La Brière - Alphonse de Châteaubriant - E-Book

La Brière E-Book

Alphonse de Châteaubriant

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Beschreibung

Alphonse de Châteaubriant obtient en 1911 le prix Goncourt pour son roman Monsieur des Lourdines. En 1923, il reçoit une nouvelle récompense, le grand prix de l’Académie française, pour La Brière.
Pour éviter la nationalisation des étangs de Brière, il faut retrouver des lettres patentes qui en donnent la jouissance aux riverains.
La mission est confiée à l’Aoustin, don Quichotte brutal traversé par une énergie sacrée. Le lyrisme sensuel du bocage breton.
Au nord de Nantes, dans le pays marécageux de la Brière, un vieux garde-chasse veut sauvegarder la liberté de sa région tout en poursuivant une vengeance personnelle contre l’amant de sa fille.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Copyright

First published in 1923

Copyright © 2022 Classica Libris

Dédicace

À mon ami ÉTIENNE PORT

PREMIÈRE PARTIE

1

La chaloupe laissait aller, dans le glissement des grandes ondes de l’estuaire, tout en appuyant à tribord, vers l’entrée de la petite rivière le Brivet.

Dans ces parages où la Loire s’étale sur une largeur de plusieurs fleuves, la brise avait pris de la force, et la grande voile, souillée de vase, évoquant l’antique voile de peaux de bêtes, avait un souffle profond.

C’était une marchande de mottes qui, sa vente terminée, descendait de Nantes ; une de ces chaloupes de grosse charpente et cependant de bonne marche, par le calcul des douze pieds de leur plus grande largeur avec leurs trente-cinq pieds de tête en queue, houilleuses, enfumées depuis le treuil jusqu’à la pointe du mât, vraies ténèbres mouvantes. Tant de mottes avaient roulé sous ce gréement, jetées en vrac, déchargées par tous les bouts du pont, que le bateau lui-même semblait fait de la substance de ce combustible. Tout était noir là-dedans, tout y était silencieux.

Un grand gars aux épaules de force, assis à même le pont, les jambes pendantes dans le vide de la cale au chargement, raccommodait un couvercle de bourriche, ou s’en donnait la feinte, car, par un regard d’en dessous, il ne cessait d’observer devant lui le vieux marinier assis à la barre.

C’était, celui-là, un grand grison de corps sec, et, sous le petit feutre tiré à plein, un visage à bec de rapace où brillaient deux yeux de laque ; sa courte blouse serrée aux poignets le vêtant comme d’un tissu de tille de mottes, et le pantalon de même poil. Rivé à sa poupe, et la prolongeant de son immobile stature, sa pipette éteinte, il serrait durement les mâchoires, dilatait ses narines, comme s’il jouissait de cette descente de fleuve, maître de la proue, maître de la mâture, maître de la vitesse, maître du corps et de l’âme. Mais la tourbe d’un noir de houille dont était pétri ce vieux Viking, différait par la couleur de celle que révélait la vêture du garçon à la bourriche, laquelle faisait un homme tout entier brun, d’un brun de châtaigne, ou de ces gâteaux d’abeilles qu’on trouve rissolés et roussis par les soleils de plusieurs étés.

– Pour la dernière fois, Aoustin, s’écria le gars sur un ton suppliant, pour la dernière fois… je viens vous demander…

– Je ne donne point à la quête, rompit le vieux. Et, agitant sa rude main de corne :

– À la besogne, croche un ris…

L’autre obéit, non sans un grognement, ramassa une gaffe, puis, sur ses pieds nus, alla se poster à l’avant.

La lame avait grossi, son coup de queue éclatait contre le vaste flanc, et la barque bondissait, sous les jaillissements d’écume de l’embrun.

Beaucoup se sont perdus là, surtout par les grandes eaux de l’hiver ; et l’embarcation, sous la pression fluviale, risquait pour le moins d’aller s’envaser dans les hautes berges de l’affluent.

– Stop ! commanda le vieux.

Et du même coup, à la force entraînante de la grande Loire, s’opposa la résistance de la perche arc-boutée dans la vase. La chaloupe chassa sur son arrière, vira dans des gargouillements d’eau, mais enfin redressée, et se dégageant du suçoir liquide des remous, parvint à se frayer son lit dans l’eau unie et tranquille du chenal.

C’était maintenant une pauvre région de bicoques lépreuses, de maigres courtils, noircis du voisinage des hauts fourneaux de Trignac, monstre toujours fumant, couché parmi ses minerais sur le seuil de la plaine. La barque passa sous son vacarme de fer, puis glissa entre les prairies qui là s’étendent à perte de vue, depuis le rivage de l’Océan.

Sur le miroir de cet étroit cours d’eau, lentement, elle se balançait, parfois aidée d’un coup de perche, qui lui faisait refouler l’eau, d’une saccade, à la manière d’un cygne irrité qui s’avance par bonds.

Aucune parole n’était prononcée à bord. Le vieux promenait son regard sur les alentours, respirait largement le serein de ces prairies de Donges, le gars avait lâché la manœuvre, se tenait, mine abattue, contre le bordage. Et, devant eux, défilaient ces fauves étendues de pâtures, nues comme le désert, courtes d’herbes et brûlées, sans un arbre, piquetées de quelques bouquets d’ajoncs, avec des moutons comme des javelles de tourbe, et déjà là-bas, dans le brouillard des limites illimitées, certaines taches blondes qui ne trompaient pas leur regard, la jungle grillée des roseaux de la Brière.

Et le gars serrait les poings, et de sa poitrine s’échappait, comme d’une poitrine d’ours, une plainte sourde et ténébreuse.

Le jour tirait sur son déclin. On approchait. La vieille arche du pont de Rozé grandissait, avec ses maisons là-haut comme des bureaux du péage. Le long de sa margelle, tout un défilé de vaches passait, se reflétait dans l’eau claire.

En dessous, stationnaient les barques rangées le long de la berge, car, par l’envasement de la rivière, les chalands à fond plat pouvaient seuls remonter plus haut.

L’élan de la chaloupe s’en vint mourir en silence.

– Aoustin, pour l’amour de Dieu, s’écria l’homme, quand elle accosta.

