La Belle Limonadière - Paul Mahalin - E-Book

La Belle Limonadière E-Book

Paul Mahalin

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Extrait : "Le premier lundi de janvier de l'année 1823, la petite rue des Maçons-Sorbonne, – dont le boulevard Saint-Germain a mangé, depuis, les trois-quarts, – offrait un singulier spectacle de tumulte et d'émotion. Quoiqu'il fît à peine joue, – l'horloge de l'École de Droit marquant sept heures du matin, – qu'un froid sombre mît aux pavés une couche de verglas humide, et qu'une bise âpre soufflât des pointes d'aiguilles dans le brouillard..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Veröffentlichungsjahr: 2016

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PREMIÈRE PARTIELe meurtre de la rue des Maçons
ILa maison du crime

Le premier lundi de janvier de l’année 1823, la petite rue des Maçons-Sorbonne, – dont le boulevard Saint-Germain a mangé, depuis, les trois quarts, – offrait un singulier spectacle de tumulte et d’émotion.

Quoiqu’il fit à peine jour, – l’horloge de l’École de Droit marquant sept heures du matin, – qu’un froid sombre mît aux pavés une couche de verglas humide, et qu’une bise âpre soufflât des pointes d’aiguilles dans le brouillard, les portes et les fenêtres s’ouvraient avec fracas. De celles-ci jaillissaient, – de l’entresol jusqu’aux mansardes, – des têtes, encore tout emplumaillées de l’oreiller, qui, d’un étage et d’une maison à l’autre, échangeaient toute espèce de regards effarés et d’interpellations inquiètes. De celles-là émergeaient, à la file, des commères et des bourgeois, qui, tout en se frottant les yeux à tour de bras, formaient des groupes babillards sous l’auvent des boutiques, autour des boîtes des laitières et sur le seuil des corridors. Puis, au bout d’un instant, chacun de ces groupes s’ébranlait et s’envolait vers le même point, – non sans force gestes d’épouvante et exclamations de pitié.

Il y avait, à cette époque, dans la portion de la rue des Maçons qui a disparu pour faire place au square funèbre de Cluny, un logis assez vaste, remarquable par la forte architecture que produisit Marie de Médicis. Un toit d’ardoises en poivrière coiffait ses quatre rangs de croisées superposées de tout un hérissement de hautes cheminées, de girouettes seigneuriales et de lucarnes à tympans sculptés, encastrées dans un chéneau de plomb, – et le temps en avait attristé la façade d’un hâle épais, couleur de rouille. Cette construction, qui datait du règne du Béarnais, avait appartenu à la famille Thorillon, dont le chef avait pris le titre de garde de la manche du Roy. Le dernier des Thorillon, conseiller à la Grand-Chambre, ayant fini sur l’échafaud, en 1793, sa veuve, qui s’était réfugiée à l’étranger, et qui n’avait jamais voulu revenir en France, avait cédé toutes ses propriétés, – tant mobilières qu’immobilières, – à une certaine dame Mazerolles, laquelle passait pour avoir fait fortune dans les aventures. Il va être parlé de cette dame tout à l’heure.

Pour le moment, c’était vers l’hôtel Mazerolles, – comme on disait dans le voisinage, – que convergeaient la course, l’effroi et la curiosité des badauds. Mais course, effroi, curiosité, badauds, tout cela venait se heurter contre des murailles muettes, contre des fenêtres closes de volets en plein bois et contre une porte-cochère de chêne massif, historiée de clous revêches et de serrures rébarbatives. En outre, deux gendarmes, le fusil au bras, se promenaient devant l’huis farouche et la bâtisse impénétrable, et empêchaient d’en approcher la foule qui augmentait sans cesse.

Rien ne fait plus promptement boule qu’un rassemblement parisien. Quinze ou vingt personnes s’étaient pelotonnées, à l’origine. Bientôt, il y en eut cent. Puis, cinq cents. Puis, mille : une foule !… Une foule compacte, bruyante, regardant… Regardant quoi ? Eh ! mon Dieu ! les soldats, les croisées, la porte, la maison, le monde et le mur ! Car on ne saurait trop le ressasser avec le poète : Bien des gens, à Paris, se contentent du spectacle des spectateurs, – et c’est déjà pour eux une chose fort curieuse qu’un mur derrière lequel il se passe quelque chose.

Un bourdonnement montait de cette masse, – sur le fond confus duquel se détachait en netteté un croisement de questions et d’interjections aiguës et sifflantes comme des flèches :

– Assassinée !

– Madame Mazerolles ?

– Oh !

– Ah !

– Doux Jésus !

– Pas possible !

– Savez-vous quand ?

– Comment ?

– Par qui ?

– Les parents sont-ils prévenus ?

– Et les médecins ?

– Et la justice ?

– Oui, l’on est allé quérir la garde au poste du Luxembourg…

– Et le quart d’œil (commissaire) est là-haut, avec son secrétaire et tout le tremblement…

– Le docteur Duvignon aussi, et les deux fils de la victime : un grand blondin, qui est avoué à la cour et que l’on a couru chercher à son étude, rue de Tournon, et le capitaine d’infanterie, un petit brun, qu’on a averti à la caserne de Lourcine…

Un quidam, qui stationnait au premier rang, s’adressa à son voisin :

– Monsieur, auriez-vous l’obligeance de me fournir un renseignement ?

– Un renseignement, deux renseignements, tous les renseignements que vous voudrez ! Passez au comptoir ! La vente est ouverte, répondit rondement le voisin qu’à sa casquette de loutre et à son tablier de serge bleue on reconnaissait pour un membre influent de l’épicerie française, lequel ajouta avec le rire épais qui n’appartient qu’à cette institution :

– Quoique je ne tienne pas cet article, me contentant de faire dans les denrées coloniales, à l’enseigne du Pilon-d’Or.

On se salua réciproquement. Le questionneur possédait une respectable physionomie de gobe-mouches. Appuyé sur une canne à bec-de-corbin, emmitouflé d’une douillette de soie puce, avec son tricorne à ganse d’acier en bataille sur des ailes de pigeon soigneusement poudrées, sa petite queue en trompette retroussée sur la nuque, sa décoration du Lys à la boutonnière, son ample cravate de mousseline, son jabot plissé, sa culotte à pont, ses bas à raies circulaires et ses souliers à boucles d’argent, il ne représentait point mal ce type, assez commun alors, que Béranger se préparait à chansonner dans son Marquis de Carabas. L’ancien régime revivait dans son langage et ses façons non moins que dans son costume et sa tenue, et tout en lui fleurait, – comme musc, bergamote ou benjoin, – le hobereau de vieille roche, embaumé dans les souvenirs et les traditions du passé.

– Monsieur, demanda-t-il d’une voix cassée et chevrotante, a-t-on arrêté ces faquins ?

– Quels faquins ? interrogea à son tour l’épicier interloqué.

– Eh ! les libéraux, sarpejeu ! Car je présume qu’il s’agit d’une nouvelle conspiration de ces éternels ennemis des Bourbons, du trône et de l’autel…

– Une conspiration ?…

– La Quotidienne l’annonçait hier en termes nets et positifs : les Jacobins s’agitent ; les jours augustes de Sa Majesté sont menacés ; l’exécrable Louvel a fait souche de scélérats…

– Vénérable ci-devant, gouailla un gamin, vous m’avez l’air aussi bouché qu’une fiole de maçon à quinze ! Comment, voilà une heure que vous êtes ici, planté comme une tête à perruque dans la boutique d’un merlan, et vous ne savez pas qu’il retourne du rouge…

– Hein ?…

– Une particulière que l’on a trouvée dans son lit avec un assortiment de coups de couteau…

– Il paraît que la malheureuse en a reçu plus de cinquante ! gémit une dame âgée qui avait un roquet sous le bras.

– Cinq douzaines ! Mazette ! ricana le gamin. C’est pas un crime, c’est un massacre ! C’est plus une femme, c’est un hachis !

La dame le toisa avec indignation :

– Méchant morveux ! s’il est permis de goguenarder sur un sujet pareil !…

Le gavroche se campa :

– De quoi ? de quoi, maman Toutou ? Donnez à téter à ce fils et fichez-nous pour deux sous de paix avec des égards tout autour ! J’exprime mon opinion. On en a le droit. C’est dans la Charte.

