La beauté d'Ava Gardner - J-Paul von SCHRAMM - E-Book

La beauté d'Ava Gardner E-Book

J-Paul von SCHRAMM

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Beschreibung

C’est un roman qui, bien sûr, ne parle pas d’Ava Gardner. Un polar qui n’en a ni le titre, ni la couverture, avec un criminel ordinaire qui n’a rien d’ordinaire. Car Victor Palester est un petit retraité qui aime Souchon, les mots croisés et les éclairs au café ; et les crimes bien faits…

Avec ce polar crépusculaire, Jean-Paul von Schramm nous propose, au-delà du suspense, une réflexion passionnante sur la vieillesse et la solitude.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Paul von Schramm, écrivain, polarologue et empêcheur de dormir.
Après le polar artistique SANS TITRE et le terrifiant thriller LE CIEL, LE SOLEIL ET LA MORT, l’auteur vous propose un roman initiatique qui explore sans tabou les arcanes les plus secrets et les plus inavouables du désir ou du tueur en série.

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Jean - Paul

von SCHRAMM

« J’aime les hommes qui sont c’qui peuvent

Assis sur le bord des fleuves

Ils regardent s’en aller dans la mer

Les bouts de bois les vieilles affaires

La beauté d’Ava Gardner … »

Alain SOUCHON

« Dévoré du besoin d’aimer sans jamais l’avoir pu bien satisfaire, je me voyais atteindre les portes de la vieillesse, et mourir sans avoir vécu. »

Jean-Jacques ROUSSEAU

« Qu’il est amer de devenir un vieux par la surface, quand on est encore d’un autre âge par l’imagination, le cœur, les goûts et les habitudes. »

Henri-Frédéric AMIEL

(Journal intime, le 3 août 1872) 

1

Quand Victor entre dans la pièce, il ne se rappelle plus ce qu’il vient y chercher. Comment l’objet de sa quête commandée par son cerveau vingt secondes plus tôt a-t-il pu s’effacer de son esprit quelques pas plus loin ? Cela lui arrive de plus en plus souvent et cela l’inquiète.

Alzheimer, le nom fait peur. Les maladies au nom germanique ont à son oreille une consonance cruelle et désespérée, alors que Parkinson ou Addison, ça sonne moins fatal, ça laisse espérer.

On ne cite jamais le prénom de ces médecins qui ont inventé des maladies.

Victor aime bien connaître le prénom des gens.

Il trouve que ça dit quelque chose d’eux.

Il a cherché : Alzheimer se prénommait Aloïs -en fait Aloysius - et quand on sait ça, on comprend que c’est sérieux et qu’on a peu de chance de s’en tirer.

Alors que Parkinson lui se prénommait James.

Ce qui est déjà nettement plus franc et moins funeste.

Il a calculé, plus de 225 000 nouveaux cas diagnostiqués chaque année en France, ça fait plus de 600 en moyenne par jour, 25 par heure et, si l’on s’en tient aux horaires de consultation, un par minute.

Alors pourquoi pas lui ?

Et pourquoi lui ?

Une nouvelle fois, il s’est promis d’en parler à son médecin traitant mardi lors de son prochain bilan de santé trimestriel.

Victor est au milieu du salon, il embrasse la pièce et n’aperçoit rien dont il ait pu avoir le besoin immédiat.

Rembobiner, tout reprendre au début, cela permet souvent de retrouver le fil de la pensée.

Bien, il est dans la cuisine, il écoute la matinale de France Info, l’invité est Manuel Verlange, un journaliste qui vient de sortir un livre Retour à Alep qui « met en cause l’attitude de la communauté internationale face au drame syrien ».

Alep, c’est ça !

Alep : Victor se dirige vers le buffet, ouvre un tiroir, feuillette une liasse de papiers.

Voilà, c’est bien ça.

Il le savait bien, il avait mis de côté ce prospectus qui vantait les bienfaits du savon d’Alep, l’authentique, fabriqué comme il y a trois mille ans, avec de l’huile d’olive et avec 25% d’huile de laurier.

