distance cette violence qu’on lui impose et de déployer une atmosphère assez originale pour être remarquée.

Afin d’accompagner et de souligner cette ambiance poisseuse, Nobuyoshi Sano (Tekken 3, Ridge Racer) compose une bande-son à l’orchestration chaotique élaborée à partir d’extraits de musiques classiques populaires (Dvorak, Debussy, Mozart, Wagner...), tordus et déformés à l’extrême. La requête émane à l’origine de Takamasa Shiba, le producteur. Celui-ci demande à Denji Sano, le directeur musical, quelque chose de « classiquement raffiné » accompagné d’un élément de folie noire. L’équipe responsable du son théorise alors une méthode pour obtenir des « otodama », traduisible par « sons mystiques » ou « sons de l’esprit ». Takayuki Aihara, co-compositeur, sélectionne les phrases de grands succès de la musique classique qui serviront de matière première. Celles-ci sont orchestrées, puis reconstruites numériquement. Par ordinateur, elles sont ensuite superposées, mélangées, coupées, comme passées au shaker par un fou, sans réelle volonté d’harmoniser les temps et les atmosphères. Sano use de toute la palette offerte par la technologie pour casser et réarranger les pistes : boucles, lecture inversée e tutti quanti. Passés à la moulinette des techniques de la musique techno, les extraits de musique classique initiaux ne ressemblent à plus rien de reconnaissable, si ce n’est une longue incantation disloquée, une interminable transe viciée. Une manière pour le compositeur de corrompre le familier, d’en faire émerger l’agonie, en écho à la cacophonie mentale des personnages et à l’horreur du champ de bataille. L’effet est tellement saisissant pour Sano que celui-ci a l’impression d’avoir perverti l’histoire. À l’époque, l’approche déconstructiviste de la bande-son ne plaît pas réellement à la critique ni aux joueurs. Trop cacophonique, trop bruyamment avant-gardiste. Habitués aux compositions plus mélodieuses et harmonieuses caractéristiques du jeu de rôle japonais, les fans du genre sont déconcertés. La trame sonore de Drakengard reste pourtant l’une des tentatives les plus intéressantes de panacher l’utilisation du bruit et la démarche expressionniste avec un panel de musiques classiques dans le jeu vidéo. Le fait même qu’elle puisse exister relève d’ailleurs de l’exploit tant la norme consacrait à l’époque le rock progressif ou les partitions guillerettes. Mais pour Iwasaki, le producteur, cette orientation musicale s’est imposée comme une évidence, tel qu’il l’expliquera dans le livret accompagnant la réédition de la bande-son18 : « Drakengard dépeint la pathétique folie de personnes dont on a lavé le cerveau. Le joueur qui participe à cela a besoin d’un accompagnement qui peut lui faire ressentir ces sombres émotions. » Iwasaki termine en se réjouissant que la musique de Drakengard fonctionne comme un « hallucinogène induisant un cauchemar sans fin », signe que tout compromis à ce sujet fut écarté au profit d’une expérimentation radicale. Mais celui qui parle le mieux de cet étrange objet musical, c’est Taro Yoko. On ne résiste pas à l’envie de vous partager son analyse dans sa totalité, parue elle aussi avec la réédition de la bande-son en 2011. Aigre-douce et poétiquement naturaliste, elle éclaire autant le jeu que la personnalité de celui qui l’a conçu.

« Ce serait difficile d’expliquer la musique de Drakengard en un seul paragraphe. Je veux que vous imaginiez la chose suivante : un matin sans travail ou école auxquels se rendre, un œuf soigneusement choisi repose sur la table depuis la nuit dernière, conservé à température ambiante. Vous cueillez délicatement l’œuf et l’ouvrez au-dessus d’un bol rempli de riz koshihikari19, en ajoutant un soupçon de katsuhobushi20 finement râpé sur un bloc de bois. Pour agrémenter le tout, et ici vous devez être prudent, vous ajoutez quelques gouttes de sauce soja légèrement colorée. Vous prenez votre temps pour remuer lentement ces ingrédients. Filtré par les grains de riz chauds, une partie de l’œuf cuit tandis que l’autre reste crue. Les éléments ne doivent pas être entièrement mélangés. Si c’est possible, il est souhaitable que deux à trois agrégats de riz restent complètement vierges d’œuf, tels des carrés de marbre. Combiné avec l’œuf cru, ce riz, qui est le plus chaud possible, gardera le plat à bonne température. Nous débattons calmement des mérites de nos ingrédients respectifs tandis que la mixture se déploie dans votre bouche et remplit votre estomac vide. Puis, la musique lorsque nous nous entretuons. »

