La confusion des sentiments - Stefan Zweig - E-Book

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Zweig Stefan

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Beschreibung

Les oeuvres de Stefan Zweig explorent souvent les complexités des relations humaines et des émotions. Les deux textes recueillis dans cette édition partagent ainsi des thèmes communs. "La confusion des sentiments" explore les complexités des relations entre un professeur et son étudiant, mettant en lumière les conflits émotionnels et les ambiguïtés qui peuvent découler de telles relations. D'autre part, "Vingt-quatre heures de la vie d'une femme" se concentre sur une femme qui raconte une histoire intense de passion et de moralité. Ces deux magnifiques textes, caractérisés par un style d'écriture propre à l'auteur qui se concentre sur la psychologie des personnages, traitent de manière profonde et subtile les intrications des sentiments humains, les conflits moraux et les dilemmes émotionnels.

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La Confusion des Sentiments

Suivi de « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme »

Stefan Zweig

Traduction parAlzir Hella et Oliver Bournac

FV Éditions

Table des matières

LA CONFUSION DES SENTIMENTS

VINGT-QUATRE HEURES DE LA VIE D’UNE FEMME

1

2

3

4

5

6

LA CONFUSION DES SENTIMENTS

Notes intimes du professeur R. de D.

Ils ont eu une exquise pensée, mes étudiants et collègues de la Faculté : voici, précieusement relié et solennellement apporté, le premier exemplaire de ce livre d’hommage qu’à l’occasion de mon soixantième anniversaire et du trentième de mon professorat, les philologues m’ont consacré. Il est devenu une véritable biographie : il n’y manque pas le moindre de mes articles, pas la moindre de mes allocutions officielles ; il n’est pas d’insignifiants comptes rendus, parus dans je ne sais quelles Annales de l’érudition, que le labeur bibliographique n’ait arrachés au tombeau de la paperasse. Toute mon évolution, avec une netteté exemplaire, degré par degré, comme un escalier bien balayé, est là reconstituée jusqu’à l’heure actuelle. Vraiment, je serais un ingrat si cette touchante minutie ne me faisait pas plaisir. Ce que j’ai cru moi-même effacé de ma vie et perdu se retrouve, dans ce tableau, présenté avec ordre et méthode : oui, je dois avouer que le vieil homme que je suis, a contemplé ces feuilles avec le même orgueil que jadis éprouva l’étudiant devant le certificat de ses professeurs qui, pour la première fois, attestait son aptitude à la science et sa volonté de travail.

Cependant, après avoir feuilleté ces deux cents pages appliquées et regardé attentivement cette sorte de miroir intellectuel de moi-même, il m’a fallu sourire. Était-ce vraiment là ma vie ? Se développait-elle réellement en des spirales marquant une si heureuse progression depuis la première heure jusqu’à maintenant, ainsi que, documents imprimés à l’appui, le biographe la dessinait ? J’éprouvais exactement la même impression que lorsque pour la première fois j’avais entendu ma propre voix parler dans un gramophone : d’abord je ne la reconnus pas du tout ; sans doute c’était bien ma voix, mais ce n’était que celle qu’entendent les autres et non pas celle que je perçois moi-même, comme à travers mon sang et dans l’habitacle intérieur de mon être. Et ainsi, moi qui ai employé toute une vie à décrire les hommes d’après leurs œuvres et à objectiver la structure intellectuelle de leur univers, je constatais, précisément sur mon propre exemple, combien reste impénétrable dans chaque destinée le noyau véritable de l’être, la cellule mouvante d’où jaillit toute croissance. Nous vivons des myriades de secondes et pourtant, il n’y en a jamais qu’une, une seule, qui met en ébullition tout notre monde intérieur : la seconde où (Stendhal l’a décrite) la fleur interne, déjà abreuvée de tous les sucs, réalise comme un éclair sa cristallisation – seconde magique, semblable à celle de la procréation et comme elle, cachée bien au chaud, au plus profond du corps, invisible, intangible, imperceptible –, mystère qui n’est vécu qu’une seule fois. Aucune algèbre de l’esprit ne peut la calculer. Aucune alchimie du pressentiment ne peut la deviner et l’instinct que l’on a de soi la saisit rarement.

