La couleur du cœur - Raymond Procès - E-Book

La couleur du cœur E-Book

Raymond Procès

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Beschreibung

Fleure, jeune lycéenne au tempérament rebelle et aux allures de garçon manqué, voit sa vie basculer le jour où elle est projetée dans un monde étrange, peuplé d’événements surnaturels. Commence alors pour elle un véritable parcours initiatique, rythmé par des épreuves redoutables et des combats contre des entités maléfiques. Pour espérer sauver l’humanité, elle devra prouver qu’elle est bien l’Élue et conquérir l’ultime pouvoir : celui de protectrice du monde des humains face aux forces du mal

À PROPOS DE L'AUTEUR

Raymond Procès est poète, romancier, et sociétaire de la Société des poètes français. Pour lui, l’écriture est une manière de dévoiler son imaginaire, de donner corps aux histoires et aux poèmes qui naissent en lui comme des murmures venus de l’univers. Chaque texte est un don qu’il aime offrir, un partage sincère de ce qui l’habite.

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Seitenzahl: 424

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Raymond Procès

La couleur du cœur

Roman

© Lys Bleu Éditions – Raymond Procès

ISBN : 979-10-422-7993-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre I

— La première des choses que tu dois te mettre dans le crâne, c’est que la vie d’une femme se construit à mesure de son épanouissement physique et spirituel.

— Penses-tu que je pourrai un jour comprendre tous les mystères de l’existence ?

— Toi seule découvriras la réponse. Tout être à son destin.

— Mais toi, de ta très longue expérience sur la terre des hommes, crois-tu aujourd’hui connaître la vérité sur toutes choses ?

— Je n’ai pas une telle prétention !

— Quelle est donc la leçon que t’a offerte ta vie ?

— Tu verras que la vie est pourvue d’embûches et qu’aux joies succéderont les peines.

— Selon toi, il me faut croire à une destinée spéciale ?

— Tout individu suit une voie toute tracée.

— Vais-je découvrir le vrai sens de la vie ?

— Fleure ! Fleure ! Réveille-toi ! C’est la rentrée aujourd’hui, allons debout !

La porte venait de s’ouvrir, laissant entrer dans la chambre une clarté qui surprit la dormeuse. D’un geste machinal, elle tira le drap et s’en recouvrit la tête. La nuit a passé bien vite, quel rêve étrange ! pensa-t-elle.

Elle se tapota les joues comme pour sortir d’un état de transe. Elle repoussa, lentement, les couvertures jusqu’à ses pieds, puis s’étira. Le petit réveil posé sur la commode en bois de chêne affichait six heures trente.

— Déjà ! s’écria-t-elle. Dans moins d’une heure, je suis censée me trouver aux portes du lycée. Quelle galère !

— Fleure, dépêche-toi ! Tu ne vas tout de même pas arriver en retard le premier jour !

— Oui, maman, je me prépare !

En effet, elle devait s’empresser. En ce mois de septembre 1977, elle allait accomplir un acte important. Elle entamait sa dernière année de lycéenne en classe de Terminale. L’obtention du baccalauréat était une phase majeure de sa jeune existence. Elle avait toujours envisagé de faire de longues études à l’université.

Elle était la seule, ce matin, à se lever. Ses deux petits frères et sa petite sœur dormaient encore, leur rentrée des classes n’avait lieu que le lendemain. Elle s’évertuait, isolée dans la salle de bains, à faire passer le peigne dans son épaisse touffe de cheveux crépus. Tout à sa toilette, la voix de sa mère vint, une nouvelle fois, franchir la paroi de la porte.

— Fleure, s’il te plaît, viens prendre ton petit déjeuner et tâche de ne rien oublier. Tu as pris ton cahier de textes ?

— Oui, maman !

— Dehors, il fait frais. Je t’ai sorti un gilet.

Sa mère était une femme d’une étonnante vitalité. Elle n’était pas bien grande et, pourtant, elle avait une prestance bien marquée. Elle assumait, sans complexe, ses quarante-cinq ans. Ses longs cheveux noirs de mulâtresse lui tombaient sur les épaules comme pour la parer d’une cape souveraine. Elle avait les yeux, si noirs, qu’il était difficile de soutenir son regard. Elle portait en elle cette merveilleuse gentillesse des femmes qui aiment couver leurs enfants.

Même si elle ne le faisait pas paraître, Fleure nourrissait une grande affection pour sa mère.

— Merci maman. Ah ! Les parents, murmura-t-elle en passant de la crème protectrice sur ses mains.

Sa toilette achevée, la fringante lycéenne se rendit à la cuisine. Elle s’assit près de la table en Formica où un copieux petit déjeuner l’attendait : un grand bol de lait Nestlé concentré dans lequel elle ajouta trois cuillerées à soupe de farine manioc et y versa un demi-litre d’eau chaude bouillante. Elle prit deux tartines de pain sur lesquelles elle étala une épaisse couche de confiture de goyaves.

Sa marraine de Guadeloupe avait eu une excellente idée en envoyant ce colis rempli de produits exotiques. Elle se ressourçait dans ses racines tropicales au fil de ces petits déjeuners si particuliers.

— Fleure ! Comment peux-tu avaler tant de farine de manioc et ingurgiter d’une même goulée autant de pain ? C’est un miracle que tu n’aies pas attrapé une indigestion.

— Rassure-toi, j’ai l’estomac solide. Ne dit-on pas qu’il faut à l’étudiant un repas costaud pour affronter les rudes matinées de classe ?

— Dans ton cas, tu le bétonnes ton estomac avec un ciment à base de farine manioc !

Fleure sourit et lécha les derniers restes de crème, accrochés sur les rebords du bol.

