Monsieur des Lourdines - Alphonse de Châteaubriant - E-Book

Monsieur des Lourdines E-Book

Alphonse de Châteaubriant

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Beschreibung

Monsieur des Lourdines est un gentilhomme campagnard qui ne se trouve jamais aussi bien qu'au contact de la nature. Homme généreux et simple, il vit sur ses terres avec son épouse, celle-ci étant de santé fragile depuis le départ de leur fils pour la capitale. Ce fils tant aimé, voire idolâtré, est cause de tous leurs ennuis. En effet, celui-ci est un joueur et mène grand train à Paris au point de dilapider la fortune familiale. La mère meurt de chagrin, le père se voit contraint de vendre une partie ses biens pour éviter la prison à son fils. Quelle sera le comportement de ce jeune flambeur à cette annonce? Cet ouvrage méconnu, d'une finesse d'écriture et d'une sensibilité rares, pouvant être lu comme une fable contemporaine sur la célèbre parabole du fils prodigue, fut auréolé du Prix Goncourt 1911.

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Table des matières

Première partie

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

Deuxième partie

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

PREMIÈRE PARTIE

Tout ce que touche l’amour est sauvé de la mort.

ROMAIN ROLLAND.

I

Il y avait plus de deux heures que les quatre hommes, descendus dans le fossé creusé autour de l’ormeau, un ormeau gigantesque, entaillaient le pied à grands coups de hache. Presque toutes les lignes souterraines se trouvaient tranchées, mais l’arbre tenait bon encore. À chaque atteinte, l’aubier, frais et dur, sautait.

« Han !... Han ! » anhélaient en mesure les poitrines.

Témoin de cette « cognée », le maître se tenait à quelques pas plus loin. Il semblait ne pas vouloir s’approcher du bord. Sur sa figure, une crispation répondait au retentissement des haches ; et, de temps à autre, il levait un regard triste et contrarié sur une des fenêtres du château, audessus de lui.

« C’est bien dommage ! se murmurait-il à lui-même... bien dommage ! »

« C’est qu’avec des racines saines comme il les a, il faut y mettre la double force ! » fit entendre un des hommes, en portant son coup à tour de bras.

On était à la mi-novembre. Il avait plu pendant huit jours ; ce matin, toutes les feuilles s’égouttaient. La lumière, avec des éclats de givre dans le brouillard, argentait les bois ; et les herbes fumaient, toutes blanches, au large desquelles paissaient des troupeaux de vaches.

Un des travailleurs, qui se distinguait dans l’équipe par des cheveux gris et une courte blouse nouée sur le ventre, reposa sa hache, et, de même, les autres s’arrêtèrent. Il toucha le tronc et leva les yeux vers la cime.

« Dis, Célestin..., demanda le maître, il serait peut-être temps d’attacher la corde ? »

Célestin répondit : « Je croirais bien », et, lentement, il se ceignit les reins d’un câble, qui traînait à terre.

Les hommes s’étaient hissés hors de la tranchée.

Tous suaient, rouges, s’essuyaient le front, car cette matinée saturée d’humidité était chaude et lourde aux épaules en travail.

Et comme Célestin appuyait l’échelle contre l’arbre :

« Hum !... à ton âge, cela me fait un peu peur, Célestin !... sûrement... J’aime mieux te le dire. Va ! laisse donc cette besogne à un autre !

— À un autre ! monsieur notre maître, plus souvent !... ça me connaît, allez ! »

Et Célestin gravit les barreaux dont le plus élevé atteignait la partie de l’arbre où le tronc, moins gros, donnait assez de prise pour grimper.

« Faut pas le contrarier, dit en riant un des compagnons, c’est un vieil écureuil !... »

Célestin grimpait, le câble ballant sous lui. Il avait saisi l’arbre à pleins bras, la tête de côté, appuyée, comme s’il écoutait battre le cœur de l’ormeau. À chaque effort, il se haussait d’une demi-coudée. Dans ses reins se mouvaient des souplesses de lézard ; l’écorce pétillait sous ses orteils nus ; enfin, son talon noir et corné disparut dans les feuillages, et ceux d’en bas ne le suivirent plus qu’au lent déroulement de la corde, le long du tronc.