Bon, l’oubli est réparé.

Il soupire, soulagé.

Parfois il ne parvient pas à retrouver ce qu’il vient d’oublier.

Pour la peine, il ira acheter un savon d’Alep.

Il a fait quelques recherches sur Alzheimer : il aime bien savoir à qui il a affaire.

Aloïs Alzheimer ne s’est jamais remis de la mort de sa femme après cinq ans de mariage et trois enfants.

Wikipedia ne dit pas de quoi elle est morte.

Victor aime bien savoir de quoi les gens meurent.

Lui aussi, sa femme est morte.

Mais après trente-cinq ans de mariage et sans enfant.

C’était il y a cinq ans.

Et il s’en est très bien remis.

C’est dimanche.

Dimanche pour Victor est synonyme d’éclair au café.

L’éclair au café, c’est son péché mignon.

Quand il est particulièrement content de sa semaine, il s’offre une religieuse.

Au café, bien sûr.

Mais c’est rare car il est exigeant avec lui-même.

Chaque dimanche il traverse tout le Jardin du Luxembourg pour acheter l’éclair de la pâtisserie Martinot et ce trajet est déjà un plaisir.

Le dimanche reste pour Victor un jour sacré.

C’est le seul jour où il met une chemise blanche.

C’est une question de respect.

Il se lave aussi les cheveux, se rase impeccablement et se parfume.

Ce matin, comme chaque dimanche, il quitte son appartement à 10 h 20.

Il arrivera à la pâtisserie Martinot à 10 h 30.

Il y aura déjà une belle file d’attente.

C’est le seul lieu où il aime attendre.

Il s’amuse à imaginer ce que les clients devant lui vont choisir, et il en prend souvent des paris avec lui-même.

Quand arrive son tour, il fait en sorte que ce soit Louise qui le serve, quitte à céder sa place au client derrière lui.

Elle va l’accueillir en déclenchant un magnifique sourire et un     « Bonjour Monsieur Palester, un petit éclair au café comme d’habitude ? ».

Le fait d’être reconnu comme un client fidèle lui plaît.

Et le sourire de Louise aussi.

Et sa poitrine avenante.

Deux petits seins pointus qui voudraient percer le chemisier blanc.

Ce matin, quand il parvient à entrer dans la boutique, il cherche Louise des yeux mais ne la voit pas.

Contrarié, il envisage même un instant de renoncer à son plaisir dominical.

⸺ Mon pauvre Grégoire ! Toujours aussi nul ! On ne peut vraiment rien te demander !

Victor, comme les autres clients, se retourne vers le couple, à l’entrée de la boutique, la cinquantaine bourgeoise.

Le glapissement de la mégère lui tord les tripes.

Elle est plantée là, mauvaise, chignon haut, grand nez et petite bouche, la bajoue poudrée sur une veste en fourrure, les mains sur les hanches, semblant prendre toute la clientèle à témoin.

Grégoire, lui, beige de la tête aux pieds, le cheveu rare collé à l’eau sur un crâne d’oiseau, petit mais trapu, gêné et penaud, continue fébrilement et inutilement de fouiller dans ses poches et finit par soupirer : « Désolé, je ne sais pas ce… »

« C’est malin, crache le dragon, tu n’as plus qu’à retourner maintenant ! »

« Mon pauvre Victor ! ».

Pendant des années, il avait entendu Nicole l’interpeller ainsi, pour un rien, un oubli, une petite négligence.

À force, cloué au sol, le ventre noué, les doigts crispés, il n’écoutait plus les reproches injustes et humiliants qui s’ensuivaient.

Mais cette apostrophe, ce « mon pauvre Victor », c’était à chaque fois comme un coup de poignard.

Il y avait dans cette condamnation, au-delà du désamour, une déconsidération définitive qui s’apparentait au mépris.

« Mon pauvre Victor ! »

Il l’aurait tuée.

Le « pauvre » Grégoire fait demi-tour.

La scène a duré moins d’une minute.