— Hum ! Une bonne chose de faite, affirma-t-elle, et maintenant un petit tour aux W.-C.

— Fleure ! Montre-toi un peu plus délicate. Je suis certaine qu’en présence de ton père, tu parlerais autrement. Tu as tout du garçon manqué. Tu me désespères.

— À propos, il est parti à quelle heure ce matin, papa ?

— Six heures quinze, plus tôt que d’habitude. Au poste, les nouvelles annonçaient la possibilité d’un arrêt de travail du personnel de la S.N.C.F, ce qui va sans doute perturber les horaires des trains.

— Dommage que le lycée soit si proche et que je n’aie pas à prendre le train. Cela aurait été une occasion de me mettre en retard.

— Excellent ! Mademoiselle débute l’année avec de bonnes résolutions. As-tu oublié que tu passes ton bac ? C’est la clef qui te permettra de poursuivre tes études à l’université.

— Eh oui ! confirma Fleure.

Elle ouvrit la porte d’entrée de l’appartement. Elle tenait à la main sa serviette avec à l’intérieur le précieux cahier de textes. Elle fit un petit signe de la main à sa mère pour lui signifier son départ ; cette dernière s’affairait sur ses fourneaux, pressentant le réveil des autres chérubins.

— À plus tard maman ! fit Fleure.

La porte claqua. Elle put entendre une dernière recommandation de la mère.

— Tu fais attention à toi, hein !

Elle hocha la tête et pensa que, jamais elle ne changerait. Elle la considérait toujours comme un bébé et, pourtant, elle avait dix-huit ans. Du haut de son mètre soixante-quinze, elle n’avait plus rien du bébé.

Elle pressa le pas et se dirigea vers le lycée Voltaire qui n’était guère éloigné de la demeure familiale. Elle mettra bien cinq minutes pour atteindre l’établissement scolaire. Cependant, tout à sa marche, une étrange réflexion vint à son esprit : le combat de la femme désireuse d’accomplir sa destinée. C’est aussi, à ce moment, que revint à sa mémoire l’image d’un vieil homme. Elle atteint les portes du lycée.

Une foule houleuse se rassemblait face au préau où attendaient les différents professeurs, le porte-documents dans une main et dans l’autre, une liste d’élèves.

Fleure s’avança vers le groupe, étrangère à la frénésie ambiante.

Son nom retentit dans la cohue. Elle jaugea le professeur qui la requérait. Un homme, de taille moyenne aux cheveux blonds bouclés, la guettait.

Il avait une main sur la hanche, écartant de la sorte le revers de sa veste en laine et laissant paraître une ceinture bordeaux retenant un pantalon, à pinces, beige, bien trop large pour son gabarit. Ses grosses lunettes de myope et sa longue barbe broussailleuse lui donnaient un air de scientifique. Sans plus attendre, Fleure rejoignit ce personnage à l’allure singulière.

Une fois les dernières classes constituées, chacune d’elles se mit en branle.

Les groupes s’engouffrèrent au sein de l’édifice scolaire haut de deux étages. Le cahier de textes ouvert sur la table, Fleure se tenait la tête avec la main gauche. Elle triturait, avec ses doigts, un stylo à bille. Elle était impatiente.

— Bonjour à tous ! Je me présente, monsieur Gerbier. Je suis votre professeur principal et aussi le professeur de mathématiques.

Je l’aurais parié, se dit Fleure.

— Je vais vous donner votre emploi du temps. Je vous propose de sortir vos cahiers de textes et de noter scrupuleusement les horaires et numéros de salles de classe…

La matinée se déroula allègrement. M. Gerbier termina son allocution :

— Je crois avoir fait le tour des questions. Il est grand temps, après une matinée bien remplie, que vous vaquiez à d’autres occupations.

À ces mots, les élèves, dans une harmonie parfaite, se hâtèrent de ranger, stylos, règles et autres matériels scolaires. En un éclair, ils amorcèrent un repli stratégique vers l’unique sortie de secours.

Comme pour mettre un frein à l’élan de ces jeunes épris de liberté, M. Gerbier rajouta :

— Toutefois, mes chers élèves, avant de vous libérer, j’aimerais vous rappeler que, demain matin, vous aurez l’immense honneur de débuter votre année par deux heures de mathématiques en compagnie de votre aimable serviteur.

Une rumeur de désapprobation s’éleva à l’écoute de l’annonce. On soupçonnait, derrière la barbe de l’espiègle professeur, un sourire plein de malice. Seule Fleure observait la scène avec son détachement habituel. Elle le trouvait sympathique, cet homme…

Fleure pensait qu’une matinée de reprise de contact avec le système éducatif était bien suffisante. Le retour à la maison prenait un caractère particulier après deux mois de vacances scolaires. Le mois de septembre annonçait un nouveau départ vers d’autres objectifs…

D’une démarche tranquille, elle arpentait le trottoir qui la menait en direction de cet immeuble de onze étages. Ses parents louaient un appartement de quatre pièces au quatrième étage. Cela faisait dix ans que la famille Roselas résidait en plein centre-ville de la commune d’Épinay-sur-Seine, une banlieue de la région parisienne. Il faut dire que le père de Fleure, M. Iréné Roselas, avait quitté à l’âge de trente ans son île, la Guadeloupe. Après s’être installé dans la Métropole pour des raisons professionnelles, il fit venir tout le reste de la famille. Malgré toutes ces années, Fleure n’avait jamais oublié sa prime enfance dans le village de Fougère à la Guadeloupe.