« Aoh !... cria quelqu’un, en faisant porter sa voix entre ses paumes... aoh !... Célestin... ça va ? »

Ils écoutèrent, un chant répondit : la voix chevrotait des paroles indistinctes ; ils reconnurent cependant une chanson de leur pays :

Il était un bounhomme, Qui gardait dos agniâs, Qui gardait dos agniâs...

Mais souvent le bruissement des feuilles emportait l’air avec les paroles.

« C’est qu’il a le gosier clair comme un rossignol ! »

Et tous se mirent à rire.

L’endroit formait un large rond-point herbeux, défoncé par les passages du bétail, avec un entour de vieux arbres, sous lesquels, dans l’ombre, se mussaient quelques logis de ferme. Ce n’était là qu’un aperçu du domaine, la partie quasi abandonnée, toute la vie se portant de l’autre côté, dans la cour d’honneur, vers les communs, étables, écuries et dépenses à tous usages.

Ici se déployait la campagne, au bout d’une avenue bordée de splendides futaies de châtaigniers, comme il s’en trouve dans ces fertiles terres d’alluvion du bocage poitevin. Sous ces futaies fuyaient des terrains boueux, entrecoupés de talus fangeux et noirs de mousse.

Ces bois, étendus sur une centaine d’hectares, rejoignaient les deux ailes du château, une ancienne demeure de style Louis XIII, à l’allure de ce qu’on appelle encore dans certaines campagnes une « maison de noblesse ».

L’unique étage s’allongeait sous la carapace ensellée d’une haute et molle toiture, dont l’ardoise, niellée de verdures et de lichens safranés, venait faire visière sur des fenêtres à petits carreaux ; et les murailles étaient tout à fait de la couleur des vieux chemins.

Sur la droite, une antique chapelle dressait, au-dessus d’un vigoureux figuier, sa petite croix sans force.

Véritablement, on se trouvait ici bien en retrait du monde, dans un royaume de silence. Le voyageur qui venait de faire ses dix lieues, retour de Poitiers par la route royale, s’arrêtait, en entrevoyant, dans le nuage mamelonné des arbres, la silhouette de ce vieux nid d’homme. « Eh ! là ! vous ne savez donc point ! lui était-il répondu, c’est le château de M. Timothée, de M. des Lourdines, c’est le Petit-Fougeray. »

Célestin avait attaché la corde au faîte de l’ormeau. Lestement il descendit, en se laissant glisser dans les parties libres du fût, comme d’un mât de cocagne. À terre il se secoua et frotta ses yeux qui, là-haut, s’étaient emplis de poussiers de nids de fourmis. Ses camarades, redescendus dans la tranchée, le plaisantaient :

« Ce n’est pas étonnant, maigre comme il est !

— Oh moi ! répondit Célestin, je suis comme les chèvres, j’ai la graisse en dedans !

— Mais, dis-nous, Célestin, avec une belle voix et des jambes comme ça, pourquoi donc que tu ne te maries pas ?

— Non, non, les gars, ça ne m’anime plus ! »

Et, tous ensemble, alors que de nouveau les haches faisaient voler les écus, ils entonnaient la chanson :

Il était un bounhomme, Qui gardait dos agniâs, Qui gardait dos agniâs, Il n’en gardait point guère, Il n’en gardait que trois.

« Han !... Han ! »

M. des Lourdines levait la tête pour voir si l’arbre ne commençait pas à bouger, et il la hochait de l’air d’un homme qui essuie là une grosse perte.

« Comme c’est dommage ! répétait-il, il était si beau ! »

C’était un petit homme. Il avait plus de cinquante ans, vrai type du gentilhomme campagnard, sans rien pourtant de cette florissante et sanguine assurance, de ces aplombs charnus et exercés qui sont le propre réputé des hobereaux dans tout bon pays de chasse. Au contraire, ses épaules à lui étaient étroites ; mais dans ce corps fluet, on sentait circuler une résistance ; il avait, si l’on peut dire, du noyau sous la peau. Son maigre et nerveux visage, saillant des pommettes, s’exhaussait d’un de ces fronts qui donnent du ciel au rêve. Les yeux, appesantis de grosses poches sensibles, très bleus, gardaient comme une fleur d’enfance restée fraîche sous la longue pelure des paupières. Il y avait, dans cette figure ridée, de la tristesse, de la résignation et aussi, par une singulière anomalie, une expression très vive de bonheur qui passait par intermittence, qui y palpitait comme une lumière sous un souffle.