Victor le regarde s’éloigner à petits pas pressés.

Puis, d’un coup de reins, Victor s’arrache de la file d’attente et emboîte le pas du malheureux.

Il hésite : le rattraper, le réconforter ?

Non. Lui, il n’aurait pas voulu qu’on le plaigne.

Victor continue cependant de suivre Grégoire qui enfile le boulevard St Michel.

Il s’est rapproché de lui et, dans son sillage, calquant son rythme sur le sien, il est un peu comme son garde du corps.

Son ange gardien.

Et soudain il comprend ce qu’il fait là.

Cette solidarité qui le pousse à suivre cet homme blessé, humilié.

Son dessein.

Sa mission.

Il doit reprendre du service et délivrer Grégoire de la Mauvaise qui le maltraite sans doute depuis vingt-cinq ans.

Victor, lui, avait attendu plus de trente-cinq ans et l’insupportable confrontation quotidienne après sa retraite pour mettre fin à son calvaire.

Et depuis cinq ans, le 19 mai il fêtait le jour où il avait tué Nicole.

2

Quelque deux cents mètres plus loin, Grégoire entre sous un porche.

Victor accélère et arrive presque sur ses talons, au moment où Grégoire disparaît à gauche par la conciergerie.

Victor attend une seconde puis pousse la porte.

Une loge vide, un ascenseur vieillot et une rangée de boîtes à lettres.

Il repère vite celle sur laquelle est inscrit Mr et Mme LEMOINE Grégoire 2 G.

De voir « Monsieur » abrégé en « Mr » agace l’imprimeur qu’il a été.

Il n’y a pas de mister ici.

Du mystère, peut-être.

Il ressort.

Que faire maintenant ?

Il ne sait pas encore comment mais il allait s’occuper de cette Mme Lemoine.

Pas question de laisser tomber « mon pauvre Grégoire », pas question que le pauvre bougre en prenne, comme lui, encore pour dix ans.

Il fait doux, l’émotion et la filature lui ont donné des sueurs.

Quand il regagne la pâtisserie, la Mauvaise est là, statufiée devant la boutique, à l’écart de la file d’attente qui s’est allongée.

Il a beau savoir les accommodements des sentiments, il se demande comment elle a pu plaire à Grégoire, ce qu’il a pu lui trouver.

Vingt-cinq minutes plus tard, Victor sort de la pâtisserie.

C’est la patronne qui l’a servi.

Il en est flatté car elle a toujours semblé choisir ses clients.

Elle a même ajouté : « Un bon dimanche, Monsieur ! ».

Victor est ravi : il aime ce genre de politesses.

Il sort, heureux.

Dans sa jolie boîte cartonnée vieux rose, une religieuse au café.

Non mais.

Mais la crème au beurre, il allait falloir la mériter.

***

Victor pousse la porte de son appartement, se précipite dans la cuisine et dépose le carton en bas du réfrigérateur.

Puis il s’empare d’une chaise et se dirige vers le fond du couloir.

Un rideau pourpre cache un renfoncement, des étagères.

Il place la chaise, monte dessus et saisit tout en haut une boîte à chaussures crème fermée par un large ruban adhésif noir qui encercle le couvercle.

Il descend à reculons, abandonne la chaise et, le cœur battant, file au salon.

Il pose la boîte sur la table, peine fébrilement à saisir du bout des doigts l’extrémité du ruban adhésif qu’il finit par arracher.

Il retire le couvercle qui s’ouvre sur une poche en velours bordeaux.

Victor dénoue le joli cordon doré.

Il est là.

Il le sait et pourtant ça lui fait un coup au cœur à chaque fois qu’il rouvre la boîte.

Comme s’il avait pu disparaître.

Il est là, le Lüger.

Noir et glacé.

Prêt à reprendre du service.

Après Bibiche (Jocelyne Villain) -qui portait bien son nom- à La Turballe en juillet 2017, Géraldine Martineau à Deauville en mai 2018 et Arlette Brochet à Paris rue de la Roquette en octobre 2021.