Ce livre ignore tout du secret de mon avènement à la vie intellectuelle : c’est pourquoi il m’a fallu sourire. Tout y est vrai, seul y manque l’essentiel. Il me décrit, mais sans parvenir jusqu’à mon être. Il parle de moi sans révéler ce que je suis. L’index soigneusement établi comprend deux cents noms : il n’y manque que celui d’où partit toute l’impulsion créatrice, le nom de l’homme qui a décidé de mon destin et qui, maintenant, avec une puissance redoublée, m’oblige à évoquer ma jeunesse. Il est parlé de tous, sauf de lui qui m’a appris la parole et, dont le souffle anime mon langage : et brusquement, je me sens coupable d’une lâche dissimulation. Pendant toute une vie j’ai tracé des portraits humains, du fond des siècles j’ai réveillé des figures, pour les rendre sensibles aux hommes d’aujourd’hui, et précisément je n’ai jamais pensé à celui qui a toujours été le plus présent en moi ; aussi je veux lui donner, à ce cher fantôme, comme aux jours homériques, à boire de mon propre sang, pour qu’il me parle de nouveau et pour que lui, qui depuis longtemps a été emporté par l’âge, soit auprès de moi qui suis en train de vieillir. Je veux ajouter un feuillet secret aux feuilles publiées, ajouter un témoignage du sentiment au livre savant, et me raconter à moi-même, pour l’amour de lui, la vérité de ma jeunesse.

Encore une fois, avant de commencer, je feuillette ce livre qui prétend représenter ma vie. Et de nouveau je suis obligé de sourire. Car comment voudraient-ils connaître le véritable noyau de mon être, eux qui ont choisi un mauvais départ ? Leur premier pas porte déjà à faux ! Voilà qu’un camarade de classe qui me veut du bien et qui, aujourd’hui, est comme moi Conseiller Honoraire, imagine gratuitement que déjà au lycée, un amour passionné des belles-lettres me distinguait de tous les autres « potaches ». Vous avez mauvaise mémoire, mon cher Conseiller Honoraire ! Pour moi, les humanités classiques représentaient une servitude mal supportée, en grinçant des dents et en écumant. Précisément parce que, fils de proviseur, je voyais toujours, dans cette petite ville de l’Allemagne du Nord, la culture professée jusqu’à la table et au salon, comme un gagne-pain, je haïssais depuis l’enfance toute philologie : toujours la nature, conformément à sa tâche mystique qui est de préserver l’élan créateur, donne à l’enfant aversion et mépris pour les goûts paternels. Elle ne veut pas un héritage commode et indolent, une simple transmission et répétition d’une génération à l’autre : toujours elle établit d’abord un contraste entre les gens de même nature et ce n’est qu’après un pénible et fécond détour qu’elle permet aux descendants d’entrer dans la voie des aïeux. Il suffisait que mon père considérât la science comme sacrée pour que ma personnalité en germe n’y vît que de vaines subtilités ; parce qu’il prisait les classiques comme des modèles, ils me semblaient didactiques et, par conséquent, haïssables. Entouré de livres de tous côtés, je méprisais les livres ; toujours poussé par mon père vers les choses de l’esprit, je me révoltais contre toute forme de culture transmise par l’écriture. Il n’est donc pas étonnant que j’aie eu de la peine à arriver jusqu’au baccalauréat et qu’ensuite je me sois refusé avec véhémence à poursuivre des études. Je voulais devenir officier, marin ou ingénieur. À vrai dire, aucune vocation impérieuse ne me portait vers ces carrières. C’est seulement l’antipathie pour les paperasses et le didactisme de la science qui me faisait préférer une activité pratique à la carrière de professeur. Cependant, mon père, avec sa vénération fanatique pour tout ce qui touchait à l’Université, persista dans sa volonté que je suivisse les cours d’une Faculté, et je ne parvins à obtenir qu’une concession : c’est qu’au lieu de la philologie classique, il me fût permis de choisir l’étude de l’anglais (solution bâtarde, que finalement j’acceptai avec la secrète arrière-pensée de pouvoir ensuite plus facilement, grâce à la connaissance de cette langue maritime, avoir accès à la carrière de marin, que je désirais vivement).