Elle atteignit le seuil de la porte d’entrée de l’appartement familial. Des cris stridents parvenaient à ses oreilles. À en juger par la voix de sa mère, tout semblait insinuer que sa sœur et ses frères s’adonnaient à leur jeu favori, la faire enrager.

Elle appuya sur le bouton de la sonnette et patienta. Derrière la porte, la cohue s’amplifiait. Une voix tonna :

— Taisez-vous les enfants ! Céleste, Alex, Canelle, cessez de courir partout ! Asseyez-vous un instant dans un coin ! Avez-vous rangé vos affaires de classe ? Demain c’est la rentrée, Dieu soit loué !

En l’espace de quelques minutes, le trio infernal cessa ses coupables méfaits. On aurait pu penser que l’appel au repos eut un réel effet sur les jeunes esprits bouillonnants. Il est vrai que, interloqués par la véhémence du ton, ils se calmèrent dans le seul souci d’éviter un châtiment corporel non souhaité.

Devant la porte close, Fleure ayant analysé la situation, constatait qu’une fois de plus, que sa sœur et ses frères s’évertuaient à franchir les barrières du raisonnable. Elle sonna à nouveau.

— J’ai entendu la sonnerie ! Les enfants, arrêtez votre vacarme ! hurla la maman.

Elle se dirigea vers la porte d’entrée et regarda à travers le judas.

— Voici votre sœur Fleure.

Céleste, Alex et Canelle se précipitèrent pour accueillir la grande sœur, comme si celle-ci rentrait après une longue absence.

— Doucement ! dit la maman.

— C’était comment l’école ? demanda Alex.

— T’as retrouvé des copines de l’année dernière ? s’écria Céleste.

— Ta maîtresse, elle est gentille ? dit la petite dernière.

Fleure hésitait. Elle ne savait par quel bout commencer. À peine venait-elle d’ouvrir la bouche pour délivrer un début de réponse, que Céleste, Alex et Canelle s’élancèrent vers le salon. La mère, découragée, ferma la porte du salon.

— Et alors ! fit Fleure, ils auraient au moins pu me laisser répondre à leurs questions.

— La patience n’a jamais été le fort de tes frères et de Canelle qui agit de la même manière. Je me demande si elle ne devient pas un garçon manqué comme toi.

— Mais non, maman ! Elle est encore très petite. Je suis certaine qu’elle changera au fil des ans.

— Et ta matinée, s’est-elle bien passée ?

— Pas trop mal, j’ai revu plusieurs copines de l’année dernière.

— Et qui est ton professeur principal ?

— Le prof de maths, c’est quelqu’un d’original. Il a une façon assez typique de s’habiller. Il parle avec une élocution qui déconcerte.

— Surprenant, s’étonna la mère. C’est la première fois que tu ressens de l’affection pour un professeur de mathématiques. Il me semble que tu as horreur de cette matière.

— Je n’ai pas dit que j’appréciais les vertus de l’algèbre. C’est un individu vraiment pas comme tout le monde.

— Je comprends, acquiesça la mère.

— Papa n’est pas rentré ?

— Non, il devrait revenir aux environs de dix-neuf heures trente, si le train respecte son heure d’arrivée.

— Bon ! Je vais dans ma chambre pour me reposer un moment.

— Tu as raison. C’est la reprise. Il faut te réhabituer à la routine scolaire.

***

Fleure gagna sa chambre, d’un geste las, elle posa sa serviette sur le lit. Elle s’approcha de la fenêtre, et tira les rideaux pour mieux apprécier la vue qui s’offrait à elle.

Le jour perdait de sa clarté. Le soleil du mois d’août s’en était allé. Petit à petit, l’automne annonçait sa venue.

Fleure jeta, debout face à la fenêtre impersonnelle, un regard sur le monde.

Elle aimait, dans la solitude de sa chambre, s’adonner à la réflexion.

Soudain, son attention fut attirée par un grincement. Elle chercha l’origine de ce son inhabituel.

C’était une vieille dame qui tirait un Caddie dont les roues, mal huilées, avaient du mal à tourner.

La vieille femme était vêtue d’une robe fleurie de tristes couleurs. Une blouse bleue, à peine fermée, la recouvrait. Elle avait à ses pieds des sandales qui laissaient paraître ses orteils noircis par la saleté.

Fleure était intriguée par l’apparence peu conforme de la femme aux cheveux blancs. Elle l’a suivie des yeux.

Elle tirait son impressionnant Caddie au milieu de la chaussée sans prêter attention aux voitures. Pourquoi se comportait-elle ainsi ? Fleure porta son regard plus avant, et aperçut un pigeon étendu au milieu de la route. Le volatil gisait, inerte sur le bitume. La clocharde aux cheveux argentés s’empara des restes du pauvre animal. Elle l’enveloppa, avec un soin méticuleux, d’un papier journal. Elle rangea l’oiseau au fond du vieux Caddie rouillé. Une fois la chose accomplie, elle reprit sa quête sans marquer la moindre émotion.

Étrange parade que celle-là ! pensa Fleure, est-il plus grande misère que celle-ci ? Combien de mères misères, tirant le fardeau d’une existence souillée, peuplent la terre ? Un être humain, semblable au vautour charognard, nettoie les rues citadines d’un cadavre inutile pour en faire sa pitance !

Fleure ressentait un sentiment d’écœurement. Elle, à la sensibilité exacerbée, comprenait mal l’injustice de ce monde.

Pourquoi suis-je sans cesse en train de me poser des questions ? Quel besoin ai-je de vouloir tout remettre en cause ?

Alors qu’elle essayait d’exorciser ce démon de curiosité, son esprit entreprenant l’emporta une nouvelle fois loin de la réalité.

