La Clairvoyance du père Brown - G.K Chesterton - E-Book

La Clairvoyance du père Brown E-Book

G.K. Chesterton

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Beschreibung

Entre le ruban d’argent de l’aube et le ruban vert et brillant de la mer, le bateau toucha Harwich et y débarqua l’essaim de ses passagers. L’homme que nous allons suivre ne se distinguait pas de la foule, et ne désirait pas s’en distinguer. Il n’y avait rien de remarquable dans sa physionomie, si ce n’est un léger contraste entre ses gais vêtements de bourgeois en vacance et l’expression sérieuse et officielle de son visage. Il portait un veston léger, de couleur gris clair, un gilet blanc, et un chapeau de paille blanc avec un ruban gris bleu. Son visage maigre semblait brun, par contraste, et sa barbiche noire d’allure espagnole semblait devoir sortir d’une fraise. Il fumait une cigarette avec la gravité d’un oisif. Rien ne pouvait faire supposer que son veston gris cachât un revolver chargé, que son gilet blanc renfermât une carte de policier et que son chapeau de paille couvrît l’une des têtes les plus intelligentes de l’Europe. Car ce personnage n’était autre que Valentin, le chef de la police parisienne et le plus célèbre détective du globe. Il se rendait de Bruxelles à Londres dans l’espoir d’opérer l’arrestation la plus sensationnelle du siècle.

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La Clairvoyance du père Brown

Gilbert Keith Chesterton

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385746483

I LA CROIX BLEUE

II LE JARDIN SECRET

III LES PAS ÉTRANGES

IV LES ÉTOILES FILANTES

V L’HOMME INVISIBLE

VI L’HONNEUR D’ISRAËL GOW

VII LA MAUVAISE FORME

VIII LES PÉCHÉS DU PRINCE SARADINE

IX LE MARTEAU DE DIEU

X L’ŒIL D’APOLLON

XI L’ÉPÉE BRISÉE

XII LES TROIS INSTRUMENTS DE LA MORT

 

ILA CROIX BLEUE

Entre le ruban d’argent de l’aube et le ruban vert et brillant de la mer, le bateau toucha Harwich et y débarqua l’essaim de ses passagers. L’homme que nous allons suivre ne se distinguait pas de la foule, et ne désirait pas s’en distinguer. Il n’y avait rien de remarquable dans sa physionomie, si ce n’est un léger contraste entre ses gais vêtements de bourgeois en vacance et l’expression sérieuse et officielle de son visage. Il portait un veston léger, de couleur gris clair, un gilet blanc, et un chapeau de paille blanc avec un ruban gris bleu. Son visage maigre semblait brun, par contraste, et sa barbiche noire d’allure espagnole semblait devoir sortir d’une fraise. Il fumait une cigarette avec la gravité d’un oisif. Rien ne pouvait faire supposer que son veston gris cachât un revolver chargé, que son gilet blanc renfermât une carte de policier et que son chapeau de paille couvrît l’une des têtes les plus intelligentes de l’Europe. Car ce personnage n’était autre que Valentin, le chef de la police parisienne et le plus célèbre détective du globe. Il se rendait de Bruxelles à Londres dans l’espoir d’opérer l’arrestation la plus sensationnelle du siècle.

Flambeau était en Angleterre. La police de trois pays avait enfin suivi la trace de ce grand criminel de Gand à Bruxelles, et de Bruxelles au Hoek van Holland. On supposait qu’il tenterait de tirer parti du mouvement anormal et des désordres causés par le Congrès Eucharistique, qui devait avoir lieu à Londres. Il voyageait, sans doute, sous les traits de quelque humble ecclésiastique ou de quelque obscur secrétaire, se rendant à cette assemblée. Valentin ne pouvait naturellement rien affirmer ; personne ne pouvait rien affirmer concernant Flambeau.

Voilà longtemps que ce géant du crime cessa soudain d’agiter le monde ; et lorsque cet événement se produisit, comme après la mort de Roland, « un grand calme se fit sur la terre ». Mais dans ses plus beaux jours (j’entends, naturellement, ses plus laids), la figure de Flambeau avait un caractère aussi plastique et une réputation aussi répandue que celle du Kaiser. Il ne se passait pas de semaine sans que les journaux n’annonçassent qu’il s’était soustrait aux conséquences d’un crime extraordinaire en en commettant un autre. C’était un Gascon d’une taille gigantesque et d’une grande audace. Les histoires les plus folles circulaient à son sujet, narrant ses accès d’humour athlétique : Comment il avait retourné un certain juge d’instruction la tête en bas, pour lui rafraîchir les idées ; comment il était descendu en courant la rue de Rivoli, portant un gardien de la paix sous chaque bras. Il faut lui rendre cette justice qu’il ne faisait pas un pire usage de son énorme force physique ; ces scènes grotesques ne tournaient pas au tragique. Il s’était spécialisé dans le vol en gros. Mais chacune de ces ingénieuses escroqueries valait presque un nouveau péché et pourrait, à elle seule, faire le sujet d’un roman. C’est lui qui exploita, à Londres, la grande Laiterie tyrolienne, Co Ld, sans laiteries, ni vaches, ni charrettes, ni lait, mais avec plusieurs milliers d’abonnés. Il assurait le service en transportant les petites cruches à lait, placées aux portes d’autres personnes, devant celles de ses clients. C’est lui encore qui parvint à entretenir une correspondance fréquente et mystérieuse avec une jeune dame dont le courrier était intercepté, en photographiant les caractères minuscules de ses missives sur des plaques de microscope. Une simplicité absolue caractérisait la plupart de ses expériences. On raconte qu’il repeignit, une nuit, tous les numéros d’une rue, dans le seul but d’attirer un voyageur dans un piège. Et il est hors de doute qu’il inventa une borne poste portative, qu’il déposait au carrefour de quelque paisible faubourg, dans l’espoir de voir des étrangers y jeter des mandats-poste. Il avait enfin, la réputation d’être un prodigieux acrobate ; malgré sa haute taille, il pouvait bondir comme une sauterelle et s’évanouir, au sommet des arbres, comme un singe. De sorte que le grand Valentin, lorsqu’il se mit à la poursuite de Flambeau, prévoyait parfaitement que ses aventures ne finiraient pas lorsqu’il l’aurait trouvé.