Il était vêtu d’une veste de panne verdie par de longs usages, chinée d’ors comme ses futaies, coiffé d’un vieux feutre, et chaussé de sabots qui lui tenaient les pieds bien au sec.

Impossible de rencontrer un homme mieux assorti à son habitat que ne l’était ce petit campagnard à son vieux château. L’un et l’autre sortaient bien du même sol ; ils étaient presque de la même couleur. Cette identité pouvait provenir de ce que la famille des Lourdines naissait et mourait au Petit-Fougeray depuis plusieurs siècles ; famille marquante d’ailleurs, apparentée en bons lieux, et qui avait du bien.

Malheureusement, par la faute de son chef actuel, elle commençait à perdre de sa place au soleil. Solitaire endurci, M. des Lourdines aurait, à la rigueur, consenti à voir les gens, mais il ne voulait pas être vu, de sorte qu’on avait fini par le laisser se pelotonner dans son Fougeray, comme un pigeon dans son boulin. Il y recueillait des joies, dont une des principales consistait à faire fructifier sa terre, non dans un esprit d’intérêt, mais par amour, pour lui faire son bonheur : « On n’a, disait-il, que le plaisir qu’on donne. » À ceux qui lui faisaient grief de ne jamais se montrer à la ville : « Eh ! oui... Eh ! oui..., disait-il, je mourrai sans avoir bien connu le visage des hommes ! »

Il parlait peu, causait encore moins, recherchait, selon son expression, les « gens à silence ». Mais le facteur rural, mais les gendarmes qui passaient dans le chemin, il les arrêtait, les emmenait sous une certaine vieille allée de tilleuls, les faisait asseoir, leur versait du vin blanc. Et c’étaient des « D’où venez-vous comme cela ? » et des « Où allez-vous donc ? » où les autres voyaient bien que ce n’était point curiosité, mais paroles du cœur ou de quelque autre chose d’approchant.

De même, tous les dimanches après l’office, dans un terrain qu’il avait fait battre, les laboureurs venaient jouer aux boules avec « notre monsieur », avec « monsieur notre maître », avec « monsieur Timothée ». Pas une fille ne se serait mariée sans le consulter sur son épouseur. Bref, et cela sans qu’il s’en aperçût même, tout le pays, comme on disait, lui rendait soumission.

Doux esclave de ses habitudes, l’idée seule de l’imprévu le faisait se recroqueviller prudemment, comme si quelque gros nuage menaçait de répandre son déluge sur la divine monotonie des choses.

Aussi tous ses jours se ressemblaient-ils. Il se levait de bonne heure, descendait dans la cour, jetait un coup d’œil aux étables, aux écuries. Non qu’il se défiât — il ne se défiait jamais ! — du service de ses domestiques, tous dévoués à la maison depuis nombre d’années, mais ce lui était plaisir que de ne point manquer la sortie de l’étable fumante, dans la prime fraîcheur du matin. Il se rendait ensuite dans les potagers, regardait la rosée à droite, la rosée à gauche, touchait ses poiriers, arrachait une herbe, déplaçait une cloche, repoussait un châssis, et finissait toujours par mettre la main sur son majordome, son homme à tout faire, son vieil ami, Célestin. On causait ; il s’agissait de réparations aux drains de la prairie, d’allées à élargir dans la futaie, de nouveaux fusains à planter dans les vides des massifs. Ces conversations, leur péché à tous deux, n’en finissaient plus. De compte à demi avec ses fermiers, il était rare qu’il ne reçût la visite solennelle de l’un d’entre eux, où, cent fois, on convenait, pour cette année, de piquer des raves dans le champ du Grelet et de semer du colza dans la réserve du Sourd. Ou bien encore il leur écrivait, il écrivait : « Mon cher Magui, n’oubliez pas que la foire de Thouarsais se fait proche, etc., etc. »