Elle se voyait étrangement habillée. Elle portait à ses pieds une paire de bottes noires, bien plus grande que sa pointure. Elle avait un caleçon noir, qui arrivait au-dessus des genoux. Elle portait à sa taille une énorme ceinture noire, à travers laquelle brillait la lame d’une machette. À son cou s’enroulait un lance-pierres dont la crosse en bois de goyave reposait sur sa poitrine et sur sa tête se fichait un vieux chapeau de paille. Pour finir, elle tenait dans sa main droite un long bâton. Autour d’elle se dressait une forêt à la végétation luxuriante.

Oui, ça y est ! Je me rappelle ! fit-elle. Je suis à la Guadeloupe. Il y a bien longtemps, lorsque j’étais enfant. Je me souviens que je m’habillai de la sorte avant de partir à la chasse aux oiseaux dans la forêt, derrière notre habitation. Quelle heureuse époque ! Je marchai seule, maîtresse du monde et de mes pas, au milieu de la nature accueillante. Les arbres fruitiers étendaient avec aise leurs branchages chargés de fleurs et de fruits au-dessus de ma tête.

Je traversai, tranquille, la forêt ; je savourai, à grandes bouchées, des mangues cueillies au hasard du chemin pour assouvir une fringale passagère. J’imitai le chant des oiseaux ; les cris du ramier, de la grosse grive, de la perdrix, du sucrier, de l’ortolan, n’avaient aucun secret pour moi. Je chassai les oiseaux, mais mon grand plaisir se bornait à l’admiration des fleurs : des hibiscus, des fuchsias sauvages, des orchidées, tout un amas de richesse illuminait la forêt et portait son étincellement en moi.

Fleure souriait, éblouie par ce souvenir. Un soleil tropical brillait dans sa tête. Tout d’un coup, le sourire de satisfaction s’effaça. Son visage devint grave. Son regard voyageait toujours en dehors de la réalité. La réminiscence d’une image contraignante venait de refaire surface.

Elle se revoit armée d’un lance-pierres. Elle vise. Elle tire. Un oiseau perché sur la branche d’un manguier reçoit le projectile, perd l’équilibre et tombe. Elle se voit ramassant l’animal. L’oiseau n’est que blessé. Alors que fait-elle ? Avec la crosse du lance-pierres, elle frappe à plusieurs reprises sur la tête de la bête. Après un sursaut de vie, l’animal laisse tomber sa tête, la langue pendante à travers son bec.

Quelle cruauté ! se dit-elle. Comment ai-je pu commettre un tel acte de barbarie ?

Elle se rappelle que, depuis ce jour, elle n’avait plus jamais chassé ni tué le moindre animal. L’image et les cris plaintifs de l’oiseau résonnaient encore sur sa conscience à l’heure présente.

Elle paraissait frappée d’une atonie subite. Elle quitta son poste d’observation et s’affala sur le lit. Les yeux rivés au plafond, une impression d’absence totale se profilait sur son visage.

— Fleure ! Le dîner est servi !

La voix de sa mère la tira de sa léthargie. Les petites crampes d’estomac et les gargouillements de son système digestif lui rappelèrent la sensation de faim. Elle se présenta à la salle à manger où la table était mise et déjà entourée de la famille.

— Tiens ! Bonsoir, papa, je ne t’ai pas entendu rentrer.

— Cela ne m’étonne pas. Je suppose que tu rêvassais. Ta maman m’a dit que tu te sentais fatiguée.

— La rentrée des classes, ce n’est jamais évident pour le moral ! répondit Fleure.

— Allez, viens manger ! Tu reprendras des forces, ma jeune amie. L’année scolaire ne fait que commencer.

— C’est bien vrai papa ! dit Fleure.

Elle se mit à la droite de son père. Le dîner fut servi et chacun se gava, assuré qu’il était plus important pour l’instant de remplir un estomac vide.

***

Chapitre II

La première semaine de rentrée des classes débutait. Dans la douce pénombre d’un couloir de lycée se mouvaient de petites têtes pensantes d’adolescents.

Fleure progressait nonchalamment le long du triste couloir qui la menait à l’ennui. C’est alors qu’un doute l’étreignit. Quel était le numéro de la salle des tourments ? Elle fit une halte et sortit de la serviette son cahier de textes. « Salle 102, deux heures de maths ! »

Après lecture du numéro gagnant, elle leva les yeux sur la porte placée face à elle, elle vit marquée : « salle 104. »

Elle avait dépassé la salle fatidique. Elle rebroussa chemin. Parvenue à destination, elle s’apprêtait à ouvrir la porte quand, d’un mouvement brusque, elle tourna la tête au bruit sourd que venait d’émettre le claquement d’une porte dans son dos.

Elle demeura en arrêt devant l’apparition d’une créature de rêve. C’était le plus beau garçon, qu’elle n’avait jamais vu. Son cœur battait à tout rompre, comme s’il voulait s’échapper de sa poitrine. Elle ne voulait plus cligner les paupières, pour ne rien perdre de ce spectacle étourdissant qui se déroulait devant ses yeux. Le regard du bel inconnu la paralysait. N’avait-elle jamais imaginé qu’une telle rencontre ait pu se concevoir ?

Elle le regarda entrer dans la salle de cours. Bien que ladite salle ne se trouvât qu’à quelques mètres d’elle. Elle ne bougea pas. Ses membres ne répondaient plus aux stimuli de ses muscles. À penser qu’elle ne sera pas dans le même cours que le jeune garçon, lui fit oublier le sien. Elle se sentit tirée par le bras et se retrouva au milieu de ses camarades. Encore abasourdie, elle n’entendait pas le professeur qui l’invitait à prendre un siège. Devant son manque de réaction, celui-ci réitéra sa proposition et la convia à prendre place dans l’assemblée. Elle s’exécuta tel un automate.