Rien n’est donc plus faux dans ce curriculum vitae que l’assertion tout amicale d’après laquelle j’aurais acquis, au cours de mon premier semestre à Berlin, grâce à des professeurs de mérite, les principes de la science philologique – en réalité, ma passion de la liberté se donnant violemment carrière ignorait alors tout des cours et des maîtres de conférence. Lors de mon premier, et bref, passage dans un amphithéâtre, l’atmosphère viciée, l’exposé monotone comme celui d’un pasteur et en même temps ampoulé, m’accablèrent déjà d’une telle lassitude que je dus faire effort pour ne pas m’endormir sur le banc. C’était là encore l’école à laquelle je croyais avoir heureusement échappé, c’était la salle de classe que je retrouvais là, avec sa chaire surélevée et avec les puérilités d’une critique faite de vétilles : malgré moi, il me semblait que c’était du sable qui coulait hors des lèvres à peine ouvertes du « Conseiller Honoraire » qui professait là – tant étaient usées et monotones les paroles ressassées d’un cours, qui s’égrenaient dans l’air épais. Le soupçon, déjà sensible au temps de l’école, d’être tombé dans une morgue pour cadavres de l’esprit, où des mains indifférentes s’agitaient autour des morts en les disséquant, se renouvelait odieusement dans ce laboratoire de l’alexandrinisme devenu depuis longtemps une antiquaille ; et quelle intensité prenait cet instinct de défense dès qu’après l’heure de cours péniblement supportée je sortais dans les rues de la ville, dans ce Berlin de l’époque, qui tout surpris de sa propre croissance, débordant d’une virilité trop vite affirmée, faisait jaillir son électricité de toutes les pierres et de toutes les rues, et imposait irrésistiblement à chacun un rythme de fiévreuse pulsation qui, avec sa sauvage ardeur, ressemblait extrêmement à l’ivresse de ma propre virilité, dont je venais précisément de prendre conscience. Elle et moi, sortis brusquement d’un mode de vie petit-bourgeois, protestant, ordonné et borné, tous deux livrés prématurément à un tumulte tout nouveau de puissance et de possibilités, tous deux, la ville et le jeune garçon que j’étais, partant à l’aventure, nous vrombissions avec autant d’agitation et d’impatience qu’une dynamo. Jamais je n’ai aussi bien compris et aimé Berlin qu’à cette époque, car exactement comme dans ce chaud et ruisselant rayon de miel humain, chaque cellule de mon être aspirait à un élargissement soudain. – Où l’impatience d’une vigoureuse jeunesse aurait-elle pu se déployer aussi bien que dans le sein palpitant et brûlant de cette femme géante, dans cette cité impatiente et débordante de force ? Tout d’un coup elle s’empara de moi, je m’y plongeai, je descendis jusqu’au fond de ses veines ; ma curiosité parcourut hâtivement tout son corps de pierre et pourtant plein de chaleur – depuis le matin jusqu’à la nuit, je vagabondais dans les rues, j’allais jusqu’aux lacs, j’explorais tout ce qu’il y avait là de caché : vraiment l’ardeur avec laquelle, au lieu de m’occuper de mes études, je m’abandonnais aux aventures de cette existence toujours en quête de sensations nouvelles, était celle d’un possédé. Mais dans ces excès, je ne faisais qu’obéir à une particularité de ma nature : dès mon enfance, incapable de m’intéresser à plusieurs choses à la fois, j’étais d’une indifférence radicale pour tout ce qui n’était pas la chose qui m’occupait ; toujours et partout mon activité s’est déployée suivant une seule ligne, et encore aujourd’hui, dans mes travaux, je mords en général à un problème avec un tel acharnement que je ne le lâche pas avant de sentir dans ma bouche les dernières bribes, les derniers restes de sa moelle.

Alors, dans ce Berlin, le sentiment de la liberté devint pour moi un enivrement si puissant que je ne supportais même pas la claustration passagère des cours magistraux de la Faculté, ni même la clôture de ma propre chambre. Tout ce qui ne m’apportait pas une aventure m’apparaissait temps perdu. Et le provincial tout nouvellement débarrassé du licol du collège et qui n’était qu’un béjaune, montait sur ses grands chevaux pour avoir l’air bien viril : je fréquentai une association d’étudiants, je cherchai à acquérir dans mes manières (timides en réalité) quelque chose de la fatuité et de la morgue des étudiants au visage balafré ; au bout de huit jours d’initiation à peine, je jouais au fanfaron de la grande ville et de la Grande-Allemagne ; j’appris avec une rapidité étonnante, comme un véritable miles gloriosus, la vanité et la fainéantise des piliers de cafés. Naturellement, ce chapitre de la virilité comprenait aussi les femmes, ou plutôt les “femelles”, comme nous disions dans notre insolence d’étudiant ; et à cet égard il se trouvait fort à propos que j’étais particulièrement joli garçon. De haute taille, svelte, avec encore aux joues le hâle de la mer, souple et adroit dans chacun de mes mouvements, j’avais beau jeu en face des pâles « calicots », desséchés comme des harengs par l’atmosphère de leurs comptoirs, qui comme nous se mettaient en campagne tous les dimanches, en quête de butin, à travers les salles de danse de Halensee et de Hundekehle (qui à cette époque étaient encore en dehors de l’agglomération). Tantôt c’était une servante du Mecklembourg, blonde comme les blés, avec une peau d’une blancheur de lait, encore excitée par la danse, que j’entraînais dans ma chambre quelques instants avant la fin de sa journée de sortie ; tantôt c’était une nerveuse et pétulante petite juive de Posen, qui vendait des bas chez Tietz, – butin conquis en général aisément, et vite abandonné aux camarades. Mais dans cette facilité inattendue des conquêtes, il y avait pour moi qui n’étais hier encore qu’un collégien craintif, une nouveauté enivrante ; ces succès faciles accrurent mon audace, et petit à petit je ne considérai plus la rue que comme un terrain de chasse pour ces aventures laissées entièrement au hasard et qui n’étaient plus qu’une sorte de sport. Un jour que, suivant ainsi la piste d’une jolie fille, j’arrivais Unter den Linden et, tout à fait par hasard, devant l’Université, je ris malgré moi en songeant depuis combien de temps je n’avais pas franchi ce seuil respectable. Par bravade j’y entrai, avec un ami de mon acabit ; nous ne fîmes que pousser la porte et nous vîmes (spectacle d’un ridicule incroyable) cent cinquante dos penchés sur les bancs, comme des scribes, et semblant joindre leurs litanies à celles que psalmodiait une barbe blanche. Et aussitôt je refermai la porte, laissant s’écouler sur les épaules de ces laborieux le ruisselet de cette morne éloquence, et je regagnai fièrement, avec mon camarade, l’allée ensoleillée. Il y a des moments où il me semble que jamais jeune homme ne gaspilla son temps plus sottement que je ne le fis pendant ces mois-là. Je ne lus pas le moindre livre ; je suis certain de n’avoir alors ni dit une seule parole raisonnable, ni conçu une véritable pensée. D’instinct je fuyais toute société cultivée, afin de pouvoir sentir plus fortement, dans mon corps qui s’était révélé, la saveur de la nouveauté et des plaisirs jusque-là défendus. Il se peut que cette façon de s’enivrer de sa propre sève et d’être enragé contre soi-même à perdre son temps fasse partie, dans une certaine mesure, des exigences d’une jeunesse vigoureuse, brusquement livrée à elle-même ; cependant, l’acharnement particulier que j’y mettais, rendait déjà dangereuse cette sorte de paresse crasse, et il est fort probable que je serais tombé complètement dans la fainéantise ou dans l’abêtissement, si un hasard ne m’avait pas retenu soudain sur la pente de la chute intérieure.

