L'Oeuvre libertine de l'abbé de Voisenon - Claude-Henri de Fusée de Voisenon - E-Book

L'Oeuvre libertine de l'abbé de Voisenon E-Book

Claude-Henri de Fusée de Voisenon

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  • Herausgeber: Ligaran
  • Kategorie: Erotik
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2015
Beschreibung

Extrait: "M. Henri Roch avait autant de sortes de réputations qu'il y a de quartiers dans Paris : au Palais-Royal, on le prenait pour un amateur du beau sexe; aux Tuileries, il passait pour un philosophe : ses propos, ses liaisons et la sagesse de sa conduite lui méritèrent cet honneur ; dans le faubourg Saint-Germain, on le regardait comme un dévot."

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Introduction

Claude-Henri de Fuzée de Voisenon « a passé sa vie, dit Grimm, à être mourant d’un asthme et à se rétablir un instant après. »

Cette existence asthmatique a duré soixante-sept ans, du 1er juillet 1708 au 22 novembre 1775. Et cet état perpétuellement maladif n’a pas entamé un seul instant la bonne humeur de l’abbé de Voisenon. Son esprit, son badinage, ce je-ne-sais-quoi de pétillant, de bondissant, qui le faisait appeler par le marquis de Polignac, avec assez de justesse, petite poignée de puces, devait faire fortune dans des salons frivoles avec extravagance.

Dès onze ans il adressait ses premiers essais en vers à Voltaire, qui les goûta et encouragea l’auteur. Bientôt quelques légers succès au théâtre le remplirent d’espoir et d’ivresse. Mais à la suite d’un duel dans lequel il blessa son adversaire, un officier, il se dégoûta du monde, entra au séminaire, s’enfonça dans l’étude de la théologie et des Pères et devint un exemple de piété.

M. Henriot, évêque de Boulogne-sur-Mer, son parent, lui donna un canonicat dans son église, l’ordonna prêtre et le fit son grand vicaire. Il se reposa sur lui de la plus grande partie des soins de l’épiscopat. L’abbé de Voisenon répondit à sa confiance et à son amitié par un zèle infatigable. Il pensait que le moyen le plus sûr de faire triompher la religion était de la faire aimer. Il regardait la charité comme la vertu la plus agréable à Dieu et ses exemples la persuadaient encore mieux que son éloquence.

M. Henriot étant mort presque subitement, la ville et le clergé de Boulogne firent conjointement une députation au cardinal de Fleury, pour le supplier de faire nommer le grand vicaire au siège vacant ; mais l’abbé de Voisenon, averti de cette démarche, partit de nuit pour Versailles et courut chez le ministre, pour lui demander, comme une grâce, de rejeter le vœu des Boulonnais : « Eh ! comment, lui disait-il, veulent-ils que je les conduise, lorsque j’ai tant de peine à me conduire moi-même ? » Il parut si extraordinaire de voir à la cour un jeune ecclésiastique solliciter un refus que tout le monde s’empressa de le connaître. Le ministre ne voulut pas laisser sans récompense un désintéressement si rare : il lui donna l’abbaye royale du Jard, qui n’exigeait ni résidence, ni devoirs au-dessus de ses forces.

Rendu à lui-même, il ne put revoir ses amis et la capitale sans que son goût pour la poésie ne se réveillât. Les gens de lettres les plus recommandables formaient alors deux sociétés. M. de Voltaire était le chef de la première ; il attira son ancien élève, qui s’acquit l’estime et la confiance de madame la marquise du Châtelet et qui a conservé l’une et l’autre jusqu’à la mort de cette femme célèbre.

Les succès qu’il avait obtenus au théâtre avant sa retraite le sollicitaient de rentrer dans cette carrière, la seule où le public, malgré les traits empoisonnés de Zoïles et les cabales de la rivalité, rend enfin justice aux talents. Mais l’ancien grand vicaire de Boulogne hésitait. Mlle Quinaut le détermina : elle lui donna le sujet de la Coquette fixée, comédie qui eut le plus grand succès et qui fit, ainsi que toutes les pièces de cet écrivain, autant de plaisir à la lecture qu’à la représentation. Il donna successivement le Réveil de Thalic, les Mariages assortis, la Jeune Grecque et quelques autres pièces qui obtinrent également les applaudissements du public.

La célébrité que ses ouvrages lui avaient acquise, un caractère doux et complaisant, de l’enjouement, une conversation agréable, facile, pétillante d’esprit, toujours variée, toujours accommodée aux circonstances ; les saillies les plus heureuses, des poésies légères et du meilleur ton, répandues dans ses sociétés, le firent rechercher du plus grand nombre. M. de Choiseul le remarqua, le produisit à la cour, où il gagna la confiance et l’amitié de Mme la marquise de Pompadour. Il en profita surtout pour faire accorder des pensions aux gens de lettres méritants, qui ignorèrent toujours le nom de leur bienfaiteur.

Quelques années plus tard, le prince-évêque de Spire le nomma son ministre plénipotentiaire à la cour de France. Le peu d’attention qu’il donnait à ses propres affaires ne semblait pas en promettre beaucoup pour celles d’autrui : cependant, à peine ce prince lui eut-il remis ses intérêts, qu’il reprit quelques négociations interrompues depuis longtemps et qu’il les termina à la satisfaction de l’évêque de la cour de France et peut-être à son grand étonnement.

En 1763, l’Académie française le nomma à la place de Crébillon : le poète des Grâces succéda au plus terrible de nos poètes tragiques. Le discours qu’il prononça à cette occasion fut digne de l’un et de l’autre. La peinture des deux temples, l’un de la fausse, l’autre de la véritable gloire, a le double avantage d’être ingénieux et vraiment poétique. Il fit les honneurs de cette compagnie lorsque le roi de Danemark et le prince héréditaire de Brunswick y parurent ; les vers qu’il y lut obtinrent leurs applaudissements et l’Académie eut lieu de se féliciter de l’avoir choisi. Il fut longtemps assidu à ses assemblées ; il y fit admirer la justesse de son goût.

L’existence de Voiseron est quelque chose de menu, comme sa personne, comme ses œuvres : tout y est en sourires, en saillies pétillantes. Cet abbé galant, si peu abbé, si gentiment galant, était l’ami de presque tout le monde. Il vécut longtemps dans la familiarité du duc de La Vallière, qui le retenait le plus possible dans sa belle propriété de Montrouge. Et Voltaire profitait de cette intimité pour l’appeler Notre grand aumônier, Monsieur l’évêque de Montrouge, en lui écrivant :

Vous êtes prêtre de Cythère ;
Consacrez, bénissez, chantez
Tous les nœuds, toutes les beautés
De la maison de La Vallière ;
Mais tapi dans les voluptés,
Vous ne songez qu’à votre affaire.
Vous passez les nuits et les jours
Avec votre grosse bergère,
Et les légitimes amours
Ne sont pas votre ministère.