Fin gourmet, Yoko est également, on l’a dit, un otaku averti. Pour nourrir la déviance de ses protagonistes et le climat repoussant de son jeu, il va puiser son inspiration dans les seinens, du nom de ces mangas pour adultes aux thématiques d’ordinaire plus complexes et moralement ambiguës que dans les mangas pour adolescents. Le manga Berserk et la série d’animation Neon Genesis Evangelion sont pris comme points de référence. Le premier pour son ambiance dark fantasy et le personnage de Guts d’après lequel Caim sera façonné, la seconde pour son atmosphère morose et sa distribution d’adolescents torturés sur lesquels Yoko et Iwasaki se baseront allégrement pour confectionner celui de Drakengard. Le réalisateur profite également de cette occasion pour régler ses comptes avec quelques stéréotypes de l’animation japonaise qu’il trouve discutables. En plus des travers violents du jeu vidéo, son entreprise de déconstruction cible en effet la série d’animation Sister Princess et sa fétichisation du cliché de la petite sœur parfaite. Sorti en manga, à la télévision puis en jeu vidéo sous la forme d’un eroge21, Sister Princess raconte l’histoire de douze sœurs qui idolâtrent leur unique grand frère. Populaire exemple de la littérature harem22 qui pullule au Japon, Yoko en livre une satire acide à travers le personnage de Furiae et ses envies d’inceste envers son grand frère Caim. La fin B, dans laquelle Furiae se transforme en monstre et se multiplie à l’infini, est conçue comme une illustration de la superficialité et de la cruauté de ces sœurs.

Bien que ces exemples tendent à illustrer la largesse dont a disposé Yoko pour imposer sa vision, la vérité s’avère un peu plus nuancée. Tout au long du développement, le réalisateur doit se battre pour faire prévaloir ses idées. Des petits riens, mais qui par leur quantité agaceront suffisamment Yoko pour qu’il renonce à diriger Drakengard 2. Ici, on lui demande de colorer un ciel en bleu au lieu des teintes rouges et grises qui confèrent un cachet surréaliste au jeu. Là, d’adopter une nouvelle nomenclature pleine de charabia inventée pour le jeu alors qu’il peut se baser sur des mythologies existantes. Surtout, les producteurs doivent mettre le holà avant que les personnages ne deviennent trop sombres. Les agissements de Leonard, le prêtre pédophile, devaient, par exemple, être davantage explorés.

Cavia se restructure

À sa sortie, Drakengard emporte l’adhésion d’un bon nombre de joueurs tant japonais qu’occidentaux. Sur l’Archipel, le jeu trouve vingt-deux mille preneurs lors de la première semaine et se hisse tout en haut du classement des ventes. Fin 2003, ce chiffre a doublé. En Europe, le jeu s’écoule à un peu plus d’une centaine de milliers d’exemplaires la première année de commercialisation, un score correct étant donné l’époque et la niche ciblée. Ce succès suffit à Square Enix pour accorder son feu vert à l’élaboration d’une suite. Yoko propose alors un concept qui renouerait avec les racines arcades de Cavia : un shooter spatial avec des dragons. Mais son idée est rejetée assez vite. À la place, Drakengard 2, conçu parles mêmes cadres créatifs à l’exception de Yoko, reprend en substance la formule beat them all hybride de son aîné et tente de l’améliorer. L’action prend théoriquement23place dix-huit ans après la fin A de Drakengard lors de laquelle Angélus, le dragon rouge, devient la déesse du sceau après la disparition de Furiae. Certains des personnages originaux, dont Caim, Seere et Manah, croisent le chemin du héros, Nowe, un des chevaliers chargés de protéger le sceau. Dirigée par Akira Yasui, designer en chef du premier volet, cette deuxième création rentre dans le rang du jeu de rôle japonais et propose un monde bien plus coloré, vivant et adolescent que son aîné. Square Enix cherche en effet à adoucir le ton afin que Drakengard puisse convaincre un public plus large et devienne ainsi une de ses licences phares. Mais ce revirement déçoit de nombreux fans de la première heure, attachés à l’ambiance glauque de l’original. En rétrospective, Shiba concédera d’ailleurs que la requête de son éditeur avait été une erreur24, les critiques ayant reçu plus froidement ce nouvel épisode – cette fois-ci, l’univers et les personnages, plus conventionnels, ne peuvent pas rattraper les errements du gameplay, presque inchangé.