Mais comment le trouver ? Ses idées n’étaient pas encore fixées sur ce point.

Il y avait une chose que Flambeau, malgré toute son adresse, ne pouvait parvenir à cacher : sa haute taille. Si l’œil vif de Valentin avait aperçu une grande marchande de fruits, un grand grenadier ou même une duchesse de taille suffisamment élevée, il les eût sans doute arrêtés sur-le-champ. Mais, parmi tous les voyageurs de son train, il n’y avait personne qui pût être un Flambeau déguisé ; une girafe se cacherait aussi vainement sous la peau d’un chat. Valentin avait examiné à loisir les passagers du bateau. Six personnes seulement étaient montées à Harwich et au cours du trajet. C’était un petit employé de chemin de fer se rendant au terminus de la ligne, trois jardiniers, en dessous de la moyenne, montés deux stations plus loin, une toute petite veuve, venant d’une petite ville d’Essex, et un tout petit prêtre catholique romain, venant d’un petit village d’Essex. Lorsque ce dernier apparut, Valentin renonça à ses recherches et se mit à rire. Le petit prêtre personnifiait si bien les plaines de l’Est ; son visage était aussi rond et aussi banal qu’une pomme du Norfolk ; ses yeux étaient aussi vides que la mer du Nord. Il transportait plusieurs paquets, enveloppés de papier brun, qu’il ne parvenait pas à rassembler. Le Congrès Eucharistique devait avoir fait sortir de leur retraite beaucoup de créatures aveugles et incapables, comme autant de taupes de leurs trous. Valentin était un sceptique, un sceptique sévère, comme on sait l’être en France, et ne pouvait éprouver aucune sympathie pour un prêtre. Mais il pouvait en avoir pitié, et celui-ci eût provoqué la pitié de son pire ennemi. Il avait un gros parapluie rapiécé qu’il laissait constamment tomber par terre. Il ne semblait pas distinguer la partie « aller » de son billet de la partie « retour ». Il expliqua, avec une naïve simplicité, à tous ses compagnons de voyage, qu’il devait être prudent parce qu’il transportait un objet d’argent massif « avec des pierres bleues » dans un de ces paquets enveloppés de papier brun. Toute la platitude des plaines de l’Essex s’alliait en lui à une pieuse candeur. Jusqu’au moment où il arriva enfin à Stratford[1], le petit prêtre ne cessa de divertir son compagnon de voyage. Il descendit avec tous ses paquets et, lorsqu’il revint chercher son parapluie, Valentin poussa la bienveillance jusqu’à lui conseiller, s’il tenait à conserver son trésor, de ne pas en parler à tout le monde. Tout en causant, le policier ne cessait de tenir l’œil ouvert, en quête de toute personne, riche ou pauvre, homme ou femme, d’une taille dépassant six pieds ; car Flambeau avait six pieds quatre pouces.

Lorsqu’il arriva à la station de Liverpool Street, Valentin était convaincu de ne pas avoir laissé passer son criminel. Il se rendit d’abord à Scotland Yard pour régulariser sa situation et pour se procurer, au besoin, du secours, puis alluma une cigarette et partit pour une longue promenade à travers Londres. Dans le quartier de rues et de squares qui s’étend au delà de la gare de Victoria, il s’arrêta brusquement. Il se trouvait sur une curieuse place, comme il y en a tant à Londres, plongée, comme par accident, dans le calme et le recueillement. Les hautes maisons, aux façades uniformes, qui l’entouraient semblaient à la fois prospères et inhabitées ; le square, planté de buissons, au centre, semblait aussi perdu qu’un îlot vert au milieu du Pacifique. L’un des quatre côtés de la place était beaucoup plus élevé que les autres, et son alignement était brisé par l’un de ces admirables accidents, comme il n’en arrive qu’à Londres : un restaurant de Soho semblait s’être égaré là. Sa devanture avait quelque chose de mystérieusement attrayant, avec ses plantes naines en pots et sa large tente rayée de jaune et de blanc. Elle se trouvait beaucoup au-dessus du niveau de la rue, et, suivant la méthode de rapiéçage chère à Londres, on gagnait la porte d’entrée par une série de marches, à peu près comme on eût escaladé une fenêtre du premier étage à l’aide d’une échelle de pompiers. Valentin musa et fuma quelque temps en face de cette tente jaune et blanche, et la considéra attentivement.

Ce qu’il y a de plus incroyable dans un miracle, c’est qu’il arrive. Quelques nuages au ciel se groupent de manière à représenter un œil humain. Un arbre se dresse au milieu du paysage, lorsqu’on a perdu sa route, suivant la forme exacte et compliquée d’un point d’interrogation. J’ai eu l’occasion de voir l’un et l’autre durant ces derniers jours. Nelson meurt à l’instant même où il est victorieux, et un homme du nom de William tue accidentellement un autre homme du nom de Williamson (on dirait une sorte d’infanticide). Bref, il est dans la vie des coïncidences féeriques que les gens pour lesquels la prose seule existe n’observeront jamais. Comme Poë l’a très bien exprimé, dans son paradoxe, la sagesse doit tenir compte de l’invisible.

Aristide Valentin était foncièrement français, et l’intelligence française est spécialement et exclusivement intellectuelle. Il n’était pas précisément « une machine pensante », car ce n’est là qu’une expression stupide empruntée au dictionnaire du fatalisme et du matérialisme modernes. Une machine n’est une machine que parce qu’elle ne peut penser. Mais c’était un « homme pensant », un homme rempli de bon sens. Tous ses succès merveilleux, qui semblaient dus à quelque vertu magique, n’étaient que le fruit d’une logique laborieuse, du clair jugement terre à terre d’un Français. Les Français ne galvanisent pas le monde en proclamant un paradoxe, ils le galvanisent en accomplissant un truisme — comme en 1789. Mais c’est précisément parce que Valentin savait raisonner, qu’il n’ignorait pas les limites de la raison. Seul un homme qui ne comprend rien à l’automobilisme peut parler de voyager sans essence ; seul un homme qui n’entend rien à la raison peut parler de raisonner sans posséder, au préalable, quelque conviction indiscutable. Or le détective ne possédait, dans ce cas-ci, aucune conviction. Il avait manqué Flambeau à Harwich. En admettant qu’il fût à Londres, il pouvait y figurer sous l’aspect d’un grand chemineau arpentant Wimbledon Common[2] ou sous celui d’un grand maître d’hôtel à l’Hôtel Métropole. Lorsqu’il se trouvait dans un état d’ignorance aussi complet, Valentin faisait usage d’une méthode spéciale.

