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Le Roi-berger est égorgé dans sa chambre, au sommet de la Bastide réputée inviolable. Pendant que son cousin, le diplomate Céorn, mène l'enquête dans l'inextricable capitale, le Prince héritier disparaît de la Cité. Loin de là, une jeune serveuse de campagne est accusée de trahison. La Fédération des Treize Baronnies a entamé son déclin...
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Veröffentlichungsjahr: 2023
Prologue
ÉPISODE 1
.
Ainsi périt le meneur du troupeau
1.
Le Réverbère
2.
La forteresse suspendue
3.
Fleur-de-lys
4.
La table de verre
5.
Accroche-Cœur
6.
Bergota Tassaud
7.
La lame tronquée
8.
Les Jardins de la Mort
9.
Conseil de guerre
ÉPISODE 2
.
Les Tribulations de l'Ermite
10.
Le déserteur
11.
Régence
12.
Fort-le-Courant
13.
L'audience
14.
Enquête et contre-enquête
15.
Au Bistrot du dock
16.
Le supplice du Cénotaphe
17.
Comme une moquerie
18.
Les Autres
19.
Le précepteur
20.
Loin du massif d'argent
ÉPISODE 3
.
Pour la foi et la puissance
21.
Le Feu suprême
22.
L'essence de piété
23.
Au Repaire
24.
La Banque Rouge
25.
Et son quartier écarlate
26.
Prunelle-de-verre
27.
Les lingeries Volages
28.
La pluie de blé
29.
Le boudoir des baronnets
ÉPISODE 4
.
Un concert de hurlements
30.
J'apprécie votre compagnie
31.
Le gardien
32.
Un parfum de lavande
33.
Le baron Du-Chenil
34.
La Fête des fanfares
35.
La brosse de Lusanth
36.
Un Capitaine à la traîne
37.
Celui qui faisait la roue
38.
Le coup de sabre
ÉPISODE 5
.
Curiosités carnivores
39.
La lignée des sangsues
40.
Allégresse
41.
La Gorge fendue
42.
Cinq rameaux de houx
43.
De Val-en-pis
44.
Lune rousse
45.
Chez les louvetiers
46.
Pandorium
47.
Bifurcation
ÉPISODE 6
.
De neige et de rubis
48.
Pièce maîtresse
49.
Représailles
50.
Le cerf diaphane
51.
Rubis blanc
52.
Belladone
53.
Réflexion
54.
Et Mandragore
55.
Les Veuves noires
56.
Sur la Coulée
ÉPISODE 7
.
Sur des voies éthérées
57.
La Marche
58.
Un nouveau Continent
59.
Quelque importante leçon
60.
La carafe
61.
La fédération des treize baronnies
62.
Le manoir éthéré
63.
Le culte aux étoiles
64.
L'orphelin du Moulin
65.
Le gouffre
ÉPISODE 8
.
Poussière stellaire
66.
Le tiroir secret
67.
Le concours
68.
Tandem
69.
La Galerie des Globes
70.
Atlas
71.
Les folies de l'Ouest sauvage
72.
Egographe
73.
Doute et savoir
74.
Dans le canal
75.
Des hommes d'honneur
ÉPISODE 9
.
Le règne des barons
76.
Le plan
77.
L'élu
78.
Un retour inattendu
79.
Funérailles
80.
Une belle et longue carrière
81.
Le viaduc
82.
Douze hommes, ou femmes
83.
Le blé est d'or
84.
Interrogatoires
85.
Terre-priée
86.
Beau-Moulin
87.
Une garde rapprochée
88.
Un corps pour un prince
ÉPISODE 10
.
La dynastie du crépuscule
89.
La langue de pierre
90.
Sorcière de mère
91.
La chambre des doléances
92.
Le berceau dans le chêne
93.
Dégagez !
94.
Cartes sur table
95.
Un accord discordant
96.
Lyserion
97.
Honneur et courage
98.
Edric 1
er
De-la-Cité
99.
Le Roi-berger
100.
Toi
La lame s'enfonça dans les chairs avec une indécente facilité.
Sous la pression invariable de ses doigts, il sentit nettement la déchirure du cuir, puis celle de la graisse dégoulinante dont l'homme ventripotent vomissait déjà des filets à leurs pieds. Le souffle de sa propre exaltation, beaucoup mieux contrôlée, se confondit dans un jappement d'agonie que nul n'aurait pu entendre. Le vieil homme, désespérément résolu à s'arracher au squelette de fer qui lui entravait chevilles et poignets, s'agita encore quelques secondes, puis de plus en plus faiblement, les yeux révulsés, alors qu'il se vidait du reste de sa bile et qu'un dernier borborygme étouffé quittait enfin sa gorge en un relent de mort. L'instant suivant, l'odeur répugnante s'élevait dans l'air. Puis plus rien. L'homme avait été prompt à mourir. Plus encore à rendre l'âme. Comme hâtif de s'en délester. Veillant à ne pas exposer la plaie dont il l'avait gratifié, il détacha ses doigts du manche tanné dont la garde elle-même avait marqué la peau distendue du vieil obèse. Une profonde inspiration, puis un regard sur son visage poupon. À la lumière blafarde, il ressemblait à s'y méprendre, désormais, aux énormes épouvantails bleuâtres, ces golems de roc inopportuns que les moutons du sud dressaient sur les îlots pour leur faire peur dans la tempête.
Délicat, il ganta sa lourde main à l'exosquelette de plomb dont l'index avait la courbe d'une cuillère affûtée. Une bise froide, plus que de saison, vint lui susurrer qu'une cloche haut perchée sonnait dans la nuit noire. D'un regard au ciel, à travers la verrière parée de vitraux, il admira les alignements qui scintillaient en sa faveur. L'un d'eux semblait presque lui adresser un sourire. Sans hésitation, le gantelet fermement attelé au poignet, il souleva le crâne joufflu par la tignasse et avec une précision impitoyable, s'employa à lui en déloger l'œil gauche. Le travail fut moins aisé qu'il n'aurait cru. Nerfs solides. Inattentif aux effusions qui l'accompagnaient dans sa besogne, il leva le bras à la lumière pour accorder une curiosité au regard d'un gris métallique, désormais terni, qu'il tenait entre ses doigts. Et il l'avala.
Sans une once de réaction à un menu dont il n'était pas exactement friand, il entreprit de libérer le cadavre suintant de ses bracelets de fer. Le corps du pauvre hère boursouflé demeurait immobile, pendu à son chevalet. Son existence matérielle l'avait tant choyé. Les plaisirs de ce monde lui avaient peu à peu noirci les poumons et engraissé les artères, si bien que rien n'aurait pu le préparer à la tâche qui l'attendait dans l'après vie… À peine le colosse eut-il projeté cette idée qu'un puissant vertige le prit, et il se mit à vaciller. Sa vision se décuplait. Les paupières closes, le souffle court, il sentit le courant traverser sa chair et sa pensée. Une force vorace lui embrasa l'esprit tel un feu d'artifice, aussitôt suivie par une marée noire d'encre. Celle des courants glacés du Septentrion. Le cataclysme. Animé par la dévotion, il accueillit le flot étourdissant sans geindre et attendit la fin de ses déferlements. Un oiseau de nuit siffla à proximité. Il bascula, et le silence revint.
La colonne vertébrale du vieil obèse craqua comme une bûche dans l'âtre lorsqu'il releva la tête. De son œil unique, habité par un voile laiteux, il se mit à renifler çà et là, à la manière d'un limier. Sans un bruit, il entreprit de retirer le poignard de la plaie béante qui lui trouait la panse. Le sang ne coula pas. Tout pâle, le geste malhabile d'un somnambule arraché à un songe, il essuya d'un revers de manche la bave de son menton, et veilla à boutonner sa chemise avant de réajuster une à une les agrafes d'argent de son manteau. Puis il s'extirpa de son entrave pour avancer dans la lumière d'un pas de plus en plus ferme, droit sur la porte élevée en fer de lance vers le plafond voûté. La poignée frappa lourdement le battant quand il la tira à lui et un air renouvelé apporta à ses narines le parfum rafraîchissant d'un début d'automne qu'il ne pouvait plus sentir. Il s'élança au dehors, sa bedaine crevée le précédant d'un bon pied.