Yoko quant à lui, pris par d’autres impératifs, n’intervint que dans la dernière phase de la conception en tant qu’éditeur vidéo. Sa distance avec le projet ne l’empêche pas néanmoins de communiquer ses désaccords créatifs à Yasui, avec lequel il entretient une relation qu’il qualifie d’« amour-haine ». Leur rivalité prend une telle proportion qu’elle est immortalisée dans le jeu, à travers l’histoire de l’arme Sépulcre (Kingsblood dans la version anglaise). Celle-ci raconte la lutte quasi fratricide de deux amis généraux, provoquée par leur même convoitise d’une épée unique. Rapidement, la joute évolue en guerre. Pour vaincre son adversaire, l’un met à profit sa force (Taro Yoko), l’autre sa souplesse stratégique (Akira Yasui). Aucun des deux ne semble triompher. L’apologue se termine sur la réflexion d’un villageois présent sur les lieux de la bataille, qui remarque que les deux généraux étaient tous deux de braves guerriers, et que le monde aurait été plus heureux s’ils avaient coopéré au lieu de semer la destruction. Les deux programmeurs, en bons termes à la ville, n’ont, quant à eux, plus jamais retravaillé ensemble.

Malgré tout, Drakengard 2 se vend bien. Assez bien visiblement pour que Cavia, également confortée par les bons scores de Ghost in The Shell : Stand Alone Complex et Naruto : Uzumaki Chronicles, augmente la taille de ses opérations. En octobre 2005, Cavia change son nom et se reconvertit en une holding de studios : AQ Interactive. À la base de cette opération, l’ancien président (1984-1998) et fondateur de SEGA of Japan, Hayao Nakayama, qui prend la présidence du conseil d’administration de cette nouvelle entreprise. Les chiens ne faisant pas des chats, la structure d’AQ Interactive réplique celle en vigueur chez la firme du hérisson bleu avant son rachat par Sammy, à savoir la mise sous parapluie de plusieurs unités de développement aux faibles synergies25. Rien d’innocent là-dedans, puisqu’AQ Interactive place sous sa protection des filiales formées ou rejointes par des transfuges de SEGA partis peu avant ou après le rapprochement avec Sammy. On peut citer Artoon, fondée par le designer de personnages de la Sonic Team, Naoto Oshima, suivi dans son exil par une bonne partie de son équipe et de celle de la Team Andromeda, dont Yoji Ishii (OutRun, Panzer Dragoon) qui occupera le poste de P-DG de la holding. Transformée par Microsoft Game Studio Japan en un studio d’appui pour la réalisation des jeux de Mistwalker26, notamment Lost Odyssey, l’entreprise Scarab, renommée pour l’occasion Feelplus, tombe aussi dans l’escarcelle d’AQ Interactive. Rebaptisée Cavia Inc., la troisième et dernière filiale regroupe les opérations de programmation du jeu vidéo de l’entreprise originale. L’offensive annoncée par cette restructuration s’engage au moment des fêtes de fin d’année : en décembre, chacun des trois studios annonce un ou plusieurs titres en cours de conception, sur les consoles de prochaine génération.