« Il portait dans les sociétés, dit La Harpe, cet extrême enjouement qui trouve à rire et à faire rire de tout, un ton de galanterie badine, plus en vogue alors qu’aujourd’hui, beaucoup d’insouciance et de gaieté qui en était la suite, et le talent des quolibets plutôt que celui des bons mots. Avec la figure d’un singe il semblait en avoir la légèreté et la malice, et les femmes s’en amusaient comme d’un homme sans conséquence, qu’on pouvait avoir en passant, sans trop s’en apercevoir et sans que les autres s’en aperçussent. »

À ce propos, Stendhal conte une anecdote bien typique, même si elle est controuvée. Le duc de Sône, qui ne venait presque jamais voir sa femme le soir, rentre une nuit, par contretemps, et surprend Voisenon couché avec la duchesse.

L’abbé ordonne alors à sa maîtresse – maîtresse d’un instant sans doute – de faire semblant de dormir, et se met à lire tranquillement. Quand le duc apparaît sur la porte de la chambre, l’abbé, le doigt sur la bouche, lui fait signe de se taire et lui dit tout bas qu’il a gagé avec la duchesse, qui se plaint de ne jamais dormir, de s’introduire dans son lit à une heure du matin, sans qu’elle s’en aperçût. « Mais est-il déjà une heure ? » dit le mari. Et pendant qu’il consulte la pendule, Voisenon se lève, s’habille et s’en va.

Par malheur pour l’authenticité du fait, il n’existe pas au dix-huitième siècle de duc et de duchesse de Sône, mais n’est-il pas permis de penser que les véritables noms sont volontairement déguisés ?

Voisenon fut aussi, en passant, intimement lié avec Mlle Lemaure, de l’Opéra. « On sait, écrit Barbier, qu’il est fort attaché à Mlle Lemaure et que Mlle Lemaure ne le hait pas, et que les tendres discours que lui adresse Zélyotte (l’acteur) sont ceux que l’abbé lui tient toutes les fois qu’il peut se procurer des entretiens, malgré le sieur de La Garde et sa vigilante mère. Rien n’est plus plaisant que ce petit tracas. »

Malgré sa frivolité, la légèreté de son cœur, Voisenon conçut un véritable attachement, nous n’osons dire une passion, pour « la célèbre Chantilli, qui avait été maîtresse du maréchal de Saxe, et qu’on appelait Favart parce que le poète de ce nom l’avait épousée. » (Casanova). L’abbé avait fait la connaissance du ménage à une fête donnée par Mme de Mauconseil, à Bagatelle ; il en fut le commensal inséparable. Il avait surnommé Mme Favart « ma chère petite nièce Pardine ou Pardinette » ; car le ménage Favart appelait Voisenon « mon oncle », parce qu’il avait deux ans de plus que Favart.

Au dire du duc de Lauraguais, c’était communément le matin que l’abbé de Voisenon disait son office, avant de quitter le lit où il était de compagnie avec sa commère. « Eh mon Dieu ! que faites-vous là ? leur demandait-on. – La lecture, disait l’abbé. – Oui, répliquait de son côté Mme Favart, nous lisons notre bréviaire. Allons, l’abbé, il est tard, il faut se lever, continuez. » Et l’abbé de poursuivre, et elle de répondre : Amen !.

De cette intimité fidèle le public avait conclu que tous les ouvrages donnés au théâtre sous le nom de Mme Favart étaient dus à la plume de Voisenon. Casanova l’affirme sans aucune malignité ; mais une chanson, attribuée à Marmontel, et qui fut faite à l’occasion de la pièce d’Annette et Lubin, développe le propos avec une grivoise méchanceté :

 

CHANSON NOUVELLE

à l’endroit d’une femme auteur, dont la pièce est celle d’un abbé.

 
Il était une femme
Qui, pour se faire honneur,
Se joignit à son confesseur :
Faisons, dit-elle, ensemble
Quelque ouvrage d’esprit,
Et l’abbé le lui fit.
Il cherche en son génie
De quoi la contenter ;
Il l’avait court pour inventer :
Prenant un joli conte
Que Marmontel ourdit,
Dessus il s’étendit.
On prétend qu’un troisième
Au travail concourut :
C’est Favart qui les secourut.
En chose de sa femme
C’est bien le droit du jeu
Que l’époux entre un peu.
Fraîcheur, naturel, grâce,
Tendre simplicité,
Tout cela fut du conte ôté ;
On mit les gaudrioles,
De l’esprit à foison,
Tant qu’il fut assez long.
À juger dans les règles
La pièce ne vaut rien,
Et cependant elle prend bien.
Lubin est sûr de plaire ;
On dit qu’Annette aussi
En tire un bon parti.
Mais si la vaine gloire
Des auteurs s’emparait,
Le public sot les nommerait,
Monsieur Favart, sa femme,
Et brochant sur le tout,
Avec eux l’abbé Fou.

Le 21 avril 1772, meurt Mme Favart, et la douleur de son fidèle ami fut immense. Bachaumont constate d’ailleurs qu’il ne l’avait pas abandonnée jusqu’au dernier instant. « On connaît, ajoute-t-il, son prodigieux attachement au ménage en question. Depuis la mort du maréchal de Saxe, dont la passion avait commencé à rendre célèbre cette courtisane qui suivait les armées, l’abbé vivait avec elle et mangeait tout son revenu dans la maison. Prêtre de son métier, libertin par habitude, et croyant par peur, il a fait tout ce qu’il fallait pour mettre devant Dieu l’âme de sa maîtresse. Comme elle tenait prodigieusement aux 15 000 livres de rente que lui valait son état de comédienne, elle faisait difficulté d’accéder à la renonciation au théâtre que l’Église exigeait : ce qui annonçait au moins de la bonne foi chez elle et une constance inviolable à ne point se parjurer. Il s’est remué auprès des gentilshommes de la chambre pour qu’on lui fît accorder ses appointements en pension, même en cas de retraite. Cette faveur a rendu l’actrice libre, et son salut n’a plus souffert de difficultés.

« Le grand talent de Mme Favart brillait plus dans le lit qu’au théâtre. Sur ce qu’on reprochait au Mars de la France (maréchal de Saxe) son engouement pour cette fille peu jolie, ce héros, non moins fameux en combats amoureux qu’en exploits guerriers, répondit : "Trouvez-m’en une qui me le fasse faire comme elle. "

Trois ans après la mort de sa meilleure amie, l’abbé mourait au château de Voisenon, près de Melun, où il s’était retiré le 15 septembre 1775, "afin, disait-il, de se trouver de plain-pied avec la sépulture de ses pères" ».