– Il n’y a pas d’amour de Dieu, lui retourna le vieux, j’ai fait mon métier, tu as fait le tien. On n’a plus rien à se dire.

Et, de mépris, il cracha dans le courant…

Alors, plantant là toute besogne, son paquet de hardes sous le bras, le gars sauta à terre, puis, de violence, se retourna, revint sur ses pas, montra le poing.

– Jamais je ne renoncerai !… Jamais !… tu m’entends, vieux bourreau qui crées le malheur !

Mais le vieux bourreau n’eut point seulement l’air d’entendre : il rassemblait ses perches, remontait de la cale ses sacs vides, par grandes piles sur son échine, avec une vigueur où se devinait tout le revenant-bon d’une jeunesse qui avait brandi des barres d’anspect, enverguait sa voilure, déboîtait son gouvernail, désappareillait tranquillement, sans se presser.

Les sacs, la vergue, la voile, tout ce qui se détachait du corps de la barque, il l’emporta sur son épaule, en plusieurs tours, jusqu’à l’annexe de l’auberge qui se trouvait à l’entrée du pont. Cela fait, il entra dans la salle, selon son habitude, à chacun de ses retours annuels, de s’arrêter dans ce cabaret boire le coup de l’atterrissage, avant de faire les lieues qui le séparaient de son île.

La salle était vide. Il s’attabla.

C’était toujours à la même place – la quarantième fois depuis quarante ans – près de la fenêtre, d’où l’on avait vue sur les prairies comme d’une passerelle de navire.

Le dos tourné à l’arrière-cuisine, lorsqu’il eut devant lui son petit verre de muscadet, d’où se dégageait une colonne d’air comme les perles du nez de la carpe, il attira sa bourse de cuir, et étala sa monnaie, les sous avec les sous, les francs avec les francs, car c’était son habitude encore de trier et de recompter là son argent.

Quant aux billets, il les examinait séparément, chacun lui revenant avec son origine, grâce à sa luronne de mémoire : celui-ci, d’une blanchisseuse de la Madeleine ; cet autre, d’un marchand de cirés de la butte Sainte-Anne ; et tous les suivants aussi bien, revoyant même le jour, l’heure et le lieu de la vente. Et de ces papiers, il faisait une souple liasse qui chantait comme la soie dans sa grande main noire.

« Cent cinquante francs de moins que l’année dernière ; deux cent vingt francs de moins que l’année précédente ; quatre cents francs de moins que la troisième d’avant.

« Brière, terre de misère, c’est donc ainsi qu’il faudra te parler ! »

On avait tellement tourbé depuis des siècles. Il se rappelait son défunt père, disant comment, par l’inondation de l’hiver, il pouvait attacher son chaland au loquet de sa porte ; ce détail en disait long sur la quantité de terre noire dont la Brière avait décru. Alors, au lieu de ces montagnes de rocau qui, jadis, à pleines chaloupes, descendaient lier de gros profits à Paimbœuf, à Nantes, et jusqu’à Angers, on n’y récolterait bientôt plus que des roseaux et des laiches ; on en avait fait une croulière !

Mais avec les hommes, c’est ainsi ; ils n’ont point le respect de ce qui fait leur force ; jusqu’au jour plus funeste encore où la hardiesse s’est mise dans les esprits, et où ils n’ont même plus connaissance de ces grandes lois de la vie et de la mort qu’établirent les ancêtres à l’usage des générations… Pitié !… Il en avait encore eu un exemple aujourd’hui tout son saoul.

Et c’est pourquoi là, tout seul, il marmonnait entre haut et bas ; pendant qu’à la vitre, la grande crête du soleil commençait à se noyer dans la vapeur des prairies. Cette vue l’avertit de n’avoir pas à s’attarder plus longtemps. Il paya son écot ; puis, armé de son bâton, le petit sac sur le dos, à grands pas, il s’en alla sur la longue route solitaire.

C’était une route récente qui remplaçait le vieux chemin de souffrance, toujours croulant, couvert d’eau l’hiver, qui jusqu’à ce jour avait desservi ce pays perdu. Tout droit vers le nord elle remonte, sans un embranchement, sans un carrefour coupant en croix quelques longs canaux, dans ces prairies de Montoir qui se déploient jusqu’où l’œil peut apercevoir.

Parfois se rencontre un petit village, quelques maisons blanches aux toits de chaume, contre un rang de têtards de saules penchés sur une douve peuplée de canards.

Il passait. Par les portes ouvertes lui arrivait le bruit des cuillers dans les écuelles. Parfois il croisait quelque noir tourbeur attardé.

Le soleil se couchait. Les prairies, tout à l’heure hautes et sèches, par une inclinaison insensible, commençaient à se couvrir de fines mailles d’eau morte, et même de larges nappes hérissées de piquants de joncs et de têtes de landèche se perdaient vers des horizons de pâtis roses et violets, pâtis de brume ou pâtis du ciel, dans la confusion de limites de la terre et de l’air, espaces sans bornes, d’où sourdait au loin à cette heure de la marée la sirène des grands paquebots qui partent pour les Amériques.

Et des vaches pâturaient tout parmi ces lagunes, les traversaient de leur pas lent, ou rêvaient, immobiles sur ces bords empourprés par le soir.

Il marchait ; et sa pensée aussi voyageait. Chaque fois qu’il revenait de Nantes, c’était même jeu, même chose. Il ne lui déplaisait point, une fois l’an, d’aller retrouver dans ce grand port le décor des bordées de sa jeunesse, à Amsterdam, à Gênes, à Arkangel ; mais dès qu’il se retrouvait ainsi dans le rude souffle bleu du soir de Brière, qu’il venait à renifler, des petites chaumières fumant sur le chemin, cette maîtresse prise de l’odeur retrouvée des mottes, il se sentait pousser les ailes du canard sauvage quand il revoit de loin briller l’eau de son étang. Et la carte du globe décidément pour lui se divisait alors en deux parts : les continents d’un côté, et la Brière de l’autre. De même qu’il y avait deux espèces humaines : les hommes d’ailleurs, et ses compatriotes de la tourbe, les fils farouches de ce sol noir, nés comme lui dans le chaland sur une brassée de paille.