Installée au fond de la classe, des questions l’assaillaient. Avait-elle rêvé ? Était-il réel ? Un mélange d’angoisse et de félicité la déroutait.

Elle ne remarqua pas que la salle se vidait. Le cours était terminé et de la souffrance de l’alchimie de l’algèbre, elle n’avait subi aucune influence. Bien étrangère à ces considérations d’élèves studieux, elle pensa qu’elle pourrait le revoir à la sortie de son cours. Elle se précipita dans le couloir, peine perdue, la salle, où le jeune homme s’était manifesté, était déserte.

Il ne devait avoir qu’une heure de cours, se répéta-t-elle de dépit.

Elle traînait le pas. Elle suivait le long cortège des lycéens harassés qui, après une bonne journée d’étude, regagnaient la quiétude du foyer.

Fleure déambulait sur le chemin qui la ramenait à la maison. Une intime conviction lui assurait que la journée n’apparaissait pas aussi anodine que d’ordinaire. Elle ne pouvait pas cerner les véritables données du problème. De toute sa sainte jeunesse, c’était la première fois qu’un individu suscitait en elle un intérêt si immodéré…

Elle effectua une entrée discrète dans l’appartement familial. Un petit bonsoir furtif à sa mère qui préparait le dîner, et la voici aussitôt allongée sur son lit. Le regard perdu dans les nues. Le bel inconnu l’obsédait.

La voix de sa mère la surprit et l’extirpa de son évidente torpeur.

— Le dîner est prêt !

Il était l’heure de prendre place à table et de satisfaire ce besoin obligatoire de manger pour vivre. En contradiction avec l’adage, son estomac ne semblait pas être en mesure d’accueillir la prodigalité des mets exposés. Son manque d’appétit marqua l’entourage. Elle prétexta une grande fatigue à sa maman, qui s’inquiétait déjà. Elle retourna dans sa chambre, assurée qu’elle se préparait une longue nuit de veille.

Au petit matin, son objectif principal était de se mettre à la recherche du mystérieux élève. Elle prit le chemin du lycée, se sentant investie d’une mission capitale.

Sa montre indiquait sept heures quarante-cinq lorsqu’elle parvint aux portes du lycée. Elle s’était mise en tête une stratégie très simple : elle devait, dans un laps de temps restreint, monter la garde devant l’entrée principale et passer en revue toutes les têtes se présentant.

Les minutes s’égrenaient. Aux environs de huit heures quinze, ses investigations étaient toujours infructueuses. Ayant dévisagé une bonne partie de l’effectif masculin, elle doutait du bien-fondé de son action. La sonnerie annonça le début des cours. Ses illusions s’envolèrent.

Elle se rendit, résignée, au premier cours de la matinée. Elle naviguait de salle en salle, l’esprit hors de tout.

La matinée fondit comme neige au soleil et reprendre des forces par un bon déjeuner était autorisé. L’estomac noué d’insatisfaction, elle ne pouvait pas avaler une quelconque nourriture.

***

En début d’après-midi, elle monta l’escalier du premier étage à la recherche de la salle 108 où ses camarades et elle consacreront deux heures à l’étude de l’espagnol. Elle cheminait, la tête baissée, dans l’inévitable couloir sombre. Elle était certaine de vivre un après-midi consternant. Pourtant, le miracle se produisit une seconde fois. Devant ses yeux effarés, il se tenait adossé au mur, juste à côté de la salle 108. Elle ne voulait pas y croire.

— Non ! Impossible ! lança-t-elle.

Il se posait là, plus beau que le soleil levant. Sans un mot, elle avança vers la suave créature, poussée par une force étrange. Elle se préparait à aborder la superbe personne. Prête à l’action, elle sentit la pression d’une main s’abattre sur son épaule.

Alice, une petite camarade d’origine asiatique, signifiait ainsi son arrivée.

— Alors ma grande ! dit-elle. Il paraît que le prof d’espagnol est vachement sympa !

Quel manque de chance ! pensa Fleure. Oui, rétorqua-t-elle, fortement agacée…

Le professeur d’espagnol entra, chacun prit place où il le désirait. Fleure cherchait du regard la position du troublant jeune garçon. Elle se dirigea vers lui, mais c’était sans compter sur le geste attentionné de son compagnon d’aventure qui, d’un rire exubérant, la traîna au fond de la classe.

Elle subissait l’assaut verbal d’Alice qui lui faisait, détails en prime, étalage de l’acquisition d’une nouvelle chaîne stéréo.

Alice mesurait un mètre soixante. Elle avait des épaules robustes qui lui concédaient une carrure d’athlète. Ses yeux, très noirs, jetaient par moments de petites étincelles d’espièglerie. Ses camarades aimaient bien lui passer les mains dans les cheveux qui étaient d’un noir corbeau et raides, comme le crin des chevaux. Elle possédait un petit visage rond de bébé. C’était une fille turbulente, pleine de sagacité, qui s’intéressait beaucoup à l’électronique. Elle avait, surtout, une grande passion pour le football. Elle était la copine de Fleure et ne manquait jamais l’occasion de lui faire part de ses faits et gestes.

Le professeur réclama le silence. Il était d’usage lors du premier cours d’un nouvel enseignant de se présenter. Une aubaine qui comblait d’aise Fleure, car, de l’opportune tradition, elle apprendra le prénom de celui qui l’intriguait tant.

Tour à tour les présentations se succédèrent, table par table, rangée par rangée, jusqu’au moment espéré où il se leva. Il révéla son prénom, Sébastien.