La matinée se passait à ces occupations jusqu’au déjeuner. En général il déjeunait seul, Mme des Lourdines ayant toutes les peines du monde à descendre l’escalier. Cependant tous les quinze jours ou trois semaines environ, comme le docteur Lancier avait vanté les bienfaits de cet exercice, elle s’y essayait. C’était une affaire, et qui absorbait un bon quart d’heure ; l’escalier était étroit, Mme des Lourdines était large, elle prenait toute la place de la seconde personne qu’il eût fallu pour la soutenir. Venait derrière, avec les coussins, les oreillers, les tabourets, M. des Lourdines.

Pour remonter c’était bien une autre histoire, car il fallait à chaque marche procéder comme avec les enfants qui n’ont pas faim : « Une pour le petit chat ! une pour M. le curé ! » Mais il était un nom qu’on évitait d’invoquer : jamais, par exemple, on n’eût dit : « Une pour M. Anthime ! »

C’était elle qui avait exigé qu’on abattît l’ormeau. Fille d’un haut magistrat de la cour de Poitiers, ses ordres prévalaient toujours.

À ce propos, son pauvre mari, à grand renfort de faux-fuyants, avait longtemps résisté ; mais elle n’en avait point démordu, s’était fâchée, et comme il y avait à redouter pour elle les effets de la colère, il avait fini, la mort dans l’âme, par s’y résoudre.

Jusqu’à ce moment de la journée, la vie de M. des Lourdines ressemblait à celle de tous les gentilshommes campagnards. C’est ensuite qu’elle en différait.

Régulièrement, dans l’après-midi, après avoir tenu un moment compagnie à sa femme, il prenait sa fourchetine , appelait son chien, et quittait le Petit-Fougeray. Les tourelles connues de deux ou trois châteaux voisins lui faisaient, pour les éviter, décrire quelques détours, puis il se perdait dans la campagne ou dans la forêt, très loin, au diable vert.

Des bocages creux, des chemins sombres, çà et là le bleu sourire d’une colline, des vallées qui, sous le regard haut perché de vieux hameaux à petits toits de tuiles plates, sentaient l’herbage et le laitage : tel était le pays.

Il eût été bien difficile de le rejoindre quand, par-dessus les échaliers, il était passé d’un champ à un autre, échardonnant ici, étaupinant là, coupant les vipères en deux. Mais un rien suffisait à arrêter son geste, à fixer son rêve : un coin de ciel dans une flaque, le remuement d’un buisson, la plainte rouillée d’une charrue. Il ne se lassait pas. Et cela durait jusqu’aux rentrées du soir ; jusqu’au soir il regardait, écoutait, l’air lui parlait, les nuages passaient au-dessus de sa tête ; il était seul, il était heureux.

.........

À mesure qu’ils approchaient de la fin, les hommes mettaient plus de vigueur à assener leurs coups. Les deux racines de sûreté avaient subi le sort commun, et toutes ces racines amputées formaient un moignon sectionné, une monstrueuse tête de massue baignant dans l’eau saumâtre écoulée du remblai. Maintenant, les cognées se portaient en dessous avec ce bruit caverneux que répand une voix dans une maison vide. Des oiseaux que le hasard amenait à se poser là commençaient un chant et s’enfuyaient, apeurés.

« Quel meurtre !... quel crime ! » ne cessait de murmurer M. des Lourdines.

Cette destruction répondait en lui, profondément. Abattre un arbre qu’il était accoutumé de voir depuis sa plus petite enfance, c’était positivement le lui arracher de l’esprit.

« Il y a du jeu... il tremble ! » cria Célestin.

Tous lancèrent leurs haches et empoignèrent la corde.

« C’est qu’il ne faudrait pas qu’il nous emballe !

— Allez, tiens bon ! il ne tombera pas où il voudra !

— Par ici... par en bas ! » indiqua en s’en courant M. des Lourdines, qui craignait qu’une des branches ne vînt endommager la toiture du château.