Il s’en rapportait à l’invisible. Ne pouvant suivre l’enchaînement des conjectures raisonnables, il s’appliquait à suivre froidement et scrupuleusement celui des conjectures absurdes. Au lieu de se rendre aux endroits favorables — banques, postes de police, lieux de rendez-vous — il se rendait systématiquement aux endroits défavorables, frappait à la porte de toutes les maisons vides, pénétrait dans toutes les impasses, remontait toutes les ruelles encombrées de gravats, suivait toutes les avenues qui l’écartaient inutilement de son chemin. Il invoquait d’excellents arguments en faveur de cette méthode baroque. C’était, selon lui, la pire de toutes si l’on possédait un fil conducteur, mais la meilleure, si l’on n’en avait pas, car il se peut que telle particularité qui attire l’attention du poursuivant, attire également celle du poursuivi. Il faut bien partir d’un point, autant donc partir de celui où un autre pourrait s’arrêter. Il y avait, dans cet escalier, dans l’aspect calme et bizarre de ce restaurant, quelque chose qui éveilla l’imagination romantique du policier et qui le décida à frapper au hasard. Il gravit les degrés, s’assit près de la fenêtre, et commanda une tasse de café.

La matinée était déjà avancée et il n’avait pas déjeuné. Les reliefs d’autres déjeuners, épars sur la table, lui rappelèrent qu’il avait faim ; il ajouta un œuf sur le plat à son menu, et se mit machinalement à saupoudrer de sucre son café, tout en pensant à Flambeau. Il se rappelait que le criminel s’était évadé, un jour, grâce à une paire de ciseaux, un autre, grâce à un incendie, un troisième, en payant la surtaxe d’une lettre non affranchie, et un quatrième, en faisant regarder par ceux qui l’entouraient, à travers un télescope, une comète qui devait détruire la terre. Il se considérait, comme détective, aussi fort que lui comme criminel, ce qui était vrai. Mais il n’en voyait pas moins la situation désavantageuse dans laquelle il se trouvait placé : « Le criminel est un artiste créateur ; le détective n’est qu’un critique », murmura-t-il avec un sourire amer, tout en levant lentement vers ses lèvres sa tasse de café. Mais il la déposa brusquement : Il y avait mis du sel.

Il examina le récipient dans lequel se trouvait la poudre blanche ; c’était certainement un sucrier, aussi incontestablement destiné à contenir du sucre qu’une bouteille de champagne est destinée à contenir du champagne. Il se demanda pourquoi on y avait mis du sel. S’étant mis en quête d’autres récipients orthodoxes, il trouva deux salières remplies. Peut-être le sel qu’elles renfermaient n’était-il qu’un condiment spécial. Il le goûta ; c’était du sucre. Il examina alors le restaurant avec un nouvel intérêt, dans l’espoir d’y découvrir quelque autre indice de cette curieuse propension artistique à mettre du sucre dans les salières et du sel dans les sucriers. Sauf une tache, faite à l’aide d’un liquide noirâtre sur l’un des murs tapissés de papier blanc, la salle semblait propre, gaie et conforme. Il sonna le garçon.

Lorsque celui-ci accourut, les cheveux en désordre et les yeux gonflés de sommeil, en raison de l’heure matinale, le détective, qui savait à l’occasion apprécier une innocente plaisanterie, le pria de goûter le sucre et de lui dire s’il répondait à la haute réputation dont jouissait l’établissement. Le garçon resta bouche bée et se réveilla brusquement.

— Vous livrez-vous à cette délicate plaisanterie, aux dépens de vos clients, tous les matins ? demanda Valentin. Cette substitution du sucre au sel et vice versa n’apporte-t-elle jamais avec elle aucune lassitude ?

Dès qu’il eut compris le caractère ironique de cette remarque, le garçon protesta, en balbutiant que l’établissement n’avait certainement pas cette intention ; que c’était une surprenante erreur. Il s’empara du sucrier et l’examina, il se saisit de la salière et la contempla. Ses traits prirent une expression de plus en plus stupéfaite. Il pria enfin Valentin de l’excuser un instant, sortit en toute hâte et revint bientôt avec le propriétaire du restaurant. Celui-ci inspecta également d’abord le sucrier, ensuite la salière, et ses traits prirent la même expression stupéfaite.

Tout à coup, le garçon s’étrangla dans un flot de paroles :

— Ze crois, bégaya-t-il précipitamment, ze crois que ze zont zes deux clergymen.

— Quels clergymen ?

— Les deux clergymen, dit le garçon, qui jetèrent leur soupe au mur.

— Leur soupe au mur ? répéta Valentin, persuadé qu’il s’agissait de quelque métaphore italienne.

— Oui, oui, répéta fébrilement le garçon en indiquant du doigt la tache noire sur le papier blanc, ils l’ont jetée là, sur le mur.

Valentin questionna du regard le propriétaire qui lui fournit quelques détails.

— Oui, monsieur, dit-il, c’est exact, quoique je ne pense pas que cela ait rien à faire avec le sucre et le sel. Deux clergymen sont entrés ici de très bonne heure, dès que les volets furent ouverts. Ils ont pris de la soupe. Ils étaient tous deux très calmes et d’apparence respectable. L’un d’eux paya la note et sortit ; l’autre, qui semblait plus lent dans ses mouvements, s’attarda quelques minutes à rassembler ses affaires. Il s’en alla enfin. Mais, au moment de quitter la salle, il prit sa tasse qu’il n’avait vidée qu’à moitié, et en jeta le contenu sur le mur. J’étais dans la chambre de derrière avec le garçon. Quand j’arrivai, je trouvai cette tache sur le mur et la salle vide. Cela ne cause pas de grands dégâts, mais c’est joliment insolent. J’ai tâché de rattraper ces individus dans la rue, mais ils étaient déjà trop loin. J’ai seulement pu voir qu’ils tournaient le coin de Castairs Street.