Victor caresse la crosse, glisse le revolver dans son pochon qu’il couche dans la boîte.

Il ajuste le couvercle aux bords fatigués et range la boîte dans la partie basse du buffet à côté des assiettes en porcelaine de Limoges dont il ne se sert jamais.

Inutile de le remettre à sa place.

S’il a été sorti de sa cache et tiré de son sommeil, c’est qu’une nouvelle cible vient de se signaler et qu’il doit faire son œuvre.

Victor enlève sa veste qu’il a gardée dans son empressement, la suspend au perroquet dans l’entrée, récupère la chaise restée au fond du couloir et la glisse sous la table à manger.

Voilà, tout est en ordre.

Il aime que les choses soient à leur place.

Ah non ! Il a oublié le serpent de ruban adhésif sur la table du salon.

Après un repas frugal, le reste de la salade tomate-œuf-feta de la veille, Victor s’est installé dans le salon dans son vieux fauteuil en cuir.

Habituellement, après le repas il se consacre à son passe-temps favori. : les mots croisés.

Mais aujourd’hui, perturbé par l’événement de la matinée, il ne se sent pas disposé à reprendre l’exercice interrompus la veille.

Il vient pourtant de trouver un verbicruciste qui lui donne enfin du fil à retordre : s’il n’a mis que cinq minutes pour la définition      « CHAR OU VOITURE » en neuf lettres (c’était « écrivains »), il a séché un long moment avant de trouver « ilotier » pour « Bourre de pâté ».

Après le meurtre d’Arlette Brochet quelques mois plus tôt où il s’en était fallu de peu pour qu’il se fasse pincer, il avait pourtant décidé d’arrêter son activité de « tueur pour dames », comme il l’appelait.

Mais ce « Mon pauvre Grégoire » avait rallumé sa vindicte.

Grégoire ne méritait pas ça.

Bien sûr, la mort de sa femme l’affligerait, même s’il avait souvent rêvé de l’étrangler.

Il allait se sentir seul, perdu.

Peut-être même regretterait-il sa mégère.

Au début, seulement au début, mon cher Grégoire.

Après le deuil se fait vite, on commence à respirer mieux, on n’a plus à redouter la prochaine remarque, la prochaine scène.

On ne se demande plus « qu’est-ce que j’ai fait ou que je risque de faire de mal ? ».

Les muscles se relâchent, le cœur s’apaise.

On est bien.

On revit.

Grégoire ne savait pas l’opportunité, la chance que Victor allait lui offrir.

Victor, lui, n’avait eu besoin qu’une dizaine de jour pour entrer dans sa nouvelle vie après la mort de Nicole.

Il est vrai qu’il avait si souvent imaginé la tuer que le jour où il passa à l’acte en la projetant du haut de cet escalier en marbre -un escalier à se rompre le cou, comme elle disait- fut une délivrance.

Depuis, quand il y pense, à ce moment précis il se serait bien vu lâcher un puissant « Yes ! » avec plein de « s » à la fin, poings serrés, les bras et les jambes en pistons.

***

La dégustation d’une pâtisserie individuelle est un plaisir solitaire.

En général, c’est à 15h30 qu’a lieu cette cérémonie dominicale.

Mais il lui arrive de retarder l’échéance, d’exaspérer l’attente pour sublimer le délice.

C’est un cérémonial qui obéit à certains rites.

Il commence par l’observation.

Victor a déposé la religieuse sur la petite assiette noire qui lui est exclusivement réservée.

Les rondeurs sont de Botero, les volumes de Nikki de Saint-Phalle, le costume de Karl Lagerfeld.

Victor prend son temps pour la regarder, il pince le bord de l’assiette entre le pouce et l’index qu’il soulève un peu pour la faire tourner.

Les proportions sont idéales, la rotondité de chaque sphère offre un équilibre parfait : chacune, à son corps défendant, rend hommage à l’autre.

Le gros chou n’a pas l’aspect grossier, l’air affaissé et résigné qu’on lui trouve parfois.