Voltaire lui dédia l’épitaphe suivante :

Ici gît ou plutôt frétille
Voisenon, frère de Chaulieu,
À sa Muse, vive et gentille,
Je ne prétends point dire adieu ;
Car je m’en vais au même lieu,
Comme cadet de la famille.

Avec plus de malignité, Colardeau écrivit :

Ci-gît un abbé libertin,
Plein d’esprit et d’humeur falote,
Il était porteur de calotte,
Mais c’était celle de Crispin.

Peu de jours avant sa mort, Voisenon avait déposé entre les mains de la comtesse de Turpin, sa collaboratrice pour les Heures de Cythère, et son amie très dévouée, tout ce qui lui restait d’ouvrages manuscrits. Un sentiment de piété très respectable décida Mme de Turpin à publier toutes les œuvres de l’abbé, éparses de-ci de-là, jusqu’aux boutades poétiques les plus insignifiantes. Elle constitua ainsi un recueil qui parut sous le titre suivant :

ŒUVRES COMPLÈTES DE L’ABBÉ DE VOISENON. Paris, Moutard, 1781, 5 vol. in-8, figures.

Cinq gros volumes ! Le fardeau était trop lourd pour le souvenir de l’abbé de Voisenon. De tout cela il n’a survécu que quelques contes ; mais ils suffisent pour sauver leur auteur de l’oubli. Nous avons rassemblé en ces pages ceux qui nous paraissent le mieux convenir à notre objet et qui peuvent donner l’idée la plus exacte de cet écrivain frivole.

Il nous est d’ailleurs fort agréable de citer, en matière de conclusion, quelques lignes de l’un des plus délicats critiques de notre époque, de celui qui peut-être a le mieux compris les conteurs libertins du XVIIIe siècle, M. Octave Uzanne.

« Ce conservateur de la gaieté française, comme l’appelait Voltaire, ce poète libellule, qui, en sacrifiant à l’esprit, n’en a jamais méconnu les règles, cet écrivain exquis, frétillant d’ingéniosité, ce joli faiseur de contes, dans une manière sans rivale, dont le talent se présente à nos yeux comme la plus parfaite et la plus vivante des incarnations de la société frivole du XVIIIe siècle. »

Voisenon ne peut songer à entrer en lice avec un Nerciat ou un Mirabeau, ou un Sade, mais il est un délicieux petit maître de l’amour.

B.V.

Les exercices de dévotion de M. Henri Roch avec Mme la duchesse de Condor par feu M. l’abbé de Voisenon de joyeuse mémoire, et de son vivant membre de l’Académie française

À Vaucluse

1786

Exercices de dévotion de M. Henri Roch avec Mme la duchesse de Condor

La première édition de ce conte parut à Paris, sans nom d’auteur, vers 1780, c’est-à-dire quelque cinq ans après la mort de Voisenon, sous le titre suivant :

EXERCICES DE DÉVOTION DE M. HENRI ROCH AVEC Mme LA DUCHESSE DE CONDOR, par feu M. l’abbé de Voisenon, de joyeuse mémoire, et de son vivant membre de l’Académie française. S.I.n. d. (Paris, vers 1780).

Il reparut en 1786 et en 1787 avec l’indication À Vaucluse, en un volume petit in-8 de XIV et 104 pages, et fut réédité vers 1860 en un volume in-18 avec 5 gravures libres qui lui valurent la censure.

Les éditeurs Gay et Doucé en ont publié une édition en 1882, un in-8 de VIII-74 pages, avec un frontispice en couleurs.

Toutes ces éditions, tirées à un nombre très restreint d’exemplaires, sont fort rares.

Nécessairement, l’attribution de ce léger libertinage littéraire à l’abbé de Voisenon a été fort contestée ; et M. Octave Uzanne, dans sa belle édition des Contes de Voisenon (Paris, 1878), en attribue la paternité à Meunier de Querlon.

Toutefois cette œuvre charmante répond si bien aux qualités que Grimm ou l’un de ses correspondants reconnaît à Voisenon, « tour à tour libertin et dévot, timide et hardi, philosophe et jésuite » ; d’autre part, elle est si exactement dans le goût du conte en vers Le Bréviaire que cite Raynal dans une de ses lettres, que nous avons cru devoir lui réserver une place dans ce Recueil.

Les Exercices de dévotion furent si bien accueillis du public léger de la fin du dix-huitième siècle, qu’ils furent imités. En 1789, en effet, l’abbé Th. Duvernet publiait Les Dévotions de Madame de Bethzamooth et les pieuses facéties de Monsieur de Saint-Ognon, qui sont d’ailleurs un fort agréable pastiche du badinage libertin de Voisenon. Duvernet commence sa préface en ces termes : « Les succès qu’eut M. Henri Roch dans l’art de traiter les vapeurs et la dévotion, donnèrent de l’émulation à plusieurs jeunes gens qui, rassasiés de femmes galantes et de femmes de théâtre, s’amusèrent, dans leurs passe-temps, à évangéliser les dévotes. »

La « messe d’amour » eut de tous temps d’ailleurs d’enthousiastes partisans parmi les blasés qui cherchent toujours un piment nouveau aux gestes passionnés.

Épître dédicatoire

À M. JEAN CAMARD

Vous aimez, monsieur, les exercices ; ceux que nous vous offrons pourront ne pas déplaire à votre goût. C’est surtout au galant homme à qui nous en faisons hommage.

Il n’appartient qu’à vous, monsieur, d’avoir, dans le cours de votre vie, rendu trois femmes heureuses. La dernière vous chérit, comme si vous étiez de son âge. Après six ans de mariage, elle est encore à s’apercevoir que vous en avez trente-cinq plus qu’elle. Rien ne baisse en vous. C’est là une qualité dont peu de personnes ne peuvent se glorifier : en ménage, votre talent est unique et vous méritez d’être compté dans le petit nombre de ceux qui à soixante ans jouissent encore du double privilège d’être toujours aimable pendant le jour, et toujours jeune pendant la nuit.

Puissiez-vous, monsieur, conserver longtemps un talent aussi précieux qu’il est rare, et admirer les exercices de M. Henri Roch, comme chaque jour en société, nous admirons et votre esprit jovial et la fraîcheur de votre teint.

Préface de feu M. Querlon

BIBLIOTHÉCAIRE DE M. BEAUJON

Cette bagatelle fut trouvée parmi les papiers de feu M. l’abbé de Voisenon ; on y reconnaîtra aisément son style. Il la composa quelque temps avant de passer pour les amusements de mademoiselle Huchon, sa nouvelle amie, laquelle il avait pris comme le saint roi David, dans sa vieillesse, prit la jeune Abisag pour le réchauffer : c’était une fille d’une grande beauté ; elle dormait toujours à côté de lui, et il la laissa toujours vierge.