– Hum ! grommela le « ci-devant, » une belle invention, votre Charte ! Une corde au cou de la monarchie avec le bout aux mains de la Révolution ! Ventre-saint-gris ! comme jurait le grand Henri, si le roi m’avait écouté !…

Puis, se tournant vers l’épicier :

– Excusez-moi si je ne suis pas au courant, ayant l’oreille un peu dure. C’est aussi mon droit, je suppose, quoique ce ne soit point dans la Charte… Ainsi, vous aviez la civilité de m’informer…

– Que la propriétaire de cette maison a été égorgée cette nuit…

– Par les carbonari, je gage… Ces drôles sont capables de tout… Et l’infortunée s’appelait ?…

– Angélique Mazerolles. Parbleu ! vous savez bien : la fameuse Angélique Mazerolles, qui a attiré tout Paris au café de l’Échelle, rue Saint-Honoré, sous la Terreur, le Directoire et le Consulat ! Une ancienne à Danton et à Barras ! L’ex-Cérès de la fête de l’Agriculture de messidor an II !…

– Connais pas ! prononça le bonhomme d’un ton sec. Pendant cette douloureuse période de notre histoire, j’étais à Hartwell, auprès de nos princes légitimes, ayant l’honneur de faire partie de la garde-robe et du gobelet de S.A.R. Monseigneur le comte de Provence…

Le gamin le reluqua de travers :

– Espèce de voltigeur de l’armée de Condé ! Momie empaillée de Coblentz ! Porte-coton du Gros-Poudré !

Le Gros-Poudré, c’était Louis XVIII, comme Louis-Philippe devait, plus tard, être la Poire, et Napoléon III, Badinguet, – le spirituel peuple de France témoignant volontiers de son sympathique respect à l’endroit de ceux qui le gouvernent par toute sorte de sobriquets ingénieux et délicats.

– Ce que c’est que de nous ! poursuivit l’épicier. Quand on pense que, hier, à quatre heures, j’ai vu la brave dame sortir des vêpres à Saint-Sulpice, si pleine de force et de santé, qu’on lui aurait donné encore plus d’un demi-siècle à vivre !…

Plusieurs voix brodèrent à l’envi des variations sur ce thème :

– De fait, on l’aurait crue bâtie par les Romains, tant elle était ferme et solide !…

– Toutes ses dents ! Pas un cheveu blanc ! La joue fraîche comme une rose !

– La soixantaine et point de corset ! Elle n’en avait pas besoin ! Tout se tenait chez elle comme chez une fillette de vingt ans !…

– Un été de la Saint-Martin, quoi ! Son intendant Jacques Lebrun, qui lui portait son paroissien, avait peine à la suivre, tellement elle marchait droit et leste !…

– Jacques Lebrun ? s’exclama un invalide dans un groupe, un gars sec comme une latte et tout nerfs, nonobstant, avec une moustache poivre et sel et une balafre sur le front. C’est un vieux lapin de la brigade Vandamme. Nous étions ensemble à Poperingue. Il était au 3e dragon et moi au bataillon du Pas-de-Calais…

– À Poperingue, répéta le hobereau devant les Autrichiens de Wurmser ?…

– À preuve que nous leur avons rudement brossé leurs habits blancs, aux Kayserlicks !… C’est même là que Lebrun a reçu son atout, en chargeant les hussards ennemis pour dégager un camarade…

La gobe-mouches tira une boîte d’or à miniature du gousset de sa culotte et offrit une prise à la ronde :

– Pur macoubac à la fève. Je le prends à la Civette. C’est souverain contre le brouillard… – Cette dame Mazerolles habitait donc seule son immeuble ?…

– Pas du tout, fit l’épicier. Elle avait maison montée : deux valets de pied, deux femmes de chambre, un cocher, une cuisinière… Lorsque l’on a au râtelier tout le foin que les fournisseurs de la République ont mis autrefois dans leurs bottes…

– Vous ne comptez pas ce Lebrun, dont on vient de nous parler…

– Oh ! Jacques était plutôt un ami qu’un domestique. Dame ! vous comprenez, la défunte était une gaillarde, – et Jacques avait dû faire un superbe dragon…

Cette assertion souleva une protestation énergique dans la partie féminine de l’auditoire.

– Compère, vous êtes une mauvaise langue ! s’écria aigrement une marchande de poissons. La défunte a été ce qu’elle a voulu, ça la regarde. L’essentiel est que c’était une personne charitable…

Trois ou quatre commères renchérirent d’éloges :

– Et douce !

– Et avenante !

– Et généreuse !

– Et pas fière !

– Il n’en est pas moins vrai, repartit l’épicier piqué, qu’en sa qualité de factotum, Jacques Lebrun faisait la pluie et le beau temps au logis…

– Bon ! on sait ce qu’on sait, mon voisin !

– Et qu’est-ce qu’on sait, ma voisine ?

– On sait que l’intendant n’est pas dans vos papiers, pardi !

– Pourquoi cela, s’il vous plaît, ma mie ?

– Tiens, parce qu’il rognait les factures, que vous auriez voulu allonger de la Sorbonne jusqu’à Pantin !

La galerie éclata de rire. L’épicier plaça sa casquette de travers.

– Ah çà ! dites donc, maman Madou !

La marchande de poissons mit ses poings sur ses hanches :

– Et puis après, papa Michon ?

Le gamin glapit en fausset :

– Prrrrrenez vos billets ! On va commencer ! La grande lutte à outrance de la halle aux goujons contre le dépotoir à la mélasse ! C’est l’instant et le moment ! On ne paye qu’en sortant ! En avant la musique !

Le gobe-mouches s’interposa :

– Ma chère dame !… Mon cher monsieur !… Ces dissensions intestines !… En face de vos contemporains !…

Des voix ajoutèrent :

– La Madou a raison.

– L’intendant est un honnête homme.

– Un fidèle serviteur.

– Un peu chipotier, c’est possible ; mais tranquille, rangé, économe, pas bavard, pas licheur, tout aux intérêts de sa maîtresse.

– On assure que celle-ci l’a porté sur son testament pour une somme de dix mille livres.

La marchande de poissons conclut :

– Quelle différence avec ce muscadin de Roland ! En voilà un cadet qui la menait joyeuse ! Choyé, dorloté, mijoté aux frais et dépens de la feue dame, avec la table et le logement, l’argent de poche, un tas de cadeaux, des toilettes de milord anglais, une montre à répétition, des éperons et une cravache !

– Qu’était-ce que ce Roland, je vous prie, ma commère ? interrogea le hobereau en humant une prise.

– Un filleul de madame Mazerolles, qu’elle avait fait venir de Sens, en Bourgogne, pour lui servir de secrétaire. Pour un joli garçon, ma foi, faut avouer que c’était un joli garçon : une frimousse de demoiselle, le teint de lait et les cheveux d’or d’un Jésus de cire, des yeux qui lui faisaient tout le tour de la tête et un petit air de sainte-n’y-touche !… Avec tout ça, orgueilleux, ivrogne et débauché comme les sept péchés capitaux, joueur comme la dame de pique et tapageur comme le tambour des Suisses !

– Il est de fait, opina le concierge d’une maison voisine, qu’en balayant mon pavé, le matin, je le voyais rentrer dans des états, oh ! mais, dans des états à offenser les murs des deux côtés de la rue, – et que j’étais souvent obligé de l’aider à ouvrir la porte-cochère avec son passe-partout, pour grimper dans sa chambre par l’escalier de service !…

– Une chambre qu’on aurait dit le boudoir d’une margot de l’Opéra, appuya la Madou, tellement c’était un reposoir de colifichets et de fanfreluches !…

L’épicier Michon étendit le doigt :

– Là, au troisième étage, au-dessus de l’appartement occupé par sa marraine, lequel appartement communique avec cet escalier de service par une porte placée dans la ruelle du lit…

– Morbleu ! mon camarade, reprit le hobereau, si l’état des lieux est tel que vous le dépeignez, ce Roland a dû percevoir un écho du drame de cette nuit, – à moins, pourtant, qu’il n’ait encore découché, selon sa blâmable habitude…

La marchande de poissons haussa les épaules :

– Ah ! ouiche ! il y a belle lurette que le freluquet a déménagé ! Si endurant qu’on soit, on se lasse à la fin d’héberger un feignant, un ingrat, un mirliflor, – capable de tout et propre à rien ! Sa marraine lui a flanqué son compte, et il s’en est allé se faire pendre ailleurs.