Montée comme un navire de guerre lancé à l’assaut des nouvelles consoles (Wii, Xbox 360, PlayStation 3), AQ Interactive s’inscrit dans la tendance centralisatrice caractéristique de l’industrie japonaise à l’époque, consciente du raz-de-marée occidental qui se prépare. Néanmoins, elle se démarque en ce qu’elle évite d’absorber directement les équipes de production dans une maison-mère et préfère cultiver les associations par à-coups. Il en va ainsi de la coopération entre Feelplus et Mistwalker, mais aussi de celle entre Mistwalker et Cavia Inc. sur le jeu de rôle Cry On. Premier gros projet de Cavia sur consoles haute définition avec le très nanar Bullet Witch, cet action-RPG dont on sait finalement peu de chose27 sera cependant annulé par AQ Interactive fin 2008, trois ans après sa divulgation, et surtout quelques mois à peine après la crise américaine des subprimes28, laquelle n’ayant pas épargné le secteur du jeu vidéo.

Cavia, qui se retrouve avec un gros trou dans son calendrier, ne bénéfice pas non plus grandement de l’apport d’AQ Interactive, dont la principale erreur est probablement d’avoir en partie orienté son activité d’édition vers la Xbox 360. Peu populaire au Japon, la console américaine n’a jamais réellement su y trouver son public. Beaucoup de studios japonais, dont Mistwalker, pensant prendre un coup d’avance sur le marché occidental en lui consacrant des exclusivités, se sont allégrement cassé les dents. Ainsi Bullet Witch et Tetris : The Grand Master Ace, les deux principaux titres de Cavia édités par AQ Interactive et parus sur Xbox 360, ont fait un four. Malgré tout, le studio parvient à se maintenir avec son activité de commande en sous-traitant pour Capcom (Resident Evil : The Umbrella Chronicles), Bandai Namco (quelques jeux de la série Fate) et SEGA (l’adaptation Wii de Sega Bass Fishing). Mais en pleine crise du jeu vidéo japonais29, laquelle est renforcée par un regain de la récession économique dans le pays, les lendemains s’obscurcissent pour Cavia. Leur prochain jeu, NieR, sera leur chant du cygne.

NIER

Au départ, une envie de merveilleux

Les premiers brainstormings pour le prochain épisode de Drakengard débutent, peu après la sortie du deuxième volet, avec cette fois-ci Taro Yoko en première ligne. Shiba prévient toutefois son collègue qu’avec l’arrivée de la septième génération de consoles, AQ Interactive ne soutiendra pas un projet sur la PlayStation 2, condamnée au trépas. Le jeu s’oriente donc vers les prochaines plateformes. La Xbox 360 est initialement retenue.

Mais petit à petit, ce qui sur le papier devait devenir Drakengard 3 mute en tout autre chose. Si bien qu’en interne le nom est abandonné et remplacé par celui de NieR. Les premiers jets du script parlent d’une bataille prenant place dans un monde façonné par l’imaginaire des livres d’images. On retrouve les traces de ces travaux préliminaires dans les noms des boss du futur jeu, tous inspirés des contes populaires comme Pinocchio, ou Hansel et Gretel. Mais la piste du merveilleux est abandonnée assez tôt au profit d’un univers plus fantasy et adulte. NieR évolue alors en un spin-off du premier Drakengard, et sera même considéré comme sa suite, puisqu’il en continue la fin E. Si les créateurs ne se sont pas exprimés publiquement sur les raisons de ce revirement, on peut aisément en identifier au moins une. À l’époque, Square Enix s’intéresse au projet, et l’éditeur dispose déjà d’une franchise exploitant le créneau de la fable enfantine : Kingdom Hearts. En outre, la naissance de Kingdom Hearts incarne un tournant dans la stratégie de l’éditeur, celui de l’action-RPG, qui va grandement peser sur l’orientation de NieR.

