Les Mémoires du bal Mabille - Paul Mahalin - E-Book

Les Mémoires du bal Mabille E-Book

Paul Mahalin

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Beschreibung

Extrait : "En ce temps-là, les Champs-Elysées, noyés dans la vapeur de l'éloignement avaient pris, aux yeux des habitants du reste de la capitale, l'aspect antipodique des terres australes d'où Cook et La Peyrouse ne sont jamais revenus."

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Seitenzahl: 60

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335034714

©Ligaran 2015

CHAPITRE PREMIERGenèse
I

En ce temps-là, les Champs-Élysées, noyés dans la vapeur de l’éloignement, avaient pris, aux yeux des habitants du reste de la capitale, l’aspect antipodique des terres australes d’où Cook et La Peyrouse ne sont jamais revenus.

Dans la journée, c’était bon encore : voici tantôt un siècle que le trait d’union de trois lieues qui relie le moulin de Longchamp à la terrasse des Tuileries sert de promenoir à toutes les opulences et à toutes les oisivetés, à tous les luxes et à tous les vices.

Et le Tintamarre n’était pas né qu’Odry avait déjà écrit sur l’album de Jenny Vertpré :

« On aime À VOIR ce qu’on ne peut AVOIR. »

Or, Paris aime à voir les chevaux et les équipages.

On trouvait donc, l’après-midi, force flâneurs dans la grande avenue de la grille d’octroi de l’Étoile aux fossés de la place de la Concorde et au poste du Pont-Tournant.

Dans les massifs du carré Marigny, des bonnes d’enfants promenaient des militaires.

Et les petits rentiers désœuvrés, tout en prenant un bain de soleil, regardaient çà et là tourner les carrousels ou écoutaient le boniment des escamoteurs enroués.

Cette occupation valait, au demeurant, celle de faire des ronds en crachant dans un puits ou de se poser des sangsues.

D’ailleurs, l’autorité a supprimé les puits, et les sangsues coûtent trente-cinq centimes pièce…

*
**

Le dimanche, les jeunes courtauds de boutique venaient promener aux Champs-Élysées leurs maîtresses neuves.

Et les bourgeois de la rue Saint-Denis s’y miraient avec ivresse dans les bourgeois de la rue Saint-Martin…

*
**

Oui, mais le Retour du bois, – cette Descente de la Courtille du monde élégant, – finissait à quatre heures en hiver, à huit heures en été.

Il fallait voir comme badauds, marchands, calicots, soldats, saltimbanques, tout cela s’envolait à tire-d’ailes, sitôt que tombait la première ombre !

Puis, quand la nuit s’était glissée à travers les grands arbres qui couvraient d’une forêt échevelée et touffue les espaces où se sont élevés depuis le Palais de l’Industrie, le Panorama, le Cirque de l’Impératrice et le théâtre de M. Bourgoin…

Quand une obscurité profonde ouatait les allées désertes et les quinconces solitaires…

Quand, dans la brume épaisse et mystérieuse, se charbonnait de loin en loin la mèche rougeâtre d’un réverbère embarrassé…

Alors, oh ! alors celui-là eût passé pour fort, – illi robur et æs triplex ! – qui eût osé s’aventurer, de dix heures du soir à quatre heures du matin, entre l’arc-de-triomphe de Rude et les chevaux de pierre de Coustou !

*
**

Un instant Musard père avait galvanisé les Champs-Élysées en établissant, dans l’été de 1833, ses premiers concerts entre la place de la Concorde et le Café des Ambassadeurs.

Tout Paris était venu y applaudir l’Espagnol et la Chaise cassée, – deux quadrilles comme n’en feront jamais Strauss, Arban et M. Musard fils.

Mais, aux approches de l’hiver, le maestro avait transporté ses musiques rue Saint-Honoré d’abord, et ensuite dans ce fameux local de la rue Vivienne, où la génération qui nous a précédés se rappelle avoir vu Barbey d’Aurevilly inaugurer les bals masqués en pêcheur napolitain…

*
**

Connaissez-vous l’anecdote caractéristique de la rencontre, aux Champs-Élysées, de Gérard de Nerval et d’un pauvre ouvrier sans ouvrage, cette anecdote que le pauvre Gérard contait si bien ?

– Non.

– Alors je ne vous la conterai pas. Demandez-la à M. About, qui a écrit Le cas de M. Guérin.