Sébastien ! Sébastien ! Il s’appelle Sébastien ! Leplus merveilleux prénom au monde, pensa Fleure.

Il venait de la terminale B1 et avait choisi l’espagnol en deuxième langue pour le baccalauréat. Voilà qui expliquait sa présence parmi eux, les élèves de la terminale B2 qui, tout comme lui, ils avaient opté pour la même langue vivante. L’aisance de son allure et la justesse de ses phrases démontraient l’étendue de sa prestance. Elle se satisfaisait à le voir se mouvoir. Lorsque vint son tour. Elle le chercha des yeux et éructa à pleine gorge son prénom, Fleure ! Elle était assurée d’avoir accompli une grande avancée. Elle attendait avec impatience la fin du cours. Elle redoutait déjà le moment où elle se retrouverait devant lui. Que devait-elle lui dire ? Osera-t-elle lui parler ? Pourquoi ses mains étaient-elles si moites ? Pourquoi imaginait-elle le pire ?

Les heures défilaient et la leçon d’espagnol s’acheva. Le temps de noter le prochain devoir et les élèves se rendirent dans le couloir.

Il était l’un des premiers à sortir. Fleure se mordilla les lèvres. Elle regretta de s’être placée au fond de la salle. Une malencontreuse position qui l’obligeait à suivre l’interminable cortège et perdre ainsi de précieuses minutes. Son inquiétude grandissait. Elle redoutait le départ du jeune homme.

Enfin dehors ! Elle fonçait, à l’affût, dans le couloir. Elle le vit au milieu de la masse humaine. Elle avança lentement. Elle prit son courage à deux mains et décida d’aborder le garçon. On aurait pu croire qu’il l’attendait.

Il portait un imperméable beige laissant paraître une chemise blanche qui contrastait avec son pantalon noir. Des cheveux châtains mi-longs lui couvraient la nuque. Il devait mesurer un mètre quatre-vingt-cinq et à la brillance de ses yeux pers, on semblait voir une star de cinéma ou un mannequin de ces pages de magazines. Elle avala sa salive et s’avança. Encore une poignée de secondes !

— Allez Fleure ! Courage ! s’enhardit-elle.

Elle esquissa un sourire et se prépara à aborder Sébastien. Un hurlement retentit à travers le couloir.

— Fleure ! Fleure ! Attends-moi !

— Alice ! Ciel ! Quelle gaffeuse !

Alice l’agrippa par les épaules.

— Fleure, tu passes chez moi ce soir ? Tu n’as pas oublié la demi-finale des championnats d’Europe de football ? !

— Non, il faudrait que je prévienne mes parents.

— Tu téléphoneras de chez moi. Allez, sois sympa, mes parents sont de sortie. On sera toutes les deux, ça va être le pied ! Qu’est-ce que tu en dis ?

Avant de lui répondre, elle constata le départ de Sébastien. Le cœur meurtri, elle mit cette malchance sous le coup du sort.

— Ok ! Après le dernier cours de l’après-midi, je partirai avec toi.

— Super ! jubila Alice.

Tout en chantant, elle entraîna Fleure en direction de la prochaine salle de cours.

***

Après la journée de classe, Alice et Fleure prirent un bus qui les emmena au domicile des parents d’Alice. Quand le bus s’arrêta à la station Ormesson, elles descendirent. L’appartement d’Alice, peu éloigné du grand carrefour du Cygne d’Enghien, se trouvait à trois minutes de marche.

Elles arrivèrent à la porte d’entrée de l’immeuble. L’accès n’était possible qu’après avoir composé un numéro de code. Elles montèrent à l’appartement. Celui-ci cadrait bien avec la somptuosité de la résidence dont il faisait partie.

À l’intérieur, une autre ambiance prédominait. La présence des figurines, des statuettes et des tableaux bien exposés démontrait que les propriétaires avaient un penchant avoué pour les œuvres d’art oriental.

— Que c’est beau !

— C’est à mon père. Il possède plusieurs restaurants chinois et, avec le fric qu’il palpe, il s’offre les machins qui décorent les différentes pièces de l’appartement.

— Tu appelles ces magnifiques réalisations, des machins !

— L’art et moi, ça fait deux, et puis c’est une question d’habitude. Rappelle-toi que je crèche ici. Je les ai sous les yeux tous les jours, ces foutus bibelots !

— Je pige.

— Je ne te le fais pas dire. Bon, nous ne sommes pas à l’exposition. Amène-toi ! La télé se trouve dans ma chambre. Avant, on va se prendre des trucs à bouffer.

Elle se chargea de bières et de jus de fruits retirés du réfrigérateur. Elle compléta ses provisions par des paquets de gâteaux secs. Munie de ces victuailles, elle s’adressa à Fleure.

— Nous sommes prêtes pour la fiesta mon amie. On y va !

— Attends ! J’appelle mes parents.

— Vas-y ! Le téléphone est dans le hall d’entrée, sur le meuble bas.

Ayant aperçu l’appareil, elle composa le numéro. Trois sonneries retentirent.

— Allo !

— Oui, maman ! C’est Fleure.

— Fleure où es-tu ? Tu devrais être déjà de retour.

— Je suis chez une copine au Cygne d’Enghien. Elle m’a invitée à regarder le match de football de ce soir. Tu ne m’attends pas pour dîner. Je rentrerai par le bus, une fois la partie terminée.

— D’accord, prends garde à toi !

— Bien sûr, à plus tard !

Elle raccrocha le combiné.

Fleure accéda à la chambre d’Alice. Une véritable succursale de magasin d’électronique s’étalait devant ses yeux. La chaîne hi-fi, le magnétoscope, la radio lecteur de cassettes, les jeux vidéo, la caméra, les appareils photo remplissaient l’espace.