Les hésitations de Square Enix

Aux alentours de la fin des années 2000, la firme constate l’épuisement de la recette traditionnelle du jeu de rôle japonais au tour par tour. Si les épisodes numérotés de Final Fantasy et Dragon Quest se vendent toujours aussi bien, leurs produits secondaires basés sur cet ancien modèle peinent de plus en plus à convaincre. Et au siège de l’entreprise à Shinjuku, on sent bien que la montée en puissance des processeurs graphiques annonce une nouvelle ère pour le jeu vidéo, plus résolument tourné vers l’action. Ainsi, quelques-unes de ses séries phares comme Final Fantasy VII ou Final Fantasy : Crystal Chronicles passent à la moulinette de l’action-RPG30. Ce repositionnement, amorcé en grandes pompes par l’éditeur avec Kingdom Hearts et sa collaboration avec Disney, va irriguer toute la chaîne de production et se répercuter sur les studios qui collaborent avec l’éditeur.

Le comportement de Yôsuke Saitô, producteur chez Square Enix responsable de Cavia, illustre parfaitement cette transformation. D’abord favorable à ce que Yoko oriente NieR dans la direction d’un RPG épique à la Final Fantasy ou Star Océan, le cadre se ravise au cours du développement, intimant plutôt au réalisateur de produire un jeu « vraiment basé sur l’action ». Yoko ne l’écoutera qu’à moitié et livrera un action-RPG traditionnel dans ses mécaniques, à raison tant Cavia n’excelle pas dans le domaine du beat them all. Mais le demi-tour opéré par Saitô ne s’avère pas dénué de logique. Square Enix ne dispose pas encore de jeu phare orienté action et explicitement destiné aux adultes – en somme l’équivalent d’un Kingdom Hearts pour les vingt-cinq à trente-cinq ans. L’enjeu est de taille puisque, comme indiqué en préambule, le public vieillit et l’éditeur cherche à conserver les joueurs qui ont grandi avec la marque. Yôichi Wada, le PDG, a en outre conscience que les trentenaires japonais, hommes actifs d’aujourd’hui et adolescents d’hier, ne disposent plus du temps nécessaire pour se plonger dans une grande aventure des dizaines d’heures durant. Les jeux d’action, par convention plus courts, peuvent donc offrir une intéressante solution à ce problème31. Plus qu’un épiphénomène éditorial, NieR représente par conséquent une chance pour Square Enix, celle de combler un vide dans son catalogue32. Et bien que la vision imprimée par Yoko ne réponde pas entièrement à son cahier des charges, les synergies existent. Au moins, les principales conditions sont respectées : gameplay hack and slash, univers sombre, trame tragique, dialogues chargés en jurons, sang à foison... À défaut d’obtenir son propre Devil May Cry, la firme aux cristaux s’assure au moins une place sur la ligne de départ.