Pour faire de cette bagatelle un ouvrage moral, nous en avons supprimé les tableaux trop libres ; nous n’aurions osé présenter à des lecteurs honnêtes des hardiesses que dans ses goguettes se permettait souvent feu M. l’abbé.

Nous le trouvâmes un jour sur le chemin de Saint-Germain. Je descends, nous dit-il, de Lucienne ; je viens de lire Sultan Misapouf à la belle comtesse, pendant qu’elle était dans son bain. « Mon cher abbé, lui répliquâmes-nous, nous vieillissons l’un et l’autre, et votre conduite est toujours celle d’un jeune homme. La mort fera de vous ce qu’elle vient de faire de Voltaire. Elle vous empoignera lorsque vous y penserez le moins. »

– Dieu pardonne au défunt, ajoutâmes-nous ; mais par ses plaisanteries il a fait plus de tort à notre sainte religion que par leurs bons raisonnements saint Bernard, saint Thomas, Pierre Lombard, Gambacurta et M. l’abbé Bergier, que par leurs prédications les Récolets, les Capucins, les Petits-Pères et M. l’abbé Beauregard ; que par leurs bons exemples les Carmes, les Cordeliers et M. l’abbé Savatier n’ont converti de libertins et d’impies.

– Quoi, reprit l’abbé de Voisenon avec cette pétulance dont il donna si souvent des preuves au foyer de l’Opéra-Comique, Voltaire a guéri plus de gens à préjugés que les curés de Paris et de la banlieue n’ont converti de catins ; que tous les membres de l’école de chirurgie n’ont traité de vérolés, et que le roi de Prusse lui-même, dans trois guerres qu’il a eues, n’a envoyé chez les morts de Tolpacks, de houssards, de pandours et autres tueurs de cette espèce.

Cet abbé, comme on voit, avait l’expression grivoise, et malheureusement sa conduite répondait à son langage.

L’an de notre salut 1766, il fut dangereusement malade. Toutes les fois qu’on lui parla de recevoir l’extrême-onction, il répondit toujours qu’il n’aimait pas les huiles rances, ajoutant, à une réponse aussi peu chrétienne, une rechignade qui faisait rire tous ceux qui commençaient à pleurer sa mort.

Feu M. le président de Mazi, l’orateur le plus énergique qui ait jamais siégé aux enquêtes du parlement de Paris, aimait beaucoup l’abbé de Voisenon, comme on peut aimer quelqu’un avec qui on a été en bonne fortune, il sut que son ami était malade et pénitent ; il vint le voir et l’exhorter à faire, tant pour l’édification du clergé de Paris que pour l’édification de ses maîtresses, ce qu’il convient en ces derniers moments ; il obtint d’abord du malade qu’il ferait sa coulpe, et frère Nicodème, gardien des Capucins du Marais, fut appelé pour la recevoir.

Après cette coulpe, le président exhorta l’abbé à se faire apporter le saint viatique.

– Je le veux bien, dit le malade, excédé de tant d’importunités, mais je te jure que ce sera la dernière farce que ton amitié me fera jouer.

Là-dessus, le président fait avertir un porte-Dieu et se retire, regardant la complaisance de l’ami comme le triomphe de la grâce janséniste, pour laquelle autrefois le fameux abbé Pucelle, son oncle, combattit si courageusement.

Du temps qu’on va à l’église chercher le saint viatique, le malade ramasse ses forces, sort de son lit, s’habille et s’en va promener sur les boulevards. Son portier, qui était ivrogne et bon chrétien, lui dit : « Ah ! mon maître, mon bon maître, vous vous en allez, et le bon Dieu va venir ; il ne vous trouvera pas, lui dirai-je d’attendre ? – Non, répondit le malade, tu lui diras de se faire écrire. »

Dans les propos et la conduite de cet abbé de Voisenon, on ne vit jamais rien qui sentît son membre de l’Académie française. Aussi ses confrères avouaient-ils qu’il n’avait rien d’académique ; ils n’en parlaient que comme d’un homme frivole, très léger en croyance, et, comme dit le pieux Brantôme, peu propre pour les balances de monseigneur saint Michel : c’est ce qu’on verra en lisant les exercices suivants.

Les exercices de dévotion de M. Henri Roch avec Mme la duchesse de Condor

M. Henri Roch avait autant de sortes de réputations qu’il y a de quartiers dans Paris : au Palais-Royal, on le prenait pour un amateur du beau sexe ; aux Tuileries, il passait pour un philosophe : ses propos, ses liaisons et la sagesse de sa conduite lui méritèrent cet honneur ; dans le faubourg Saint-Germain, on le regardait comme un dévot.

Ce qui lui valut cette réputation, dont il ne se doutait pas et dont il n’était pas digne, furent quelques visites de bienséance qu’il fît à M. le duc de Corgnon, chez qui se réunissaient les béats et béates du quartier, pour s’entretenir du prédicateur, du confesseur et du saint du jour, du purgatoire, du jugement, de la mort, de l’enfer et de beaucoup d’autres choses, toutes de cette espèce et toutes fort amusantes. Moins M. Henri Roch avait parlé dans ce tripot, qui s’appelait l’assemblée des Saints, plus on l’avait jugé un homme intérieur, un vrai dévot.

Mme la duchesse de Condor, qui l’avait vu dans cette assemblée, le fit prier de la venir voir.

– Vous êtes, lui dit-elle en le recevant, un homme à bonnes œuvres, et voilà pourquoi je désire passer une journée avec vous. Je suis seule, mais tout à fait seule ; mon mari est parti ce matin pour la campagne ; mes femmes m’ont demandé la permission d’aller au Calvaire pour faire leur bon jour, et je compte sur vous pour m’aider à faire mes exercices de dévotion.

À ces mots d’exercices et de dévotion, M. Henri Roch fut au moment de dire qu’il n’y entendait rien ; mais, pendant que la duchesse parlait, il la regardait, il voyait une femme jeune et belle ; il la plaignait d’être dévote, mais il admirait en elle deux grands yeux noir-bleu, qu’elle baissait modestement, un front très découvert et sur lequel régnaient en arc deux grands sourcils – que Lagrenée n’aurait pu mieux dessiner. Ses dents étaient deux rangées de perles. Son teint était aussi frais que celui d’une rose à demi éclose. Sous son mouchoir, il soupçonnait deux de ces trésors tels qu’on en trouve rarement et tels que n’en ont jamais vus M. de Rhuillières (2), ni M. Greuze (3), lui-même, qui en a beaucoup vu.