Un seul regard vers la Divine hautaine et décharnée, dressée comme un doigt outrancier sur la vallée, lui indiqua la direction à suivre. Sans quitter des yeux la flèche d'ocre qui ornait le front de la Bastide, le vieillard emprunta à vive allure l'allée bordée de figuiers effeuillés qui ombrageaient le boulevard Folberic, par beau temps, sans croiser nulle âme qu'un vieux matou de gouttière aux pupilles suspicieuses. De son pas claudiquant, il tourna à gauche, où quelques prostituées s'alignaient sans conviction devant les brasseries, puis à droite, vers la rue Canif, et traversa furtivement le square du Perchoir que le téléphérique couvrait d'un éclairage glacé avant de s'enfoncer dans les ténèbres du caniveau. Là, il s'immobilisa pour tendre l'oreille. La cité dormait, à sa manière. Si les balcons du quartier semblaient pétrifiés, le beuglement incessant des soiffards agglutinés sur la place Du-Roncier, aux abords de la banlieue voisine, lui parvint nettement, noyé par les notes de musique frivoles d'une bourgeoisie avinée qui résonnait dans toute la rue des Voituriers. Tout près, le bras sud du fleuve semblait encore chuchoter à son adresse, comme s'il l'avait encouragé depuis Fort-le-Courant jusqu'à la bonne fortune. Dans son dos, les rouages de l'imprimerie du Pamphlet tournaient à plein régime, espionnés par l'œil rougeâtre d'une balise de surveillance, et à l'est, un convoi de nuit crachait sa vapeur gonflante de la Lanterne aux Bric-à-brac. La capitale ronronnait.
Sans un regard à la montre qu'il portait à sa poche, le bonhomme pivota pour longer le préau des ateliers Le-Vif, dévala une dernière ruelle étroite jonchée de bottes et, parvenant enfin aux abords du lac-de-la-bonne-fortune, s'avança d'un pas mesuré jusqu'à l'imposante Passerelle de Dorcéus.
Le passage était clos. La rampe dallée venait épouser la rive du lac par une flopée de marches à double révolution répandues comme un dégueulis de marbre blanc, fermées par l'enceinte d'une petite tourelle crénelée. La langue fourchue de la Passerelle, éclairée par de hautes statures ornées de sphères incandescentes, touchait la rive ouest avec une parfaite symétrie pour lui offrir une surveillance similaire. De ce côté, deux soldats bleus, archers identiques perchés comme des moineaux, observaient le bras du fleuve à la loupe télescopique alors que trois autres s'affairaient à la lueur des bulbes. Les mites projetaient des ombres furtives sur leurs silhouettes agitées. Ils étaient distraits. Anxieux. L'Horloge de la Glorieuse tinta – deux heures. Un regard vers l'ouest. Rien. S'il avait eu accès à la Passerelle, la plus haute station de la Course aux ferrys aurait brillé pour lui. Sans attendre, il resserra la ceinture suppliante de son manteau et tourna les talons pour contourner la rampe. Il fila jusqu'aux fosses, peina sur le sentier boueux où pullulaient les roseaux gluants du lac et traversa la plage sans quitter l'ombrageux plafond de Dorcéus. Ce fut à cet instant qu'il renifla une présence à laquelle il ne s'attendait pas.
S'il connaissait les itinéraires de ronde de la milice, il n'était manifestement pas le seul. Trop avancé sur son chemin, il aperçut enfin les trois gaillards, l'un bien plus jeune que ses aînés, occupés à fureter dans les conduits. Ils avaient l'air avide et le teint jaunâtre, comme des poupées de cire. À peine fût-il parvenu à leur hauteur qu'il s'en trouva dérangé. L'un deux, dans un aboiement, essaya de l'alléger de ses effets. Sans se départir de son calme, il observa le brigand. Ses sourcils brillaient de sueur. La veine de sa tempe battait la chamade. De toute évidence, il n'était pas tranquille. Son comparse de gauche, lâche et rachitique, se tenait plus en retrait ; mais celui de droite, le cadet, semblait pris par l'excitation. Il avait les narines dilatées, comme s'il voulait humer sa peur ; et essuya même ses babines d'un revers de main. Fulgurant, le vieillard décocha sa lame à leurs gorges et, tandis qu'un flot poisseux s'écoulait sur leurs poitrines, les regarda s'écrouler un par un. De ses doigts boudinés, il arracha l'œil droit du plus jeune, qu'il déglutit aussitôt. Puis il se fracassa au sol.
Le jeune voleur éborgné s'extirpa lentement des corps enchevêtrés de ses collègues. Après avoir fait les poches du vieillard, il leva un large col sur sa nuque et poursuivit son chemin. On n'entendait plus rien, sous la Passerelle, que l'écoulement sinistre des égouts et l'écho des nuisibles qui détalaient sur les dalles. Une mousse épaisse recouvrait les murs suintant d'humidité. Un regard à gauche. Puis à droite. Un peu plus loin, la lanterne d'un bleu fantomatique qui éclairait la barque du passeur, masqué d'un capuchon, semblait léviter sur les eaux mortes. Le batelier tira son ancrage en faisant rugir les maillons et, sans un mot, ils s'élancèrent en clapotant. Ils franchirent le Rempart du Lac, d'abord, qui fendait la surface de la bonne fortune comme un barrage, à la faille secrète de son huitième bastion. Puis celui de la citadelle, arc-bouté en croissants de lune rousse. Le lac brillait du même éclat que les saphirs qu'il avait abrité en ses tréfonds jadis, en reflétant les lueurs innombrables qui flamboyaient sur l'îlot artificiel. La Tour de garde, tenue par un brasier ardent, sembla aveugle à leur passage. Parvenu aux rives de la Cité, il quitta l'embarcation et leva les yeux. Lorsque le batelier tendit une main vénale, sa bouche édentée tordue en un joyeux rictus, il le noya d'un bras vigoureux, abandonna son corps aux vaguelettes et grimpa quatre à quatre les marches des Extérieurs.
Il longea d'abord un alignement d'écuries et de poulaillers malodorants, puis traversa la Cour d'artillerie. Ce fut tout près de la place des Joutes qu'il entendit le premier cri d'horreur derrière lui. L'alarme était donnée. Accélérant l'allure, il bondit sur ses nouvelles jambes, plus solides, pour grimper aux portes des Lices et là, il tira de sa poche un minuscule sifflet d'argent pour n'en souffler qu'un silence. Les battants s'ouvrirent dans un grincement, comme poussés par une paire de bras invisibles. Il visita aussitôt les jardins où s'alignaient les caves aux épices et, plus loin, quelques bergeries cernées de chambres à laine. Arrivé à l'orangeraie, il tourna vers l'ouest, saigna le garde qu'il rencontra sur le pont et pénétra le cœur de la Cité.
La Bastide le toisait de nouveau, orgueilleuse, imprudente, ses lueurs ambrées découpées aux contours, traversées de fumées perpétuelles. La forteresse se donnait l'air impénétrable. Ses plus hautes cheminées, étroites et biscornues, dominaient le lac artificiel qui trouait la vallée de cinq bonnes centaines de pieds. Sa tour Divine, la plus grande et la plus indécente, piquait le ciel comme une aiguille. Elle était flanquée de la Glorieuse, à la panse de cuivre plus ancienne, qui détenait l'Horloge éternelle entre ses boyaux ouverts. Enfin, la courtaude Loyale peinait à supporter le poids vaniteux de ses cadettes, lourdement appuyée sur son cul rougeaud, ses trois immenses pieds de fer ornés des phares clandestins d'une bande d'aéronautes du dimanche. Il concéda à l'ensemble, quoique vulgaire, une certaine habileté. Quelque part à sa droite, vers le canal, l'effluve moite et nauséabonde du poisson éventré. Il renifla. Un pêcheur de nuit, installé au pied de l'ancienne tourelle télégraphique, le regardait passer avec un intérêt non dissimulé, confortablement installé sous son paravent. Il poursuivit sans s'offusquer. Près de l'Archerie, une boulangère s'employait à vider le contenu d'une barrique dans l’égout, avant de claquer la porte à son encontre. Au coin de la rue, un jeune couple au pas chancelant s'arrêta net à sa vue, l'air méfiant, puis rebroussa chemin en gloussant. Il atteignit enfin les couloirs de Noréus qu'il balaya d'un regard attentif. Seul un rat en pleine course en perturbait le calme. Le halo des réverbères, à travers la fumée que régurgitait les usines, se reflétait sur le vitrage immaculé des résidences. À quelques pieds enfin, le portail d'Alceste bouclait la rue passante qu’asservissait le Cabaret Pugnace. Il renifla le ciel. La Glorieuse sonna le quart.