« Si tu n’as pas le pied briéron, inutile de t’aventurer !… car qui rencontres-tu, ici, qui n’ait pas été bercé dans le jonc de la tourbière ? Quelques marchands forains, des huissiers et autres recors de justice ? Les autres, eux, ne savaient même pas deviner ce qui fourmillait là-bas, derrière. Le voyageur du chemin ferré n’aperçoit que de la prairie dans du brouillard. Et c’est très bien de même. Le Briéron se voit ainsi à mille lieues du reste du monde ; car tu n’aimes point, je suppose, qu’un quiconque se lève sur ton horizon. L’horizon ? Autant dire la route du tort et du dommage ! Chacun chez soi. Et ils étaient chez eux !… et ils savaient se défendre. On ne les prenait point au picotin. Ils avaient la défiance dans le pli de l’oreille, et toujours à la muraille, accroché par le bon bout, le vieux mousquet de l’ancêtre. Pendant des siècles, tu as glissé comme l’anguille dans la main de fer des barons de Ranrouët ; tu as envoyé promener les vicomtes de Donges qui, sang de gibier, voulaient te faire payer le feu ! Tout récemment, quand les Ponts et Chaussées ont entrepris de canaliser le Brivet, et jeté sur la Brière des équipes d’ouvriers, tu n’as rien dit, tu as laissé pousser les travaux, puis tu t’es rué à l’assaut, tu as crevé les maçonnes, incendié les ponts, détruit les ouvrages. »

Il se rappelait bien cette chose, il y avait pris part…

Il allait, pressait le pas, son bâton à chaque enjambée frappant le sol. Il passait le lieu-dit « la Clairvaux », un endroit où tombèrent pendant la Révolution, sous les coups de feu des femmes cachées dans les roseaux, un peloton de dragons coupables de traverser le pays pour se rendre en haute Bretagne ; et sans doute gisaient-ils encore dans les profondeurs, comme ces cavaliers en armures qui furent retrouvés après des siècles dans les tourbières du Lancashire.

Depuis bientôt quarante ans qu’il était garde de la Brière, il connaissait les plus vieux secrets ensevelis dans son sein.

Oui, ils étaient chez eux, ici, un pays quasiment retiré en sa physionomie, fait peut-être bien du mélange de tous les matériaux de la création. Mais c’était la pâture de leur vie ; une âme subtile y nourrissait la moelle de leurs os. Pas un brin d’herbe, pas une flaque, qui ne fût leur commune chevance. Tout était à eux, toutes ces vasières, tous ces roseaux. Et cela, depuis cet an de grâce où la bonne Duchesse avait eu un regard pour leurs guenilles, et où elle leur avait signé ce papier à la grande forme dont la teneur durait toujours. C’était un rude souvenir. Quand il y songeait, la reconnaissance était en lui, comme le sel est dans la mer. Un rude souvenir… que, chaque fois qu’il rentrait de ses voyages, il retrouvait ainsi partout au-dessus de sa tête, aussi vaste que son ciel de Brière – lequel commençait céans à s’étoiler…

Il marchait toujours – il y a loin jusqu’à Fédrun – en même temps que dans le grand sombre ses yeux allaient chercher tout le détail des alentours.

Un instant, sur la route, sa pensée fut mise en fuite par un fracas de véhicules. C’étaient les cent carrioles qui, tous les soirs, à la file, fouets claquants, forgeant l’étincelle, ramènent les Briérons qui travaillent à Trignac, et, leur journée finie, font encore toutes ces lieues pour rentrer dans leurs îles.

Elles roulèrent dans l’ombre, à plein faix de leurs grappes d’hommes secoués dont volaient les cabans ; et le voyageur, pour laisser passer cette trombe, dut se garer dans le fossé. Il grognait, ayant, ainsi que les vieux de son temps, de la rancune à ces nouveaux hommes qui s’étaient laissé corrompre par le salaire des forges.

Ce n’étaient plus maintenant des prairies, mais des bas-fonds d’herbe à chevaux non fauchable, criblés de trous de marécages. Jusqu’au bord de la route s’en venaient les œillets d’eau, où de temps en temps un chaland, sur ces nappes engourdies, allongeait sa forme noire, comme abandonné là.

À mesure qu’il s’enfonçait plus au creux du marais, s’épaississaient les brouillards ; et il se hâtait, son pas sonnant ferré dans le silence, tant qu’il fit même se lever deux hérons, qui s’éloignèrent sur les eaux, l’un derrière l’autre, en ramant lentement de leurs grandes ailes gonflées, toutes bleues dans la nuit venue.

La lune éclairait, haute au ciel, lorsqu’il arriva vers les îles.

Toutes dormaient, enveloppées du feuillage brillant de leurs grands ormes, leurs logis de paille visibles comme en plein jour au bord des chalandières, sans un souffle, sans un bruit, dans le calme de cette belle nuit d’été.

Il prit par un raccourci dans les sauldres un petit sentier de landèche. Sous ses pas, le sol sonnait la tourbe. L’eau inondait un peu partout ; mais il retrouvait, de-ci, de-là, les grosses pierres jetées en travers de la vase. Sous les arbres, il se glissa, le long de la douve de l’île de Pendille, où, sur l’herbe de la berge, tranchaient les taches claires des canards couchés dans le rayon de lune. Il passa des osiers, enjamba de grosses racines, traversa des creux de pâtis, pataugea dans des vasières, et arriva enfin en vue des arbres de son île de Fédrun.

Solitaire dans ses vapeurs de nuit, noyée de silence, dressée comme une banquise de brume ; autour d’elle, sur les piardes, dansaient les diamants de l’astre. De tous côtés montait une buée lumineuse ; et par-delà les grands roseaux, dans les fonds tranquilles des étangs, au loin, se perdait le cri de la grive des rivières.

Toutes les chaumières étaient portes closes. Il suivait sous les ormes le petit chemin circulaire, sans prendre garde aux furieux abois des chiens que son pas excitait et qui se répondaient entre eux. Lorsqu’au dernier tournant, où lui apparut le côté de son logis, plus blanc que les autres, et tout brillant sous la lune, rapport à la couche de chaux qu’il y avait récemment passée, il demeura là comme un pied d’arbre, les yeux braqués sur son blanchiment : une silhouette d’homme se faufilait, venait de se faufiler tout contre ; et, cette silhouette il avait cru la reconnaître. Vertu Dieu ! Un juron s’échappa de lui à réveiller le voisinage ; et bouillant de colère, sacrant, rampant de l’échine, le bâton levé, il se dépêcha d’accourir.