*
**

À l’époque où s’ouvre ce petit livre, l’Allée des Veuves était considérée comme le rendez-vous de tous les « pauvres ouvriers sans ouvrage. »

II

L’esprit des frères Mabille planait sur ce chaos…

*
**

Mabille père, maître à danser en vogue sous l’Empire et la Restauration, avait appris à nos ancêtres la Monaco, la Gavotte, l’Anglaise et la Trénis, – chorégraphies naïves et innocentes.

Il donnait ses leçons dans un salon de l’hôtel d’Aligre, rue Saint-Honoré.

Pour former ses élèves, qui tous appartenaient au meilleur monde, il les réunissait chez lui certains jours de la semaine. Ces soirées étaient toutes cérémoniales. On n’y était admis que sur lettre d’invitation, et nul n’eût osé s’y présenter autrement qu’en habit.

Bientôt ces réunions dansantes eurent un tel succès que le professeur dut les transformer en un bal public.

Plus tard, ayant acheté, dans l’Allée des Veuves, une partie du terrain qu’occupe aujourd’hui l’établissement qui porte son nom, il y fonda un petit bal d’été qui donna quelque animation au quartier.

Le prix d’entrée était fixé à cinquante centimes ; les quadrilles se payaient à part ; on dansait le dimanche, le lundi et le jeudi.

Mabille père ne songeait nullement à faire concurrence aux deux établissements alors en renom dans une société et un genre tout à fait différents :

LE RANELAGH au bois de Boulogne,

Et LA GRANDE-CHAUMIÈRE au boulevard Montparnasse.

*
**

Heureusement le professeur était doublé de fils qui possédaient de l’initiative à revendre à leur père.

L’un servait avec distinction dans le bataillon chorégraphique de l’Opéra.

Un autre, – Victor, – roulait avec les marges de son Code ces Cigarettes dont nous avons tous savouré la bonne humeur et la grâce tendrement ironique.

Cet aimable garçon, ce charmant poète, faisait son droit à ses moments perdus.

Déjà travaillé par cet esprit d’entreprise qui, dans les derniers temps de sa vie, devait exercer sur sa santé mentale une si désastreuse influence, Victor Mabille imagina de soustraire la jeunesse contemporaine à la tyrannie du père Lahire, – cet autocrate qui a gagné une fortune à élever les célébrités de la médecine et du barreau actuels dans la crainte de son ventre omnipotent et le respect de son habit bleu à boutons d’or.

*
**

Dans ce but, il obtint d’abord de son père la suppression du donneur de cachets, qui percevait des danseurs la rétribution de chaque quadrille, et dont les aboiements : « En place ! Un vis-à-vis !  » n’ont plus guère cours que dans les bastringues de barrière.

Il insista ensuite pour que l’on dansât le samedi, jour quasi aristocratique, au lieu du lundi, jour exclusivement bourgeois et ouvrier…

L’impôt de vingt centimes, exigible pour chaque quadrille, fut aboli, et le prix d’entrée fut élevé de cinquante centimes à deux francs.

Le bal s’ouvrit le mardi dans les mêmes conditions que le samedi.

Enfin, un beau matin du mois de décembre 1843, les habitants de l’Allée des Veuves virent avec stupéfaction une armée d’ouvriers envahir la propriété de Mabille père…

Celui-ci regarda tristement donner le premier coup de pioche.

Puis il dit, avec un soupir, aux voisins qui l’interrogeaient :

– Mon fils Victor mourra fou.

Le digne homme ne se croyait pas si bon prophète !

*
**

Au printemps de 1844, les travaux de remaniement furent terminés.

Le bruit se répandit alors dans Paris qu’un bal public allait être ILLUMINÉ AU GAZ comme une fête du gouvernement ! ! !

Telle était, en effet, l’enfance du luxe, à cette époque, que, le Ranelagh excepté, les jardins disgracieux et les salles enfumées n’étaient guère éclairés que par de modestes quinquets suspendus au plafond ou accrochés aux arbres. La Chaumière, qui s’était payé des lampions, passait pour un temple de lumières !

L’affaire était sur ses pattes, comme on dit en argot de coulisses et de coulissiers.

Il ne s’agissait plus que de la lancer.

Victor Mabille se chargea de ce soin.

Dans ce grand art du puff et de la réclame, – si illustré, si perfectionné de nos jours par les frères Lionnet, les Judith Derosne, les Offenbach et les Marc Fournier, – son début fut un coup de maître.