Il s'avança jusqu'au portail hérissé de pointes, et lorgna un grand gardien dont le trousseau de clés alambiquées se balançait au ceinturon. Le vigile au cou de bœuf marmonnait dans sa barbe, taciturne, les yeux rivés sur les toits. Percevant soudain la respiration qui s'élevait dans le noir, il leva une lampe rougeâtre pour débusquer l'indésirable.
– L'entrée se fait de l'autre côté de l'établissement, grogna-t-il aux ténèbres. Rue du Tyran. Les grilles d'Alceste seront fermées jusqu'à six heures au matin, horaire de la Bastide. Ordonnance du bailli Gris-Bois au jour du 16 Septembre 1082.
Puis, face au silence persistant, il interrogea :
– Lorcas ? C'est toi ? Petit, si je te reprends à crapahuter dans les greniers du Cabaret au beau milieu de la nuit, ce coup-ci, je te ramène en personne chez la matrone le cul à l'air, est-ce que tu m'as pigé ? Qui est encore fourré avec toi ? Tony ?
Le jeune voleur approcha comme un spectre jailli du néant et se cramponna aux grilles épaisses.
– De l'eau, gémit-il d'une voix qui ne lui appartenait plus.
– T'es qui, toi ? interrogea le vigile avec une méfiance affichée, une main sur la flasque qu’il portait au côté. T'es du Quart ? Qui t'a laissé dans cet état ?
– De l'eau, supplia-t-il encore.
Le garde approcha et, sans détourner le regard accusateur, tendit sa flasque. Tirant sur la chaînette avec la force d'un géant, le jeune brigand amena le cou de bœuf se briser d'un seul coup contre la barrière, et la lampe lui échappa pour aller s'écraser au sol dans un tourbillon de braises. Broyant d'un seul geste le cadenas du trousseau à sa ceinture, le brigand s'empara d'une fine clé cylindrique, d'une brillance neuve, qu'il fit tournoyer dans sa serrure et – clic – entra dans la cour. Il n'avait pas vu la couleur de l'iris du vigile qu'il l'avait déjà gobée, avant de tomber à son tour.
Le garde au cou de bœuf se releva avec la vivacité d'un enfant. Dégageant le cadavre d'un coup de pied, il referma promptement les grilles, versa le contenu de sa flasque sur les débris fumants de la lampe et d'un pas alerte, s'élança droit vers l'escalier qui donnait sur l'avenue Duclos.
Ce corps était fort. Il avait été respecté. Entretenu. Il grimpa quatre à quatre les marches d'un colimaçon métallique et fila vers la chaussée, mais à peine eut-il fait deux rues qu'un tapage caractéristique s'éleva d'une place voisine. Il se pétrifia, enveloppé dans l'ombre d'un kiosque fleuri de pétales artificiels, et une bande de garçons débraillés détala aussitôt devant lui en beuglant. Une pétarade. Un éclat de lumière rouge. Une girouette folle, au sommet d'une caserne. Le bœuf huma l'air. Les trafiquants du cours Rivet semblaient en mauvaise posture. Et, s'ils fuyaient en nombre vers le cul-de-la-Bastide, poursuivis par une horde de soldats furieux, son propre itinéraire s'en verrait irrémédiablement altéré. Plus le temps. Sans prendre la peine de se cacher, le bœuf tourna à gauche pour marcher droit vers le vacarme.
La place ronde ressemblait à s'y méprendre, ce soir-là, à la piste endiablée du Cirque Allégresse, avec ses courses folles, ses flambeaux et ses fumées. Quatre cavaliers s'employaient à barrer les issues, allant et venant sur de gros chevaux noirs, et le cours entier était encerclé par une demi-douzaine de voiturettes blindées dont les moteurs tonitruants crachotaient vapeur et étincelles. Les fenêtres commençaient déjà à se garnir de veilleurs, indignés ou curieux, occupés à pointer du doigt les cabots qui traquaient les fuyards, pendant que quelques badauds enivrés houspillaient gaiement les soldats en pleine lutte depuis le trottoir. La cité s'animait un peu trop. Mais les portes d'Orphée étaient là, à quelques pas tout au plus. Alors, évitant consciencieusement la débandade d'étalons fumant de sueur, il se jeta dans la foule. L'agent grassouillet qui l'interpella aussitôt, gêné par un uniforme trop court, portait la lance dans le dos et tenait, entre ses mains tremblantes, le fourreau d'un sabre d'ocre flambant neuf dont il ne paraissait pas apprécier la charge. Haletant à son attention, il dégaina :
– Halte ! Milice de la Cité, à terre !
Les aboiements féroces qui résonnaient tout autour d'eux l’inquiétèrent, et il détourna le regard une fraction de seconde. De trop. Le soldat eut tout juste le temps d’apercevoir l'œil voilé, sous la capuche, qu'il fut désarçonné d'un coup violent à la trachée. Puis il tomba. S’accroupissant près de lui, le bœuf empoigna la tête flasque de ses deux larges paumes avant de lui éclater le crâne sur le pavé. Puis il traîna, en toute hâte, le corps grassouillet dans l'impasse minuscule qui s'écoulait de la placette, loin des autres soldats. L'écoulement pourpre alla goutter dans l'égout le plus proche. Arrachant le globe à une paupière tremblante, le bœuf avala tout rond. Et il s'écroula.
Une minute plus tard, le joufflu s'extirpait discrètement de l'impasse pour s’enfoncer de nouveau dans les tréfonds brumeux de la cité, son œil rescapé braqué sur la Divine, et l'écho des interpellations s'évanouit derrière lui. Il en fut soulagé. Mais pas satisfait pour autant. Le corps du soldat n'était pas suffisamment résistant. Courtaud et déséquilibré, il le ralentissait. D'abord, il renversa d'une fesse charnue l'étalage de nuit des Lingeries Volages, non sans alerter quelques ivrognes au passage. Ensuite, il eut du mal à gravir les marches impitoyables d'un escamoteur en état de panne. Pour finir, il manqua trébucher au pied d'un banc. Peu enclin à la colère – mais sujet à l'impatience –, il se décida enfin à changer d'hôte alors que l'Horloge sonnait encore. Avec une hâte renouvelée, il prêta attention à un marchand de presse frissonnant qui empilait les éditions du matin, tout près d'un bicycle à vapomoteur. L'instant suivant, il enfourchait l'engin pour s'élancer dans les ruelles, mutilé à son tour. Après avoir longé la Guirlande dans un ronronnement régulier, indifférent à la beauté cristalline du lac qui le regardait faire, il abandonna le bicycle au fond d'un ravin en passant le faubourg bleu, près du Palais de justice, avec ses colonnades couvertes de pervenches qui supplantaient tout le quartier de sa démesure. Vaine. Là, il emprunta un nouveau corps. Et au manoir Sûr-la-Corne, il en prit un autre encore. Peu importait la quantité de cadavres, en fait. À chaque instant, les flâneurs et les chevaliers solitaires qui le mataient d'un regard torve risquaient de vouloir l'arrêter, si bien qu'il enfonça encore un peu plus sa capuche sur son front en passant les bains Aux-Marais. Il courut le boulevard, franchit l'encadrement d'Artéus, et se retrouva englouti par les ombres tortueuses du cul-de-la-Bastide. Ou le séant le plus royal du Continent.
La petite serveuse en fin de service qui sortait les ordures du Hallebardier lui donna l'accès direct aux combles du grenier Maurault. Elle ne l'entendit pas se glisser dans son dos, et il avait déjà posé la main sur ses traits délicats qu'un cri sourd l'alerta. Reniflant l'air embaumé de houblon et d'urine, il repéra immédiatement le garçonnet fébrile, aux cheveux de paille, qui se planquait derrière un luminaire. Des guenilles pleines de gadoue. Une casquette élimée. L'air vicieux, et contrarié. Le gamin n'était pas du quartier. Sa mère ne le cherchait pas. Ça n'était qu'un petit voleur affamé, vraisemblablement un Autre, qui s'invitait la nuit dans les tablées bourgeoises pour y rafler les restes. Un voleur discret, rapide et agile… Il le cerna d'un seul bond, sans lui laisser le temps de geindre. Une fois étranglé, le garçon traversa le bistrot d'un pas inaudible. Son corps était plaisant à manipuler. Ses membres étaient souples, sa vision parfaite. Même sa pensée, pleine de jeunesse, de naïveté, palpitait encore dans un coin, esseulée et fugace, comme une étoile filante s'en venait mourir au firmament. Triste sort. Mais pour le mieux. L'enfant se prouvait utile.