Mais la ruelle était vide. Silence partout.

Plus personne.

Planté devant son huis, il l’examinait, l’inspectait, en haut, en large, découvrait qu’en effet la clenchette n’était pas mise.

– Si c’était lui !… se disait-il, si c’était lui… sortant d’ici… les gueuses !

D’un coup d’épaule, il envoya battre la porte, et dressé sur le seuil, une seconde, parcourut la salle silencieuse du rai étincelant de son regard.

Assises de chaque côté de la rousine, les deux femmes avaient tressauté à ce grand bruit. Effarée, l’Aoustine se leva en avançant son regard myope ; mais lui restait dans l’ombre, avait poussé le verrou, ne bougeait plus et se taisait.

– Est-ce toi, Aoustin ?

Il ne répondait pas. Immobile, il interrogeait, scrutait dans cette nuiteuse clarté ce que l’instant qui venait de finir avait pu y laisser d’écrit.

– Je viens de voir un homme se glisser le long de la maison… en se baissant, comme quelqu’un qui se cache ?

Et sa voix vibrait, d’une façon que les Aoustine connaissaient bien.

– Un homme qui se glissait en se baissant ?… répéta tout doucement la vieille femme, mais… est-ce que ce ne serait point le voisin Richard qui rentrait dans sa ruelle ? Je n’en vois point d’autre que lui à s’en aller courbé comme tu dis là ?

Il ne s’attendait pas à cette explication, et il recommença de se taire. Cette voix de fausse innocence l’avait toujours exaspéré, il y voyait le mensonge toutes les fois qu’elle se faisait entendre. Il se retint d’éclater, mais l’embout de son bâton battait le sol comme l’os du chien quand il se gratte. Il ne perdait pas un mouvement de la fille qui s’occupait dans la cheminée, puis, faisant le grand tour, allait déposer sur la table la soupe qu’on lui avait gardée chaude.

C’était une grande fille brune, mince et souple dans ses vêtements noirs.

Du couvert, elle rapprocha la chandelle, avec le gros pain farineux, et, quand elle eut fait cela, donnant ensuite comme un coup de tête de résolution, pour la première fois, elle leva un regard sur son père.

Ses grandes prunelles avaient, dans son visage mat, la couleur d’or des yeux de certains oiseaux de nuit, et elles laissaient voir du fond de leur fixité une sourde expression de crainte et de ressentiment.

– Qu’est-ce que tu as là ? lui demanda le bonhomme en désignant bourrument du bout de son bâton la main qui venait de passer dans la clarté du flambeau.

– Une petite bague… vous voyez bien, répondit-elle d’une voix qui chantait et qui tremblait aussi.

– Une petite bague !… tu ne l’avais pas quand je suis parti ?

– Je ne l’avais pas !… Il y a plus d’un an que je l’ai achetée à un marchand de la mission.

– À un marchand de la mission ! répéta le vieux avec ironie ; et, lui mettant sur la poitrine la pointe de son bâton : alors, pourquoi cette poitrine-là bat-elle si fort ? Est-ce par hasard ma question qui te mettrait le respir en tempête ?

« Allons !… je te remercie, ma fille, lança-t-il ; en se défaisant enfin de son bâton et de son sac, car l’aide de ce gars-là m’a été bien avantageuse… et il parle d’amour comme un rossignol ! »

Ces mots cinglèrent la jeune fille ; elle rougit fortement ; et, dans son regard, transparut un phosphore de dépit et d’irritation.

– Je ne sais pas de quoi vous me soupçonnez encore, dit-elle.

– Lorsque j’étais à ma barre, répondit-il, en la venant dévisager de tout près, et que le vannier me débitait son devis, il n’était que deux choses que j’entendais : premièrement, le vent de la Loire ; secundo, la voix de ma fille.

Et il s’arrêta pour juger de l’effet de ses paroles.

– Ah ! tu ne comprends pas ! tu ne comprends pas la parabole ? eh bien, je vais te l’expliquer : tous les discours que m’a tenus le vannier, c’est toi qui les lui as dictés. Et le jour où il est venu me trouver dans le chenal de Bréca – tu m’entends bien – la fille ? malgré la peur qu’il a de moi, me mendier le passage sur ma chaloupe pour aller vendre ses paniers à Nantes, c’est toi qui l’as envoyé. Ne fais point ton étonnée. Mes fonctions de garde m’obligeaient de partir vendre mes mottes avant les autres ; tous étaient occupés à leurs javelles, je ne trouvais personne pour me servir de matelot, bon ! Alors, bien que j’aie l’œil sur toi, tu as trouvé le moyen de relancer ton benêt sur le chantier : « C’est l’occasion, va te proposer, il acceptera ; et quand vous serez seuls sur l’eau, il faudra bien, cette fois, qu’il t’écoute… » Eh bien oui, la fille, dit-il, en la regardant de son haut, j’ai accordé, j’ai fait l’affaire, parce que l’homme ramasse ce qu’il trouve. Le meilleur fouet du roulier est fait – de cuir de cheval. Seulement, tu as beau être une rusée, le plus joli de ta pelote est encore plus gros que mon petit doigt ; et si tu prends cet arrangement avec ton papillon de choux pour une promesse d’en passer par où tu veux… j’aimerais mieux que l’âne soit mon parrain !

Sur quoi, il lui tourna les talons, et alla s’asseoir devant son écuelle, dans laquelle, d’un air inexorable, il se mit à brasser les choux verts trempés parmi son pain.

Maintenant la rousine éclairait en plein sa figure, révélait les os têtus du front, allumait son regard perçant de rapace, avivait les pattes-d’oie velues des pommettes, se jouait au creux de la gorge sous l’ombre violente de la mâchoire. Ce grand bât d’os et de nerfs avait été pétri par Dieu dans un morceau de terre noire d’une dureté sans égale, et lui-même avait toute la mine de le savoir, et de remâcher là, devant sa potée, quelque vieille promesse de l’Éternel.