Ce hasard (que ma gratitude aujourd’hui qualifie d’heureux) consista en ceci que mon père fut appelé à l’improviste à Berlin, pour une seule journée, à une conférence des proviseurs au ministère. En pédagogue de profession, il profita de l’occasion pour se rendre compte de ce que je faisais sans m’annoncer sa venue, et pour me surprendre ainsi au moment où je m’y attendais le moins. Cette attaque par surprise réussit parfaitement. Comme la plupart du temps, ce soir-là, dans ma médiocre chambre d’étudiant au nord de la ville (l’entrée était dans la cuisine de ma propriétaire, derrière un rideau), j’avais avec moi une jeune femme en visite tout à fait intime, lorsque j’entendis frapper à la porte. Supposant que c’était un camarade, je grognai de mauvaise humeur : « Je ne suis pas visible. » Au bout d’un court moment les coups frappés à la porte se renouvelèrent, une fois, deux fois, et puis avec une impatience non dissimulée, une troisième fois. Avec colère j’enfilai mon pantalon pour envoyer promener sans ménagement l’impertinent gêneur ; et ainsi, la chemise à moitié ouverte, les bretelles pendantes, les pieds nus, j’ouvris violemment la porte et aussitôt, comme atteint d’un coup de poing sur la tempe, je reconnus dans l’obscurité de l’entrée la silhouette de mon père. De sa figure, je n’apercevais dans l’ombre guère plus que les verres des lunettes, aux reflets étincelants. Mais la vue de cette silhouette suffit déjà pour que l’injure que je tenais toute prête se coinçât comme une arête, dans mon gosier qui se serra : pendant un moment je restai comme étourdi. Puis (atroce seconde !) il me fallut le prier humblement d’attendre quelques minutes dans la cuisine, « le temps de mettre de l’ordre dans ma chambre ». Comme je viens de le dire, je ne voyais pas sa figure, mais je sentais qu’il comprenait. Je le sentais à son silence, à la façon contrainte dont, sans me tendre la main, il entra dans la cuisine, derrière le rideau, avec un geste de répulsion. Et là, devant le fourneau qui sentait le café réchauffé et les navets, le vieil homme dut attendre, debout pendant dix minutes – dix minutes aussi humiliantes pour moi que pour lui –, pendant que je tirais la fille du lit, la faisais se rhabiller à la hâte et la conduisais hors de l’appartement, en passant devant mon père qui malgré lui entendait tout. Il entendit forcément quelqu’un marcher et, au moment où elle disparaissait rapidement, les plis du rideau claquer dans le courant d’air. Et je ne pouvais pas encore faire sortir le vieil homme de sa cachette avilissante : il me fallait d’abord réparer le désordre trop éloquent du lit. Alors seulement (jamais de ma vie je n’avais éprouvé autant de honte), j’allai le chercher.