Depuis le cloître extérieur, il escalada la corniche qui le séparait des combles secrets du grenier avant de bondir sur les toits, très haut, bien plus haut désormais que les chausses de fer de la Bastide. Souple et consciencieux, il grimpa l’échafaudage évidé des salons verts sans se faire voir aux fenêtres, et ouvrit d'un coup de pied les grilles d'un élévateur désœuvré qui rouillait sur le Promontoire. Les rouages se mirent en place à grand bruit et la cabine circulaire s'éleva peu à peu, comme la flamme d'une chandelle sur un ciel d'encre. L'enfant jaugea les reflets de la bonne fortune étendue à ses pieds. Puis, une secousse. Un crissement. Et la machine qui brinquebalait jusqu'au sommet des Volières s'enraya à deux reprises avant d'atteindre son plus haut bastion, si bien qu'il ne fut pas surpris de voir un soldat armé l'y attendre de pied ferme.
– Tu fais une promenade, gamin ?
L'enfant aux cheveux de paille, une paume sur l'orbite, ne répondit pas.
– J'te cause, gamin ! Tu savais pas que le passage est interdit ? Qu'est-ce que tu comptes faire, maintenant, dans ta cage d'ascenseur ? Chialer jusqu'à l'aube ?
– De l'eau, gémit le garçon.
– De l'eau ? De l'eau, tu en as tout le tour du bide ! Le lac-de-la-bonne-fortune pour toi tout seul, regarde ! Les vapeurs et la merde en moins, c'est l'abreuvoir idéal. Dis-moi la vérité ! T'es un Autre… ? Qu'est-ce que tu viens foutre ici ? Tu viens piller le garde-manger ? Tirer une poule ou deux à Sa Majesté ?
N'y tenant plus, il entreprit d'ouvrir la grille tout en continuant de maugréer. Puis il s'interrompit en percevant, à l'horizon, l'écho des hurlements. Son regard se promena au sud, vers le Franchissement, puis un peu plus à l'est, sur le faubourg bleu où de vives lueurs ne cessaient d'éclater. Lorsqu'il revint à lui, son propre sabre d'ocre le traversait de part en part. Personne n'entendit son gémissement de douleur.
Le garçon allongea le corps tremblant pour l'examiner. Un corps de guerrier, abîmé, avec une jambe droite écourtée. Le délestant de ses effets, il l'envoya valser sur le plancher vrombissant de la cabine. Ses supplications n'importaient pas. La façade de la Loyale était si haute, coupée du vent, et les ruées de la machine si ronflantes que nul ne saurait discerner la terreur des rouages. Chaque semaine, un Autre désespéré, un mercenaire braillard ou un gamin turbulent tentait vainement d'infiltrer la Bastide pour se flatter d'avoir vagabondé sur ses murs. Lorsqu'ils rassembleraient les morceaux de celui-ci, il serait déjà loin. Quittant le bastion, il écouta le cri terrorisé du soldat jusqu'à ce qu'il cesse dans un orage de taule brûlée. Moins d'une minute plus tard, une alarme suraiguë était déclenchée aux Escaliers de la Bastide et cette fois, elle résonnait sous le cul de la Divine. L'enfant profita du trousseau dérobé pour se faufiler jusqu'au Petit ponceau, qui reliait la Loyale à la Glorieuse, et demeura là, l'œil rivé sur la troupe bleue qui courait en rangs serrés dans la direction opposée. Sa présence n'était plus un secret. La garde disparut au virage et, reniflant toujours, il s'avança jusqu'au passage.
Il ne sentit la présence de l'archer, en faction au-dessus de sa tête, qu'une seconde trop tard. La crête de fer depuis laquelle il scrutait le mur d'enceinte lui avait échappé. Le soldat, à la vision du garçon, se vida les poumons dans un cornet de poche dont l'écho résonna sur la façade de la Bastide et presque aussitôt, un souffle plus massif venu du Pied ouest chanta pour lui répondre. L'aile était compromise. Le gamin aux cheveux de paille arma son sabre d'un bras entraîné. Une détonation, un panache de fumée âcre. L'archer n'avait pas décollé les lèvres de l'embouchure du cornet qu'il reçut la bille en plein front et, basculant avec grâce, alla mourir en contrebas, dans le ravin, là où les rats des marais s'en feraient un festin. Et l'enfant s'évanouit à son tour dans les ténèbres.
La porte des cafés d'Ursule était ouverte, comme prévu. C'était le premier ordre dont ils avaient fait le compromis. Derrière les fastueuses baies vitrées, il gagna l'allée garnie qui traversait le balcon des Cabinets du Sceau, où se vautrait le Juge. S'ils étaient fidèles à leur parole, il ne tarderait pas à trouver sans peine la chambre Pure, elle aussi débarrassée de toute surveillance. Il gravit ensuite la tourelle de Gloire pour atteindre les créneaux de la Divine, où il eut la surprise de rencontrer le lieutenant De-la-Mare, le bec d'une pipe phénoménale entre les dents, en pleine veillée à sa fenêtre. Il enfonça la pointe du sabre dans l'estomac de son nouvel hôte, qui s'éteignit sans une complainte et, saisissant l'arc à poulie et le plastron, il abandonna la lance et le reste de la ferraille qui ornait l'uniforme pour sauter la fenêtre et s'inviter dans les couloirs. Aucun bruit, derrière les murs feutrés de la Bastide, à part le chuintement du vent et les canalisations capricieuses. Avec son nouveau grade, le chemin deviendrait peut-être plus facile. Mais à peine l'eut-il pensé qu'il tomba sur un couple sulfureux qui défiait toute légitimité dans un boudoir, et il prit l'enveloppe du monsieur en laissant un carreau dans le cœur de la dame.
D'abord, à droite, vers la fauconnerie. Puis à gauche, par le couloir des nappes de cendre. L'épaisse moquette pourpre à motifs mielleux étouffait le son de ses pas. L’éclat d'une lune spectrale dessinait sa nouvelle silhouette sur les murs lambrissés. L'escalier des honneurs. Puis le bureau d'Oréus. Et enfin, la surveillance constante de la Galerie des Globes, où il échangea les armes avec un garde somnolant. Passant les vestibules de l'étage supérieur, il prit le corps d'un jeune lampiste. Ensuite, il s'engagea dans le colimaçon qui gravissait la Tour au Réverbère sous les traits d'un valet penaud qui s'en était sans aucun doute venu épier les alentours pour le compte d'un maître quelconque. Il tira la lorgnette d'aéronaute qu'il portait à la poche pour s'en bander le visage, resserra ses moufles de cuir et entra dans les appartements du berger. Bien entendu, son hôte l'y attendait – c'était prévisible, avec ces cornets et ces cloches qui tintaient dans toute la ville. Une douzaine de chevaliers pompeux grouillait dans l'antichambre, et personne n'eut la sagacité qu'il espérait d'eux pour le laisser passer seul. Le plus zélé de la bande fondit sur lui comme un rapace et le valet l'impatienta d'un balbutiement :
– Monseigneur, c'est madame Raveau, en bas, qui demande, monseigneur. Elle veut les sachets de la gouvernante, c'est pour le thé des boudoirs, monseigneur. Elle dit que les fleurs de lavande ont b'soin d'être cueillies, maintenant, oui, au dernier croissant de lune. Elle dit que c'est pour l'infusion, monseigneur…
On ordonna de l'accompagner jusqu'à la matrone sans le quitter des yeux, mais une fois happés par les ténèbres du couloir interdit, le jeune chevalier missionné ne put honorer sa promesse, perdant l'un d'eux dans une bataille silencieuse. Le valet s'endormit pour la dernière fois pendant que l'officier étendait son cadavre derrière un épais rideau de velours. Puis il reprit son chemin jusqu'aux chambrées où il gagna le lit de la gouvernante, qu'il trouva assoupie dans une robe de nuit à la mode austère des oculies. Il s'en empara, et l'emmena à son tour jusqu'au Salon directorial à travers un dédale de couloirs truffés d'angles leurrés, de portes condamnées et de portraits inquisiteurs. Esquivant astuces et appâts de sa démarche claudicante, elle parvint à la porte du berger où de nouveau, une paire de gardes bleus aux airs sévères flanquait le passage de ses lames affûtées. La vieille femme tira le bonnet sur son visage.