Le détective était debout, chapeau en tête et canne en main. Il était décidé, dans les ténèbres où son esprit se trouvait plongé, à suivre la direction indiquée par le premier doigt bizarre qu’il rencontrerait. Ce doigt-ci l’était assez. Il régla son compte et, fermant violemment derrière lui la porte vitrée du restaurant, il enfila rapidement la première rue qui s’ouvrit devant lui.

Heureusement, dans les moments les plus agités, son regard n’en restait pas moins vif et pénétrant. Quelque chose, à l’étalage d’une boutique, passa devant lui comme un éclair, mais il revint sur ses pas pour l’examiner. C’était une vulgaire boutique de fruitier ; une partie de l’étalage était installée sur le trottoir et dûment étiquetée, avec l’indication des marchandises et des prix. Dans les deux compartiments les plus en évidence se trouvaient respectivement un tas d’oranges et un tas de noix. Sur le tas de noix, un morceau de carton portait, inscrit hardiment, à la craie bleue : « Mandarines de première qualité, deux pour 10 centimes ». Et, sur le tas d’oranges, on pouvait lire aussi clairement : « Noix du Brésil, 40 centimes la livre. » M. Valentin s’arrêta, devant ces deux annonces, se disant qu’il avait déjà rencontré quelque part cette subtile forme d’humour, et cela tout récemment. Il attira l’attention du marchand, un gros homme haut en couleur qui parcourait la rue du regard d’un air bougon, sur l’erreur qu’il avait commise. Celui-ci, sans répondre, remit brusquement chaque carton à sa place. Appuyé nonchalamment sur sa canne, le détective continua néanmoins à inspecter l’étalage.

— Excusez, je vous prie, cher monsieur, le caractère inattendu de ma demande, dit-il enfin, mais je désirerais vous poser une question de psychologie expérimentale relative à l’association des idées.

Le fruitier, la face pourpre, le fixa d’un œil menaçant, mais il continua gaiement en balançant sa canne du bout des doigts :

— Pourquoi deux pancartes mal placées à la devanture d’un fruitier évoquent-elles en moi l’image d’un bicorne en vacances à Londres ? Ou, au cas où je ne me ferais pas bien comprendre, quelle est l’association mystique qui rattache l’idée de noix étiquetées comme oranges, à celle de deux clergymen, l’un grand et l’autre petit ?

Les yeux du commerçant lui sortirent de la tête, comme ceux d’un limaçon. Il sembla prêt un instant à s’élancer sur l’étranger. Il bégaya enfin, furieux :

— Je ne sais pas si vous êtes mêlé à cette affaire. Mais, si vous êtes de leurs amis, vous pouvez leur dire de ma part que je leur administrerai une tripotée, en dépit de leurs soutanes, s’ils touchent encore à mes pommes.

— Vraiment ? dit le détective, avec bienveillance, ils ont touché à vos pommes ?

— L’un deux l’a fait, repartit le fruitier en s’échauffant. Il les a fait rouler jusqu’au milieu de la rue. J’aurais rattrapé l’imbécile, si je n’avais dû les ramasser.

— De quel côté sont-ils partis ? demanda Valentin.

— Ils ont pris la seconde rue à gauche et traversé le square, repartit l’autre.

— Merci, dit Valentin, et il disparut comme un elfe. Au delà du deuxième square, il trouva un policeman et l’interpella :

— Ceci est urgent, constable, avez-vous vu passer deux clergymen coiffés de bicornes ?

Le policeman se mit à ricaner grassement :

— Je les ai vus, monsieur ; et, si vous voulez que je vous dise, l’un d’eux était ivre. Il s’est arrêté au milieu de la rue, si abruti que…

— Par où sont-ils partis ? interrompit Valentin.

— Ils ont pris un de ces omnibus jaunes, répondit-il, un de ceux qui vont à Hampstead.

Valentin montra sa carte officielle et dit très vite :

— Appelez deux de vos hommes. Nous devons les poursuivre.

Puis il traversa la rue d’un air si énergique que le corpulent policeman lui obéit d’un pied presque alerte. Une minute après, le détective français était rejoint, sur le trottoir opposé, par un inspecteur et un policier en civil.

— Eh bien, monsieur, dit le premier d’un air important, pourquoi…

Mais Valentin brandit sa canne.

— Je vous répondrai au haut de cet omnibus, et il se faufila parmi les voitures et les autos.

Lorsque tous trois se furent assis, hors d’haleine, sur l’impériale du véhicule, l’inspecteur remarqua :

— Nous pourrions aller quatre fois plus vite dans un taxi.

— C’est vrai, répondit leur guide avec calme, si nous savions où nous allons.

— Et où allons-nous ? demanda l’autre, surpris.

Valentin, les sourcils froncés, tira quelques bouffées de sa cigarette, puis il dit :

— Si vous savez ce qu’un homme va faire, marchez devant lui, mais si vous voulez deviner ce qu’il fait, restez derrière lui. Égarez-vous où il s’égare, arrêtez-vous où il s’arrête, allez aussi lentement que lui. Vous pourrez voir alors ce qu’il a vu et agir comme il a agi. Tout ce que nous avons à faire, c’est d’épier ce que nous pourrions rencontrer de bizarre.

— De quelle chose bizarre voulez-vous parler ? demanda l’inspecteur.

— N’importe quoi de bizarre, répondit Valentin, et il retomba dans un silence opiniâtre.

L’omnibus jaune se traîna lentement le long des rues du nord de Londres durant, semblait-il, plusieurs heures. L’illustre détective ne voulait pas s’expliquer davantage et peut-être ses aides sentaient-ils croître silencieusement en eux un doute de plus en plus troublant au sujet de sa mission. Peut-être aussi ressentaient-ils un désir aussi silencieux et aussi intense de déjeuner, car l’heure du lunch était passée depuis longtemps et les longues rues des faubourgs septentrionaux semblaient se prolonger indéfiniment comme les cylindres d’un télescope infernal. C’était un de ces voyages au cours desquels le voyageur a constamment l’impression d’avoir enfin atteint le bout du monde, pour se découvrir bientôt à l’entrée de Tuffnel Park. Londres s’éteignait en une traînée de misérables tavernes et de bicoques de banlieue pour renaître miraculeusement, un peu plus loin, en des rues brillantes et des hôtels bruyants. On eût dit treize villes vulgaires juxtaposées. Quoique le crépuscule d’hiver menaçât déjà d’envahir la rue, le détective parisien restait silencieux et attentif, examinant les façades des maisons qui défilaient devant lui, de chaque côté. Lorsqu’ils eurent laissé Camden Town derrière eux, les policemen commencèrent à s’assoupir. Ils sursautèrent lorsque Valentin bondit, une main sur l’épaule de chacun d’eux, et ordonna au cocher d’arrêter.