Les hommes, attelés à la corde à court intervalle les uns des autres, arc-boutés dans les trous de l’herbage, tiraient à l’unisson.

« Ensemble ! criaient-ils, balançons-le !... une !... deux ! » Leurs huit bras ne faisaient qu’une chair brune, qu’une courroie veineuse et musclée.

Alors quelque chose d’insolite se passa dans l’ormeau. Puis, avec indifférence, sa cime oscilla, parut se déplacer. Un craquement partit de la base, guère plus fort que le pétillement dans le feu d’un bois sec, se reproduisit plus profond, se multiplia, éclata dans un déchirement sinistre, foudroya l’air ; et l’arbre, en silence, décrivit son immense quart de cercle.

Les hommes prirent la fuite.

Dans un heurt sourd qui fit trembler le sol, tout l’espace libre fut couvert d’un bondissement de branches cassées par un tonnerre, de feuilles secouées par un ouragan. Un instant, toute cette masse se convulsa, et peu à peu le grand corps entra dans son repos.

À l’entour, M. des Lourdines courait.

Alors, à l’une des fenêtres, se montra un peignoir blanc, tuyauté au cou et aux manches. Une large figure de femme, coiffée de coques grisonnantes, et des bras s’agitaient, et tout cela disait : « J’ai vu !... J’étais là !... j’ai vu tomber l’arbre !... À la bonne heure !... quelle différence !... Comme tout est plus clair maintenant ! »

II

Ce jour-là, comme d’habitude, il sortit. Il sortit en même temps que Célestin qui, debout dans sa charrette, emmenait un veau, trois moutons et tout un grouillis de petits cochons.

C’était le lendemain grande foire à Poitiers. Célestin devait aussi acheter une vache.

« Prends un pis bien écussonné, bien jaune... et choisis-la de poil rouge... Madame y tient... et c’est toujours plus sûr !... »

Célestin appuya sa réponse d’un grand coup de fouet et partit vers la droite, à remonter la côte de la Crêneraie, tandis que M. des Lourdines descendait la route, à l’opposé.

Sa tenue suffisait à prouver qu’il ne pensait point à rendre visite à ses voisins : des bottes de roulier dont les tirants pendaient, une lévite d’un vert bouteille défraîchi, un carnier en bandoulière, et sa fourchetine sous le bras. Contre sa jambe trottinait son chien « Lirot », un fort mâtin à museau aigu, à poil d’hyène, hérissé de piquants noirs de l’échine au panache.

De temps en temps se rencontraient les yeux bleus du maître et les yeux fauves du chien.

Le ciel était d’un gris léger, semé de petits nuages de pluie.

M. des Lourdines aimait la marche, ce rythme régulier d’où lui montaient, comme d’un fléau, des poussières de pensées et de rêves. Et puis, sur toutes les saisons, celle-ci lui plaisait ; car, alors, la nature le pénétrait plus avant, lui touchait vraiment la peau, avec son humidité, ses brouillards, son odeur et ses grands feux qu’on allume.

« Hein, Lirot, allons-nous faire bonne chasse ? »

Et, chemin faisant, il regardait les lointains, les toitures restées rouges parmi les arbres qui n’étaient plus verts ; et il cherchait des yeux la forêt, savourant à l’avance le plaisir de n’en pas sortir avant le soir.

Depuis quelque temps, régulièrement, il avait dirigé ailleurs ses promenades ; mais c’était par un raffinement, pour la surprendre d’un seul coup dans toute sa splendeur d’automne.

À mesure qu’il en approchait, il se sentait plus léger, il oubliait l’ormeau, il avait envie de chanter ; et, quand il l’aperçut, fanée à pleines collines, le cœur lui battit et il hâta le pas.

Maintenant, il y pénétrait, doucement, comme dans un sanctuaire, sans bruit !...

« Ah ! murmurait-il... que cela est beau et bon !... »

La tête levée, il ne bougeait plus, il regardait, il écoutait.