– Vous aviez pour ordre de rester derrière votre baldaquin jusqu'au matin, Barbote, murmura l'un d'eux.
Ces deux-là avaient été cuisinés à la méfiance, les poings serrés sur leurs sabres respectifs, et le second ne souffrirait pas de réplique :
– Portes closes jusqu'à l'aube, madame. Aucun contre-ordre.
Mais Madame Barbote, qui gardait sa petite pointe de crochet dans ses taies d'oreiller, était si menue, si fébrile, qu'ils furent désarçonnés sans même comprendre d'où venait le coup. Le tapis s'imbibait déjà de rouge à ses pieds. Elle observa un instant leurs corps jeunes et élancés, qui ne lui apporteraient plus rien, désormais, et sans se donner la peine de dissimuler le tas de chairs sanguinolentes, pénétra le salon privé de Sa Majesté.
La pièce était vaste et le plafond bas, ornée partout d'effigies suffisantes et de mécaniques en sommeil. Dans une haute alcôve se dressait un boîtier à thérémine dont l'extravagance lui arracha un soupir. Les reflets du Réverbère projetaient leurs ombres miroitantes sur les tapisseries. Une lampe suspendue crépitait d'un bleu vif alors que l'âtre mourrait. Un homme, grand et élégant, se tenait devant l'immense vitrage où se reflétaient, telles des étoiles sur une carte, les feux qu'on déclenchait partout dans la cité. Le veilleur était pétrifié. Comme s'il ne respirait déjà plus.
– Ainsi, rien n'y a fait, déclara-t-il.
Il avait parlé sans un geste, résolument tourné vers les gyrophares d'Orphée, la girouette du cours Rivet et la balise de Dorcéus, animés par la même effervescence. Soudain, il posa une question qu'il ne semblait pas avoir préparée :
– Combien d'autres, pour parvenir jusqu'ici ?
Mais Madame Barbote ne répondit pas. Barbote n'escomptait pas bavarder. L'Horloge magistrale de la Glorieuse frappa trois coups de glas. Elle avança droit dans la lumière, près du monarque résigné, et planta son regard dans son dos. Il s'était cru omnipotent. Il s'était cru transcendé. À tort. Il était aussi impuissant qu'un homme parmi les hommes. Sans le quitter de l'œil, elle approcha du bureau lustré et tira sur la clochette, pour faire accourir ses moutons affolés. Le Roi-berger ne tressaillit pas. Elle empoigna la dague qu'il avait comme délibérément abandonnée sur le bras du fauteuil et le rejoignait à la fenêtre quand il se décida enfin à la jauger de son regard froid. Sans surprise, le meneur du troupeau ne reconnut pas sa vieille gouvernante. Puis il sembla prononcer quelques mots, de brèves supplications étouffées qu'elle n'entendit qu'à peine, les tympans gonflés par le battement de sa propre agonie. L'heure était venue, pour eux et le Continent.
La gouvernante leva haut la lame et trancha la gorge de son Roi. Alors qu'un flot de sang se répandait sur le parquet, sa colonne vertébrale éclata dans son dos et Madame Barbote tomba elle aussi, allongée de tout son long comme un chien loyal au flanc d'Amalric De-la-Cité.
Céorn sentit sa nuque craquer lorsqu'il releva enfin la tête vers la lucarne. Voilà des heures qu'il n'avait pas quitté son siège, le dos rond, une loupe sous l'œil, les doigts rougis par le stylet d'argent qu'il manipulait avec minutie pour ne pas tacher d'encre les documents éparpillés sur son bureau. En soirée, un dîner ampoulé en compagnie des baillis de la Cité, à la tablée abondante du boudoir des baronnets, l'avait soumis aux caprices des uns et des autres jusqu'à l'épuisement. Mais à peine s'était-il décrassé les coudes dans son bain de vapeur qu'il avait retrouvé sa vigueur nocturne.
L'empilement de doléances commençait à donner le vertige, il était vrai. Un copieux décret sur l'importation du Pic, qui ferait sans doute sensation à l'assemblée, exigeait une reprise plus mesurée. Au moins trois mises en appel de cours de ruelles urgentes relevaient manifestement de sa fonction et pour ne rien arranger, un conflit d'intérêt embarrassant entre deux gouverneurs agitait la maison des Intendants depuis la semaine précédente (d'aucuns auraient cru le gouverneur Ronon capable d'en venir à bout)… Comme une raillerie au reste, un billet qui ne pouvait être ignoré du baron De-L'Orgue, enivré par la fierté de leur vague cousinage, le conviait sans pudeur aux secondes noces de sa mère.
De la besogne dont il souffrait volontiers, Céorn s’accommodait encore mais les heures passées aux cérémonies l’arrachaient à l'étude assidue des résurgences de cas Moqueurs, ce qui l'exaspérait sans détour. Excédé, il avait rapidement évacué la mondanité en programmant sa visite des apothicaires Descarpes au Samedi suivant, pour reprendre la correction de son décret d'un œil cerné avant que le temps ne commence à lui échapper. À deux reprises, une missive vint bouchonner l'un des tubes pneumatiques qui s'alignaient comme les tuyaux d'un orgue sur son large bureau, tour à tour du Palais de justice, puis de l'Académie. Un moucheron s'était noyé dans le fond d'un gobelet de café qui ne fumait plus depuis longtemps. La Bastide sommeillait. Alors, il entendit résonner la lourde cloche du Tronçon de chrome, reconnaissable sans effort, et avec un regard à la pendule ouvragée qui ornait la bibliothèque – 02H49 –, il quitta son siège pour gagner la fenêtre.
Une boucle de cheveux noirs semée de traînées blanches vint lui chatouiller le front alors qu'il se laissait goûter un instant à la fraîcheur du carreau, contemplant la vallée avec intérêt. Son appartement, qui surplombait les fontaines scintillantes des jeux d'eau de Méséus, aux murs de la Glorieuse, offrait une vue spectaculaire sur la ville toute entière. La Cité scintillait de mille feux, de jour comme de nuit, son ciel de jais scindé par les lignes de la Guirlande, ses brumes âcres traversées par le tracé des luminaires. Le brasero de la Tour au Réverbère se reflétait comme un œil à la surface de la bonne fortune. Et les épaisses voies chromées du tronçon, dont il apercevait l'épingle au-delà des bas créneaux, semblaient animées par une troupe de soldats en pleine débâcle. De coutume, à ces heures de la nuit, songea-t-il. Le cul-de-la-Bastide n'était jamais bien calme une fois les ombres tombées. Les aéronautes clandestins venaient survoler les remparts en toute impunité. Le Cabaret Pugnace faisait bénéficier sa prestigieuse clientèle d'une tolérance d'élite. Et une descente de piété devait avoir lieu sur le cours Rivet au cours de la soirée, il en savait quelque chose, le Général l'en avait martelé, encore et encore, au dernier conseil des Sept. Pourtant, il y avait là quelque fumée rougissante, quelque soufflet qu'il n'avait jamais rencontré. Il clignait encore de ses paupières fatiguées lorsqu'un premier cri de panique s'éleva des tréfonds de la Bastide. Sa curiosité se muant en certitude, il se ganta, se chaussa diligemment et, délaissant pourpoint et couvre-chef, entoura ses épaules galonnées d'une cape en fourrure de renard qui suffirait à la circonstance. Le second hurlement n'était pas intervenu qu'il était sur le départ. Saisissant au vol le fourreau de Noire-de-Brume pour s'en fièrement ceinturer, sorti de ses appartements, même à demi-débraillé, le Conseiller avait toujours fière allure.
La balise du Réverbère éblouissait le ciel, et Céorn fut trop rapide pour les soldats bleus qui vinrent s'agiter autour de lui comme une nuée de papillons. Alors que les portes s'ouvraient à la volée tout au long de l'allée, il s'enhardit d'un élégant pas de course. Dévalant les marches de l'escamoteur le plus proche, il réajustait encore son col qu'un officier plus réactif, qu'on appelait Du-Fossé – ou De-la-Fosse, il n'était plus tout à fait sûr – le rattrapait en haletant :
– Des intrus, Monseigneur ! Razzia nocturne. Bilan d'au moins trois morts, ici, dans la Bastide. L'assassin n'a pas été appréhendé et demeure peut-être dans l'enceinte du bâtiment… Il vous faut circuler sous protection, monseigneur !