La fille s’était rencognée dans l’ombre. La mère, assise contre la cheminée, attendait, le maintien modeste dans ses vêtements noirs. Avec son visage de miche propre et blanc, ses yeux baissés sur ses mains jointes, son petit serre-tête bridé sous le menton, elle ressemblait à une pieuse sœur tourière absorbée en l’oraison de son âme.

À part le bruit que faisait Aoustin en avalant sa soupe, la chambre plongeait dans le silence.

C’était une grande pièce basse, à une seule fenêtre, au sol de terre battue, semé d’aspérités, et toujours, plus ou moins, vers le soir, de tout ce que les canards y avaient déposé pendant le jour. Contre la muraille, noircie des fumées du foyer allumé en toute saison, s’appuyait le mobilier du patrimoine, la maie puissante taillée en plein bois de forêt, la vieille armoire de cerisier, en sa tenue, rehaussée de cuivres, de paysanne à l’ancienne mode, et dans le fond, en pendant des rideaux de laine gros vert du lit bâti en bois de châtaigne, la branlante boîte peinte où respirait l’âme du temps, la pleine lune du balancier.

De fréquentes applications de cire, et un sérieux frottage par semaine protégeaient le brillant de ces vieux bois roux de la fumée de tourbe qui ne cessait de les ternir.

La fille s’était éclipsée. Elle couchait en haut, dans la mansarde.

Quand Aoustin eut fini son repas, il alla s’asseoir dans l’âtre, où il avait coutume, dormant peu, de passer une partie de ses nuits, délaça ses lourds brodequins de voyage, rendit la liberté à ses orteils, l’Aoustine, ayant rangé la vaisselle, s’en vint taper les oreillers, dénoua les brides de son serre-tête, fit large son signe de croix, souffla la lumière. Et ce fut le grand noir.

Ils ne s’étaient dit ni bonsoir ni rien. Le lit craqua un instant, puis tout se tut.

Tout se tut, sauf leur pensée.

Tantôt un soupir montait de l’alcôve, tantôt un grognement partait de dessous la hotte.

« Quel terrible homme ! Il a déjà chassé son fils ; et voici qu’il s’acharne à être le bourreau de Théotiste, le grand brutal !… mais Dieu la protège, puisqu’il a déjà fait pour elle un miracle ! »

Lui, de même, devant son feu : « Tu peux bien gémir, la fille, pleurer tous les diamants de tes yeux, je ne ferai pas plus cas de tes belles larmes que de l’eau de la grande douve ! » Ce qu’il avait surpris ce soir déchaînait plus que jamais son intraitable opposition. Avec son fils, il avait prouvé de quels fagots il faisait son feu : « Mon ami, pour aller peupler des contrées étrangères, tu n’es pas le fils d’Abraham, tu es le fils d’Aoustin, de Fédrun, où tous les Aoustin ont croisé leur sang. Si j’ai fait un garçon qui méprise son sang, tu n’as plus qu’à le dire. » Et le garçon ayant méprisé son sang, ayant épousé sa Bretonne, une brezounec d’on ne savait où, insulté par là-dessus son père, il l’avait maudit, et non des lèvres seulement, mais du fond le plus véridique de ses entrailles.

Et la nuit s’avançait. Il ne se couchait toujours pas ; il roulait tous ces mauvais souvenirs, assis devant les dernières braises, qui s’affaissaient peu à peu, qui bientôt n’éclairèrent plus que deux grands pieds nus, dans les cendres.

2

Le lendemain, à la pique du jour, la petite porte des Aoustin qui donnait sur la ruelle s’ouvrit sans bruit, si lentement, qu’elle semblait poussée par un souffle venu de l’intérieur ; et Théotiste sortit sur le chemin. Elle était pieds nus, un jupon passé à la hâte, le visage tout animé des couleurs de l’émotion. D’un regard qui brillait, elle interrogea les alentours, puis ramenant d’une main preste son caraco sur sa gorge, ses longs cheveux lui battant les épaules, par un sentier, derrière les paillets, rapide et légère, elle prit sa course.

Aucun bruit ne troublait le désert des chemins. Dans le ciel vert, la lune ne s’était pas encore effacée.

Au bout d’un moment, la jeune fille revint tout essoufflée ; et, par la même porte, rentra dans la maison.

Le quartier retomba dans son silence.

C’était celui du Chat-Fourré, enclavé entre ceux de la Rochette et des Martins. Au-delà, à une faible distance, émergeait l’île de Pendille, et la haute flèche de Saint-Joachim ; puis, plus loin, vers le sud, l’île de Brais, avec son clocher trapu de Saint-Malo, puis Errand, puis Menac, toutes profilant sous les arbres leurs quartiers de chaumes aux murs blancs, la Clairvaux, le Millaud, la Menée-André, qu’on apercevait dans le brouillard.

Au centre de la pâle étendue que sillonne le fleuve dormant des curées, elles sont là toutes groupées, ces îles des poissonneux, des pêcheurs de pimpenaux et de sangsues, des braconniers de terre noire et d’eau trouble, groupées cinq comme de petites Antilles, et toutes cinq pareilles dans l’aménagement. Une chalandière les enserre en son anneau de cristal, vraie rue des mirages, avec sa rigole de ciel clair entre les deux noirs reflets de ses berges de tourbe ; une couronne de vieux arbres chevelus, qui font ombre, décor et rideau contre les tempêtes, où l’orme se marie à la sauldre, noueux, mangés de lichens, travaillés du vent de mer ; puis la ligne verte des levées et courtils ; enfin celle des vieilles chaumières, toutes bancales et bossues sous leur pelage de loup, qui s’accotent et se chevauchent des deux bords du petit chemin.

Fédrun, la plus noire, la plus sauvage de toutes, lentement se dégage de ses vapeurs. Dans la chalandière se reflètent plus au fond ses berges noires. Sous la feuille d’argent de ses saules, autour des cabanes de paille, sur les rives à pâquerettes, trouées de garennes de rats, les canards, par centaines, commencent à faire trois pas, secouent leurs ailes, vont boire ou déjà barbotent. Quelques fumées montent des chaumes, et un voile bleuâtre s’étend sur l’île.