– Voilà plus de six mois, confirma l’épicier, qu’il a disparu du quartier. Il paraît qu’il s’est engagé et qu’il est parti pour les îles.

Un gars prit la parole, – un gars robuste, aux manches, malgré le froid, retroussées jusqu’aux coudes et à la souquenille marquée de taches d’un brun rougeâtre :

– Je vas vous expliquer comment on a découvert le pot aux roses. J’y étais. C’est moi qui ai ramassé la bourgeoise sur le plancher…

Toutes les oreilles se dressèrent, – on fit silence, – chacun retint son souffle…

– Faut vous dire que je suis étalier à la boucherie d’à côté, – ici, au coin de la rue des Grès, vis-à-vis l’atelier du père Séguin, le serrurier… Or, comme nous fournissons la cuisine de l’hôtel, l’intendant était venu pour choisir ses morceaux en sortant de chez lui, dès le potron-minette, à la Croix-Rouge, – cour du Dragon, – où il demeure…

– Pardon, interrompit le hobereau, pardon, je n’y suis plus, mon ami : – À la Croix-Rouge où il demeure ?… Ce Caleb moderne n’habite donc pas avec sa maîtresse ?

La Madou lui tapa sur le ventre avec une familiarité à défoncer une futaille :

– T’es pas curieux à demi, bouffi !… Nonobstant, si tu veux savoir, c’est à cause de sa fillette…

– Le sieur Lebrun a une fille ?

– Et un fameux brin, je l’en vante : jolie comme un printemps, sage comme une image et éduquée comme l’héritière d’un marchand de volailles de la Vallée ! Le moyen de laisser seulette la brebis à la bergerie, quand il rôde alentour tant de loups en gants jaunes, en carrick et en bolivar ?

L’épicier ajouta :

– Madame Mazerolles avait bien proposé à Lebrun de le loger, lui et sa mignonne, – car, Dieu merci, il ne manque pas de place dans sa propriété, – mais le grognard a refusé, et il a eu raison, ma foi. Encore qu’elle fût tombée dans la dévotion, l’ex-limonadière recevait journellement nombre de ses anciennes connaissances du temps qu’elle trônait à son comptoir, en falbalas ; on jouait, on soupait, on bavardait chez elle jusqu’à des deux heures du matin. Est-ce que c’eût été une société et une vie convenables pour une jeunesse ?…

– Citoyens, cria le gamin, laissez poursuivre l’orateur, ou je vous somme de vous disperser !…

– Pour lors, reprit le garçon boucher, pendant que j’étais en train de parer une douzaine de côtelettes que M. Lebrun attendait, celui-ci sort brusquement de la boutique dans la rue et demande à une femme qui se dirigeait vers l’atelier du père Séguin :

« – Où allez-vous comme ça, Annette ? Est-ce qu’il est arrivé quelque chose à la maison ?

– Ah ! monsieur Jacques, un grand malheur !… Tout à l’heure, en portant le chocolat à madame, j’ai eu beau frapper à la porte, personne ne m’a répondu. J’ai cogné plus fort, j’ai appelé à pleine voix, j’ai fait un vacarme d’enfer, rien n’a bougé davantage. Alors, j’ai regardé par le trou de la serrure, et j’ai aperçu notre maîtresse étendue de son long sur le parquet…

– Et vous n’avez pas essayé de pénétrer par l’escalier de service ?

– La porte en est fermée pareillement… Je vais chercher le serrurier. »

Voilà l’intendant qui devient tout pâle.

« – Il faudrait appeler un médecin, fait mon patron. C’est peut-être une apoplexie foudroyante. »

Mais l’autre, secouant la tête :

« – Non, c’est pis que cela. J’ai des pressentiments. Cette maudite porte qui est restée ouverte un instant cette nuit…

– Quelle porte ?

– La grande porte de la rue. Je ne sais pas comment. Cependant, je suis sûr d’avoir posé la barre et donné le tour de clef. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! c’est une fatalité ! »

Et il court vers l’hôtel, en agitant les bras comme le télégraphe de Montmartre…

Nous le suivons, le patron et moi. Nous traversons le vestibule, nous montons le grand escalier et nous nous arrêtons sur le palier du deuxième étage où le cocher, la cuisinière, la seconde femme de chambre et les deux valets de pied étaient déjà rassemblés et poussaient toute sorte de venez-y-voir !…

Le père Séguin arrive avec ses rossignols ; il crochète la porte ; oui, mais les verrous étaient tirés en dedans…

On apporte un merlin et j’enfonce un panneau. Jacques Lebrun s’élance le premier. Nous l’entendons gémir :

« – Seigneur, ayez pitié de moi ! Ma maîtresse est assassinée ! »

Tout le monde se précipite. On ouvre les persiennes. Le jour entre sans crier gare…

Ah ! mes enfants, fichu spectacle ! Parole sacrée ! ça faisait peur ! Les meubles sens dessus dessous, les rideaux du lit déchirés, un tas de bibelots en miettes ! Et puis, du sang sur le tapis, sur les fauteuils, sur les tentures, sur la glace, partout ! Pour certain, la bourgeoise ne s’est pas laissé chouriner en douceur et à la papa !…

Le corps était couché au milieu du bouleversement, – taillé, criblé, haché, chicoté, comme si les sacripants qui ont fait le coup s’étaient amusés à le larder pour voir s’ils frapperaient toujours dans le même trou ! La figure seule n’avait pas été touchée. Elle était blanche comme un linge, – avec de gros yeux, écarquillés et renversés…

Tonnerre ! on n’est pas une femmelette ! On a saigné des bœufs, jugulé des moutons et mis ses bras jusqu’aux épaules dans des ventres fendus jusqu’à la margoulette, – histoire d’en arracher des cœurs qui faisaient encore tic-tac et des paquets d’entrailles fumantes. C’est mon métier. Le patron paye. Tout un chacun n’a pas le moyen de naître sous-préfet, dentiste ou avocat !…

Mais travailler sur des chrétiens !… Faut être rudement canaille !… Tenez, quand j’ai relevé la morte pour la mettre sur un canapé, il m’a semblé qu’elle allait se plaindre de ce que je lui faisais mal…

Cette idée-là m’a tout retourné. Ma cervelle battait la breloque comme si j’avais lampé une bouteille de trop. Si j’étais demeuré une minute de plus, je me pâmais ainsi qu’une carpe…

Alors, j’ai attrapé la porte, j’ai dégringolé l’escalier, j’ai traversé la rue, – flageolant, pantois, ahuri, – et je ne me suis retrouvé qu’au fond d’un verre de cric, – derrière le poêle du mannezingue…

IIApparition de M. Jules

Les auditeurs du garçon boucher accueillirent la fin de son récit par une rumeur où se mêlèrent toutes les formules de la commisération et de l’horreur.

À cette rumeur répondit un violent brouhaha parti des derniers rangs de la cohue.

Celle-ci, en effet, pendant ces pourparlers, s’était enflée au point d’entraver toute espèce de circulation, non seulement dans la rue des Maçons-Sorbonne, mais encore dans toutes les voies aboutissantes.

Les nouveaux venus, – emboîtés, foulés, étouffés aux plans extrêmes, – ignoraient jusqu’au premier mot de ce qui formait le sujet de la conversation des privilégiés entassés aux abords de l’hôtel Mazerolles.