Ils dégringolèrent de l’impériale dans la rue sans bien comprendre la cause de cet émoi. Lorsqu’ils se tournèrent vers Valentin pour lui demander des explications, celui-ci leur désigna triomphalement du doigt une fenêtre du côté gauche de la rue. C’était une large fenêtre appartenant à la façade dorée d’un luxueux café. Elle éclairait la portion de l’établissement qui, sous le nom de « Restaurant », était réservée aux dîneurs comme il faut. Cette fenêtre, comme toutes les autres de la façade de l’hôtel, était en verre mat avec des dessins ; mais il y avait, au milieu, un large trou noir, comme une étoile dans la glace d’un étang.

— Notre piste enfin, cria Valentin, agitant sa canne, la maison à la vitre cassée !

— Quelle piste ? Quelle vitre ? demanda l’inspecteur. Quelle preuve avez-vous que ceci ait aucun rapport avec eux ?

Valentin faillit briser de rage sa canne de bambou.

— Quelle preuve ! cria-t-il. Tonnerre de Dieu ! Vous demandez une preuve ! Comment, mais il y a naturellement vingt chances contre une que ceci n’ait rien à faire avec eux. Mais que pouvons-nous faire d’autre ? Ne voyez-vous pas que nous en sommes réduits à poursuivre une vague possibilité ou à aller nous coucher ?

Il pénétra bruyamment dans le restaurant, suivi de ses compagnons. Tous trois furent bientôt attablés devant un déjeuner tardif, contemplant de l’intérieur l’étoile dans la vitre brisée, sans retirer d’ailleurs grand’chose de cette contemplation.

— Votre fenêtre est brisée, à ce que je vois, dit Valentin au garçon en payant la note.

— Oui monsieur, répondit celui-ci, occupé à compter la monnaie, à laquelle le détective ajouta silencieusement un énorme pourboire. Le garçon se redressa, les traits empreints d’une douce mais évidente animation.

— Ah ! oui, monsieur, dit-il. C’est une curieuse affaire.

— Vraiment ? Contez-nous cela, dit Valentin, avec une nonchalante curiosité.

— Voilà. Deux messieurs en noir sont entrés ici, dit le garçon, deux de ces prêtres étrangers qui courent les rues, par ces temps-ci. Ils prirent tranquillement un modeste petit déjeuner, et l’un des deux paya et sortit. L’autre allait le rejoindre lorsque, en comptant ma monnaie, je m’aperçus que j’avais reçu trois fois trop. « Eh là, dis-je au bonhomme qui sortait, vous m’avez donné trop ». « Oh, dit-il froidement, croyez-vous ? » « Oui », dis-je, en prenant la note pour lui montrer. Ah bien, cela m’a donné un coup.

— Que voulez-vous dire ? demanda son interlocuteur.

— J’aurais juré sur sept Bibles que j’avais écrit 14 shillings.

— Oui ! dit Valentin, se rapprochant lentement, les yeux ardents, et puis ?

— Le prêtre, à la porte, me dit doucement : « Fâché de brouiller vos comptes, mais ce sera pour le carreau ». « Quel carreau ? » dis-je. « Celui que je vais casser », dit-il, en y jetant son parapluie.

Les trois hommes poussèrent une exclamation, et l’inspecteur murmura :

— Poursuivons-nous des fous échappés de l’asile ?

Mais le garçon avait pris goût à conter sa grotesque aventure.

— Je restai abruti, sur le moment. Je n’aurais rien pu faire. L’homme sortit et rejoignit son ami qui avait tourné le coin. Puis ils remontèrent si vite Bullock Street, que je ne pus les rattraper, malgré que je courusse de toutes mes forces.

— Bullock Street, dit le détective, en enfilant cette rue aussi rapidement que l’étrange couple, à la poursuite duquel il était lancé.

Leur voyage les conduisit à travers des voies de briques, uniformes comme des tunnels ; des rues avec peu de lumières et même peu de fenêtres ; des rues auxquelles les maisons qui les bordaient semblaient avoir tourné le dos. L’ombre s’épaississait et les policemen londoniens eux-mêmes n’auraient pu dire, avec certitude, la direction exacte qu’ils suivaient. L’inspecteur était pourtant à peu près certain qu’ils devaient tôt ou tard aboutir quelque part vers Hampstead Heath[3]. Tout à coup, une fenêtre, faisant saillie et éclairée au gaz, perça le crépuscule bleu comme une lanterne sourde, et Valentin s’arrêta devant l’étalage voyant d’une petite pâtisserie. Après un moment d’hésitation, il entra. Il ne perdit rien de sa gravité parmi les joyeuses couleurs de la confiserie, et acheta, d’un air soucieux, treize cigares en chocolat. Il se préparait évidemment une entrée en matière, mais il n’en eut pas besoin.

La jeune personne anguleuse et fanée qui le servait n’avait manifesté qu’une curiosité machinale à l’égard de sa mise élégante, mais lorsqu’elle aperçut encadré dans la porte, derrière lui, l’uniforme bleu de l’inspecteur, son regard s’anima.

— Oh ! dit-elle, si vous êtes venus pour le paquet, je l’ai déjà expédié.

— Le paquet ! répéta Valentin, et ce fut à son tour de l’interroger du regard.

— Je veux dire le paquet que ce monsieur a laissé ici, ce clergyman.

— Pour l’amour de Dieu, dit Valentin, penché vers elle, manifestant pour la première fois son émotion, pour l’amour de Dieu, dites-nous exactement ce qui s’est passé.

— Les clergymen, dit la femme après quelque hésitation, sont venus, il y a une demi-heure environ ; ils ont acheté des carrés de menthe et bavardé de choses et d’autres. Puis ils sont partis dans la direction du « common ». Un moment après, l’un d’eux rentra dans la boutique disant : « N’ai-je pas oublié un paquet ? » Je regardai partout et, comme je ne trouvais rien, il dit : « Ne vous dérangez pas mais, si vous le retrouviez, ayez la bonté de l’envoyer par la poste à cette adresse », et il me laissa l’adresse et un shilling pour ma peine. Je trouvai pourtant peu après un paquet enveloppé de papier brun, et je l’envoyai à l’adresse qu’il m’avait donnée. Je ne puis me la rappeler maintenant, c’était quelque part à Westminster. Comme la chose semblait si importante, je m’étais dit que la police était peut-être venue s’informer.