L’atmosphère ne s’était pas éclaircie depuis le matin. Un brouillard captif de la forêt baignait les frondaisons jaunies, les troncs plus noirs, les branches développées en bras gigantesques, en cous cabrés, en serpents tordus. L’une d’elles, brisée, pendait, prête à tomber dans le vide. En des reculs de brume s’ébauchait le cône vaporeux des sapins ; et sous cet épanouissement des fûts en une nef déchirée du jour blafard, sous cette haute mêlée de palmes mordues de la dent sournoise des froids, se pressait, plus basse, une autre forêt, fouillis pluvieux de bourdaines et de viornes, marié à la pourpre des noisetiers et au safran des érables. L’eau frangeait les ramures, alourdissait les fils d’araignée, imbibait les écorces gluantes, et des feuilles tombaient, çà et là, en tournant, dans le tranquille égouttement, dans le grand calme profond. Et l’on sentait que cet égouttement, que ce calme se prolongeaient plus loin et plus loin encore, car elle était immense, cette forêt de Vouvantes, et sombre et creusée de gorges sauvages, une vraie forêt de l’ancienne Gaule. Quarante ans à peine venaient de s’écouler depuis que, dans ses broussailles, s’étaient fauchées les dernières bandes de la Chouannerie. Actuellement, deux routes militaires la prenaient en croix, percées sur l’ordre prévoyant de Napoléon Ier ; mais ces routes, comme encore frappées de terreur, ne voyaient guère passer que la diligence de Poitiers à Nantes, et parfois de ces roulottes qui vont de bourg en ville, sous l’escorte de leurs chiens boiteux.

Lirot s’était jeté dans le taillis. M. des Lourdines y entra à son tour. Lentement il s’avançait, ouvrant l’enlacement serré des tiges, au bruissement, sous ses pieds, à l’odeur des feuilles foulées, épaisses et tièdes. Des branches basses lui fouettaient les épaules, et il allait toujours, dans le brûlis des fougères, dans les ronces, le dos ployé, les yeux grands ouverts.

Lirot aboya, appelant son maître.

Celui-ci ne sembla pas l’entendre. Dans l’épaisseur du fourré, arrêté de nouveau, il contemplait, il écoutait...

Chaque fois, sous cette voûte, au sein de ce silence, il commençait par se sentir tout petit ; puis, peu à peu, l’envahissait en face de ces arbres le sentiment d’une mystérieuse solidarité. Il n’était plus Timothée des Lourdines, il n’avait plus d’âge ; dans sa chair circulait la sève des châtaigniers et des hêtres ; et son esprit, détaché de sa propre pensée, libre, immense, épousait toutes les formes, tous les murmures de la forêt.

Il les connaissait si bien, tous ces arbres, depuis trente-huit ans qu’il vivait, au milieu d’eux ! Le souvenir des premières joies qu’il leur devait le reportait à l’époque où, élargi enfin du lugubre collège de Poitiers dont son père, vieil émigré fantasque et aigri, lui avait fait une prison jusqu’à ses vingt ans, il était rentré orphelin au Petit-Fougeray, timide, un peu farauche, ignorant et gauche dans ses rapports avec les hommes. Était-ce le fruit de son éducation ? Jamais, depuis, il n’avait su reconquérir ses aises dans ce qu’on appelle le monde . Il le craignait même et, le craignant, il ne l’aimait pas. C’est alors que, ses relations réduites au strict indispensable, il avait eu des arbres pour amis. Il leur devait des minutes divines. Les harmonies délicates et tendres qu’il percevait d’eux différaient tellement du vain bruit des salons ! Ici, parfois, un craquement, un aboi de chien, tout au plus un heurt de charrette, très loin, et c’était tout !...

Mais les hommes eux-mêmes, il ne les entendait pas ! Leurs visages, au milieu de ces grands bois, n’avaient guère plus de réalité que ces formes embryonnaires composées et défaites par le caprice des nuages ; et, chose curieuse, ces visages prenaient dans le recul de sa pensée une teinte fanée, morte, comme une couleur de vieux buis !... À part quelques figures dont il tenait à se souvenir encore, figures balayées depuis longtemps de son existence par les événements, par la mort, toutes les autres ne lui remémoraient qu’impressions de gêne et d’ennui. Et voilà pourquoi, aux hommes qui n’étaient pas des simples, il préférait la forêt, qui n’a pas d’esprit, qui ne finasse pas, qui est pleine d’amour, qui n’agite pas ces étranges petites mains tracassières et rapetissantes.