Ils n’en demeuraient pas moins englués à leur place, – immobiles et s’enrhumant, dans la boue et sous la bruine, avec une persévérance digne d’une bonne fluxion de poitrine

Ce qui, en ce moment, exaspérait ces spectateurs platoniques, c’était la prétention, affichée par deux voitures, de s’engager, de la rue de la Harpe, dans celle – plus étroite encore – des Maçons. Il est certain que ces véhicules, s’ils avaient été occupés par de simples particuliers, auraient passé, ma foi, un fort mauvais quart d’heure. En serrant son étau, la foule les aurait broyés sans pitié, – caisses, voyageurs, chevaux et cochers ! Mais une forte escouade d’inspecteurs de police les précédait, – lesquels, tout en jouant des coudes et du bâton, avaient grand soin de répéter :

– Allons, voyons, laissons passer M. LE PROCUREUR DU ROI !

Cette phrase magique produisait plus d’effet que les bourrades et les horions : on murmurait, – mais on s’écartait…

La populace parisienne n’a qu’un médiocre souci de ce qui touche à la police : en revanche, tout ce qui appartient au cortège de dame Justice lui inspire un respect doublé d’un effroi prescient.

Respect et inspecteurs aidant, les deux voitures parvinrent à s’enfoncer dans la masse, comme des coins dans un morceau de bois. De leur côté, en les apercevant, la garde qui veillait au seuil de l’hôtel Mazerolles fit un mouvement en avant, – et, poussant de la crosse du fusil ou menaçant de la pointe des baïonnettes, déblaya les approches de la porte-cochère, laquelle s’entrebâilla pour recevoir les arrivants.

Les véhicules s’arrêtèrent dans l’espace libre. L’un était une calèche de maître, convenablement attelée. L’autre, un affreux locatis, traîné par des rosses étiques. Quatre personnages graves et sévèrement couverts descendirent de la calèche. Un clerc d’huissier, qui faisait l’étude buissonnière, les expliqua à ses voisins :

– Je connais tout le parquet, ayant l’occasion d’aller journellement au Palais où je cause avec ces messieurs en leur faisant signer les papiers timbrés de Me Grapillon…

Ce grand maigre, avec sa figure aiguisée en couperet de guillotine et sa rosette rouge sur le revers de son surtout, c’est M. de Bergonde, le procureur du roi, élève de MM. Bellart et Marchangy pour les procès politiques, malfaiteurs de qualité, et, en général, tout ce qui concerne son état. – Celui qui le suit, en lunettes d’or et en cravate blanche, vous représente M. Toussenel, juge d’instruction, la terreur des coquins et des barbillons de Paris ; on dit qu’il n’a pas son pareil pour pêcher à la ligne la vérité dans une conscience et une friture sous l’arche Marion. – Le troisième, ce gros père qui porte une serviette sous le bras, peut être étiqueté à la craie sur le bedon : Me Boulard, greffier en chef, premier cru. Joli talent sur la flûte. Membre distingué du Caveau. Ne crache pas sur le jus de la treille. Sa femme, une brune piquante, a l’oreille de la cour. – Le quatrième, enfin, c’est M. Yvrier, l’officier de paix de l’arrondissement. Un birbe qui a débuté sous M. Lenoir. Vieux jeu, ancienne méthode, école classique. Admire Voltaire, cajole M. Delavau et regrette Lapparent, Savary et Fouché…

Le gamin piaula à l’un de ses collègues :

– Ohé ! Polyte ! ôte ta casquette à la magistrature de ton pays ! On n’sait pas ce qui peut arriver. Faut se créer des relations.

Après la calèche, le fiacre déversa, à son tour, son contenu sur le trottoir.

On peut affirmer hardiment que l’originalité et le pittoresque se perdent dans nos mœurs effacées.

Aujourd’hui que, la confection aidant, tout le monde est vêtu de la même façon, le type pour lequel les Parisiens du seizième siècle inventaient le sobriquet de mouchard a disparu comme tout ce qui possédait une forme et un cachet particuliers. Le frottement de la civilisation a rendu fruste cette médaille, dont le coin, – frappé à l’œil d’Argus de la Préfecture, – n’est plus visible que pour l’observateur. Mais à l’époque primitive, – policièrement parlant, – où se déroule notre drame, les gens de la « bande à Vidocq » conservaient encore le physique et le costume de l’emploi : l’ample redingote d’un noir-roux, hermétiquement close sur un linge rare et en deuil, – le chapeau chauve, fourbu, crasseux, rabattu sur un front farouche, et le pantalon élimé effiloquant ses dents de scie sur des bottes blindées d’une crotte abondante. Ajoutez une canne plombée, pendue au poignet ou au bouton par une lanière de cuir ; des pattes énormes et crochues, toujours prêtes à s’abattre et à se refermer sur l’épaule ou le bien d’autrui ; puis, dans les traits, l’échine, l’allure et le maintien, quelque chose d’humilié et de révolté à la fois, – de l’inquiétude et de l’impudence, – une force et une souplesse de muscles également évidentes, et vous obtiendrez le crayon, – aussi exact qu’uniforme, – des trois premiers individus que venait d’expectorer le char numéroté.

La majeure partie de l’assistance les reconnut sans doute dès l’abord ; car elle se mit à les interpeller par leurs nom, surnom et exploits :

– C’est la rousse !

– Les hirondelles de la rue de Jérusalem !

– L’état-major de Royal-Emballeur !

– Voilà Goupil, le prince de la Savate, celui qui mouche avec son pied un cuirassier de la garde !…

– Voilà Manigant, dit Mouille-Farine, l’ex-valet de chambre du faux comte de Sainte-Hélène, – vous savez, Pierre Coignard, l’évadé de Toulon, que l’on a repincé en colonel, sur la place Vendôme, comme il passait une revue avec le général Despinois !…

– Voilà le père Gaffré, l’ancien chauffeur, le doyen des pègres (voleurs) de France !… Ça va bien, vieux rôtisseur de chair humaine ? – Pas vrai qu’à l’âge de douze ans, t’as été marqué et fouetté sur le Marché-Neuf, à Rouen ?…

N’oublions pas qu’alors la brigade de sûreté, organisée depuis une dizaine d’années à peine, se recrutait exclusivement parmi les forçats libérés, – ou tolérés à Paris, – les repris de justice repentants ou feignant de l’être, les filles de mauvaise vie, les entrepreneurs de jeux publics, les saltimbanques et les camelots : tous coquins de la pire espèce, qui ne se décidaient à envoyer au bagne ou en prison les confrères et amis, – dont ils étaient, le plus souvent, les associés ou les complices, – que par crainte d’y aller ou d’y retourner eux-mêmes. C’étaient là des auxiliaires fort dangereux. Aussi ne s’en servait-on qu’avec une extrême défiance, et, dès qu’ils cessaient d’être utiles, s’empressait-on de s’en débarrasser avec plus d’adresse que de scrupules. Il suffisait, d’ordinaire, de leur décocher un camarade qui les entraînait dans une démarche compromettante et fournissait ainsi le prétexte de leur arrestation. De cette façon, le champ restait, sinon aux plus honnêtes, du moins aux plus prudents, aux plus habiles, aux plus hypocrites et aux plus astucieux.

 

Le quatrième agent qui sauta de la guimbarde n’avait pas l’extérieur dépenaillé et rude de ses trois acolytes.

C’était un homme de taille moyenne, maigre de corps et pointu de museau. Dans son masque effilé, qu’eu égard à sa teinte d’un gris sale et luisant, on eût cru modelé dans une motte de saindoux, rien ne vivait que ses petits yeux, fureteurs et perspicaces, d’une mobilité et d’une effronterie remarquables. Le bout de son nez, légèrement aviné, trahissait le coup de soleil du trois-six et du chasselas. L’ensemble de cette physionomie devait exprimer, d’habitude, une obséquiosité doucereuse, mélangée d’outrecuidance niaise et d’aptitude à toutes les ténébreuses besognes ; pour le moment, il accusait la vanité épanouie d’un subalterne élevé par les circonstances à une supériorité provisoire.

J’ai indiqué que les compagnons du personnage étaient armés de gourdins d’apparence et de calibre respectables. Lui n’avait à la main qu’une mince badine de baleine à pomme d’argent non contrôlé par la Monnaie. Mais l’on devinait qu’il avait des menottes et des pistolets dans ses poches.