— C’est, ce qu’elle a fait, repartit Valentin brièvement. Sommes-nous loin d’Hampstead Heath ?

— Droit devant vous pendant un quart d’heure, dit la femme.

Valentin bondit hors de la boutique et commença à courir. Les autres policiers l’imitèrent à contre-cœur.

La rue qu’ils suivaient était si sombre et si étroite que lorsqu’ils se trouvèrent, à l’improviste devant le vaste « common », sous le ciel libre, ils furent surpris de voir que la soirée était encore si peu avancée. Un dôme vert-paon se dorait parmi les arbres noirs et les lointains violets. Le vert ardent était juste assez sombre pour faire ressortir, comme des points de cristal, une ou deux étoiles. Tout ce qui restait de jour dorait de son reflet la crête d’Hampstead, et ce coin populaire connu sous le nom de « Val de Santé ». Les promeneurs qui hantent cette région ne s’étaient pas encore tous dispersés ; quelques couples confus restaient assis sur des bancs et, çà et là, une fille, au loin, criait encore sur une des balançoires. La gloire du ciel se faisait plus profonde et plus sombre au-dessus de la sublime vulgarité de l’homme. Valentin, debout sur la pente, regarda au delà du vallon, et aperçut ce qu’il cherchait.

Parmi les groupes noirs qui se dispersaient là-bas, il s’en trouvait un particulièrement noir et qui ne se dispersait pas — un groupe de deux figures vêtues d’habits ecclésiastiques. Quoiqu’elles parussent aussi petites que des insectes, Valentin put voir que l’une était beaucoup plus petite que l’autre. Et quoique l’autre fût voûtée, comme l’est un homme d’étude, et eût une allure effacée, il put voir aussi qu’elle avait plus de six pieds de haut. Valentin serra les dents et s’avança en faisant tournoyer impatiemment sa canne. Lorsqu’il eut considérablement diminué la distance qui le séparait des deux figures noires, de manière à les grossir comme à l’aide d’une vaste loupe, il fit une nouvelle remarque, une remarque qui le surprit, mais à laquelle il s’attendait pourtant jusqu’à un certain point. Quelque fût le grand prêtre, il ne pouvait guère y avoir de doute concernant l’identité du petit. C’était son compagnon du train d’Harwich, le gros petit « curé » d’Essex auquel il avait donné quelques sages conseils concernant son paquet enveloppé de papier brun.

Jusqu’ici, tout s’enchaînait assez logiquement. Valentin avait appris, le matin même, qu’un certain Père Brown apportait avec lui d’Essex une croix d’argent ornée de saphirs, une relique de grande valeur, pour la montrer à certains prêtres étrangers qui assistaient au Congrès. C’était là, sans doute, « l’objet d’argent avec des pierres bleues », dont il avait été question, et le Père Brown n’était autre que le petit blanc-bec rencontré dans le train. Rien d’étonnant à ce que Flambeau eût découvert ce que Valentin avait pu découvrir ; on ne pouvait rien cacher à Flambeau. Rien d’étonnant non plus à ce que Flambeau, ayant entendu parler de la croix d’argent, s’efforçât de la voler ; c’était la chose la plus naturelle que pût relater l’histoire naturelle. Rien d’étonnant encore, évidemment, à ce que Flambeau l’emportât sur un mouton aussi stupide que l’homme au parapluie et aux nombreux paquets. Les individus de son espèce se laisseraient mener par le bout du nez jusqu’au pôle nord ; rien de surprenant à ce qu’un acteur comme Flambeau, déguisé en prêtre, ait pu le conduire jusqu’à Hampstead Heath. L’affaire semblait assez limpide ; et, tout en plaignant le prêtre pour son impuissance, le détective méprisait presque Flambeau pour avoir consenti à tromper une victime aussi crédule. Mais, lorsque Valentin songeait à tout ce qui s’était produit depuis lors, à tout ce qui l’avait conduit à la victoire, il se creusait en vain la cervelle pour y découvrir la moindre rime, la moindre raison. Quel rapport y avait-il entre le vol de la croix bleue, apportée à Londres par un prêtre d’Essex, et le fait d’asperger un mur de soupe ou d’appeler noix des oranges, ou de payer le prix d’un carreau pour le casser ensuite ? Valentin était arrivé à la fin de sa chasse, mais il n’en comprenait pas le milieu. Lorsqu’il lui était arrivé d’échouer dans ses recherches (ce qui était rare), il avait ordinairement suivi la piste mais manqué le criminel. Ici, il tenait le criminel, mais il ne pouvait comprendre la piste.

Les deux figures qu’il poursuivait rampaient, comme deux mouches noires, sur la crête immense et verte de la colline. Elles étaient évidemment absorbées dans leur conversation et ne semblaient pas remarquer où elles allaient. Elles allaient vers les hauteurs les plus solitaires et les plus silencieuses de la lande. Au fur et à mesure que les policiers gagnaient du terrain sur elles, ils devaient recourir aux attitudes triviales du chasseur de chevreuil, s’accroupir derrière des bouquets d’arbres, et même courir à quatre pattes dans l’herbe haute. Grâce à ces peu gracieux subterfuges, nos chasseurs purent même s’approcher assez près de leur gibier pour entendre le murmure de leur discussion, mais aucun mot ne pouvait leur parvenir, sauf le mot « raison » prononcé fréquemment d’une voix haute et presque enfantine. À un moment, derrière une pente abrupte et un groupe de buissons épais, les policiers perdirent de vue les deux hommes qu’ils poursuivaient. Ils ne retrouvèrent leur piste qu’après dix minutes de recherches angoissantes ; elle les conduisit au sommet arrondi d’une haute colline, dominant un amphithéâtre de paysage désolé, éclairé par les dernières lueurs du soleil. Sous un arbre, en cet endroit imposant et désert, se trouvait un vieux banc de bois délabré, et, sur ce siège, étaient assis les deux prêtres, toujours absorbés dans leur conversation. Le vert et l’or merveilleux avivaient encore l’horizon plus sombre ; mais le dôme, au-dessus de leur tête, de vert-paon devenait lentement bleu-paon, et les étoiles s’en détachaient toujours davantage comme de solides joyaux. Faisant signe de la main à ses aides, Valentin réussit à se glisser derrière le gros arbre. Il resta là, silencieux et immobile comme un mort, et entendit, pour la première fois, les paroles qu’échangeaient les deux prêtres.