Le petit chou au-dessus, un peu crâneur, fait le beau.

Le plaisir des yeux comblé, délicatement, d’un petit tour de poignet il détache le chou supérieur, qu’il va mettre de côté, en prenant soin de ne pas endommager la collerette hérissée de flammes de crème au beurre qui en incendient la base.

Ensuite, c’est un jeu que de les éteindre avec la langue en les couchant sur le gros chou pour, le palais ainsi chemisé, en sectionner la coiffe ainsi obtenue d’une pleine morsure.

Mon Dieu ! Cela faisait plus d’un mois qu’il s’était offert une religieuse !

Aujourd’hui, contrairement à ses habitudes, Victor ne fera qu’une bouchée du petit chou, gardé pour la fin, broyé, dont la crème éclate dans son palais, écrasée par l’effondrement du glaçage qu’elle submerge et soumet.

La religieuse, comme l’éclair, se déguste avec les doigts.

Et, les doigts un peu collants, Victor fait ce que l’hygiène, dont il est pourtant un adepte scrupuleux, réprouve : il se lèche les doigts et les suce même si besoin.

Pas question que cette délicieuse pellicule finisse dans les plis d’une serviette en papier ou sous le filet idiot d’un vulgaire robinet.

Depuis quelques semaines, il leur fait des infidélités en allant déguster un sponge cake au Fu Castella, une pâtisserie japonaise du XIII ème.

Mais c’est en semaine uniquement, donc ça ne compte pas vraiment.

3

La dégustation terminée, Victor se sent un peu honteux de cette gratification qu’il n’avait pas méritée.

Pour la peine, ce soir il nettoiera le Lüger, qui n’en a guère besoin.

Un attachement particulier, physique, viscéral presque, le lie à cette arme.

Il aime empoigner la crosse puissante, il apprécie l’élégance du canon qui prolonge son bras avec superbe.

Et puis ce Lüger a une histoire.

C’est son histoire.

L’arme a probablement appartenu à l’officier allemand avec qui sa mère a entretenu, pendant l’Occupation, des rapports coupables.

Né dix ans après la fin de la guerre, Victor a été abandonné par sa mère à la naissance.

Placé par l’Assistance Publique dans une famille d’accueil, il apprendra à treize ans l’identité de sa mère mais ne cherchera pas à la retrouver pour ne pas troubler la famille qui l’avait accueilli.

Sa mère, elle, le cherchera à la fin de sa vie.

Trop tard, c’est le notaire de Rémalard, dans le Perche, qui apprendra à Victor son décès ainsi que l’héritage d’une petite maison.

Une bicoque insalubre, dans le grenier de laquelle, en ouvrant une cantine il trouva dans une boîte métallique ce Lüger dormant sur une peau de chamois, accompagné de deux réglettes de vingt-cinq balles.

Des balles de 9 mm, dont Victor continue de s’étonner qu’elles n’aient pas permis à la police d’établir un rapprochement entre les trois exécutions qu’il avait signées.

Un Lüger, dont il ne connaissait pas le nom, qui lui glaça la main.

Il se souvient encore de ce premier contact.

Cette arme serait son trophée.

Il se souvient comme aujourd’hui de son premier claquement.

C’était trois mois après la mort de Nicole

Il n’avait pas annulé la location d’août qu’ils avaient réservée à La Turballe.

***

Jocelyne Villain, alias Bibiche, la trentaine, était plus grande que lui, plus large aussi, les cheveux coupés court sur une grosse tête sans cou, un piercing sous la lèvre inférieure.

Et des bras comme des cuisses sortant d’une robe de plage à fleurs jaunes et noires.

Victor avait serré sa baguette de pain contre lui comme s’il l’avait sentie menacée par la virago qui prenait sans gêne la moitié de l’ascenseur.

Elle allait au quatrième, comme lui et occupait l’appartement voisin.

C’est ce premier soir que tout avait commencé.

Il était près de vingt-trois heures, Victor venait de fermer la porte-fenêtre donnant sur le minuscule balcon quand il entendit des cris.