— Ma vieille ! Tu as de quoi t’occuper.

— Bof ! C’est ringard. Assieds-toi ! Le match va bientôt débuter.

Elle s’assit sur un coussinet juste à côté d’Alice. Celle-ci s’activait à engloutir des paquets de gâteaux. En état de transe, elle s’agitait face au poste de télévision, les yeux rivés sur l’écran.

Fleure observait cette petite bonne femme. Quelle passion étonnante brûlait son corps ? Le football n’était-il pas le sport d’équipe le plus pratiqué au monde ? Quelle force étrange émanait de ce jeu pour parvenir à envoûter un personnage aussi hétéroclite qu’Alice ?

— Dis-moi Alice ! Toi qui es une source inépuisable de renseignements et qui connais tout le monde. Tu as dû remarquer un garçon dans notre cours d’espagnol. Il portait un chemisier blanc et un pantalon noir. Il s’appelle Sébastien. Tu vois de qui je veux parler ?

— À peine, je ne sais pas grand-chose de lui. Ses parents sont super friqués. Ils font partie de la haute société, comme on dit. Il habite du côté du Lac d’Enghien dans une superbe propriété.

— Ah ! lâcha Fleure.

— Alors ma petite Fleure, il t’a ensorcelé le bourgeois ? Si c’est le cas. Tu as du mouron à te faire, ma fille !

— Que vas-tu imaginer ? C’était juste de la curiosité.

— Mais oui, si je ne crois pas celle-là, tu m’en raconteras une autre ! OK, ça y est ! Le match commence, trêve de bavardages ! L’instant est unique.

Fleure contemplait la passion remuante de cette fille. La soirée sera animée, pas de doute à ce sujet. Cependant, les révélations recueillies auprès de sa bouillante camarade sur la vie de Sébastien la troublaient.

Pour l’instant, l’enthousiasme footballistique dominait.

***

Ce matin, Fleure devait se rendre au stade municipal d’Épinay-sur-Seine, en compagnie de plusieurs classes du lycée Voltaire. Elle allait participer à son premier cours d’éducation physique de l’année scolaire, et ce, de neuf à onze heures. Le rendez-vous avec le professeur était fixé directement dans l’enceinte du stade.

Cet immense complexe regroupait deux terrains de football, l’un en stabilisé, l’autre en gazon ; des cours de tennis, un grand gymnase, une salle de musculation, une salle d’escrime et une piste d’athlétisme qui avait accueilli les championnats de France de relais.

Les lycéens s’étaient réunis sur la piste d’athlétisme. Plusieurs élèves de différentes classes de Terminale se mêlaient. Il n’y avait que des filles. Les garçons s’étaient approprié le gymnase. Monsieur Lelarge était le professeur de gymnastique des filles. Il faisait partie de ces gens de grande taille qui flirtaient avec les deux mètres. Les élèves aimaient à se moquer de son nom et disaient qu’il aurait mieux valu qu’il s’appelât monsieur Lelong. Cependant, son incroyable hauteur et la grosseur de ses biceps demandaient un respect sans condition. De sa voix grave et autoritaire, il leur donna l’ordre de commencer le footing d’échauffement. Elles entamèrent, en petites foulées, le tour du stade long de mille mètres. Les vingt minutes de footing écoulées, monsieur Lelarge d’un signe de la main les regroupa.

— Fleure ! lança-t-il. Pendant que tes camarades s’adonnent aux exercices d’assouplissement, prends la clef du matériel et va me chercher les ballons de football !

— Tout de suite, Monsieur !

Elle s’empara de la clef et courut jusqu’au gymnase où se situait la salle désignée.

Au seuil de l’entrée du grand gymnase, elle devait traverser le terrain de hand-ball, afin d’atteindre la pièce placée à l’arrière des vestiaires.

Ne pensant qu’aux ballons, elle se réjouissait de la perspective du match de football.

Elle n’eut plus souvenance que les garçons avaient leur cours d’éducation physique en ces lieux.

Une clameur s’éleva de l’enceinte. Elle tourna la tête vers les tribunes. Elle remarqua la présence d’une nuée de jeunes garçons en pleine frénésie, qui, en sa personne, trouvait là une opportunité pour manifester un semblant d’agitation.

Une immense gêne l’envahit. Si la couleur de sa peau masquait le changement de pigmentation embarrassante, une intense chaleur traversait son corps.

Malgré son apparence de sportive accomplie et sa réputation de garçon manqué, elle était d’une grande réserve face à l’étalage remuant de tant d’hommes.

Elle se rendit, néanmoins, à l’endroit convenu et s’acquitta de sa mission initiale.

Elle se dirigea d’un pas alerte vers la sortie. Elle observait ses camarades qui descendaient l’escalier de la tribune en file indienne. Ils se rendaient au centre du terrain de hand-ball.

Fleure arrêta sa progression et laissa déferler ces innombrables garçons. Elle inclina la tête vers le sol. Elle espérait, ainsi, éviter d’encourir les petites réflexions coquines.

Un cri d’effroi brisa l’harmonie de la chaîne humaine. Elle leva les yeux et assista à la chute inévitable d’un de ces élèves après qu’il eut raté une marche. Il se trouvait juste au-dessus d’elle. Incapable de retrouver son équilibre, il allait s’écraser sur le parquet lustré de la salle de sport.

Sans réfléchir, elle laissa tomber les ballons et tendit les bras pour réceptionner le corps en perdition. Bien campée sur les jambes, elle reçut le jeune homme, sans mal, le serrant contre sa poitrine afin de mieux atténuer le choc.