NieRse dédouble

Quelques signatures plus tard, voilà donc Cavia lancée à pleine vapeur sur les rails d’un projet qui durera trois ans, généreusement assisté par les équipes de Square Enix (50 % de l’équipe en moyenne) qui compte beaucoup sur la réussite de cette nouvelle licence – surtout à l’export. Tant et si bien qu’une collaboration étroite s’établira entre les bureaux américains de l’éditeur et la direction de Cavia. Lors d’une réunion de présentation à Los Angeles visant à recueillir l’avis des Occidentaux, Yoko et son producteur sont invités à présenter le scénario : dans un monde en proie à la désolation, un jeune guerrier tente de sauver sa petite sœur, Yonah, d’une terrible maladie grâce à ses aptitudes au combat. Sursaut du côté des Américains. Le personnage de Nier, seize ans, fin, androgyne, visiblement fragile, presque fébrile, ne correspond pas aux attentes du marché occidental. D’après les décideurs, le fait qu’un tel jouvenceau puisse manier d’énormes épées risquerait d’apparaître ridicule. Tout est chamboulé : le héros doit changer. Petit aparté : il est sans doute bon de noter que l’on se trouve alors en pleine vague de dadification33 du jeu vidéo. Yoko s’exécute et travaille à l’élaboration d’un second protagoniste, ou plutôt d’une version plus occidentalisée et mature du héros. Nier n’est plus un frère, mais un père quadragénaire du gabarit d’une armoire. Du côté de Square Enix, on entérine le principe que deux versions seront commercialisées : l’une avec le jeune, l’autre avec le vieux – sans (presque)34 aucune autre différence entre les deux. En même temps, une mouture PlayStation 3 est mise en route, afin d’optimiser les chances de réussite. Après avoir procédé à une fine arithmétique culturelle, l’entreprise décide finalement que l’Europe et l’Amérique recevront uniquement la boîte contenant l’aventure de Nier père, publiée sous le nom de NieR sur Xbox 360 et PlayStation 3. Tandis qu’au Japon uniquement, cette variante sera baptisée NieR Gestalt, et paraîtra exclusivement sur la console de Microsoft. Du côté des PlayStation 3 nippones, on retrouvera le jeune Nier dans NieR Replicant. Enfantin. À ceci près que la version originale, celle contenue dans NieR Replicant, n’a failli jamais voir le jour. Au cours d’un autre rassemblement outre-Pacifique, le personnel américain de Square Enix, s’inquiétant des potentiels délais causés par le portage sur la machine de Sony, propose d’annuler NieR Replicant et de ne garder que NieR Gestalt. Yoko, outré, contre avec succès la proposition en prévenant sa direction des conséquences d’une telle décision sur le moral de l’équipe et de la baisse de productivité qui ne manquerait pas de suivre, condamnant NieR Gestalt à subir un délai encore plus important. Une victoire qui sonne comme une revanche pour le directeur créatif après ses joutes à répétition avec la production sur Drakengard, mais qui, surtout, souligne le grand degré de liberté dont il disposait, confirmant sa position d’auteur dans un paysage japonais relativement chiche en la matière.

Une programmation sous le signe de la diversification

Dès le départ, Yoko écarte l’idée de répéter les excentricités de Drakengard et souhaite orienter son jeu vers des thématiques plus radieuses comme l’amitié et l’effort. Le réalisateur s’ennuie vite, et il n’est pas question de se reposer sur ses lauriers. Surtout, il veut éviter d’avoir à se démener pour faire valider ses choix créatifs. « J’ai donc pensé qu’avec NieR, je ferais un jeu normal. C’est ce que j’ai essayé de créer, un jeu normal35 », se souviendra-t-il peu après l’annonce de NieR : Automata. Mais il est rapidement forcé de s’avouer à lui-même qu’en réalité, il « ne peut rien faire d’autre à part des jeux étranges », comme il le reconnaîtra dans une longue interview parue dans le Grimoire NieR36. Exit donc les joyeuseries envisagées au départ, place au bizarre et à l’inconfortable.

L’étrange de NieR, Yoko est allé le puiser dans les événements du 11 septembre 2001 ou plutôt de sa conséquence directe : la guerre contre le terrorisme. Le conflit irakien bouleverse son intuition sur le meurtre et l’envie de dominer. Alors qu’il était convaincu qu’il fallait être fou pour massacrer des dizaines, centaines ou milliers de personnes, comme Drakengard tentait de le démontrer, la véhémence du conflit au Moyen-Orient le persuade qu’en réalité, il suffit de penser que l’on agit pour le bien, ou d’être convaincu d’être dans son bon droit, pour tuer. Influencé par cette révélation, NieR, dès sa genèse, entreprend de jouer sur les points de vue.

La fable envisagée en préproduction et qui devait servir de scénario conte ainsi les péripéties d’un groupe de héros cherchant à empêcher les méchants issus des livres d’images de ressusciter leur chef, un scientifique. Classique. Sauf que les intentions des antagonistes ne sont pas forcément celles qu’on leur attribue. Ils ont en réalité pris conscience que dans le monde des contes, la même histoire se répète à l’infini et donc qu’ils sont destinés à être mauvais et punis pour l’éternité. Le scientifique qu’ils tentent de ressusciter essaya une première fois de les délivrer de ce supplice, avant qu’il ne soit tué par les héros, lesquels espèrent à nouveau déjouer le plan des méchants. Morale : tout est une question de point de vue.