Toutes les nuances de l’arc-en-ciel se confondaient dans sa toilette : habit bleu barbeau à larges boutons de métal, col-carcan de satin orange, gilet de velours nacarat et inexpressible de casimir fémur de dryade effrayée. Sur le plastron de sa chemise, d’une fraîcheur assez contestable, étincelait et serpentait une bijouterie exagérée de bouchons de carafe montés en épingles et de chaînes dont les méandres imitaient l’or à peu près comme Brunet ou Potier pouvaient imiter Talma. Un castor en poil de lapin et des escarpins décolletés, qui semblaient jeter un défi à la rigueur de la saison, parachevaient cette toilette, laquelle avait été, certainement, plusieurs mois prisonnière au Temple.

Du reste, ni les grands airs, ni le luxe violent de ce policier fashionable ne parurent imposer beaucoup à la portion du public disposée à la plaisanterie. Celle-ci, au contraire à sa vue, éclata en huées, en rires, en sifflets et en quolibets :

– Tiens ! c’est Coco Lacour !…

– Le lieutenant de Vidocq !…

– Comme il est faraud, ce matin ! On dirait qu’il s’est découpé dans une gravure du Journal des Modes !…

– Bonjour, Coco !… Bonjour, mon fils !… Vous êtes donc revenu de vos égarements de jeunesse, – et de Bicêtre mêmement !…

Peut-être croyez-vous que le policier avait honte sous cette grêle de lazzis ? Point : il se carrait, se rengorgeait et se pavanait d’importance, souriant à droite, saluant à gauche avec lamine satisfaite d’un souverain qui se délecte des ovations de ses sujets. Il fallut un regard sévère du procureur du roi pour endiguer les effusions de son enchantement intempestif.

Ce scandale, d’ailleurs, ne se prolongea pas : sur un signe de M. de Bergonde, les voitures s’éloignèrent, – et magistrats et mouchards disparurent dans le vestibule de l’hôtel Mazerolles, dont la porte se referma sur eux.

Il y eut dans la foule un mouvement et un grognement. Les figures grimacèrent de désappointement. Le gamin se fit l’interprète de la mauvaise humeur générale :

– Ah çà ! s’écria-t-il, où est Vidocq ? Je n’ai pas vu Vidocq. On réclame Vidocq. Vidocq est sur l’affiche, en vedette, comme m’sieu Marty, dans l’Solitaire, à l’Ambigu. Et on nous sert Coco Lacour ! Une doublure ! C’est pas juste ! Y a tromperie sur la qualité. Qu’on me rende mon argent ou je casse les banquettes !…

– Bon ! repartit sèchement la marchande de poissons, est-ce que ce cadet-là se dérange pour les affaires du pauvre monde ? Ah ! s’il s’agissait d’une histoire entre le gouvernement et les bonapartistes !…

– C’est singulier, insinua notre hobereau de tout à l’heure, qui n’avait pas quitté sa place au milieu du groupe dont nous avons enregistré les commérages et les commentaires, on m’avait, pourtant, assuré que ce… Vidocq – comme vous dites – s’était constamment refusé à travailler dans la politique…

– Quelle bourde ! s’exclama l’épicier. Ventre affamé n’a pas d’oreilles. Vidocq broute sur tous pâtis. Savez-vous, seulement, à quelle condition il a obtenu de ne pas réintégrer le bagne, où, par l’addition de ses condamnations, il avait quelque chose comme cent sept ans à faire ? Eh bien… pour acheter sa liberté, Vidocq s’est engagé à livrer à la justice trois cent soixante-cinq individus par an…

– Et trois cent soixante-six pour les années bissextiles, interrompit le gavroche.

– C’est fort ingénieux, reprit le gobe-mouches, en massant une prise de tabac ; mais s’il se présente, d’aventure, un jour où il n’y ait ni délits ni coupables ?

– Il en invente, donc !

Le bonhomme renifla brusquement sa pincée de macoubac, et, fermant sa tabatière d’un coup sec :

– Harnibieu ! je ne connais pas votre M. Vidocq, – et n’ai aucun désir de cultiver sa connaissance ; mais, si c’est un coquin, j’estime qu’il l’est encore moins que ceux qui lui ont imposé un semblable marché… D’ailleurs, quand les voleurs font la chasse aux voleurs, n’est-il pas à redouter qu’ils finissent par s’entendre ?… Dans ce cas, que devient la chasse ?

– Dame ! vous m’en direz tant ! fit l’épicier interloqué. Vous avez peut-être raison. C’est la faute à la préfecture. Pourquoi n’a-t-elle jamais employé que des gredins ? Il y a tant d’honnêtes gens !

Son interlocuteur le regarda dans les yeux :

– Alors, vous accepteriez la place de Vidocq ?

– Moi !… Le ciel m’en préserve !… Je soutiens que c’est un malin, voilà tout…

Le chœur confirma :

– Le malin des malins !…

– Un enfonceur numéro un !…

– Maître sur maître, maître sur tous !…

– Fort comme un Turc !…

– Barbu comme un sapeur !…

– Velu comme un ours !…

– Avec des crocs de loup dans une bouche comme une gargouille !…

– Bref, un croquemitaine, résuma le hobereau avec un sourire qui découvrit une double herse de dents brillantes comme l’ivoire.

Puis, chiquenaudant son jabot, pour en faire tomber deux ou trois grains de tabac égarés dans les plis – d’un geste à la Molé qui mit en évidence une main grassouillette et soignée, dont un solitaire de prix soulignait la blancheur – il ajouta de sa petite voix en trémolo :

– Ouais ! si le portrait est fidèle, je doute fort qu’il puisse ravigoter les dames.

La foule semblait avoir oublié complètement le drame de l’hôtel Mazerolles, la femme assassinée, les horribles détails, la descente des magistrats, les tenants et les aboutissants du crime, l’intendant Jacques Lebrun, et jusqu’au muscadin Roland : le nom du fameux chef de la brigade de sûreté avait fait dévoyer l’attention et les propos…

On ne parlait plus que de lui, et tout le monde en parlait à la fois.

– Figurez-vous, la coterie, déclarait un ouvrier charpentier, qu’une douzaine de compagnons, – quand ça serait des dévorants, – ne lui ficheraient pas sa tournée. C’est un zig qui vous a des trucs !…

– Oui, il s’approche de vous, censément pour causer à l’amiable, et il vous plante la tête dans le creux de l’estomac, que vous en voyez toutes les chandelles du feu d’artifice de la Saint-Louis !…

– Des bêtises ! riposta un autre : Vidocq a dans sa poche une tabatière pleine de poivre, avec quoi il vous rend un Hercule plus aveugle qu’une clarinette du pont des Arts !

– Toujours en bourgeron, – dans les gargotes de la Cité, – la trique sous le bras et la pipeau groin !…

– Vous badinez ! C’est un gaillard qui se nourrit et se fignole comme un ministre, – dînant au Cadran-Bleu ou aux Frères-Provençaux, avec des chemises de batiste, une brochette de décorations et des mouchoirs qui sentent le musc…

– Moi, intervint la Madou, je tiens du commissaire qu’il est assujetti à porter à la jambe un anneau qui pèse cinq livres.

– Diantre ! constata le hobereau, voilà qui doit sauter aux yeux, s’il a, comme moi, l’habitude de sortir en culotte courte. Mais le pantalon cache tout. Une mode qui nous vient de la Révolution, comme la Titus. On ne distingue plus un galant homme d’un galérien. Comme c’est commode !

– Il est notoire, prononça doctoralement le clerc d’huissier, qui avait une teinture sommaire de mythologie, qu’à l’instar des dieux de la fable, l’espion qui nous occupe revêt toutes les formes et tous les travestissements. C’est un Jupiter, un Mercure, un Protée !…

– Un protêt ! maugréa l’épicier. Les gens de chicane fourrent des protêts partout ! Je vous demande un peu ce qu’il y a de commun entre Vidocq et un protêt !…

Puis, se penchant vers le gobe-mouches :

– Je ne sais pas si vous êtes comme moi ; mais, en dépit de ces radotages et de tous ces déguisements, je suis certain que, si je me rencontrais avec Vidocq, j’éventerais tout de suite le mouchard…

– En vérité ?