Cette fois, Lirot aboyait furieusement...

« Ah ! s’éveilla M. des Lourdines, bien !... bien !... j’y vais. »

À l’arrivée de son maître, Lirot, couché à l’arrêt, se tut, et ses yeux se bridèrent en coulisse. M. des Lourdines se baissa et ramassa un cèpe magnifique qui s’arrondissait entre les pattes de l’animal.

« C’est bien, dit-il en le flattant d’une caresse à la tête, cherche encore ! »

Il retourna le champignon, l’examina, le sentit, trancha avec son couteau la partie du pied piquée des vers, chassa la terre qui y adhérait d’un souffle aussi précautionneux que s’il eût débarrassé d’un moucheron la joue d’un enfant, et le glissa dans son carnier.

Et, aussi lui, il chercha.

Les champignons, c’était la chair même de la forêt, une chair dont la saveur tenait de l’arbre et de la terre. Ils ne manquaient point aujourd’hui, car il n’est rien de tel qu’une pluie de huit jours pour les faire pousser.

Or, tout en cherchant, M. des Lourdines calculait que deux bons kilomètres de forêt le séparaient du hêtre qu’une roue de charrette avait dernièrement écuissé. Il tenait à revoir cet arbre ; de sorte qu’après avoir, avec profit d’ailleurs, battu çà et là les feuilles mortes, il se trouva dans le chemin qui y conduisait.

De son petit train de promenade, il allait, furetant du regard les taillis ; et quand Lirot aboyait, il se rendait à son appel. Il faut dire que les connaissances cryptogamiques de Lirot, dressé par son maître, se bornaient à trois variétés : sa voix annonçait toujours soit un cèpe, soit un potiron, ou encore de ces petites oreillettes blanchâtres qui dégagent une forte senteur de farine. Il arrivait bien aussi au brave chien d’arrêter sur de beaux champignons multicolores, d’aboyer à ces jolis parasols de pourpre et d’or qui semblent abriter le charmant visage d’une fée lilliputienne, mais alors il était grondé.

Creusé par les charrois, le chemin fuyait, bleuâtre, entre les futaies. Un ramier s’échappait des cimes, de petits oiseaux gazouillaient une timide chanson d’automne, et, çà et là, traînaient, abandonnées, de ces tiges de bourdaines que les tresseurs de paniers n’ont pas trouvées assez droites, ou assez saines, après les avoir coupées.

En passant devant une clairière où s’alignaient des bois écorcés, mis en tas, il aperçut, dans de la fumée, près d’un feu de brousse, deux bûcherons ; l’un d’eux, accroupi, activait la flamme, en agitant au-dessus son chapeau.

« Tiens !... tiens !... bonjour, mes amis !... dit M. des Lourdines, en enjambant les souches... Mais vous allez mettre le feu à la forêt !... sûrement ! »

Le plus âgé, grand barberousse à la figure argileuse, répondit : « Pas de danger, notre monsieur !... on veille ! »

C’était de celui-là même que M. des Lourdines tenait, sans le savoir, le sobriquet de « Taille-Copeaux », à force d’avoir été vu, dans la forêt, taillant d’un air distrait de petits morceaux de bois.

« On veille !... et puis ça débarrasse le chantier ! On en profite aussi pour faire la soupe... Allons, mets à bouillir, Théophile !

— Et quelle soupe allez-vous donc faire là, mes bons amis ? une soupe aux choux ? »

Théophile ricana et regarda son compagnon ; celui-ci, sans répondre, alla prendre dans son bissac, jeté parmi les bourdaines, un gros oiseau tout plumé.

« Voilà », dit-il, et son regard rapide embrassa les hauteurs de la futaie.

« Ah ! ah ! un corbeau !

— Oui !... c’est tout plein de bouillon !... Mais, notre monsieur, ajouta malignement Théophile, on vous voit avec votre carnassière !... c’est-il que vous avez fait bonne chasse ? Il y a un lièvre, là, dans le bas des Chézines !...