C’est la saison de l’année où ces lourdes toisons, ces hautes masses d’épeautre, reverdies sous des gâteaux de mousse de plus de trois pouces d’épaisseur, se couvrent de longues graminées semblables sur ces lignes de faîte à des épis tremblants sur la crête d’un coteau.

De premières récoltes viennent d’être rentrées. Dans les cours, des javelles de roseaux sont entassées, des provisions de foin de marais arrondissent d’énormes dômes ; les mottes, à hauteur de toiture, s’échafaudent par mulons et tourelles, ou, éboulées au hasard, s’entassent, déversées là parmi les débris d’arbres déterrés de la tourbière.

Alors, la maison des Aoustin s’ouvrit de nouveau ; et ce fut cette fois Aoustin en personne qui parut. Lui non plus ne faisait pas de bruit ; le petit chapeau enfoncé, la mine qui n’était point plus que cela de prier l’ange du matin, il regarda un instant, puis, tout comme sa fille à l’autre minute, s’engagea par-derrière, entre les paillets. Là, il poussa à une cinquantaine de mètres jusque devant une antique mazière toute décrépite sous les herbes, bourra la porte, entra et trouva le voisin Richard dès cette heure logé dans son foyer, recevant la couleur de son feu, et, à cause qu’il était tout cassé en effet, appuyé sur sa canne, bien qu’il fût assis.

– Salut, bonjour, galérien, lui dit-il, je viens m’occuper de tes affaires, mais ne faudra pas t’en formaliser, c’est en bon enfant. Je voudrais que tu me dises à quelle heure hier soir tu es rentré chez toi, et par quel chemin ?

Le voisin Richard ne fit point de difficultés, et répondit tout aussitôt :

– Dame ! à te dire la vérité, je puis bien te renseigner, puisque tu me le demandes… que j’ai été voir le dernier soir à rattacher une pierre aux tresses de mon paillet…, qu’il pouvait bien être le quart après dix heures… et que je m’en suis revenu en passant contre chez toi…, c’est ben la vérité, ben sûr.

– C’est ben la vérité ? Ben sûr ? répéta en l’imitant Aoustin gouailleur, la vérité de qui donc ? Qu’est-ce qui te prend de la défendre, la vérité, avant qu’on y touche ?

– Qu’est-ce qui… qu’est-ce qui me prend ? balbutiait, l’air tout hébété, le voisin Richard.

– Oui, quelle belle mesure de son tu viens de gagner là ! mais je te remercie…, tu ressembles à l’autre, toi, tu sais bien répéter ce qu’on te fait dire. À parler vrai, tu fais comme tu peux, « ben sûr », car tu n’es jamais qu’un bonhomme de foin bon à mettre dans le poirier.

Et, tournant le dos, laissant le voisin Richard articuler des sons impuissants en agitant fort son bâton, il s’en alla, les dents serrées, et tout le poil d’un mauvais chien.

Il ne fut pas long à rentrer chez lui ; mais ses femmes n’étaient plus dans la maison, elles s’étaient esquivées. Il trépigna du talon, fit le pied de chou sur le seuil, les attendit un long moment. Puis, comprenant qu’elles ne se remontreraient pas de sitôt, plutôt que de perdre sa matinée, sûr de les repincer tout à son aise, il prit le parti de se rendre chez le maire, qu’il était dans son devoir d’avertir de son retour.

Les métiers se levaient, quelques femmes besognaient dans les courtils, et tous, soit du bout de leur clos, soit du fond de leur logis, le regardaient passer avec une attention qui n’était point accoutumée. Dans l’air, il sentait voltiger quelque chose ; on prononçait son nom, et il se demandait : « Qu’est-ce qu’ils ont donc ? » Mais sa vraie pensée ne quittait toujours point ses louves, ni le voisin Richard, et tel même était l’orage de sa colère, qu’en arrivant dans le quartier du Pouet, il avait tout l’air encore de tirer et de mordre dans le fil de l’injure.

Des hommes, au loin, en l’apercevant, levaient les bras et semblaient l’appeler.

– Mais qu’est-ce qu’ils ont donc ? se demandait-il encore.

Puis, ce fut le maire lui-même, sur le pas de sa porte, qui lui faisait de grands gestes.

Aoustin entretenait de bons rapports avec Monsieur Moyon, lequel, en sa qualité d’ancien capitaine au long cours, représentait cette singularité dans le pays : une manière de petit bourgeois. Un homme en qui les Briérons ne manquaient pas de confiance, disant de lui qu’il savait comme pas un jouer de la politique et découvrir la vérité du fond de la rive. Il vivait là, en vieux veuf, retiré dans sa petite chaumière aussi enfumée que toutes les autres, avec sa figure toujours rose, son éternel bonnet de peau de lapin, et sa grosse canne noire de mortas sur laquelle s’appuyaient ses douleurs.

– Ah ! mon pauvre vieux ! fit-il entendre de son seuil, dès qu’Aoustin fut plus près, je vois à ta figure que ce n’est pas, non plus toi, le contentement qui t’a débarbouillé ce matin. Tu sais la chose ? Tu as vu quelqu’un ?

– Dames ? c’est selon ?… répondit Aoustin, quelque peu interdit.

– Il ne sait rien. Il ne sait rien ! s’exclama alors le maire, en rentrant chez lui, tout clopinant, prendre place à l’un des bancs de son foyer.

– Ah ! disait-il en soufflant, mon pauvre Lucifer, il va falloir souquer du flanc.

Lucifer était le sobriquet d’Aoustin.

– Assieds-toi devant moi.

Aoustin s’assit dans la cheminée.

– Il y a, mon ami, lui dit alors le maire, en lui plantant de gros yeux émus, que pas plus tard que tout de suite, il te va falloir attraper ton bateau et ta perche… et courir dans toutes les directions !

Il se passait le mouchoir sur le front.

– C’est tombé sur nous comme la foudre.

Visiblement, il avait peine à parler.

Et Aoustin attendait, interloqué de ce préambule, interrogeant avec inquiétude la figure grave et tout à fait changée du vieillard.