En cette heure fâcheuse, mon père sut se contenir, et encore aujourd’hui je l’en remercie du fond du cœur. Car chaque fois que je songe à lui, depuis longtemps décédé, je me refuse à l’évoquer d’après la perspective de l’écolier qui se plaisait à n’apercevoir en lui, avec dédain, qu’une machine à corriger, qu’un pédant entiché de minuties et sans cesse occupé à censurer ; au contraire, j’évoque toujours son image en cet instant si humain où le vieil homme, profondément écœuré et pourtant gardant la maîtrise de lui-même, entra sans rien dire derrière moi dans cette chambre à la lourde atmosphère. Il avait dans sa main son chapeau et ses gants : involontairement il voulut s’en débarrasser, mais il eut aussitôt un geste de dégoût, comme s’il répugnait à ce qu’une partie quelconque de son être prît contact avec cette « saleté ». Je lui offris un siège, il ne répondit pas, écarta seulement d’un signe de refus toute communauté avec les objets de ce lieu.

Enfin, après être resté debout pendant quelques instants, glacial et le regard tourné de côté, il ôta ses lunettes et les frotta avec insistance, ce qui, je le savais, était chez lui un signe de gêne ; la façon dont le vieil homme, avant de les remettre, passa le dos de sa main sur ses yeux ne m’échappa point non plus. Il avait honte devant moi, et moi j’avais honte devant lui ; aucun de nous ne trouvait une parole. En secret, je craignais qu’il ne commençât un sermon, une allocution faite de belles phrases, sur ce ton guttural que, depuis le lycée, je détestais et raillais. Mais le vieil homme – je lui en sais gré, aujourd’hui encore – resta muet et il évita de me regarder. Enfin il alla vers les étagères branlantes où étaient mes livres d’étude ; il les ouvrit : le premier coup d’œil suffit sans doute à le convaincre que je ne les avais pas touchés et à s’apercevoir que la plupart n’étaient même pas coupés. « Tes cahiers de cours ! » Cet ordre fut son premier mot. Je les tendis en tremblant, car je savais trop bien que les notes prises en sténo correspondaient à une seule heure de cours. Il parcourut les deux pages en les tournant rapidement, et sans le moindre signe d’irritation, il mit les cahiers sur la table. Puis il prit une chaise, s’assit, me regarda gravement, mais sans aucun reproche, et me demanda : « Eh bien ! qu’est-ce que tu penses de tout cela ? Qu’en résultera-t-il ? »

Cette question posée avec calme me cloua au sol. Tout en moi était déjà prêt à la résistance : s’il m’avait réprimandé, j’aurais fait le fanfaron ; s’il avait eu recours à des exhortations larmoyantes, je me serais moqué de lui. Mais cette question tout objective brisa les reins à mon arrogance : sa gravité exigeait de la gravité, son calme contraint commandait le respect et un accueil sans animosité. Ce que je répondis, j’ose à peine me le rappeler ; de même l’entretien qui suivit se dérobe aujourd’hui complètement devant ma plume : il y a des ébranlements soudains, une manière d’être brusquement ému qui, racontée, prendrait probablement une note sentimentale ; il y a certaines paroles qui ne sont d’une vérité profonde qu’une seule fois, prononcées entre quatre yeux, et quand elles jaillissent spontanément du tumulte inattendu des sentiments. Ce fut le seul entretien véritable que j’eus jamais avec mon père, et je n’hésitai pas à m’humilier volontairement : je m’en remis à lui de la décision à prendre. Mais il ne me donna que le conseil de quitter Berlin et d’aller étudier, le semestre suivant, dans une petite université. Il était certain, dit-il comme pour me consoler, que désormais je rattraperais courageusement le temps perdu ; sa confiance me bouleversa ; en cette seconde, je sentis le grand tort que j’avais eu pendant toute une jeunesse envers ce vieil homme barricadé derrière un formalisme glacial. Je fus obligé de me mordre fortement les lèvres pour empêcher les larmes de jaillir, brûlantes, de mes yeux. Mais lui aussi éprouvait sans doute quelque chose de semblable, car il me tendit subitement la main, la retint un instant en tremblant, et s’empressa de sortir. Je n’osai pas le suivre, je restai là, agité et troublé, et j’essuyai avec mon mouchoir le sang de ma lèvre : tellement j’y avais enfoncé mes dents pour rester maître de mes émotions !

Pour moi, ce fut le premier ébranlement que je subis, à dix-neuf ans : il jeta par terre, sans même un seul mot violent, tout l’emphatique château de cartes que mon désir de faire l’homme, d’imiter l’impertinence des étudiants et de m’encenser moi-même, avait édifié en trois mois. Je me sentis assez énergique, grâce à ma volonté piquée au vif, pour renoncer à tous les plaisirs de basse qualité ; l’impatience m’envahit d’essayer sur le terrain de l’esprit ma force jusqu’alors gaspillée ; je fus pris d’un besoin passionné de sérieux, de sobriété, de discipline et d’austérité. C’est à cette époque que je me vouai tout entier à l’étude, comme par une sorte de vœu monastique, ignorant en réalité la haute ivresse que la science me réservait, et ne me doutant pas que dans ce monde supérieur de l’esprit lui aussi, l’aventure et le risque sont toujours à la portée d’un être impétueux.