Après avoir écouté pendant quelques minutes, il fut saisi d’un doute sinistre. Avait-il entraîné les deux policemen anglais dans les solitudes nocturnes de ce « common » dans un but aussi insensé que celui de cueillir des figues sur les chardons qui y croissent ? Car les deux prêtres conversaient exactement comme des prêtres ; ils causaient pieusement, doctement, posément, des mystères les plus éthérés de la théologie. Le petit clergyman d’Essex parlait plus simplement, sa face ronde tournée vers les étoiles ; l’autre, au contraire, restait la tête inclinée, comme s’il n’était pas digne de les contempler. Mais il eût été impossible d’entendre une conversation plus innocemment ecclésiastique sous les arcades blanches d’un cloître italien ou sous les voûtes sombres d’une cathédrale espagnole.

Les premiers mois que le détective surprit appartenaient à la fin d’une phrase du Père Brown : « … c’est ce qu’ils voulaient dire au moyen âge, lorsqu’ils parlaient des cieux incorruptibles ».

Le grand prêtre approuva de la tête et dit :

— Ah oui, ces infidèles modernes font appel à la raison ; mais qui peut contempler ces millions de mondes et ne pas sentir qu’il peut y avoir de merveilleux univers, au-dessus de nos têtes, où la raison soit essentiellement déraisonnable ?

— Non, repartit l’autre, la raison est toujours raisonnable même dans le dernier limbe, à la dernière frontière des choses. Je sais qu’on accuse l’Église de ravaler la raison, mais c’est le contraire qui est vrai. Seule, ici-bas, l’Église place vraiment la raison au-dessus de tout. Seule, ici-bas, l’Église affirme que la puissance de Dieu elle-même se meut dans les limites de la raison.

Le grand prêtre leva sa tête austère vers le ciel constellé et dit :

— Pourtant, qui sait si dans cet univers infini ?…

— Physiquement infini, interrompit l’autre en se tournant brusquement sur son siège, non pas infini au point d’échapper aux lois de la vérité.

Derrière son arbre, Valentin, se grattait furieusement et silencieusement les ongles. Il entendait déjà les railleries des détectives anglais que ses conjectures fantaisistes avaient conduits si loin pour entendre le bavardage métaphysique de deux vieux prêtres inoffensifs. Dans son agitation, il perdit la docte réponse du grand prêtre, et, lorsqu’il écouta de nouveau, le Père Brown avait repris la parole :

— La raison et la justice embrassent, dans leur étreinte, l’astre le plus lointain. Regardez ces étoiles. Ne semblent-elles pas être faites de diamants et de saphirs ? Vous pouvez imaginer la botanique et la géologie la plus folle, évoquer des forêts de diamants avec des feuilles de brillants, une lune bleue faite d’un seul éléphantesque saphir. Mais ne croyez pas que cette frénésie astronomique puisse rien changer à la raison et à la justice de votre conduite. Par les plaines d’opale, au pied de falaises taillées dans la perle, vous trouveriez encore un écriteau proclamant : « Tu ne voleras pas. »

Valentin allait quitter sa position accroupie et se retirer aussi doucement que possible, accablé par la plus grande erreur qu’il eût commise dans sa vie, lorsque quelque chose, dans le silence même du grand prêtre, l’avertit d’attendre qu’il eût repris la parole. Lorsqu’enfin ce dernier rompit le silence, ce fut pour dire simplement, la tête courbée et les mains sur les genoux :

— Je persiste pourtant à croire que d’autres mondes peuvent s’élever au delà de notre raison. Le mystère du ciel est insondable et, pour ma part, je ne puis que m’incliner devant lui.

Puis, le front toujours baissé et, sans rien changer à son attitude et à l’intonation de sa voix, il ajouta :

— Passez-moi votre croix de saphir, je vous prie. Nous sommes seuls ici et je pourrais vous mettre en pièces comme une poupée de son.

Le fait que ces paroles étaient prononcées exactement sur le même ton et dans la même attitude, ajoutait une étrange violence à cette brutale entrée en matière. Mais le gardien de la relique tourna seulement la tête d’une fraction de degré. Son visage levé vers les étoiles, semblait conserver la même expression béate. Peut-être n’avait-il pas entendu. Ou peut-être avait-il entendu et se trouvait-il paralysé par la terreur.

— Oui, dit le grand prêtre, de la même voix basse, dans la même attitude calme, oui, je suis Flambeau.

Puis, après un silence, il reprit :

— Voyons, voulez-vous me donner cette croix ?

— Non, dit l’autre, et le monosyllabe rendit un son bizarre.

Flambeau abandonna soudain ses manières pontifiantes. L’illustre bandit se renversa en arrière sur son siège et rit longtemps d’un rire étouffé.

— Non, cria-t-il, vous ne voulez pas me la donner, fier prélat ? Vous ne voulez pas me la donner, stupide petit célibataire ? Voulez-vous que je vous dise pourquoi vous ne voulez pas me la donner ? Parce que je l’ai déjà ici dans ma poche !

Le petit homme d’Essex tourna vers lui ce qui, dans l’ombre, semblait être une paire d’yeux éblouis, et demanda avec une sorte de timide curiosité :

— En êtes-vous… en êtes-vous bien certain ?

Flambeau rugit de joie.

— Vous valez mieux à vous seul qu’un vaudeville, cria-t-il. Oui, poire que vous êtes, j’en suis certain. J’ai eu le flair de façonner un double de votre paquet et maintenant, mon ami, c’est vous qui avez le double et c’est moi qui possède la relique. C’est un vieux truc, Père Brown, un très vieux truc.

— Oui, répondit le Père Brown, en se passant la main dans les cheveux avec la même expression étrange et vague. Oui, j’en ai déjà entendu parler.

Le colosse du crime s’inclina vers le petit curé de campagne, avec un brusque mouvement d’intérêt.

— Vous en avez entendu parler ? dit-il. Où en avez-vous entendu parler ?