– Où est le capitaine de la garde ? interrogea Céorn d'une voix douce, faisant fi de la recommandation. Qui est votre commandant ?
– Aux escaliers, Conseiller, s'empressa l'officier en lui emboîtant le pas. Messeigneurs les capitaines Du-Flanc et La-Horde ont réuni leurs troupes aux quatre points de la Bastide. Les accès à la Divine, la Glorieuse et la Loyale sont bloqués. Les milices sont en état d'alerte. Le commandant Penaud a déjà fait escorter les baillis au salon d'Aréus, et les membres de votre conseil ont été prévenus de l'attaque.
– Le Roi-berger ? s'enquit d'abord le ministre en gravissant les étages. Le Prince ?
– Tous deux sous garde rapprochée, monseigneur.
Céorn pensait à toute allure.
– Les victimes identifiées ?
– L'officier Odric Béaud du corps d'Archerie retrouvé près des cafés d'Ursule. Un soldat positionné aux ascenseurs pulvérisé dans sa chute du Promontoire, on attend encore son nom, et De-la-Mare assassiné au balcon de son appartement. Son épouse est prise en charge par un potioniste. Aucun vol constaté. La trajectoire semble hasardeuse et les mobiles incertains.
Céorn lui jeta un œil sceptique. Trois morts simultanées, et la Cité toute entière qui s'enflammait ?
– Un clan sur le qui-vive ? reprit-il sans émoi. A-t-on reçu l'appel d'une famille en particulier ? Les assassins ont-ils laissé un message, une demande, ou une signature quelconque ?
– Une signature, monseigneur ? minauda le lieutenant.
Laissant l'officier à sa candeur, Céorn le remercia d'un honnête salut et reprit sa route vers la Tour au Réverbère. Se faufilant sur les bastions pour rejoindre l'arche de la Divine, sa cape lui battant les chevilles, il dégagea le passage bondé d'un geste autoritaire, puis se jeta dans la cohue du vestibule où résonnaient les ordres militaires, les hurlements apeurés des résidents et l'écho spectral d'un soufflet de poche en appel de renforts. Un vieux bonhomme hargneux, emmitouflé dans une cuirasse de cuivre, vint aussitôt le talonner :
– Monseigneur ! tonna le commandant Penaud, agitant sa moustache de morse, et Céorn, dont une veine saillait déjà, vint s'enquérir des derniers faits établis. C'est un massacre ! La forteresse a été prise d'assaut. On dénombre une douzaine d'assassinats, par le géant ! Et on compte encore ! Pas le moindre suspect débusqué. C'est la panique, monseigneur (il le jaugea d'un air atterré), il vous faut mander une escorte !
– Vous m'escorterez, Penaud. Qu'avez-vous là ?
Le commandant écarta ses soldats d'un aboiement et l'invita à entrer.
Un attroupement s'était constitué dans un corridor fastueux, aux tapisseries d'un bleu azur, sa moquette parsemée des armes de la Cité. L'allée d'Ordéus. Les hautes fenêtres rehaussées de moulures bariolées étaient toutes parfaitement closes. En son centre, un rayon de lune piqué par la poussière recouvrait le corps éteint d'un pauvre domestique en redingote, qui se pliait dans un angle effrayant. À son côté, un sergent tout râblé semblait faire autorité. Sous le portrait d'un Ordéus resplendissant, une jeune servante sanglotait dans les bras de son aînée, et près de l'escalier, un garçon aux oreilles décollées se chargeait non sans peine du lourd candélabre brisé qu'il avait retrouvé gisant. Céorn notifia aussi la présence d'un chevalier des salons verts, un jeune bourgeois Des-Rosiers sans doute débarqué au mauvais endroit au mauvais moment, qui faisait dépêcher un billet d'urgence à sa caserne. À son arrivée, tous et toutes lui octroyèrent ce qui ressemblait à un regard de sincère supplication.
– Le lampiste de l'étage, grommela Penaud, désignant le corps. Obin, sans nom de clan. Né ici, sous le cul-de-la-Bastide. D'éducation décente, élevé par les oculies d'une pension De-la-Tour. Il était en plein change. Pas de motif apparent, ni d'ennemis connus. C'est le sixième corps retrouvé dans le quart d'heure.
– Dites-moi, murmura Céorn en approchant d'Obin, quelle heure est-il ?
– 03H12, annonça le commandant, exhibant un astrolabe au cadran compliqué.
Céorn, l'oreille tendue, les narines dilatées, s'avança vers le cadavre brisé tout en glanant quelques éclats de voix confus par les fenêtres. Les macabres découvertes se multipliaient et les pétarades ne cessaient de secouer la forteresse. Le palpitant pris d'un battement de plus en plus frénétique, les traits crispés, il souleva une paupière affaissée. Un visage juvénile, harmonieux, le front large. L'œil droit du lampiste avait été arraché avec une violence toute particulière, n'y laissant au passage qu'une orbite sanguinolente. Son gosier à la barbe fleurie, tranché à la lame. Céorn ne lui donna pas plus d'une vingtaine d'années.
– Les autres corps ? souffla-t-il.
– Même immondice, lui fit savoir Penaud. L'œil arraché, le coup mortel, et la dépouille abandonnée à quelques dizaines, ou centaines de pieds de là.
Céorn observa un instant le poignet contusionné où le domestique portait encore l'étui de son briquet à amadou. La mèche noircie lui avait entaché la manche. Le lampiste était gaucher. D'un doigt prudent, il effleura la balafre de son cou, suivit les contours de son menton, puis recula d'un pas de canard pour observer la direction dans laquelle il s'était effondré. Dans son dos, le commandant Penaud s'impatientait.
– Vos ordres, monseigneur ?
Céorn se redressa d'un bond et entonna :
– Appelez vos troupes en renfort aux appartements d'Amalric et faites ordonner la fermeture immédiate des quatre Quarts par les milices de proximité. Je ne veux voir personne entrer ou sortir de la ville, ni de ses banlieues, peu importe les droits de cité. Faites cesser toutes ces balises de surveillance et sonnez-moi la trompe du Rempart à la place. Et demandez la réunion des officiers bleus dans la Galerie des Globes. Ah ! (Il eut une fulgurance). Si par malheur, vous rencontrez ce rédacteur du Pamphlet hors de son lit – le curieux serait venu visiter la réception d'anniversaire du Prince – de grâce ! Occupez-lui l'esprit autrement, ou ce massacre sera couvert dans tout le pays avant même que nous n'ayons comptabilisé nos pertes…
– Où mène-t-on les hommes, monseigneur ?
– Qu'ils ratissent les étages, un par un. Passez chaque placard, chaque remise au peigne fin. Confinez les riverains dans leurs maisons, qu'ils entendent le danger. Profitez-en pour sommer les chevaliers verts, et autres inopportuns, de garder l'enceinte de leurs propres tourelles jusqu'au matin. Faites également sonner le porte-drapeau de garde aux volières, qu'il se charge d'activer la Parabole, et gardez la communication ouverte sur un seul et même canal. Je veux une garde rapprochée de deux à six hommes chez chaque haut dignitaire de la cour et, d'ailleurs – il y pensa soudain – prévenez la police fluviale. Il nous faut des amphibiens prêts à écumer le lac entier si besoin.
Et Penaud d'abreuver le couloir d'une flopée d'ordres tonitruants qui se répandit comme une cascade dans les tréfonds de la Bastide. Céorn en profita pour pivoter vers le sergent, trépignant derrière lui.
– À votre service, Conseiller ! s'arma le gradé, tout saillant de volonté.
– Sergent Du-Pain, j'ai besoin de votre aide. Envoyez vos hommes aux quatre points de la Bastide et ordonnez que chaque corps de commandement soit accompagné par un banneret officiel des clans Rouge, Gris-Bois et De-la-Colline. Je veux un témoin oculaire de chaque autorité sur chaque scène de crime, et je tiens à ce que les découvertes de la nuit demeurent parfaitement inchangées jusqu'à ce qu'une fonction compétente de toutes ces familles ait pu approuver la mise en œuvre de l'enquête, et – sergent ! N'hésitez pas à transmettre aux représentants de la Banque Rouge, quel qu'ils soient, une invitation, disons cordiale à me rencontrer dès l'aube, en un lieu tenu confidentiel, pour entendre leur conseil. Et surtout – soyez poli.