Ce serait là, pensait M. Henri Roch, une belle conversion à faire. « Avec une dévote soyons dévot ; il n’y a pas grand mal à cela ; c’est une petite comédie à jouer ; voyons quel en sera le dénouement. »

– Je ferai, répondit-il, tout ce que madame la duchesse jugera à propos d’ordonner, heureux, et très heureux, si je puis lui être utile.

– Ah ! Monsieur, répliqua Madame, que vous êtes honnête ! Les gens d’esprit sont toujours polis ! Je m’attendais bien à cette complaisance de votre part, et je vois avec plaisir que je ne me suis pas trompée ; mais je m’aperçois que vous avez bien chaud.

– Cela est vrai, Madame ; je suis venu un peu vite.

– Pauvre garçon ! j’ai aussi prodigieusement chaud ; mais, si je me trompe, vous suez.

– Cela est encore vrai. Le temps est lourd et pesant, et je suis venu à pied des Tuileries jusqu’ici.

– Pauvre garçon ! vous aurez mes chevaux pour vous en retourner ; et moi aussi, je sue horriblement ; vous avez l’air bien fatigué.

– Un peu, Madame, mais cela passera.

– Pauvre garçon ! vous me faites pitié. Je tremble que vous ne preniez quelque maladie. Savez-vous ce qu’il faut faire ? Entrez dans ce petit cabinet : vous y trouverez chemise, robe de chambre, caleçon, pantoufles et bas du matin.

– Mais, Madame…

– Quoi ! Madame ! il faut être dévot et point scrupuleux. Allez ! mettez-vous à votre aise ; voulez-vous que j’aie à me reprocher de vous avoir procuré une pleurésie ? Le mal de la mort ! J’en mourrais de chagrin ! Vous en serez d’ailleurs plus commodément pour m’aider à faire mes exercices de dévotion. Nous n’avons pas à craindre de donner du scandale, nous sommes seuls. Ne vous l’ai-je pas dit ? Souvenez-vous-en donc.

M. Henri Roch obéit, et l’instant d’après il reparut en robe de chambre.

– J’aime à vous voir comme cela, lui dit Madame ; avez-vous un peu moins chaud ? vous êtes bien essuyé ? Ce n’est pas tout ; écoutez-moi : on m’avait préparé un bain ; je ne veux pas le prendre, il m’affaiblirait trop. Sans façon, allez vous mettre dedans.

– Mais, Madame…

– Quoi ! encore Madame ! Laissez-vous faire ! allez prendre ce bain ; je le veux ! Quand vous n’y resteriez que dix minutes, cela vous délassera, et j’en aurai moins de crainte que vous ne tombiez malade. Point de raisonnement et faites ce que je vous dis.

M. Henri Roch obéit : il se rend au cabinet des bains. Ce cabinet était à côté d’un boudoir, où Mme la duchesse entra presque aussitôt pour changer de chemise. La porte qui était entrouverte laissa à M. Henri Roch la liberté de tout observer. Ses yeux n’avaient encore rien vu d’aussi beau et d’aussi éclatant ; la vérité pouvait assurer de Mme la duchesse et de toutes les formes de son corps ce que la Fable a raconté de celui de Vénus.

Au sortir du bain, M. Henri Roch alla la rejoindre.

– Avant de déjeuner, dit-elle, nous réciterons l’oraison de saint Christophe, le patron de mon mari. C’est mon usage depuis que je suis avec lui et je n’y ai jamais manqué. C’était un grand saint que ce saint Christophe ! Dites, cela n’est-il pas vrai ?

– Oui, Madame, et son épouse devait être une bien grande femme !

– Oh ! c’est ce que je ne sais pas, réplique Madame en lui présentant un chocolat délicieux. Le parfum de la vanille dont il était ambré flattait agréablement l’odorat.

– Quand l’estomac est content, lui disait-elle, on prie Dieu avec plus de dévotion.

Après ce déjeuner restaurant, on entra dans le boudoir, qui était d’un simple bois d’acajou ; pour tout meuble, on voyait dans une niche une ottomane d’un satin violet. Les rideaux, les cordons, les galons, les glands, les franges, les houppes étaient assortis à ce meuble ; aux côtés de cette niche étaient deux prie-Dieu garnis de leurs coussins.

– C’est ici, dit Madame, que nous ferons nos exercices spirituels, et nous n’y serons point interrompus : personne n’y entre sans être appelé.

Tout en donnant cette instruction à M. Henri Roch, elle sort d’une petite bibliothèque les Méditations du révérend père Croiset.

– Avant de commencer notre lecture, dit-elle, recueillons-nous un moment. Voilà votre prie-Dieu et voici le mien.

On se met à genoux ; après quelques minutes de recueillement, M. Henri pousse un grand soupir et s’écrie :

– Dieu ! qu’elle est belle !

– De la beauté de qui parlez-vous donc ? lui demande Mme la duchesse.

– Hélas ! répond-il, mon esprit s’est élevé un moment jusqu’au ciel ; j’ai cru être avec les anges et contempler avec eux les beautés de la sainte Vierge !

– À la bonne heure ! dit-elle ; j’avais pensé que vous vouliez parler de ma beauté ! Je vous en prie, rien de profane dans nos exercices. Je ne suis pas belle et nous ne sommes ici que pour prier et pour nous sanctifier. Dieu nous voit et nous ne devons rien faire ni dire qui ne soit digne de lui. Asseyez-vous à côté de moi ; en lisant, vous ne serez pas obligé d’élever la voix ; vous vous en fatiguerez moins et je vous entendrai mieux. Lisons la méditation des élus dans le ciel ; la petite extase que vous avez eue semble indiquer cette lecture.

À peine M. Henri Roch eut-il commencé à lire, que Mme la duchesse l’arrêta et lui dit :

– Fermez un moment ce livre et, avant tout, dites-moi pourquoi, en déjeunant, vous m’avez demandé si la femme de saint Christophe était bien grande. Votre curiosité m’en donne. Quel intérêt prenez-vous à la taille de cette femme ? Êtes-vous pour les grandes tailles ?

– Non, pas absolument, mais vous savez, Madame, que saint Christophe était très grand, et si Madame son épouse n’avait eu qu’une taille ordinaire, elle eût été très à plaindre.

– Très à plaindre ! et pourquoi, s’il vous plaît ? Dites-moi cela, je vous prie.

– C’est que c’est… Madame, je n’en sais rien.

– Quoi c’est ? Vous le savez. Voulez-vous faire le mystérieux avec moi ? Je veux que vous me l’appreniez !

– C’est, Madame, c’est que… je ne m’en souviens plus.

– Encore ! c’est qu’il faut s’en souvenir et me le dire sur-le-champ !

– C’est que c’est… comme l’on dit, c’est qu’il faut que chacun ait chaussure à son pied.