— Je ne puis naturellement pas vous dire son nom, répondit le petit homme avec simplicité. C’était un pénitent, voyez-vous. Il avait vécu dans l’abondance pendant vingt ans, grâce uniquement à des doubles de paquets de papier brun. Alors, lorsque j’ai commencé à vous suspecter, j’ai immédiatement songé à la manière dont ce pauvre garçon opérait.

— Commencé à me suspecter ? répéta le criminel, avec une intensité d’expression croissante. Avez-vous vraiment eu assez de sens pour me suspecter, lorsque je vous ai conduit dans cette partie déserte de la lande ?

— Oh ! non, dit Brown, avec l’air de s’excuser. Voyez-vous, je vous ai suspecté dès que nous nous sommes rencontrés. C’est à cause de ce petit gonflement sous la manche, où les gens de votre profession portent le bracelet à pointes.

— Comment, de par tous les diables ! s’écria Flambeau, avez-vous entendu parler du bracelet ?

— Oh ! mes ouailles, mes ouailles, vous comprenez ! dit le Père Brown, en levant les sourcils avec un air candide. Lorsque j’étais curé à Hartlepool, il y en avait trois, parmi elles, qui portaient le bracelet ! Alors, comme je vous ai suspecté dès le début, je me suis arrangé pour que la croix soit en sûreté. Je crains d’avoir été obligé de vous surveiller. Et je vous ai vu changer les paquets. Alors, voyez-vous, j’ai dû les changer de nouveau. Et j’ai laissé le bon derrière nous.

— Derrière nous ? répéta Flambeau, et pour la première fois sa voix s’altéra.

— Voici comment, dit le petit prêtre avec la même bonhomie. Je suis rentré dans cette pâtisserie, j’ai demandé si je n’avais pas oublié un paquet et je leur ai laissé une certaine adresse, au cas où ils le retrouveraient. Je savais, naturellement, que je n’avais pas laissé le paquet derrière moi ; mais, lorsque je ressortis, je le laissai. Au lieu de courir après moi, avec la précieuse relique, ils l’ont envoyée, en toute hâte, à un de mes amis, à Westminster.

Puis il ajouta, presque tristement.

— C’est également un pauvre diable d’Hartlepool qui m’a enseigné ce truc. Il l’appliquait fréquemment jadis à des valises volées dans les gares, mais il s’est retiré depuis dans un monastère. On apprend ainsi bien des choses, n’est-ce pas ? ajouta-t-il, en se passant de nouveau la main dans les cheveux, comme pour s’excuser encore davantage. Nous ne pouvons faire autrement, nous autres prêtres. Les gens viennent nous dire ces choses.

Flambeau arracha de sa poche le paquet de papier brun et le déchira. Il ne renfermait que du papier et des morceaux de plomb. Le bandit sauta debout, avec un grand geste, et s’écria :

— Je ne vous crois pas. Je ne crois pas qu’un nigaud comme vous ait pu arranger tout cela. Je suis sûr que vous avez encore l’objet sur vous et, si vous ne me le donnez pas — eh bien, nous sommes seuls, et je vous l’arracherai de force !

— Non, dit le Père Brown simplement, en se levant aussi, vous ne me l’arracherez pas de force. D’abord, parce que je ne l’ai plus, réellement, et ensuite, parce que nous ne sommes pas seuls.

Flambeau s’arrêta dans son élan.

— Derrière cet arbre, dit le Père Brown, en l’indiquant du doigt, se trouvent deux vigoureux policemen et le premier détective de notre temps. Comment sont-ils venus ici ? demandez-vous. Parce que je les ai amenés, naturellement. Comment m’y suis-je pris ? Je vous le dirai, si vous y tenez. Mon Dieu ! nous apprenons des choses vingt fois plus ténébreuses, en travaillant parmi les criminels. Je n’étais pas certain que vous étiez un voleur et il eût été désastreux de causer un scandale au sujet d’un membre de notre clergé. Je vous ai donc mis à l’épreuve pour voir si vous vous trahiriez. On se met, en général, en colère lorsqu’on trouve du sel dans son café ; si l’on reste calme, c’est qu’on a quelque excellente raison d’agir ainsi. J’ai mis du sel dans votre sucrier et vous n’avez pas bronché. On n’aime pas non plus généralement à se voir présenter une note trois fois trop élevée. J’ai triplé la vôtre, et vous l’avez payée.

Le monde semblait attendre que Flambeau bondît, comme un tigre. Mais il était retenu comme par l’influence d’un charme, il était paralysé par une invincible curiosité.

Le Père Brown poursuivit, avec lenteur et lucidité :

— Comme vous ne vouliez laisser aucune trace de votre passage à la police, il a bien fallu que quelqu’un s’en chargeât. Partout où nous avons passé, j’ai eu soin de faire quelque chose qui fournît aux gens un sujet de conversation pour le restant de la journée. Je n’ai pas fait grand mal — une tache sur un mur, des pommes roulées dans la rue, une fenêtre cassée — mais j’ai sauvé la croix ; la croix sera toujours sauvée. Je m’étonne que vous ne m’ayez pas arrêté avec le Sifflet de l’Âne.

— Avec quoi ? demanda Flambeau.

— Je suis heureux de voir que vous ne le connaissez pas, dit le prêtre, avec une grimace. C’est une sale histoire. Je suis sûr que vous êtes trop bon pour être un Siffleur. Je n’aurais pu parer le coup, même à l’aide des Taches ; je n’ai pas les jambes assez fortes pour cela.

— Mais de quoi voulez-vous donc parler ? demanda l’autre.

— Je pensais que vous pratiquiez ce coup, dit le Père Brown, agréablement surpris. Oh ! vous ne pouvez pas encore être tombé bien bas !

— Mais comment diantre connaissez-vous ces horreurs ? cria Flambeau.

L’ombre d’un sourire effleura le visage simple et rond de son adversaire :

— Oh ! en faisant mon métier de stupide petit célibataire, je suppose. N’avez-vous jamais songé qu’un homme qui passe sa vie à entendre les autres lui conter les péchés qu’ils ont commis, ne doit pas être entièrement ignorant du mal ? D’ailleurs à un autre indice j’aurais pu dire que vous n’étiez pas un prêtre.

— Quoi ? dit le voleur, bouche bée.