Une voix d’homme, aigrelette.

⸺ Arrête, Bibiche, tu me fais mal !

La même voix, plaintive :

⸺ Arrête, s’te plaît !

Puis une voix rugissante :

⸺ Tu t’es bien rincé l’œil sur la plage c’t’aprem, mon salaud ! Tu crois p’t-être que j’t’ai pas vu, hein, la salope en rouge avec les loloches à l’air ?! Tu sais quoi, tu mériterais que je te pète la gueule !

L’homme avait dû tenter de nier une dernière fois.

Il avait eu tort.

Ce fut alors pendant dix longues minutes un déchaînement d’injures, un déferlement de coups qui claquaient, de cris, de supplications qui, loin de calmer la virulence de la harpie, attisaient sa colère.

Puis, des gémissements et un court silence conclu par « J’espère que t’as bien compris, mon salaud ! ».

Le lendemain, Victor avait surveillé les sorties de ses voisins, curieux de voir dans quel état le mastodonte avait mis son conjoint.

Vers dix heures, la voisine sortit, un panier à la main.

Victor attendit dix minutes avant de toquer à la porte.

Rien.

Soudain inquiet, il colla son oreille contre la porte.

Pas un bruit.

Il toqua de nouveau et la porte finit par s’ouvrir sur un gringalet, t-shirt blanc douteux, short bleu et des lunettes de soleil qui ne parvenaient pas à cacher deux superbes coquards.

Victor prétexta solliciter l’emprunt d’un tire-bouchon.

L’homme avait répondu « Désolé, j’en ai pas » et refermé aussitôt la porte.

En fin d’après-midi, la voisine s’en était prise de nouveau à son mari.

⸺ Tu crois que j’t’ai pas vu derrière tes lunettes ? Tu me prends pour une teubée ? T’as toujours pas compris ? Faut que j’recommence ?

⸺ Non, mais t’es folle ! Je l’ai même pas calculée, la fille, j’te jure !

Le premier coup tombe, une gifle parfaitement claquée, puis des cris et des ahanements ponctués d’imprécations et d’insultes.

Pendant cinq bonnes minutes, une tornade d’une violence telle que Victor avait lâché : « ce n’est pas possible, elle va le tuer ! ».

Ce soir-là, à la nuit tombée, il était descendu au parking de la résidence et avait rapporté du coffre de sa voiture la boîte métallique qu’il avait trouvée deux jours plus tôt dans le grenier de la maison de Rémalard.

Il ne savait pas encore qu’il allait tuer Bibiche.

Il en avait envie.

C’était comme avec Nicole, c’était resté longtemps de l’ordre du fantasme.

Victor essaie d’arrêter ces images qui défilent comme un diaporama.

Il doit se concentrer sur sa nouvelle mission.

Il hausse les épaules.

Il ne se considère pas comme un criminel.

Encore moins comme un tueur en série.

Pas davantage comme comme un justicier ou un vengeur.

Non, il se voit comme un petit fonctionnaire du crime : ce sont les victimes qui viennent à lui.

Alors il fait son devoir.

Avec sérieux et efficacité, sans état d’âme.

En bon fonctionnaire.

Certes il ne nierait pas que la préparation de la mission, la surveillance de la cible et la mise au point d’un plan imparable ne lui procuraient pas quelque plaisir mais sa méticulosité l’en exonérait.

Il aime le travail bien fait, c’est tout.

Bientôt dix-sept heures.

Victor croque ses deux noix du Brésil pour leur apport en sélénium.

Et s’il allait en reconnaissance traîner du côté de chez les Lemoine ?

Il se claque les cuisses et s’extrait de son fauteuil :

⸺ À nous deux, Madame Lemoine !

Il ne sait pas pourquoi, il sent que cette affaire va être compliquée.

Mais il a l’habitude maintenant, la difficulté aiguise sa patience.

Madame Lemoine attendra le temps nécessaire, après tout c’est elle qui va mourir.