La petite ville de province que, d’accord avec mon père, j’avais choisie pour le semestre suivant était située dans le centre de l’Allemagne. Sa grande réputation universitaire formait un contraste frappant avec le modeste groupe des maisons qui entouraient les bâtiments des Facultés. Je n’eus pas beaucoup de peine, après avoir quitté la gare où je laissai d’abord mes bagages, à trouver l’Alma Mater, et au sein du vaste édifice de style ancien, je sentis aussitôt combien ici le cercle des connaissances se formait beaucoup plus vite que dans la volière berlinoise. En deux heures, mon inscription fut prise et la plupart des professeurs eurent reçu ma visite ; mon directeur d’études, le professeur de philologie anglaise, fut le seul que je ne pus pas voir aussitôt, mais il me fut dit que je le rencontrerais l’après-midi à quatre heures, au « séminaire ».

Poussé par cette impatience de ne pas perdre une heure, et tout aussi ardent dans mon élan à rejoindre la connaissance que je m’étais appliqué auparavant à l’éviter, je me trouvai (après un tour rapide à travers la petite ville, qui par comparaison avec Berlin me semblait plongée dans l’engourdissement) à quatre heures précises à l’endroit indiqué. L’appariteur m’indiqua la porte du séminaire. Je frappai, et comme il me sembla avoir entendu répondre une voix de l’intérieur, j’entrai.

Mais j’avais mal entendu. Personne ne m’avait dit d’entrer, et le son indistinct qui m’était parvenu, c’était simplement la voix haute, l’élocution énergique du professeur, qui devant un cercle d’environ deux douzaines d’étudiants formant un groupe serré et très rapproché de lui, prononçait une harangue visiblement improvisée. Gêné d’être là sans autorisation par suite de ma méprise, je voulus me retirer sans bruit ; mais je craignis précisément, en le faisant, d’éveiller l’attention, car jusqu’alors aucun des auditeurs ne m’avait remarqué. Je restai donc près de la porte, et malgré moi j’écoutai ce qui se disait.

L’intervention du professeur paraissait faire suite à une discussion ou à un exposé ; du moins, c’est ce que semblait indiquer la disposition informelle et spontanée du professeur et de ses étudiants : il n’était pas assis doctoralement sur un siège, à distance, mais sur une des tables, la jambe légèrement pendante, presque d’une façon relâchée ; et autour de lui étaient rassemblés les jeunes gens, dans des attitudes sans apprêt qui, d’abord nonchalantes, s’étaient sans doute fixées dans des poses de statues, sous l’effet de leur intérêt passionné. On voyait qu’au début ils devaient être en train de parler ensemble, lorsque soudain le professeur s’était juché sur la table et là, dans cette position surélevée, les avait attirés à lui par sa parole, comme avec un lasso, pour les immobiliser, fascinés sur place. Et après quelques minutes, je sentis moi-même, oubliant déjà le caractère d’intrusion de ma présence, la force fascinante de son discours agir magnétiquement ; malgré moi je m’approchai davantage, afin de voir, par-dessus les paroles, les gestes remarquablement arrondis et élargis des mains, qui parfois, lorsque sonnait un mot puissant, s’écartaient comme des ailes, s’élevaient en frémissant et puis s’abaissaient peu à peu musicalement, avec le geste modérateur d’un chef d’orchestre. Et toujours la harangue devenait plus ardente, tandis que, comme sur la croupe d’un cheval au galop, cet homme ailé s’élevait rythmiquement au-dessus de la table rigide et, haletant, poursuivait l’essor impétueux de ses pensées traversées par de fulgurantes images. Jamais encore je n’avais entendu un être humain parler avec tant d’enthousiasme et d’une façon si véritablement captivante ; pour la première fois j’assistais à ce que les Romains appelaient raptus, c’est-à-dire à l’envol d’un esprit au-dessus de lui-même : ce n’était pas pour lui, ni pour les autres, que parlait cet homme à la lèvre enflammée, d’où jaillissait comme le feu intérieur d’un être humain.