– Pauvre garçon ! que vous êtes innocent ! et quel rapport entre un pied avec sa chaussure et saint Christophe avec sa femme ? Dites-moi ce que vous entendez, car je ne vous comprends pas. Voilà mon pied et mon soulier ; expliquez-vous ?

M. Henri Roch, en dévot bien appris, commence à mettre ses gants, lève les yeux au ciel et, prenant ensuite le pied de Mme la duchesse, il parle ainsi :

– Ce pied est très petit ; le soulier l’est aussi quoiqu’il soit un peu plus grand.

– Vous avez raison, Monsieur ; il m’est beaucoup, mais beaucoup trop grand.

– Cependant, Madame, malgré cette différence, l’un semble fait pour l’autre ; mais si ce soulier n’était pas plus grand qu’une noix, vous ne pourriez vous en servir. Il en eût été de même de saint Christophe à l’égard de sa femme, si elle…

– Je vous entends ! repart Madame ; n’en dites pas davantage ; sachez seulement que Dieu ne laisse pas ses saints dans l’embarras, et qu’il fait des miracles pour eux.

– Il en eût fallu, dit M. Henri Roch, un bien grand pour…

– Commençons notre lecture spirituelle !

II

De la félicité des élus

PREMIER POINT

L’esprit humain est trop faible pour comprendre les délices que produira dans un bienheureux la possession de Dieu. Les joies humaines ne sont rien en comparaison des joies célestes. Ce ne sont que des gouttes de cet océan où l’on sera plongé, de légères étincelles de ce feu dévorant dont on sera embrasé. Dieu, en se communiquant à un bienheureux, l’unira tellement à son être qu’il entrera en participation de ses grandeurs et de sa souveraine félicité ! Sa possession excitera dans l’âme des élus des transports divins, des ravissements d’une sainte volupté ; comme un torrent impétueux, il les remplira, il les rassasiera, les embrasera, les enivrera d’amour et de plaisir : saturabuntur, inebriabuntur.

– Arrêtez un moment, Monsieur, lui dit Mme la duchesse ; faisons quelques pieuses réflexions là-dessus. Le paradis doit être quelque chose de bien beau ! les délices des saints doivent être bien délicieuses ! Qu’en pensez-vous ? N’avez-vous jamais eu envie d’en goûter ?

– Ah ! Madame, que le temps me dure de m’en enivrer !

– Mais, Monsieur, vous figurez-vous ce que peuvent être ces plaisirs, ces saintes voluptés, ces ravissements divins, ces extases célestes ? Pourriez-vous imaginer quelque chose pour en faire une légère comparaison ?

– J’ai entendu dire, répond M. Henri Roch en baissant les yeux et la voix, que ces plaisirs ressemblent à ceux qu’une femme bien amoureuse peut trouver dans les bras d’un mari jeune, frais et vigoureux. Madame en doit savoir quelque chose ?

– Moi ! réplique-t-elle, non ; en vérité, je n’en sais rien du tout ! Je n’ai jamais été amoureuse de mon mari ; j’ai vingt ans, je n’en avais que seize lorsque je l’épousai, et il en avait cinquante-huit ; je n’ai jamais trouvé grand plaisir avec lui. Continuez à lire : ces délices des élus me font un grand plaisir.

M. Henri Roch reprend le livre, mais en lisant il ne perd pas de vue Madame la dévote ; il voit son visage se colorer et s’enflammer insensiblement ; ses yeux à demi fermés sont tournés et fixés sur lui ; des soupirs entrecoupés s’échappent par intervalles de sa bouche.

– Ah ! monsieur Roch, s’écrie-t-elle, arrêtez, je n’en puis plus ! Ne m’abandonnez pas, il me faudrait de l’air. De grâce, et au nom de Dieu, ôtez mon mouchoir du cou ; surtout ne vous scandalisez pas des horreurs que vous verrez !

M. Henri Roch écarte ce mouchoir, et ces horreurs qu’on craint de montrer sont deux globes d’albâtre. Leur blancheur est celle du lis et leur douceur celle du satin. À la vue de ces merveilles, les sens de M. Henri Roch s’embrasent et les yeux de Madame aux vapeurs sont entièrement fermés. Elle ne s’aperçoit de rien. Peut-être même, dans l’état de trouble et de pâmoison où elle se trouve, s’imagine-t-elle commencer à goûter les délices des élus.

– Monsieur Roch, dit-elle d’une voix faible et mourante, je vous demande pardon de tant d’embarras, mais je souffre cruellement. Ayez la charité de m’aider à me déshabiller ; ce n’est que sur mon lit que je puis trouver du soulagement.

La promptitude et la dextérité avec lesquelles M. Henri Roch travaillait semblait dire à Mme la duchesse qu’elle n’était point la première femme qu’il mettait au lit. Elle était couchée, et les vapeurs n’allaient qu’en augmentant.

– Ah ! mon mari, disait-elle, mon bon mari, si vous étiez ici, vous me seriez d’un grand secours !

– Dites-moi, Madame, demande M. Henri Roch, ce qu’il ferait, afin que pour vous guérir je puisse le faire. Je me meurs de douleur de vous voir dans cet état !

– Je n’ose, monsieur Roch, vous le dire.

– Dites, Madame, dites, je vous en conjure, et si votre guérison dépend de moi, vous pouvez compter sur tous mes soins.

– Vous craindrez peut-être d’offenser Dieu ?

– Dans le triste état où est Madame, il ne s’agit pas d’offenser Dieu, mais de vous empêcher de mourir.

– Lorsque j’ai des vapeurs, mon mari fait l’œuvre de Dieu dans mon jardin ; s’il n’y avait point de péché à prendre sa place…

– Ah ! Madame, le péché est une chose horrible !

– Écoutez, monsieur Roch, pour qu’il n’y ait point de péché, offrez-le à Dieu comme un acte de charité et de dévotion. Faites-le pour l’amour de lui ; ôtez, mon cher, vos caleçons pour n’être pas gêné. C’est une croix que Dieu vous envoie : embrassez-la de bon cœur ; elle vous sanctifiera ! Vous le savez, mon cher, car vous êtes grandement dévot, que ce n’est que par les peines et les croix qu’on arrive aux plaisirs du ciel !

Pas n’est besoin, je pense, de dire la ferveur avec laquelle M. Henri Roch embrassa sa croix.