– Parbleu ! il ne s’agit que d’avoir du nez… Les yeux bandés, je reconnaîtrais un brie d’un roquefort et un gruyère d’un marolles. Tenez, quand vous m’avez fait l’honneur de m’adresser la parole, j’ai deviné incontinent que j’avais affaire à une personne de qualité…

– Vous me flattez, monsieur… monsieur… ?

– Michon, à l’enseigne du Pilon-d’Or… Non, vrai, foi de négociant : à une personne de qualité, que je serais heureux et fier de compter au nombre de mes clients…

– Hélas ! mon cher monsieur Michon, je ne suis pas du quartier, et c’est un pur hasard qui m’y a amené, ce matin… Mais j’y pourrai revenir, – j’y reviendrai assurément, – ne fût-ce que pour cultiver votre sympathique connaissance…

C’est cela : faites-moi la grâce de visiter mon magasin, – et si mon modeste repas ne vous paraît pas trop indigne… Ma ménagère a appartenu à la bouche du duc d’Ayen…

– Comment donc !… Je ne refuse pas… Vous êtes, je suppose, un homme bien-pensant…

Michon mit sa main sur son cœur :

– L’Église et les Bourbons !… C’est ma devise… Je fournis le curé de Saint-Jacques du Haut-Pas, le maire de mon arrondissement et le premier huissier de la Chambre des pairs, au palais du Luxembourg…

– Alors, touchez là, mon cher Michon. C’est convenu. Un de ces jours, j’irai m’asseoir à votre table…

– Vous me comblez, monsieur… monsieur… ?

– M. le chevalier de Castel-Sarrazin, pensionné de l’État, en son hôtel, rue de Bourgogne… Sa Majesté, que je n’ai pas quittée, un seul instant pendant les heures funèbres de l’exil, daigne parfois prendre mes avis, – et si mon crédit peut vous être de quelque utilité à la cour…

L’épicier se précipita, – comme pour les embrasser, – sur les doigts dont son noble interlocuteur lui tendait l’extrémité avec la cordialité un peu hautaine du grand seigneur qui sait tenir son rang en toutes circonstances :

– Ah ! balbutia-t-il d’une voix que la joie et l’orgueil étouffaient, ah ! monsieur le chevalier, pourrai-je jamais vous remercier !… Tant de bonté inespérée !… Vous me voyez ravi, étonné, confondu !…

En ce moment, la porte de l’hôtel Mazerolles se rouvrit inopinément, et Coco Lacour reparut sur le seuil. Se haussant sur la pointe de ses escarpins, l’agent muscadin sembla chercher quelqu’un dans l’entassement et le fourmillement des têtes. Tout à coup, son regard se croisa avec celui du chevalier de Castel-Sarrazin. Aussitôt, fonçant et poussant, il marcha droit à ce dernier, et, portant la main à son chapeau :

– S’il vous plaît, dit-il, monsieur Jules, ces messieurs vous attendent là-haut.

IIIPlusieurs têtes dans le même Bonnet

Vous auriez juré que ce nom, – prononcé à haute voix par l’agent, – était une étincelle électrique courant le long d’un fil invisible, avec lequel chacun des auditeurs se trouvait en contact par le point le plus sensible de son individu. Tous les corps tressautèrent avec violence ; toutes les prunelles s’arrondirent de stupéfaction ; toutes les bouches s’ouvrirent – démesurément – pour répéter :

– Monsieur Jules !… C’est monsieur Jules !…

De son côté, celui que l’on baptisait de la sorte s’était, – sur le mot, – transfiguré aussi facilement, aussi subitement et aussi complètement que, dans une féerie, au théâtre, un barbon décrépit, cassé et valétudinaire se métamorphose en prince Charmant, à l’aide des ficelles intelligentes du machiniste et sous le coup de baguette du Génie protecteur. Sa taille s’était redressée, ses épaules s’étaient élargies, son buste s’était développé. D’un geste rapide, il avait rabroué son tricorne en arrière, et rabattu à droite et à gauche les revers de la douillette qui lui servait de carapace. C’était maintenant un de ces lurons devant lesquels le peuple s’extasie avec cette exclamation :

– Voilà un fameux lapin !

M. Jules n’accusait, en effet, guère plus de quarante à quarante-cinq ans, quoique en réalité, il en eût quarante-huit. Torse d’athlète sur des jambes de géant, il avait « cinq pieds huit pouces » à dire de signalement, le teint clair, le nez aquilin, la lèvre épaisse et joviale, et, en dépit de son armature formidable, l’air bonhomme et ultra bourgeois. Somme toute, son type – intermédiaire d’Hercule et de Sancho Pança – aurait poussé au comique sans le regard déterminé de son œil bleu, qui vous faisait subir un examen hardi, tranchant, plein d’autorité, et, comme un juge sévère, semblait aller au fond de toutes les physionomies, de tous les sentiments et de toutes les consciences.

Ainsi révélé sous cet aspect imprévu, le personnage tira une révérence narquoise aux badauds ébaubis, – et, avec une faconde de charlatan et un organe de basso cantante, dont les notes ronflantes étaient en harmonie avec ses formes colossales et sa solide gaieté :

– Mon Dieu, oui, c’est moi, fit-il. Monsieur Jules, pour vous servir. Enchanté de vous présenter mes hommages et de recevoir la réciproque !… Parions une feuillette de mâcon contre un demi-setier de poiré que vous ne vous attendiez pas à la surprise agréable !… J’ai gagné, hein, pas vrai ? Votre ahurissement me le prouve, – et je le savoure volontiers comme une récompense de mes faibles talents, plus douce que toutes les purées de pommes de la vallée d’Auge et tous les rouges bords des coteaux bourguignons…

Il s’administra une maîtresse tape sur l’estomac, qui rendit un son nourri.

– Point si cacochyme qu’on veut bien le paraître. Le coffre est bon, la boule aussi, et les quilles pareillement. Eh ! eh ! eh ! on n’a pas envie d’aller de sitôt manger les pissenlits par la racine ! Santé à tous, du reste, par les mêmes procédés : âme pure, viandes saignantes, plaisirs honnêtes et vin sans eau…

Il adressa – de l’index – au gavroche un signe de menace amicale :

– Toi, crapaud, tu mériterais que je t’allonge les oreilles pour t’apprendre à témoigner un peu plus de respect aux glorieux débris de la Féodalité représentés par ma défroque… Mais nous sommes gens de revue… Quelque chose me dit que tu finiras mal…

Puis, frappant sur l’épaule de l’épicier confondu :

– Sans rancune, papa Michon. Le noble chevalier de Castel-Sarrazin ne partagera pas votre soupe ; mais si, jamais, il vous arrive d’égarer votre femme ou votre tabatière, venez au bureau de Vidocq : on vous les retrouvera gratis et sans déchet, – je parle de la tabatière…

Se tournant vers la foule, M. Jules ajouta :

– Je suis content de vous, bijoux. On n’a pas eu besoin de pincettes pour vous tirer les vers du nez. C’est gentil. Pour la peine, vous aurez du nanan : une jolie petite exécution en Grève avant qu’il soit trois mois d’ici…

Une grisette sauta de joie :

– Une exécution ! Quel bonheur ! Moi qui n’ai jamais vu guillotiner !…

Le gros homme lui envoya un baiser :

– Recommandez-vous de moi, l’amour. La brigade sera prévenue. On vous placera commodément.