Jamais je n’avais vu pareille chose, un discours qui était tout extase, un exposé passionné comme un phénomène élémentaire, et ce qu’il y avait là d’inattendu pour moi m’obligea tout à coup à m’avancer. Sans savoir que je bougeais, hypnotiquement attiré par une puissance qui était plus forte que la simple curiosité, d’un pas automatique comme celui des somnambules, je me trouvai poussé comme par magie vers ce cercle étroit : inconsciemment, je fus soudain à dix pouces de l’orateur et au milieu des autres, qui de leur côté étaient trop fascinés pour m’apercevoir, moi ou n’importe quoi. J’étais emporté par le flot du discours, entraîné par son jaillissement, sans même savoir quelle en était l’origine : sans doute l’un des étudiants avait-il célébré Shakespeare comme un phénomène météorique, et alors cet homme, au milieu d’eux, mettait toute son âme à montrer que ce poète n’était que l’expression la plus puissante, le témoignage spirituel de toute une génération, – l’expression sensible d’une époque devenue passionnée. Dans un large mouvement il décrivait cette heure extraordinaire qu’avait connue l’Angleterre, cette seconde unique d’extase, comme il en surgit à l’improviste dans la vie de chaque peuple ou dans celle de chaque individu, concentrant toutes les forces en un élan souverain vers les choses éternelles. Tout d’un coup, la terre s’était élargie, un nouveau continent avait été découvert, tandis que la plus ancienne puissance du continent, la papauté, menaçait de s’effondrer : derrière les mers qui maintenant appartiennent aux Anglais, depuis que le vent et les vagues ont mis en pièces l’Armada de l’Espagne, de nouvelles possibilités surgissent brusquement ; l’univers a grandi et involontairement l’âme se travaille pour l’égaler : elle aussi, elle veut grandir, elle aussi, elle veut pénétrer jusqu’aux profondeurs extrêmes du bien et du mal ; elle veut découvrir et conquérir, comme les conquistadors ; elle a besoin d’une nouvelle langue, d’une nouvelle force. Et en une nuit éclosent ceux qui vont parler cette langue : les poètes… ils sont cinquante, cent dans une seule décennie, sauvages et libres compagnons qui ne cultivent plus des jardins d’Arcadie et qui ne versifient plus une mythologie de convention, comme le faisaient les poétereaux de cour qui les ont précédés. Eux, ils prennent d’assaut le théâtre ; ils font leur champ de bataille de ces arènes où auparavant il n’y avait que des animaux auxquels on donnait la chasse, ou des jeux sanglants, et le goût du sang chaud est encore dans leurs œuvres ; leur drame lui-même est un circus maximus dans lequel les bêtes fauves du sentiment se précipitent les unes sur les autres, altérées de malefaim. La fureur de ces cœurs passionnés se déchaîne à la manière des lions ; ils cherchent à se surpasser l’un l’autre en sauvagerie et en exaltation ; tout est permis à leur description, tout est autorisé : inceste, meurtre, forfait, crime ; le tumulte effréné de tous les instincts humains célèbre sa brûlante orgie. Ainsi qu’autrefois les bêtes affamées hors de leur prison, ce sont maintenant les passions ivres qui se précipitent, rugissantes et menaçantes, dans l’arène close de pieux. C’est une explosion unique, violente comme celle d’un pétard, une explosion qui dure cinquante ans, un bain de sang, une éjaculation, une sauvagerie sans pareille qui étreint et déchire toute la terre : à peine si l’on distingue l’individualité des voix et des figures dans cette orgie de forces. L’un reçoit de l’autre le feu sacré ; on s’excite l’un l’autre, chacun apprend, vole quelque chose à l’autre ; chacun combat pour surpasser et dépasser les autres, et cependant ce sont tous les gladiateurs intellectuels d’une seule fête, des esclaves en rupture de chaîne, que fouette et pousse en avant le génie de l’heure. Il va les chercher dans les taudis louches et obscurs des faubourgs, aussi bien que dans les palais : les Ben Jonson, petit-fils de maçon ; les Marlowe, fils de savetier, les Massinger, issu d’un valet de chambre, les Philipp Sidney, riche et savant homme d’État ; mais le tourbillon de feu les entraîne tous ensemble, aujourd’hui ils sont fêtés, demain ils crèvent, les Kyd, les Heywoods, dans la misère la plus profonde ; ou bien ils s’abattent affamés, comme Spenser dans King Street, tous menant une existence irrégulière, bretteurs, acoquinés à des prostituées, comédiens, escrocs – mais poètes, poètes, poètes, ils le sont tous. Shakespeare n’est que leur centre, « the very age and body of the time » ; mais on n’a même pas le temps de le séparer des autres, tellement ce tumulte est impétueux, tellement les œuvres pullulent pêle-mêle, tellement embrouillé est l’écheveau des passions. Et tout d’un coup, dans une convulsion semblable à celle de sa naissance, cette éruption, la plus splendide de l’humanité, retombe ; le drame est fini, l’Angleterre est épuisée, et pendant des centaines d’années le brouillard gris et humide de la Tamise pèse lourdement sur l’esprit : dans un élan unique, une génération a gravi tous les sommets de la passion, en a fouillé les abîmes, a mis à nu ardemment son âme exubérante et folle. Maintenant le pays est là, fatigué, épuisé ; un puritanisme vétilleux ferme les théâtres et met ainsi fin aux effusions passionnées ; la Bible reprend la parole, la parole divine, là où la plus humaine de toutes les paroles avait osé la confession la plus brûlante de tous les temps et là où, embrasée d’une ardeur sans pareille, une génération avait en une seule fois vécu pour des milliers d’autres.