– Deo gratias ! monsieur Roch, lui dit Mme la duchesse, votre remède est excellent pour les vapeurs et Dieu ne laissera pas sans récompense un dévot qui travaille avec autant de ferveur que vous ; mais ne vous en allez pas encore, car mes vapeurs peuvent revenir. Sans vous je serais peut-être morte, et peut-être damnée, car il y a huit jours que je ne me suis pas confessée ! Lorsque ces vilaines vapeurs me prennent, elles durent plusieurs heures de suite et reviennent à plusieurs reprises ; grâce à votre remède, je n’ai jamais eu de crise aussi courte que celle que je viens d’éprouver. Je vous avoue, Monsieur, qu’en vous recevant ce matin je ne m’attendais pas à vous donner un si grand embarras : j’en suis confuse ; mais vous qui êtes dévot, vous savez que c’est Dieu qui, à son gré, donne la santé et la maladie. Il a mis la maladie en moi et le remède en vous. La maladie est une croix que Dieu m’envoie. Cette croix est un arbre de vie pour qui l’embrasse avec joie (4). Heureux celui qui est fortement attaché à cet arbre de vie !

M. Henri Roch, bien résigné à cette sublime morale, ne répond rien ; mais sentant un redoublement de dévotion, il s’unit de nouveau et plus fortement que jamais à l’arbre de vie.

– Votre dévotion est grande, Monsieur, lui dit Madame aussitôt qu’elle peut parler : pour guérir j’ai fait quatre neuvaines à l’église des Grands-Carmes ; j’en ai fait autant à la chapelle de l’Immaculée-Conception qui est chez les grands cordeliers ; pendant un an j’ai porté le scapulaire de la Sainte Vierge et le cordon de Saint François : j’ai fait dire deux mille messes chez les religieux de la Conception ; j’ai envoyé vingt-deux fois à dîner aux révérends pères capucins, et pendant tout un carême la collation aux révérends pères récollets ; rien ne m’a réussi. Mes vapeurs ne m’ont point quittée, et les crises sont plus violentes que jamais. Mon mari fait bien ce qu’il peut, mais le pauvre homme ne peut pas grand-chose : il est âgé et son remède est presque inutile. J’ai peur, monsieur Roch, que mes vapeurs ne me reprennent : prévenons le mal, encore une fois, pour l’amour de Dieu, mais ne péchons pas. J’aimerais mieux mourir ! Faisons pendant le remède un acte d’amour de Dieu ; disons-lui tous deux ensemble que nous l’aimons de tout notre cœur, de toute notre âme et surtout de toutes nos forces : c’est ainsi qu’il mérite d’être aimé.

Quand ces actes d’amour furent achevés :

– Voyez, dit-elle, monsieur Roch, à quel danger une jeune femme est exposée avec un vieux mari ; convenez que je suis à plaindre. Pour être dévote on n’est pas insensible, on sent des besoins comme celles qui ne le sont pas. Mon mari est un bien honnête homme, mais je ne l’ai que parce qu’au sortir du couvent on me le fit épouser. C’est un homme de Dieu ; c’est un vrai dévot. Mon père et ma mère sont aussi dévots ; ils m’ont élevée dans la dévotion. En me mariant à un jeune homme, ils craignaient d’exposer mon salut. Je ne dois pas leur en savoir mauvais gré. Ce qu’ils ont fait, c’est pour mon bonheur, et ils se sont trompés ; car lorsque j’ai des vapeurs, je n’en suis pas moins à plaindre, et sans la charité que vous avez eue, je risquais de mourir seule et sans recevoir mes sacrements. C’est Dieu lui-même qui m’a inspiré de vous prier de venir aujourd’hui m’aider à faire mes exercices de dévotion. Il n’a pas voulu me laisser mourir sans m’être confessée. Je l’en remercie et vous aussi. Puis-je, monsieur Roch, vous demander un service ? Écoutez : ces crises de vapeur me prennent jusqu’à six ou sept fois, et les dernières sont toujours plus fortes que les premières. Pour les prévenir, ne pourrait-on pas… je suis bien sûre qu’alors j’en serais quitte… Si cela ne vous faisait point trop de peine, je vous demanderais le remède une troisième fois (5). Afin d’éviter toute idée de péché et de plaisir défendu, voici ce que je ferai : je m’imaginerai que c’est mon mari qui, pour me guérir, fait l’œuvre de Dieu dans mon jardin. Lorsque vous aurez achevé ma guérison, nous reprendrons nos exercices de prières : nous ferons une seconde lecture spirituelle et un peu d’oraison mentale.

Pendant que Mme la duchesse parlait ainsi, M. Henri Roch s’arrangeait en ses bras et commençait l’œuvre de Dieu. Cette œuvre était à peine achevée que Madame, reprenant vie et parole, lui demande :

– Sans curiosité, monsieur Roch, comment appelez-vous ce qui me guérit ?

– Cela s’appelle mon cœur.

– Quoi ! c’est là votre cœur ! je ne l’aurais jamais cru. Ah ! Monsieur, que votre cœur est bien fait pour le mien ! et je vous assure que si nos cœurs étaient toujours ensemble, je ne serais jamais malade ; sans compliment, ce cœur est un remède souverain à mon état. Je me trouve beaucoup mieux, et nous nous lèverons pour continuer nos exercices de dévotion.

Au sortir du lit, on rentra dans le boudoir pour reprendre la lecture.

– Je ne veux plus, dit Madame, du paradis : ce sont ses délices qui m’ont jetée dans cet horrible état de vapeurs, lesquelles, si vous n’aviez été avec moi, m’auraient peut-être suffoquée. Au lieu de lecture, nous ferons un moment d’oraison ; mais quel en sera le sujet ?

– Les feux de l’enfer, dit M. Roch.

– Point de ces feux ! je vous en prie, répliqua-t-elle ; c’est un sujet trop chaud pour le temps qu’il fait ; méditons plutôt sur les vains plaisirs du monde.

Chacun se met à son prie-Dieu et l’oraison commence. M. Henri Roch riait doucement de son aventure, se disant en lui-même : Un plaisir qu’on cherche nous fuit des années entières : un moment arrive, et sans nous y attendre, nous trouvons ce que nous avons désiré si souvent, si ardemment et si inutilement. Il était seulement fâché que ce plaisir lui eût si peu coûté. Tout en faisant ces réflexions, il voit le long du rideau une espèce de fouet ou de discipline dont les cordes tressées avec de la soie violette et des fils d’argent, étaient remplies de gros nœuds : L’idée lui vint de donner ou de faire donner la discipline à la belle dévote aux vapeurs.

– Ah ! pécheur ! s’écria-t-il, malheureux que je suis ! je me suis peut-être damné !

– Quoi ! dit Madame, damné ! vous ! Eh ! comment ? pourquoi ? Vous avez fait une œuvre méritoire : vous avez rappelé à la vie une jeune femme qui se mourait sans vous ; vous avez même le mérite de l’avoir fait de bonne grâce et sans vous faire prier ; il n’y a rien là qui puisse damner, surtout par les sages précautions que nous avons prises. Savez-vous, mon cher monsieur Roch, que je serais très fâchée que vous fussiez damné, surtout en ce temps-ci, où il fait une chaleur excessive ? Mais je n’en crois rien. N’est-ce pas pour l’amour de Dieu que vous avez dissipé mes vapeurs ? N’avez-vous pas rapporté à Dieu le plaisir que vous avez goûté ? si toutefois vous en avez goûté.