La fillette eut une moue mignonne :

– Trois mois ! c’est furieusement long !… Moi qui suis d’une impatience !… Je vais en rêver toutes les nuits !…

Et d’un ton de cajolerie :

– Monsieur Jules, on ne pourrait donc pas presser la chose un tantinet ?… Vous seriez aimable tout plein !…

– Chère belle, expliqua l’ex-hobereau, l’ex-gobe-mouches, avec une complaisance galante, cela me sera difficile. D’abord à vol d’oiseau, j’estime que nous sommes tombés sur une affaire panachée. Nous, praticiens, nous appelons affaire panachée celle où le fil que l’on tient – ou qu’on s’imagine tenir – casse brusquement entre vos doigts, en substituant à sa place une bobine d’une autre couleur. Exemple : un petit blond sans barbe vous suit depuis une heure ; il vous accoste ; vous vous retournez, – et crac ! c’est un grand brun, avec moustaches et favoris, qui vous offre son bras, son cœur et un balthazar au champagne, en cabinet, chez Flicoteaux… Nonobstant, on a dévidé des écheveaux plus embrouillés, et s’il ne dépendait que de moi… Mais il y aura les lenteurs de l’instruction et des débats, et, ensuite, les retards du pourvoi et du recours en grâce… Ces coupables font un tas de manières pour se laisser couper le cou !… Je ne saurais donc guère promettre que pour Pâques ce régal à vos jolis yeux…

La grisette battit des mains :

– Pour Pâques ! C’est charmant ! J’étrennerai ma robe d’organdi !…

Et, dans l’excès de ses transports, elle renvoya à M. Jules le baiser que celui-ci lui avait expédié.

Coco Lacour intervint dans ce marivaudage :

– Patron, murmura-t-il à l’oreille de son supérieur, oserai-je vous faire observer que ces messieurs du Parquet doivent s’impatienter ?…

– Tu as raison, fiston. Demi-tour et à la besogne. Il n’est si excellente compagnie qui ne se quitte, comme disait le bon roi Dagobert à ses chiens avant de les mener noyer.

On clama :

– Vive monsieur Jules !

Seul, le gamin, – pareil à l’insulteur antique, – protesta contre l’ovation :

– À bas les roussins ! cria-t-il. À bas les mousquetaires de la préfecture ! À bas la bande à Vidocq !

M. Jules le coiffa, – au passage, – d’une calotte paternelle :

– Enfant sublime !… Il m’intéresse !… Si jeune et déjà si plein de dispositions pour les Madelonnettes !…

Puis, du seuil de l’hôtel Mazerolles, soulevant son chapeau avec la majesté de Napoléon Ier se découvrant devant les aigles de sa garde :

– Parisiens de Paris, vous savez qu’avec moi, parole donnée, parole tenue. On vous pincera le criminel sur son crime et on lui fourrera le nez dedans. Le reste regarde Charlot : un litre de son au panier, un bout de chandelle dans les rainures de la machine, un jeu de bascule, un coup de pouce, – et… couic ! La justice des hommes sera satisfaite !

 

Quelques instants avant le commencement de cette scène, deux personnes, – qu’un élégant coupé avait déposées en face du passage communiquant de la rue de la Harpe à la rue des Maçons, – s’étaient aventurées dans le courant de la cohue, et, roulées par le remous que déterminait dans celui-ci l’arrivée des voitures des policiers et des magistrats, avaient été portées, non sans difficultés et sans efforts, jusqu’à ce que nous nommerions volontiers la deuxième couche des curieux, – c’est-à-dire immédiatement derrière les comparses de la véritable pièce à tiroirs à laquelle nous venons de vous faire assister.

L’une de ces personnes était une femme qu’à sa manière, souple et agile, de se couler entre les mailles serrées de l’affluence, on devinait jeune et hardie sous le voile de dentelle noire qui tombait, plus épais qu’un masque, de son chapeau de peluche grenat à la girafe, et sous l’ample pelisse de velours vert, garnie de chinchilla, qui, ainsi qu’un domino, l’enveloppait du chignon au soulier.

Le cavalier de cette « petite maîtresse » paraissait s’être, non moins qu’elle, précautionné contre le froid, sinon contre les regards indiscrets. Le collet de fourrures de sa polonaise de drap olive, écrasée de soutaches et de brandebourgs, lui montait au-dessus des oreilles, et son morillo, enfoncé jusqu’aux sourcils (le bolivar, évasé en tromblon, avec des bords retroussés, et le morillo, plus bas, en cône, aux larges ailes, se faisaient, alors, chez les chapeliers, la guerre à outrance de la vogue), lui cachait entièrement le front, tandis qu’une haute cravate de cachemire lui couvrait à peu près le reste du visage, dont on n’apercevait que deux yeux bien fendus, – deux fort beaux yeux, ma foi, très vifs, très perçants, très investigateurs, encore qu’ils fonctionnassent derrière une paire de lunettes bleues.

Dame et cavalier avaient réussi à ne se point quitter le bras, malgré les fluctuations de la foule. Tous deux n’avaient perdu aucun détail de la transformation de M. Jules et de sa conversation avec ses différents interlocuteurs. Lorsque le « patron » de Coco-Lacour, talonné par ce dernier, eut effectué son entrée à l’hôtel Mazerolles, le cavalier se pencha vers sa compagne et lui demanda à demi-voix :

– Ma chère, vous doutez-vous quel peut être cet homme ?

– Quel homme ? interrogea un voisin qui avait entendu.

Celui qui pérorait tout à l’heure dans ce groupe, et qui vient de pénétrer dans cette maison.

– M. Jules ?

– Oui, c’est ainsi qu’on l’a appelé.

– Vous ne connaissez pas M. Jules ?

– Non, j’ai ce regret, je vous jure.

Il y eut une explosion d’étonnement et d’incrédulité aux alentours :

– Il ne connaît pas M. Jules !… Par exemple !… En voilà une farce !…

Le garçon boucher dont nous avons transcrit l’émouvant racontar toisa le questionneur d’une façon menaçante :

– Eh ! là-bas, le moderne, fit-il d’un ton farouche, parce qu’on a une montante (redingote) doublée de peau de lapin, faudrait voir à ne pas mécaniser le pauvre monde !…

– Monsieur, excusez-nous, nous sommes étrangers, se hâta de protester la dame avec un accent exotique dont il eût été difficile de spécifier la nationalité.

Le gars haussa les épaules :

– Des bêtises ! Ça ne fait rien ! Tout l’univers connaît Vidocq : l’univers avec la banlieue, la Chine et les départements !…

– Vidocq ! s’écria le cavalier. C’est Vidocq ! Le célèbre agent de police ! Le chef de la brigade de sûreté !…

– Allons donc ! Vous voyez bien que vous le connaissez ! C’est comme si vous veniez me dire que vous ne connaissez pas les abattoirs de Grenelle !…

– Ou la colonne Vendôme, opina l’invalide.

– Ou le canon du Palais-Royal, ajouta le clerc d’huissier.

– Ou le bal du Sauvage à la Courtille, appuya la grisette.

Chacun jeta sa note. Seul, l’épicier Michon ne donna point la sienne. L’honorable négociant était encore abasourdi de la transformation en mouchard du chevalier de Castel-Sarrazin.

– Ah ! murmura la dame avec une singulière expression, ah ! c’est M. Vidocq, ce personnage qui a promis de découvrir l’auteur du crime que l’on dit avoir été commis dans cette maison !…

– Et, pour qu’il réussisse, s’exclama la grisette, je ferai brûler un cierge à Notre-Dame-des-Champs ; et on l’arrêtera, ce monstre qui assassine les femmes, et on lui fera faire couic !

La fillette répéta – avec mutinerie – le geste par lequel M. Jules avait souligné ce monosyllable…

– Jour de Dieu ! fit impétueusement la marchande de poissons, le scélérat ne souffrira pas assez ! On devrait le charcuter d’autant de coups de guillotine qu’il a flanqué de coups d’eustache à sa victime !…

Nombre de carabins émaillaient l’assistance. L’un d’eux prit la parole :

– Pour ce qui est de ne pas souffrir, il y a du pour et du contre. D’un côté, il est vrai, le docteur Guillotin affirme que l’effet de son invention est instantané et foudroyant, – tout en ne produisant sur le cou qu’une sensation de douce fraîcheur ; mais, de l’autre, plusieurs savants autorisés assurent que le sentiment persiste chez le patient après la section des muscles cérébraux…

– Comment, monsieur ! reprit le compagnon de la dame, dont la voix tremblait légèrement, comment, vous prétendriez qu’un atome de vie, – c’est-à-dire que la perception du fait accompli et de la douleur épouvantable, – peut encore subsister chez un supplicié après la décollation ?…

– Monsieur, il y a eu des expériences. Le docteur Suë en cite. On a vu des têtes coupées rouvrir leurs paupières et tourner leurs prunelles vers celui qui leur parlait…

Le cavalier ne put réprimer un frisson…

– Oh ! mais, fit-il entre ses dents qui claquetaient, oh ! mais ces têtes devaient souffrir horriblement !…

– Plus horriblement que vous ne pensez, développa l’étudiant avec une gravité professorale ; car si vous multipliez cette fraction de temps, si infinitésimale qu’elle soit, par l’acuité de cette douleur, alors que tous les nerfs, – chez lesquels le moindre accident détermine des tortures intolérables, – sont brutalement lésés, déchirés, tranchés…

– La petite mère ! eh ! la petite mère, interrompit la Madou en s’adressant à l’élégante, prenez donc garde, sapristi ! V’là vot’monsieur qui déménage !…

Le cavalier, en effet, n’écoutait plus le pathos scientifique du Bichat en herbe : il se renversait, en proie à une sorte d’attaque spasmodique, et il fût tombé certainement, s’il n’eût été soutenu par la masse compacte qui l’encadrait de toutes parts.