Dans la version définitive du jeu, cette volonté de désenclavement du point de vue unique se retrouve dans la mécanique du New Game +37. Contrairement à Drakengard, il ne s’agit plus seulement de présenter un dénouement alternatif, mais de changer la direction du projecteur braqué sur une seule et même réalité. La décision de faire parler les Ombres et les scènes additionnelles parsemées le long du chemin vers la deuxième fin viennent instiller le doute, et réarrangent drastiquement la compréhension du scénario initial. Un souci de vraisemblance pour Yoko, qui trouve là un moyen d’accuser la vanité de nos certitudes. C’est cette même attention au réel qui le pousse, consciemment, à laisser inexpliquée une grande partie du fonctionnement de la complexe machinerie du Projet Gestalt. Élaboré conjointement avec Sawako Natori et Hana Kikuchi (sa nouvelle recrue au scénario), cet élément ne doit servir qu’à cadrer l’action. L’arc émotionnel, celui de Nier et de sa sœur ou fille, constitue la priorité. Une situation en somme assez similaire à celle de notre monde pour Yoko ; les raisons qui motivent l’éclatement de tel ou tel conflit sont toujours tronquées, déformées, dissimulées sous les ramifications de l’histoire.

Également informé par le thème du cadrage, le gameplay se déploie comme un portfolio des genres du jeu vidéo, jonglant avec les angles de caméra comme autant de lentilles, diffractant la vision du joueur sur l’univers qu’il parcourt. Le cœur de l’action singeant God of War – les combats de boss dantesques, les joutes beat them all –  – ne constitue que l’une des facettes d’un prisme aux nombreux côtés. La profusion des genres – visual novel38, danmaku39, plateforme, etc. —, hommage protéiforme des otakus de Cavia au jeu vidéo, naît justement de la frustration ressentie par Yoko vis-à-vis des limitations imposées par le genre, par le triomphe d’une classification sur l’autre. Dans sa grande entreprise de décloisonnement des points de vue, le réalisateur veut, avec NieR, détruire le concept même de genre, casser les murs, dynamiter les fondations. D’où cette trouvaille saugrenue d’effacer la sauvegarde du joueur lors de la fin D.

L’idée germe assez tôt dans l’esprit du réalisateur, mais craignant que la production et le reste de l’équipe n’expriment leur désaccord, il préfère se taire. Pourtant, lorsqu’il dévoile finalement la fonctionnalité un peu plus tard, le producteur Yôsuke Saitô l’approuve et s’arrange pour qu’elle soit incluse dans le produit définitif. Peu après la sortie du jeu, des flots de témoignages traumatisants abondent sur les forums du net. Leur précieuse sauvegarde écrasée sans vergogne, les joueurs crient au génie ou à l’assassin. Puis un détail en particulier les interpelle. Au lancement d’une nouvelle partie, il s’avère impossible de réutiliser le nom du personnage choisi dans la sauvegarde disparue. C’est en fait l’héritage d’une différente architecture du jeu, envisagée par Yoko dans l’hypothèse où l’écrasement n’aurait pas été approuvé. Selon ce schéma, le joueur devait achever le jeu pas moins de sept fois avant d’assister à la dernière fin. Au terme des trois premières fins, A, B et C, le nom donné au personnage principal aurait été retenu par la console et le joueur n’aurait pas pu le réutiliser. Si ce dernier avait obtenu ces mêmes fins à nouveau (avec un autre personnage), il serait entré dans la nouvelle The Lost World (publiée dans le Grimoire NieR). Celle-ci narre le combat de Kainé avec les machines de la forêt des Légendes et sa lutte interne pour se rappeler de Nier. Au bout de la manœuvre, le joueur aurait pu rentrer le nom de son premier personnage, puis accéder à la fin D. La mécanique, on le comprend, tentait d’allégoriser la dichotomie entre l’oubli de Kainé et le souvenir du joueur.

Réception en deux temps