– Hélas ! oui, Madame, j’en ai goûté un bien grand, un plaisir céleste incomparable, un plaisir des anges, et qui n’était pas fait pour un misérable et chétif pécheur comme moi. Je crains de ne l’avoir pas entièrement rapporté à Dieu et de m’être un peu damné quand vous me pressiez dans vos bras, quand mes mains pressaient votre sein, le sein le plus beau que le ciel ait peut-être jamais formé ! Je n’en suis pas bien sûr, mais je crains de m’être oublié dans certains moments de transport, et d’avoir tout au moins commis quelques péchés véniels. Si j’avais une discipline, je m’en déchirerais les épaules, pour expier les fautes que je puis avoir commises en travaillant à votre guérison.

– Voilà, dit Madame, une discipline, mais j’ai regret que vous vous punissiez pour un péché dont vous n’êtes peut-être pas coupable. Pendant que vous ferez cet exercice de pénitence, et afin que Dieu vous pardonne, je dirai le Te Deum. Si je croyais que cela lui fût plus agréable de le chanter, je le ferais de bon cœur : je ne sais pas la musique, mais j’ai la voix assez juste et assez jolie.

– Ah ! Madame, dit M. Henri Roch, le chant a bien une autre vertu que la simple prière, et voilà pourquoi, pour apaiser Dieu, on chante toujours à l’église et à l’Opéra.

M. Henri Roch prend la discipline, et Mme la duchesse commence par entonner le Te Deum ; mais, ayant achevé le premier verset, elle s’écrie :

– Arrêtez ! Monsieur, vos scrupules allument les miens. Si vous avez péché, c’est moi qui en suis la cause, c’est à moi de m’en punir ; et si le plaisir damne, je dois craindre de l’être, car j’en ai goûté un bien délicieux. Je crains, comme vous, de ne l’avoir pas rapporté entièrement à Dieu ; je confesse qu’en recevant vos caresses, surtout lorsque nos cœurs étaient ensemble, j’ai eu certains moments de distraction où je ne pensais pas à Dieu. C’est par vous que le plaisir et la guérison me sont venus ; c’est aussi par vous qu’il faut que le châtiment m’en arrive : prenez cette discipline et frappez-moi !

En parlant ainsi, Mme la duchesse s’abouche sur une ottomane, en criant :

– Punissez, Monsieur, punissez une pécheresse.

À la vue de tant de beautés, M. Henri Roch tombe à genoux :

– Je me recueille un moment, dit-il, pour offrir à Dieu et pour le prier d’avoir pour agréable la sainte action que je vais faire.

C’est dans cette attitude qu’il observe en détail les charmes dont le moindre, comme l’on dit, ferait pâmer le pape et ses soixante et dix cardinaux. La lune en son plein a moins d’éclat ; le marbre n’est pas plus ferme et le satin est moins agréable au toucher ; une douce carnation semble l’animer ; deux petites fossettes, une sur chaque joue, font des agréments qu’il est rare de trouver ; autour de ces charmantes fossettes sont vingt petites veines d’azur qui se croisent en divers sens, descendant le long de deux colonnes, sur lesquelles, pour les arrondir et les perfectionner, la nature semble avoir épuisé toutes ses ressources. L’art ne fit jamais rien d’aussi beau.

– Pardon, Madame, dit M. Henri Roch, mes yeux sont éblouis ; est-ce lui ?

– Oui ! s’écria-t-elle, c’est lui-même ! frappez-le, et frappez fort.

– Il me vient, dit à son tour M. Henri Roch, un scrupule ; ce n’est pas lui qui est coupable, et je crains de punir un innocent. Non, en vérité, je n’en ferai rien ; je ne le frapperai pas. C’est à moi de me punir et non pas à vous, qui êtes une sainte et qui êtes malade. Oui, je veux me déchirer les épaules !

– Arrêtez ! s’écrie encore Mme la duchesse, en se levant tout à coup ; de grâce ! modérez vos douleurs. Les remords dont vous êtes tourmenté me font pitié ; si absolument vous voulez vous punir, ce sera moi qui serai chargée de cet office, car je ne veux pas que dans votre pieux désespoir vous vous punissiez plus qu’il ne faut.

– Puisque Madame veut bien avoir cette bonté, je la supplie de ne pas m’épargner.

Et s’abouchant à son tour, il présente à la belle dévoie un dos ferme et nerveux : c’était celui d’Hercule.

À l’aspect de ce visage et de ses belles dépendances :

– Savez-vous, lui dit Madame, que j’ai le même scrupule que vous ? Je crains aussi d’offenser Dieu en punissant un innocent. Pourquoi, en effet, le maltraiter pour un plaisir qu’il n’a pas eu ? Levez-vous, et s’il faut que justice se fasse en ce monde pour l’éviter en l’autre, avisons ensemble aux moyens de punir les parties coupables. Savez-vous aussi, ajouta-t-elle, que c’est une chose horrible que le visage d’un homme, et que la vue du vôtre fait sur moi le même effet que les délices des élus, qu’il excite mes vapeurs ? Ce n’est pas un mensonge, car pour tous les biens du monde je ne voudrais pas mentir ; mais je sens en moi un je-ne-sais-quoi qui me présage quelque malheur, si de bonne heure nous n’y mettons ordre. Ne pourrait-on pas, mon cher Monsieur, appliquer le remède avant que le mal arrive ? C’est comme quand on se purge pour prévenir la fièvre, Dieu, qui est bon, ne le trouve pas mauvais ; soyons seulement attentifs à ne pas avoir de distraction, et pour cela, pendant tout le temps du remède, nous ferons de concert et sans nulle interruption des actes d’amour de Dieu. Je dirai pour l’amour, et vous répondrez de Dieu ; c’est comme quand on fait une prière ensemble : elle en est plus agréable à Dieu : ce sera aussi le moyen de ne pas nous damner en faisant une bonne œuvre.

Mme la duchesse, tout en disant ces belles choses, se laisse tomber sur l’ottomane, et, sans perdre de temps, commence à dire pour l’amour, et M. Henri Roch, de son côté, à répondre de Dieu. Quiconque eût écouté, eût pendant une demi-heure entendu ce pieux concert : pour l’amour – de Dieu, – pour l’amour – de Dieu, – pour l’amour, pour l’amour, pour l’amour – de Dieu, de Dieu, de Dieu !

Ces actes d’amour finirent par un profond silence, que Mme la duchesse rompit pour annoncer qu’elle n’avait point eu de distraction :