Le gradé s'exécuta et, dans un tournoiement de cape, Céorn enjamba le jeune lampiste pétrifié pour monter au Réverbère, toujours flanqué d'un Penaud de plus en plus hagard. Sur le chemin, il rencontra les yeux de la servante en larmes. S'adressant au garçon qui soutenait douloureusement son candélabre, il demanda :
– Cédéric, laissez ces affaires en l'état, prenez deux de ces bons gardes avec vous et accompagnez les jeunes Esya et Moren au réfectoire pour les y restaurer. Les agents de Raveau vous y serviront l'infusion, à tous les trois – et, s'il vous plaît, si vous pouviez aussi leur commander un service d'urgence ? Les hommes vont affluer. Faites-leur bien savoir que c'est moi qui le demande !
Et, les laissant à leur stupéfaction navrée, il emmena Penaud dans l'escalier. Ils n'avaient pas parcouru trente pieds qu'ils tombèrent sur un Hobaric tout enragé au beau milieu des marches, le poil de rouille hirsute, les jambes virevoltantes, en pleine contention avec un soldat à bout de souffle qu'il cherchait en vain à marteler de ses poings. Son uniforme de valet déchiré au veston et sa ceinture rompue lui donnaient l'air d'un petit Autre. Reconnaissant son seigneur, le garde pétri de coups libéra le captif qui, pour faire bonne mesure, lui adressa un geste obscène en guise d'adieu.
– Pardonnez, m'seigneur ! siffla Hobaric. J'ai cherché à vous rejoindre, m'seigneur, j'ai cherché partout ! J'étais à vot' porte que vous étiez disparu ! Y'avait du boucan dans les appartements ! Et la pauv' Esya qui pleure tout son soûl, là, en bas, monseigneur ! Je voulais vous prévenir !
– Le valet n'est pas autorisé à circuler, intervint le garde de mauvaise grâce. Quand je l'ai appréhendé, il m'a mordu. Personne n'entre ou ne sort de la Divine sans escorte, monseigneur. Ce sont les dernières mesures.
– Il est vrai, et soyez remercié de votre efficacité, admit poliment Céorn. Mais, par chance, j'ai en effet l'usage de ce valet bien spécifique, ajouta-t-il. Reprenez la ronde, soldat (puis, au garçon qui le regardait partir avec hostilité), quant à toi, ne t'ai-je pas demandé tant et tant de fois de respecter les restrictions du couvre-feu ?
Le gamin éructa :
– Et plutôt deux fois qu'une, m'seigneur, mais il fallait ! Les soldats, ils ont pas tout vu ! Y'a cet aut' valet, Topric, qui s'faisait graisser pour aller cafarder sur des histoires de gros sou. Mon copain Grimaud dit qu'il est pas revenu au dortoir, m'seigneur, il y est encore… ! Les intrus qui ont saigné Obin – je sais qui c'est, je l'ai reconnu, j'ai fait les greniers avec lui au printemps dernier –, ils sont déjà montés chez Sa Majesté !
Céorn connaissait assez bien les raisonnements tempétueux mais perspicaces du valet pour deviner l'intérêt qu'ils méritaient. Semant derrière lui le commandant Penaud à la traîne, il bondit comme un cerf, poursuivi par le rouquin surexcité jusqu'au colimaçon qui gravissait la Tour du Réverbère. Les signaux lumineux qu'il savait déchiffrer d'un battement de cil lui parvenaient depuis les fenêtres, et il compta au moins trois morts supplémentaires dans les étages inférieurs… et aussitôt, un quatrième à l'extérieur du bâtiment. Une goutta de sueur perla sur le front de Céorn lorsqu'il pensa au Roi-berger, enfermé dans l'armature inviolable de sa tourelle, priant le géant qu'il y respire encore. Quel fléau son impitoyable souverain avait-il donc pu invoquer, ce coup-ci, qui ait su pénétrer la fédération jusqu'au sommet de son donjon ? Qui avait-il pu offenser au point d'être puni de la sorte ? L'antichambre était pleine à craquer de soldats bleus, clairsemée de verts, et l'effervescence faisait déjà vibrer les parquets lorsque Céorn approcha d'un pas autoritaire. Personne ne fit mine de ralentir le Conseiller qui s'enquit auprès de l'officier compétent :
– L'ordre de la tour, premier lieutenant Déméaud ?
– L'entrée du Réverbère devait demeurer scellée jusqu'aux aurores, monseigneur (et il désigna les portes éventrées de la pointe de son sabre d'ocre). Accès limité aux salles d'eaux, à la verrière et au boudoir. C'est le sous-officier La-Borde qui a été chargé d'accompagner l'échanson de Raveau jusqu'aux serres de la gouvernante, mais il n'en est jamais revenu. Massacré dans le couloir. Le gamin s'est retrouvé dans les draps de la pauvre femme, étendue, quant à elle, au milieu de la (il hésita) chambre du Roi.
Céorn se sentit vaciller. Derrière eux, très en retard, le commandant Penaud accourait en suant. Dégageant les battants éclatés d'un coup de pied, Céorn traversa l'opulent appartement en direction du salon directorial, érigé dans la cage miroitante du Réverbère, suivi de près par Déméaud, d'abord, Penaud, qui crachait ses poumons, et le petit Hobaric qui les filait comme une ombre. Deux corps bleus avaient été abandonnés là, et le cadenas crypté qui fermait les portes d'un loquet labyrinthique avait fondu sur le tapis. Céorn entra sans mal, la garde de son épée serrée entre ses doigts, et approcha du centre de la pièce.
Les autres avaient dit vrai. Madame Barbote, froide et immobile, baignait dans le sang, au pied de l'immense baie vitrée. La peau livide, les traits ridés et le cheveu blanc, elle avait l'air d'un spectre dont l'œil unique donnait encore l'impression de voir. Céorn fit un pas de côté et s'étrangla. Il était là aussi, allongé de l'autre côté du divan, le Roi-berger, porteur émérite du sceptre et orageux patron de la fédération : Amalric 2e De-la-Cité, autrefois si fort et si terrible, désormais vaincu. La gorge au poil grisâtre était fendue par une entaille d'envergure, et les sourcils épais, rehaussés par la surprise. Céorn évita soigneusement d'en contempler le regard. Silencieux, il se mut pour esquiver les ombres. Le front était immaculé. Le nez, à sa place. Mais la canine gauche débordait de son sourire de fauve pour aller mordiller une lèvre inférieure à la pâleur définitive. La silhouette du plus grand des bleus paraissait diminuée, amaigrie, ainsi jetée à terre comme un vulgaire automate. Céorn s'accroupit, le souffle court. Paupières closes, il pria le géant pour son âme.
– Monseigneur ? pressa Déméaud.
Céorn s'accorda une profonde inspiration, puis décréta :
– Un fléau a infiltré la Bastide. La Cité est menacée. (Il observa le visage anguleux du monarque, et sa mâchoire taillée à la serpe). Sous-lieutenant Déméaud, je veux voir tous les feux d'alarme allumés, à l'exception du brasero, les péages fermés et les voies de chemin de fer bloquées. (Le roi portait encore son alliance, sa bague d'onyx, et la broche de saphir qu'il gardait toujours à la poitrine). Officier Penaud, positionnez les alchimistes et, si ça n'est pas encore fait, veillez à ce que les assistants de Monsieur le Doyen avertissent le grand Hôpital, qu'ils envoient une quarantaine de brancardiers au moins aux escaliers et leur meilleur maître à la morgue ! (Amalric, étendu de tout son long, semblait avoir soigneusement noué ses cheveux argentés, fait cirer ses chausses et polir les boutons de sa redingote). Hobaric, sois gentil, va sonner un conseil des Sept extraordinaire, six, en l’occurrence, dans (un regard à la pendule, 03H21) une heure et demie au plus tard, en présence du notaire De-la-Tour. D'ici là, que le Général prenne à sa charge personnelle la protection du Prince De-la-Cité. Demandez au Doyen et au Juge de me rejoindre ici-même pour une expertise du Réverbère. Et envoyez-moi le chevalier Du-Fort au plus vite.