Ce trouble, cette défaillance n’eussent point manqué de soulever une bruyante tempête d’interprétations et de commentaires, si un nouvel incident ne fût venu faire diversion et accaparer la galerie : la porte de l’hôtel Mazerolles s’entrebâilla une troisième fois, pour laisser sortir le secrétaire du commissaire de police, lequel invita les personnes qui pouvaient avoir connaissance de quelque circonstance se rattachant à l’évènement à lui donner leur nom, profession et adresse, – M. le juge d’instruction se proposant de les entendre, après avoir procédé à l’interrogatoire des domestiques de la victime…

Cette motion eut pour résultat une bousculade générale, – chacun voulant être le premier à apporter à la justice les renseignements… qu’il n’avait pas.

La dame profita du mouvement pour entraîner son compagnon, qui s’accrochait, chancelant, à son bras : tous les deux se perdirent dans le tohu-bohu.

Vous les auriez retrouvés, – vingt minutes plus tard, – dans un petit café situé au fond du passage en face duquel leur voiture les attendait. Le cavalier s’était affaissé sur une banquette, contre le mur. Il avait ôté son chapeau et essuyait avec un mouchoir de batiste les gouttelettes de sueur qui perlaient sur son front couronné d’une épaisse chevelure noire. Sa compagne, assise vis-à-vis, de l’autre côté de la table, le coude appuyé sur le marbre et le menton rivé dans la paume de la main, l’examinait avec une impatience qui se manifestait par des tressaillements convulsifs.

À cette heure matinale, l’établissement était absolument désert. Tous s’en étaient allés, d’ailleurs, grossir le chiffre des badauds de la rue, – patrons, habitués, garçons, – et le seul de ceux-ci qui restât pour satisfaire aux exigences du service était trop occupé à se plaindre de la consigne rigoureuse qui l’enchaînait près du comptoir, pour prêter grande attention aux deux clients dont, en temps ordinaire, il eût sûrement remarqué l’entrée agitée, la tenue luxueuse et l’attitude au moins bizarre.

– J’étouffe ! disait le cavalier. Cette perruque m’écrase, cette cravate m’étrangle, ces lunettes m’aveuglent ! Au diable la mascarade !…

Il fit un geste pour se débarrasser…

Sa compagne l’arrêta d’un signe impérieux :

– Vous me ferez le plaisir de garder tout cela, prononça-t-elle sèchement. Et puis parlez plus bas, mon cher. Ce garçon pourrait vous entendre. Heureusement, il est absorbé par ce qui se passe au dehors…

Le famulus, en effet, tournait le dos aux causeurs, et, sans plus prendre garde à eux que s’ils n’existaient pas, écoutait, épiait, – le visage collé contre la vitre de la porte, – les rumeurs confuses et le va-et-vient tumultueux qui se faisaient à l’extérieur.

La dame poursuivit en piquant ses paroles :

– Si vous voulez, maintenant, être franc avec moi, vous avouerez, sans fausse honte, que ce qui vous a produit l’impression dont vous avez peine à vous remettre, c’est le bavardage amphigourique de cet étudiant avec ses histoires de guillotiné pensant…

– Oh !

– Ne protestez pas. Je suis sûre. Ce sont les prétendues expériences auxquelles il a fait allusion : les théories, les imaginations, les billevesées du docteur Suë, – ce chirurgien halluciné qui a contre lui l’opinion de la science tout entière…

Sans le véritable rideau de cachemire qui la dérobait en partie, vous auriez vu la figure du cavalier pâlir et se contracter affreusement. Il étendit la main comme pour bâillonner sa compagne…

Celle-ci eut un haussement d’épaules qui accusait autant de pitié que de dédain.

– Vous êtes un enfant, dit-elle.

Son compagnon heurta du poing la table avec violence…

– C’est bien. Insultez-moi. Dites que je suis un lâche !…

Au coup frappé sur le marbre, le garçon se décida à se déranger, et, se retournant à demi, questionna de mauvaise grâce :

– Qu’est-ce qu’il faut servir à monsieur ?

Le cavalier gronda avec un mouvement d’impatience et de colère :

– La paix !… Est-ce que je sais ?… Quelque chose qui grise !…

– De l’absinthe, commanda la dame.

– Deux petits verres ?

– Un carafon avec un verre à bordeaux.

En ce temps-là, l’intoxication volontaire par les amers sophistiqués n’était point à l’état de maladie endémique, et la bêtise humaine n’avait pas encore élevé des autels à la Muse verte…

Mais le garçon avait bien le loisir de s’étonner ! D’abord, il lui tardait de reprendre son poste. Ensuite, il se passait, – depuis le matin, – dans le quartier, des évènements si fabuleux !…

La dame remplit le verre et le tendit à son compagnon.

– Buvez, dit-elle. C’est votre dose. Espérons qu’elle vous rendra un peu de l’esprit et du cœur dont vous ne manquez pas d’habitude.

Le cavalier saisit le verre avec une avidité fiévreuse et le vida d’un trait. Une lueur de satisfaction s’alluma sous ses paupières :

– Pardieu ! reprit-il au bout d’un instant, vous avez eu là une bonne idée, ma chère !… J’étais tout glacé et tout déconfit… Vous savez, on a, comme cela, des lubies désagréables…

Il allongea le bras :

– Encore une larme d’oubli, je vous prie.

Mais la dame, retirant le flacon :

– Assez. Les circonstances exigent que vous conserviez toute votre raison et tout votre sang-froid.

– Oh ! mais rassurez-vous : me voici tout réconforté et tout ragaillardi, – tout raisonnable et tout résolu…

Le cavalier souriait derrière sa cravate. Ce sourire avait bien un peu l’air d’une grimace. Mais l’anxiété, combattue par une volonté énergique, s’effaçait – petit à petit – de son regard. Il ajouta avec une gaieté forcée :

– Ah ! dame, que voulez-vous ? Il faut me prendre comme je suis : un pauvre diable de paysan perverti, un tantinet hurluberlu et tout fabriqué de contrastes. Je toiserais la camarde en face sans pâlir, et, quant aux vivants, j’ai prouvé qu’ils n’intimident pas facilement le fils de mon père ; mais, du diable si on me ferait entrer, au clair de lune, dans un cimetière !… Résultat des contes de revenants et des légendes bourguignonnes dont l’essaim a papillonné autour de mon berceau !…

Il souriait franchement désormais :

– Çà, poursuivit-il d’un ton tout à fait raffermi, causons sérieusement, puisque tel est votre désir.

– Causons sérieusement, répéta la dame imperturbable.

Elle se mit à parler à voix basse à l’oreille de son interlocuteur.

Elle parla longuement, très longuement, avec des précautions infinies. Chuchotement régulier et continu, mais faible et vague comme un souffle : on en devinait le sens au mouvement des lèvres, plutôt que l’on n’en percevait le son. Elle discourait avec une volubilité méthodique. Il l’écoutait avec une attention sombre. Leurs deux figures se touchaient presque…

Quand elle eut terminé :

– Vous êtes une maîtresse femme ! s’écria le jeune homme avec une admiration qui confinait à la frayeur. Il y a des duchesses à la cour et des diplomates dans l’État qui voudraient avoir vos rubriques.