Et, par un brusque tournant, le feu à éclipses du discours se fixa à l’improviste sur nous : « Comprenez-vous maintenant pourquoi je ne commence pas mon cours selon l’ordre historique, par le début chronologique, par le roi Arthur et par Chaucer, mais au mépris de toutes les règles, par les Élisabéthains ? Et comprenez-vous que je vous demande avant tout de vous familiariser avec eux, de vous mettre à l’unisson de cette suprême ardeur de vivre ? Car il n’y a pas d’intelligence philologique possible, si l’on ne pénètre pas la vie même ; il n’y a pas d’étude grammaticale des textes sans la connaissance des valeurs ; et vous, jeunes gens, il faut que vous aperceviez d’abord dans sa plus haute forme de beauté, dans la forme puissante de sa jeunesse et de sa plus extrême passion, un pays et une langue, dont vous voulez faire la conquête. C’est d’abord chez les poètes que vous devez entendre parler la langue, chez eux qui la créent et lui donnent sa perfection ; il faut que vous ayez senti la poésie vivre et respirer dans votre cœur, avant que nous nous mettions à en faire l’anatomie. C’est pourquoi je commence toujours par les dieux, car la véritable Angleterre, c’est Élisabeth, c’est Shakespeare et les Shakespeariens ; tout ce qui précède n’est qu’une préparation, tout ce qui suit n’est qu’une contrefaçon boiteuse de cet élan original et hardi vers l’infini. Mais, jeunes gens, sentez, sentez vous-mêmes palpiter ici la plus vivante jeunesse de notre univers ! Car on ne reconnaît jamais un phénomène, une individualité qu’à sa flamme, qu’à sa passion. Car tout esprit vient du sang, toute pensée vient de la passion, toute passion de l’enthousiasme – voilà pourquoi, jeunes gens, c’est, avant tous les autres, Shakespeare et les siens qui vous rendront vraiment jeunes ! L’enthousiasme d’abord, ensuite l’application laborieuse ; Lui d’abord, le Suprême, le Sublime, Shakespeare, ce splendide abrégé de l’univers, avant l’étude du mot à mot !

« Et maintenant, assez pour aujourd’hui, au revoir. » Ce disant, la main s’arrondit en un geste brusque de conclusion et marqua impérieusement la fin de la musique, tandis que lui-même sautait de sa table. Comme disloqué par une secousse, le faisceau des étudiants serrés l’un contre l’autre se défit aussitôt ; des sièges craquèrent et remuèrent, des tables bougèrent ; vingt gosiers jusqu’alors muets commencèrent tous à la fois à parler, à toussoter, à respirer largement ; c’est maintenant qu’on pouvait se rendre compte combien magnétique avait été la fascination qui fermait toutes ces lèvres, soudain palpitantes. Le mouvement et le pêle-mêle qu’il y eut alors dans l’étroite salle n’en furent que plus ardents et plus vifs ; quelques étudiants allèrent vers le professeur pour le remercier ou pour lui dire quelque chose ; tandis que les autres, le visage en feu, échangeaient entre eux leurs impressions ; mais aucun ne restait froid, aucun n’échappait à l’action de ce courant électrique, dont le contact avait brusquement été coupé et dont malgré tout, les étincelles secrètes et les effluves semblaient pétiller encore dans l’air chargé de tension.

Quant à moi, je ne pouvais pas bouger, j’étais comme frappé au cœur. Passionné et capable seulement de saisir les choses d’une manière passionnée, dans l’élan fougueux de tous mes sens, je venais pour la première fois de me sentir conquis par un maître, par un homme ; je venais de subir l’ascendant d’une puissance devant laquelle c’était un devoir absolu et une volupté de s’incliner. Mon sang me brûlait dans les veines, je le sentais ; ma respiration était plus rapide ; ce rythme impétueux battait jusque dans mon corps, et tiraillait avec impatience mes articulations. Enfin je cédai à mon impulsion, et je me poussai lentement jusqu’au premier rang pour voir la figure de cet homme, car chose étrange, tandis qu’il parlait, je n’avais pas du tout aperçu ses traits, tellement ils étaient fondus dans la trame même de son discours. Alors encore, je ne pus d’abord apercevoir qu’un profil imprécis, comme une silhouette : il était debout, à demi tourné vers un étudiant, lui posant familièrement la main sur l’épaule, dans le contre-jour de la fenêtre. Mais même ce mouvement spontané avait une cordialité et une grâce que je n’aurais jamais cru possibles chez un pédagogue.