Ses émissaires filèrent comme des mouches, le salon fut prestement évacué et Céorn se retrouva seul. L'atmosphère était particulière, dans le Réverbère obscur aux reflets fantomatiques. Si on prêtait attention, on y percevait tout – les alarmes, contre les murs de la Cité, les bruits de pas pressés qui martelaient les vestibules, les cris et les prières qui s'élevaient dans les étages – comme derrière un voile épais, comme si toute la tour s'était déjà cernée d'un linceul.
L'épée du roi, sertie des joyaux qu'avait renfermé la cassette d'Hector, n'avait pas quitté son fourreau. Le heaume reposait près du baldaquin. La cape, déposée sur le lit. Céorn entreprit d'ouvrir l'armoire. Là encore, ni trace de vol, ni même de fouille, les trésors du sceptre intacts et le lourd uniforme officiel suspendu dans sa housse de coton. Il trouva également le reliquaire de la chambre bleue sur le buffet. Amalric avait scrupuleusement mis en ordre ses affaires, avant d'accueillir son bourreau. Céorn erra encore quelques instants à la lueur du feu qui crachotait, à la recherche d'indices immédiats. Le plafond était couvert d'une fresque gigantesque en l'honneur d'Ordéus, ses fidèles soldats aux couleurs vives agités par le soubresaut d'une bataille éternelle. Il y avait une odeur tenace de soufre et d'excrément qui flottait, et une traînée cramoisie qui ruisselait jusque dans l'alcôve. Enfin, son propre visage dans le reflet d'une presse à hélices.
Céorn était fatigué. Attristé. Les traits tiraillés. Sa barbe drue, piquée de roux, faisait peine à voir et son regard brun clair était maintenant tout sillonné de mauve. La carrure élégante du 1er Conseiller semblait s'être quelque peu tassée au cours de la soirée. Réajustant la cape de renard sur ses épaules, il se gratta le menton d'un index où brillait l'anneau nu de son père, et laissa échapper un soupir… Il serait la cible toute indiquée des passions du conseil des Sept s'il ne s'y rendait pas un peu mieux apprêté. Sans pouvoir retarder plus longtemps l'inévitable, il revint aux deux corps pour enfin oser planter son regard dans celui de son roi. Amalric, l'œil aux teintes froides de bleu et de gris, avait toujours la même pupille profonde et pénétrante. Qu'as-tu fait ? Qu'as-tu invoqué, cher cousin, qui soit plus fort que toi… ?
Surpris par un souffle rauque, il regretta subitement sa témérité et dégaina Noire-de-Brume qu'il n'avait pas encore identifié son nouvel assaillant ; mais ce fut le visage familier de Gyron Du-Fort qu'il reconnut soudain, arrivé subrepticement dans son dos.
Le chevalier avait d'épais sourcils noirauds, un pif boursouflé qui avait bien vécu et des bajoues qui tombaient au menton. Mouvant sa carcasse en soufflant comme un bœuf, il avait quelque peu secoué l'étonnante toison qu'il lissait encore sur le côté de son crâne. « Gyron ! », s'exclama alors Céorn avec, pour la première fois de la nuit, un soupçon de soulagement. « Soyez béni d'être venu si vite à moi ! ». Gyron, qui avait délaissé ses médailles pour un pardessus de cuir, faisait crisser des bottes humides sur le plancher et ses poignets arboraient les manchettes aux étoffes noires et argentées de leur baronnie. Il vint au conseiller pour faire rugir le moteur de sa voix :
– Céorn, tout ça va mal, très mal !
– Parlez, l’ami.
– Parler, c'est tout ce qu'il nous reste, en effet ! aboya-t-il. Et parlementer, et intriguer ! Il y a, Conseiller, une information que vous n'avez pas eue. Vous m'en voyez navré, Son Altesse le Prince Edric n'est plus sous la protection rapprochée de l'armée bleue, mais bien sous la juridiction de la cour d'honneur du roi. La garnison est sur place.
– Pour quel chef d'accusation ? s'ébahit Céorn, alors que Du-Fort jetait un coup d’œil sombre à la dépouille du roi.
– Tenez-vous bien : conspiration, régicide et parricide au passage. N'êtes-vous donc pas passé sur les lieux ? Le Prince a passé une nuit agitée. Du sang partout. Un carnage. Les traces parlent d'elles-mêmes, selon ces chevaliers verts…
Céorn sentit le parquet se scinder sous ses pieds. Le Prince, responsable du massacre ? Par quel maléfice le fléau s'était-il introduit si vite dans les veines et les rouages de leur Bastide ? Par quel sombre prodige avait-il pu semer tant de chaos ?
Consterné, le Conseiller écouta son ami qui maugréa de plus belle :
– Votre Ami Franc est déjà là-bas, avec toute sa compagnie d'imbéciles fleuris. Ils ne vous accorderont pas l'accès à l'appartement compromis, Céorn. Ils n'entendront pas votre demande, trop occupés qu'ils sont à se flatter le bourgeon au nom d'une chevalerie oubliée… Le Prince quittera ses quartiers pour être transféré au Pénitencier de la Cité, après quoi, les éléments d'enquête seront transmis au tribunal et au conseil des Sept.
– Il me faut garder l'œil sur Edric, insista Céorn.
– 'Pourrai malheureusement pas vous y servir, baron. En faisant suivre vos enquêteurs de tant de bannerets, vous avez mis l'héritier sous l'œil attentif de chaque bailli. Edric est cerné et aucun chevalier déchu, du Fort ou d'ailleurs, ne pourra l'approcher… Mais j'ai un bon bougre sous le coude, si besoin, qui tient les rangs bleus. C'est votre propre lieutenant de suie, à vrai dire. Solide, tempérament volontaire… élevé par ma sœur, au cours Vivace, avant de mériter ses galons au Septentrion. Il a le grade, et la grande gueule. Vernand De-Palme, qu'il s'appelle.
– Les grandes gueules ne sont pas très appréciées du Général, nota Céorn. Mais ce qui m'importe, c'est de savoir s'il a votre confiance, Gyron.
– Pleine et entière, trancha le bonhomme.
– Merci, compagnon, le congédia Céorn avec une ferme poignée de main. Envoyez-le sur-le-champ à mes appartements, que je l'entretienne. Aux jeux d'eau, pas dans mon bureau… Je compte sur sa discrétion.
Le chevalier de suie acquiesça en grommelant puis se traîna jusqu'à la porte. De nouveau seul, Céorn ne put résister à la tentation morbide de contempler le corps brisé de son cousin. Comme tant de bleus avant lui, Amalric (et à n'en pas douter, le jeune Edric suivait l'exemple) s'était laissé embrasser par un destin terrible.
Il s'accroupit encore pour en examiner l'expression pétrifiée et vit enfin, sous l'évier en marbre, l'éclat d'une arme blanche… Il se précipita. Son sang n'avait pas fait un tour qu'il eut compris, identifiant par intuition l'artefact insignifiant qu'il n'avait vu qu'une fois au cours de sa vie, sans jamais en apprendre l'exacte origine. La garde courbée, la chaîne de bronze qui serpentait sur le tapis et la lame amputée qui brillait comme jadis, avant qu'elle ne soit exhumée et ramenée à son fils par un Amalric on ne peut plus aventureux… Le poignard tronqué du Prince. Souillé de sang.
Céorn perçut le pas tumultueux des magistrats et de la garde qui s'affairaient jusqu'au Réverbère, et réagit par instinct : il saisit le manche de la dague pour l'enfouir dans le repli intérieur de sa veste.
Au même instant, la porte s'ouvrait dans un tollé. Enfin, le Doyen Véhan et le Haut Juge Aimon étaient annoncés au pied de la tour, et une seconde vague d'officiers se répandit dans la pièce en couvrant le décor d'une chaude lueur accompagnée par une écume de notables, d'alchimistes et de prieurs. D'un clignement, il reconnut le bégayant Bollard, archiviste retors de l'Académie, le fier Le-Vairon, débarqué du Corps d'archerie, Gédric et Raborn aux bannières de Gris-Bois et la sévère Beldria, secrétaire de la Banque Rouge. À la place de l'Inquisiteur, il fut soulagé d’apercevoir l'Intendant – capricieux mais plus commode – du Temple suprême, envoyé par le Pasteur. Et bien sûr, le rédacteur survolté du Pamphlet Fou