– Comme la foudre, mon ami, comme la foudre ! On veut nous prendre la Brière.

Aoustin sursauta.

– Je n’ai point entendu ? dit-il.

– Moi non plus, je n’avais point entendu, répondit le maire, avec un air de profonde amertume, mais je te le redis, je te le répète : on veut nous prendre la Brière.

Aoustin croisa ses bras, considéra Monsieur Moyon avec stupéfaction. L’Aoustine et Théotiste et le voisin Richard étaient bien loin de lui en ce moment.

– Oh ! c’est bien simple, reprit le maire, et ça n’a pas traîné. Je vais tout te raconter. La chose est arrivée deux jours après ton départ… C’est même le petit marchand de Caïffa qui vient tous les trois mois qui m’en a touché les premiers mots… Il passait ici… « Monsieur Moyon, me dit-il. – Quoi donc, mon fils ? – Vous ne savez pas ce qu’on raconte ? qu’il y a des personnages en haut lieu, soutenus par le gouvernement qui voudraient s’approprier la Brière, pour y installer leurs exploitations. Ça se dit partout du côté de Montoir et de Donges. »

– Mais, fit Aoustin, ce sont des gens qui n’ont point été à l’école, qui n’ont point lu leur code !

– Ouais, ouais… Ils l’ont bien lu. Je me mis à rire : Ce serait un gros morceau que la Brière. Seulement, le lendemain, même rapport, et cette fois, par Prosper le raccommodeur de parapluies. Hennion, le menuisier, qui s’en revenait de Penhouet, me signifie la même chose. Puis d’autres… toujours d’autres. Ça montait comme une marée, une rumeur qui s’étendait partout. Sans parler des têtes qui commençaient à s’échauffer. Enfin, ça prenait si bonne tournure que, le dimanche suivant, à la réunion des syndics, on décida d’écrire à la préfecture. On eut la réponse, disant que les communes avaient tort de s’émouvoir, qu’il y avait bien eu quelques pourparlers avec une société, on ne disait pas laquelle, au sujet d’une cession possible de la Brière, mais que ce projet n’avait pas abouti, qu’il n’était plus question de rien changer au régime actuel des marais… Cette explication, qui mettait sous le boisseau la question de nos droits, ne nous fit pas l’effet d’une musique naturelle, et deux jours après, je fus désigné par le syndicat, avec le maire de Saint-Malo, pour prendre le train et aller causer un peu là-bas, dans les bureaux… On nous adresse à quelqu’un qui nous dit qu’en effet une puissante société avait un moment songé à se mettre en rapport avec les Eaux et Forêts pour acquérir les marais de la Brière et y créer de grandes exploitations ; mais que beaucoup d’eau avait déjà passé sous ce pont-là. Je réponds : « C’est très bien ; mais nous, quand nous vendons nos anguilles en gros ou en détail, nous avons qualité pour offrir notre marchandise… Que vient donc faire ici l’administration des Eaux et Forêts, qui n’a, sur nos marais, qu’un droit de haute surveillance et de contrôle ?

– Mais, monsieur le maire, qu’il me dit, est-ce que la Brière ne serait pas en France, par hasard ?

– Ah ! je lui réponds, non, elle n’y est pas ; du moins pas comme je vois que vous l’entendez. Les treize mille hectares de Brière sont la propriété des dix-sept communes riveraines. Elles le sont par des titres – et vous le savez pour le sûr aussi bien que moi – qui lui ont été accordés par le duché de Bretagne, exactement en l’an 1462. Ces titres, avec tous leurs articles, ont été confirmés par le roi Louis XVI. Cela est si vrai que vous n’avez pas le droit, vous étranger, de mettre le pied sur les platières. Et ces titres, ces lettres patentes ne sont pas seulement dans notre poche, mais cinq cents ans de jouissance les ont inscrits dans la caboche du Briéron, qui ne connaît que son droit de tourber pour lui, de couper ses roseaux, de pêcher son poisson et de vivre dans ses piardes sans y être troublé par personne !

– Credié ! s’écria Aoustin, vous avez joliment bien parlé.

– Ah ! c’est que je n’allais point me dorer la langue !

Et le vieux maire, ranimé au souvenir de cet entretien, semblait avoir devant lui, dans le fond de sa cheminée, le personnage à qui il parlait.

– Voilà pourquoi, dis-je, nous nous étonnons que, dans l’affaire dont il est question, on ne nous ait pas consultés ? – On vous aurait consultés. – Alors pourquoi n’a-t-il pas été donné suite à ces projets ? – Ah ! vous me demandez là des choses. L’État a ses vues (voilà qu’il nous parlait de l’État !), il n’éprouve pas le besoin de nous raconter ses affaires. Notre préfecture n’est pas le ministère de l’Intérieur. Et puis, qu’est-ce que vous voulez, monsieur le maire, vous avez des dettes.

– Ah ! fis-je, à part moi, cette fois, je te vois venir !

– Oui, les communes n’ont jamais versé les cinq cent mille francs d’indemnités auxquels elles furent condamnées dans l’affaire de la destruction des travaux du Brivet… Ce sont de grosses charges pour elles, c’est entendu… Eh bien, qu’elles vendent leur part de Brière… Ce sera pour elles un moyen de s’acquitter.

– Ce sera pour elles un moyen de s’acquitter !… Comprends-tu, Aoustin, saisis-tu, mon ami, disait le maire en tapotant le genou de son garde, comment ces paroles n’étaient que l’écho de l’idée qui guide tous ces spéculateurs. Ah ! comme je voyais bien le maquignon tâter la bourrique ! Je l’écoutais. Il disait : Les titres des Briérons, c’est possible. Mais les temps sont changés. Rien d’étonnant à ce qu’il se soit trouvé, ou se trouve demain, des esprits entreprenants, armés de gros capitaux, qui songent à tirer parti d’un pays qui, en somme, présentement, est plutôt perdu pour la société. – Perdu pour la société ? Mais, est-ce que nous n’en sommes pas, nous, de la société, avec nos quinze mille âmes ! – Ah ! que je n’étais point à mon aise ! – Allons ! fis-je, je vois, à vos paroles, que l’affaire n’est pas aussi bien enterrée que vous le dites. – Pardon, pardon. – Si fait, si fait… et qu’il y aura peut-être bien un jour dans ce pays plus d’un greffier sur les dents.