Il aimerait seulement connaître son prénom avant.

4

Une fois dans la rue, c’est l’esprit du chasseur qui habite Victor : la mission a commencé.

Victor aime son quartier.

À la mort de sa femme, il avait vendu le pavillon de Colombes pour venir s’installer à Paris rue Duguay-Trouin à côté du Jardin du Luxembourg.

Il n’aurait pas pu rester là-bas de toute façon.

Sous ses fenêtres, le Luxembourg, un peu plus loin la descente vers la Place Saint-Michel, la montée de la rue Soufflot vers le Panthéon, le Quartier Latin.

L’après-midi quand il fait beau, après ses mots croisés, il va s’installer au Luxembourg, du côté du bac à sable et du terrain de pétanque.

Il a besoin de nourrir sa solitude de cris et de visages.

Quand il traverse le Jardin, il se passe toujours quelque chose, il y a toujours quelqu’un sur qui il a envie de se retourner et sur qui il se retourne sans gêne aucune alors qu’il ne le ferait pas dans la rue.

Quand il fait gris, il se rend à la Médiathèque.

Depuis un mois, il y vient même quand il fait beau.

Une nouvelle bibliothécaire est arrivée en remplacement de la molle Lydie en congé de maternité.

Blonde, la quarantaine apprêtée, un visage fin, une jolie poitrine et des yeux clairs.

Et une jolie poitrine.

Menue mais fière.

Il émane d’elle, de son sourire bienveillant, une douceur qui enveloppe le silence feutré des lieux et le touche au cœur.

Bien qu’il ne compte pas s’y arrêter, Victor passe quand même par le bac à sable.

Le dimanche, ce ne sont pas les mêmes personnes que d’habitude.

Il n’y aura pas le petit Enzo, trois ans, une boule de joie, ni la frêle Caroline - Caro pour sa mère qui détache toutefois Ca - ro - lin’ quand elle rappelle à l’ordre la gamine-, la mère, la jolie brune du mardi et du jeudi vers 15h15, dont Victor guette le départ afin de jouir des émouvantes ondulations d’un fessier dont chaque pas fait jaillir les cuisses et rouler les hanches.

Parfois il se lève à sa suite, lui laisse prendre cinq ou six mètres pour mieux apprécier le galbe des fesses dont les lobes semblent vouloir le happer par la façon gourmande dont ils se séparent, se collent et se décollent tout en restant toujours magnifiquement solidaires.

Il est persuadé que son manège a été éventé mais n’y renonce pas, s’autorisant du sourire qu’elle continue de lui prodiguer quand elle arrive au bac à sable.

Victor sort du Luxembourg face au Panthéon.

Il amorce la descente du boulevard Saint-Michel.

Les Lemoine habitent un immeuble haussmanien à la façade fraîchement rénovée.

Le porche est ouvert.

Une petite cour intérieure pavée.

À gauche, l’entrée des appartements où il s’était engouffré le matin même sur les pas de Grégoire.

Plus prudent, il n’entre pas.

Ce n’est pas dans sa mission du jour qui consiste en une reconnaissance de la zone d’habitation de la cible.

Il va balayer le boulevard sur une centaine de mètres de chaque côté de l’habitation des Lemoine, pendant une heure, en changeant de trottoir à chaque tournante.

Il n’attend rien d’exceptionnel de ce premier repérage mais on ne sait jamais.

Et s’il ne le faisait pas, il regretterait de ne pas l’avoir fait.

Et puis il fait doux et il a une crème au beurre à se faire pardonner.

***

Comme prévu, la promenade forcée n’a rien donné de particulier.

L’air a fraîchi.

Victor traverse le boulevard pour une dernière remontée côté soleil.

Quelque chose le contrarie.

Ce matin, il ne s’était pas montré très professionnel.

Si les Lemoine étaient venus tous les deux à la pâtisserie, c’est qu’ils ne rapportaient sans doute pas le gâteau chez eux sinon Grégoire y serait allé seul, dépêché par sa sorcière.