Alors nous nous en fûmes chez l’avocat du syndicat. Selon lui, c’était très sérieux. Il nous cita des noms… Le côté ennuyeux, nous dit-il, c’est le caractère exigible et exécutoire de la créance de l’État vis-à-vis de vous. Ce furent ses paroles. L’État fait les lois qu’il lui plaît. Il pourrait avoir intérêt à saisir le prétexte de l’insolvabilité des communes… Le plus pressé serait que celles-ci puissent se libérer de leurs charges au plus tôt, de façon à assurer à la défense ses coudées franches. – C’est entendu, lui dis-je ; seulement, ce que je n’ai point dit là-bas, c’est que les originaux de nos lettres patentes ont été brûlés dans l’incendie des grandes Archives. – Mais vous en avez des copies authentiques ? – Certainement, attendu que vers 1820 il en a été distribué un exemplaire par commune. – Eh bien, l’une de ces copies suffira, je la mettrai au dossier, et avec cela, je l’espère, on pourra se défendre.

Là-dessus, nous sommes revenus. Ah ! ils étaient tous fous ici !… ils avaient même failli tuer un individu rencontré sur les platières, un grand rouge qui y était venu on ne sait dans quel but… Je les ai un peu calmés en leur disant que, par le fait de leur écrit, on ne pouvait rien contre eux. Malheureusement, continua-t-il, en baissant la voix, tandis que Aoustin l’écoutait, l’œil mauvais, immobile, perdu dans les pierres noires du foyer.

– Malheureusement, il y a peut-être pis encore que ce que je viens de te dire… Nous avons fouillé nos archives, bouleversé toutes les liasses : pas plus de copies de nos patentes que dans mon bonnet… Une pièce seulement qui nous a révélé que les lettres n’ont pas été remises aux mairies comme on le croyait, mais confiées en dépôt, dans chaque commune, à un notable de l’endroit… eh bien, cette fois encore, impossible de mettre la main dessus… J’ai fait chercher ici, on a interrogé les habitants… Rien… Il n’en reste pas trace… Il n’en reste pas trace… Tout ça depuis longtemps a été compris dans les partages… s’en est allé à tous les vents des successions… a été mangé aux mites… En tout cas, ici, dans les îles, c’est perdu !

Aoustin était tout béant.

 

 

– … Un espoir nous reste, et ce sont les autres communes. Il n’y a pas à dire : les lettres sont là, quelque part. Il en reste une, la moitié d’une, que diable !… C’est ce que tout le monde se dit aux syndics. Il est impossible qu’un document dont dépend la vie de tous ici, se soit évanoui comme la fumée du brûlot. Il n’y aurait plus qu’à s’en aller mourir de l’autre côté de la Loire… Il n’est donc que de chercher, de battre les marais, de fouiller tous les villages… Entends-tu, Aoustin ?… parce que c’est toi qui as été désigné comme le meilleur homme pour cette mission.

Aoustin écoutait, l’oreille droite…

– Tu vas filer… pousser tes perquisitions…

Tu commenceras par les marais de Montoir, de Trignac, tout le sud, à remonter par le Pintré, Saint-Malo, toutes les localités. Ne te fie pas aux déclarations des gens : la moitié sont ignorants comme la mouche sur le livre… ceux qui savent lire tiennent leur page à l’envers. Retourne tous leurs bahuts, cure toutes les armoires. Je t’ai écrit un papier que tu mettras sous les yeux des intéressés, s’il en est besoin.

Le voici :

« Messieurs les syndics de Brière, réunis en vue d’étudier les moyens de sauvegarder les droits des communes, ont élu pour mandataire de leurs décisions le garde Aoustin, de Fédrun. En foi de quoi, tout habitant, domicilié sur le territoire desdites communes, est tenu, sous peine de blâme public, de ne s’opposer en aucune façon aux recherches et enquêtes pour lesquelles se présentera ledit Aoustin, chargé de retrouver les lettres patentes, devenues nécessaires pour la défense des franchises du pays. »

Voilà !…

Sur quoi, Monsieur Moyon s’essuya le front d’un revers de sa manche.

Aoustin, d’un œil sombre, prit le papier.

Lentement, il plia la feuille en quatre. Sous la peau de ses joues jouaient férocement les muscles de ses mâchoires.

Sur lui aussi, cela tombait comme la foudre. Il regardait en lui et il la revoyait toute, sa Brière : le gibier dans les roseaux, le poisson dans les profondeurs, la grosse anguille que donne le déversement des rivières. Partout le jonc pour la litière, le rau pour la toiture, la landèche dont on bourre le matelas, la moutine dont on tresse la chaise. Inépuisables dons, ramassés comme la manne des cieux, depuis le berdin, fumure du courtil, jusqu’à ces mortas que tu interroges toujours, ces anciens arbres du cataclysme, dont tu fais les solives de ta maison.

– Ah ! fit-il en tendant devers Monsieur Moyon l’araignée de fer de sa grande main, et la voix lui remontait du plus creux de l’âme, si seulement on avait fait une caisse commune, au lieu de laisser l’argent s’en aller au gré de chaque conseil.

– Il y a beau temps que les dettes seraient payées, approuva Monsieur Moyon. C’est bien ce que je ne cessais de dire… mais c’est toujours l’ordre qui manque. Si l’on avait mis plus d’ordre dans l’exploitation de la Brière, elle ne serait pas comme un navire qui s’en va par le fond… Croirais-tu qu’il s’en trouve ici trois ou quatre qui s’imaginent que l’expropriation leur vaudrait des montagnes d’or !… Ah ! vois-tu, sur la terre ce n’est qu’un combat.

Et ils se turent encore.

Dans le sombre de la pièce, une blonde raie de lumière, entrée par la porte, éclairait les briques du sol où des poules s’en venaient caqueter. Du dehors leur arrivait le tapage des canards dans la chalandière, le grincement des oies, qui semble toujours un cri monté des entrailles du marais, tous ces bruits auxquels se rattachait le plus profond de leur être à tous deux.

– Voilà… et il n’y a plus de temps à perdre.