Ils allaient donc apporter leur gâteau chez des proches.

Pas chez des amis, il était trop tôt.

Chez un de leurs enfants, plutôt.

S’il s’était montré moins émotif ce matin, il aurait attendu le retour de Grégoire à la pâtisserie puis aurait suivi les Lemoine au lieu de se précipiter chez lui pour s’exciter comme une puce sur son Lüger.

Et puis il aurait aimé savoir quel gâteau les Lemoine avaient choisi.

Un gros gâteau sans doute, ils avaient une tête à choisir un Saint-Honoré.

Pour se racheter, Victor revient sur ses pas pour effectuer une rotation supplémentaire.

Un fois rentré, Victor prépare sa salade de betteraves, avec une cébette, un peu de saumon fumé et un vinaigre à l’huile de noix.

Il n’a pas pu s’empêcher de mettre la chanson plus tôt que d’habitude.

Sa chanson, celle qu’il écoute toujours avec la même émotion depuis des années et dont il fredonne souvent le refrain dans la journée.

J’aime les hommes qui sont c’qui peuvent

Assis sur le bord des fleuves

Ils regardent s’en aller dans la mer

Les bouts de bois, les vieilles affaires

La beauté d’Ava Gardner …

C’est comme ça qu’il était tombé amoureux des chansons de Souchon.

Les chansons de Souchon, ça faisait drôle à dire.

Et c’est comme ça aussi qu’il était tombé amoureux d’Ava Gardner.

C’était une icône.

Elle appartenait donc à tout le monde.

Donc à personne.

Donc elle pouvait lui appartenir.

Il avait constitué un album de ses plus belles photos, notamment celles dans ses maillots de bain joliment désuets.

Mais il ne le consultait que rarement, de peur d’en estomper la magie.

Après le repas, Victor s’est appliqué à nettoyer le Lüger.

Rétrospectivement il avait compris que sans lui rien ne se serait passé.

On dit que c’est l’occasion qui fait le larron.

Sans le Lüger, il se serait contenté de regarder Bibiche du coin de l’œil dans l’ascenseur.

Le Lüger avait changé sa vie.

Le Lüger nettoyé, il est allé chercher dans le tiroir du bas de l’armoire-penderie une paire de gants fins noirs en soie, neufs, encore assujettis par une bride indiquant leur taille, 9 1/2.

Depuis La Turballe, il en avait toujours deux paires d’avance.

On ne sait jamais et Victor déteste être pris au dépourvu.

À la Turballe, en juillet 2017, il avait failli au dernier moment renoncer à tuer Bibiche -c’est comme ça qu’il avait décidé de l’appeler, il avait besoin de lui donner un nom- parce qu’il n’avait pas de gants et il ne voyait pas où trouver des gants en plein été dans une station balnéaire.

Il avait fini par trouver ces sous-gants de ski en promotion au Décathlon de Saint-Nazaire et en avait acheté cinq paires, plaidant l’attrait du prix devant la caissière qui ne lui demandait rien.

Avec Bibiche, il avait dû attendre quelques jours avant de trouver le mode opératoire.

D’une part, occupant l’appartement voisin, pas question d’agir sur place.

D’autre part, elle ne sortait que rarement seule.

Il fallait trouver comment l’attirer hors de la résidence.

Victor avait remarqué que Bibiche (Victor apprendra son nom le lendemain de sa mort dans Ouest-France mais elle restera Bibiche pour lui parce que c’est sous ce nom-là qu’il l’avait tuée) lorgnait à la plage sur deux bellâtres bronzés et bruyants et plus particulièrement sur le prénommé Kévin, le plus musclé et le plus crétin des deux.

« Tu me plait trop, vient me retrouver ce soir à 10 h dans le jardin derrière l’église. Kévin. »

L’appât était prêt avec la calligraphie primaire et les fautes d’orthographe qui l’authentifiaient.

Le vendredi matin, après le départ du mari pour la boulangerie, Victor avait glissé le billet sous la porte, toqué juste avant de dégringoler l’escalier.