Dans la soudaineté de l’action, elle ne fit pas attention à l’apparence physique de son protégé.

— T’es-tu fait mal ? demanda-t-elle.

Il reprit progressivement le dessus et quitta les bras de Fleure, la tête fléchie pour dissimuler son embarras.

— Tu m’as fait peur, lui dit-elle sur un ton léger.

La seule pensée de la rencontre de ce corps avec la fermeté rigide du parquet la fit tressaillir.

Il redressa la tête. Une explosion d’émotion se propagea dans les pupilles de Fleure. Le beau prince de ses rêves agités se trouvait devant elle. Il resta sans réaction. Il ne prononça pas le moindre mot.

La voix de madame Lesueur, le professeur de gymnastique, dissipa cet instant magique.

— Tu n’es pas blessé mon petit ?

— Non, Madame !

— Heureusement que vous étiez là ma fille.

— Oui, répondit timidement Fleure.

Elle devina les regards admiratifs de l’assemblée masculine. Ils se regroupèrent en essaim sur le lieu de l’incident.

— C’est bien peu de chose, poursuivit-elle en tentant de faire bonne impression.

Madame Lesueur se pressa de remettre de l’ordre dans les esprits.

— Allons, messieurs ! Nous reprenons le travail. La cascade est terminée.

La gent curieuse se hâta de reprendre les activités physiques. Sébastien, à petits pas, s’éloignait en direction de la troupe mouvante. Elle le fixait et le vit se retourner.

— Merci, murmura-t-il.

Elle ramassa les ballons et se décida à rejoindre ses camarades filles. Elle perçut l’impatience du professeur de gymnastique.

— Tu en as pris un temps ! Tu les as fabriqués ou quoi ces ballons ?

— J’ai dû secourir un bel homme en détresse.

— Tu te fiches de moi ! Au lieu de débiter des sornettes, tu ferais mieux d’apporter les ballons. Les autres sont impatientes de débuter le match.

Dès que le match s’acheva. Elle partit rapidement à la recherche de Sébastien.

Sa course se termina non loin de l’entrée principale du gymnase. Les garçons étaient en train de plier bagage. Par petits groupes, ils s’en allaient le pas lourd, conséquence de l’intensité des efforts fournis.

Les nerfs à fleur de peau, elle égrenait les minutes. Tel un soldat au garde-à-vous, elle offrait un salut improvisé au défilé des jeunes hommes.

Sur le parking, placé un peu plus loin, venait de se garer une voiture, un coupé sport BMW. L’allure du bel engin forçait l’admiration.

Super géniale la bagnole ! se dit Fleure.

Les pneus extra larges débordaient de la carrosserie. La calandre spéciale conférait à l’imposante machine une agressivité de fauve. Une lumière étincelante jaillissait des jantes en aluminium, et mettait en valeur sa robe de fer rouge sang. La portière gauche de l’engin s’ouvrit. Une jeune femme en sortit. Elle semblait avoir la vingtaine. Elle devait mesurer un mètre soixante-dix. Elle était en tailleur et ralliait tous les regards. Une mèche de ses cheveux blonds pendait au milieu de son front. Elle avait un profil de blonde aryenne. Des yeux clairs trônaient au milieu de ce visage. Elle possédait une sacrée dégaine, le haut personnage. Elle enleva avec une infinie délicatesse ses gants de conduite. Sans faire un pas, elle ferma la portière et s’accouda sur l’auto.

Qui peut-elle espérer ? se demanda Fleure.

Elle affichait cet air hautain qu’arborent certains gens aisés. Elle paradait comme reine en sa cour.

Sans s’étendre davantage sur cette majesté, Fleure revint à sa belle espérance. Durant la courte distraction, il s’était montré aux portes du gymnase, accompagné de trois copains. Fleure se préparait à rompre la conversation des jeunes personnes lorsqu’un appel intervint.

— Sébastien ! Je suis ici !

Fleure orienta son regard vers le point d’appel. Quelle ne fut sa stupéfaction ! C’était la rutilante visiteuse, la gravure de mode à la voiture prestigieuse.

— Sébastien ! poursuivit-elle. Dépêche-toi ! Tes parents nous attendent.

— Comment ? s’étonna Fleure, elle connaît ses parents, et qui plus est, ils me paraissent très intimes.

Elle vit Sébastien se dépêcher de rejoindre la jeune femme. Il monta dans le bolide, s’installa au côté de l’inconnue. À l’arrivée fulgurante suivit un départ du même genre. Il ne demeurait qu’un nuage de poussière qui recouvrit le parc à voitures et l’esprit de Fleure. Elle quémandait au ciel l’attitude à adopter. Sonnée, elle titubait, frappée d’un uppercut du destin, pas encore K.O, elle espérait un gong hypothétique qui la sortirait de ce cauchemar…

Deux jours passèrent sans qu’elle ait eu l’occasion de revoir Sébastien. Encline au pessimisme, Fleure ressassait, sans arrêt dans sa pauvre tête, l’image de Sébastien à côté de la princesse.

Elle percevait, avec une acuité redoutable, la scène du stade. Elle revoyait l’apparition de l’outrageuse automobile ainsi que la présence de cette maîtresse femme.

Voici la fin du dernier cours de la journée. Elle traversait le préau encombré de lycéens qui se ruaient vers la sortie. La porte du lycée dépassée, elle eut le déplaisir d’apercevoir l’aveuglante lumière des jantes en aluminium de la fameuse voiture.

Elle était revenue, la briseuse de rêves. Elle distingua la silhouette de Sébastien près du chauffeur. Pour la deuxième fois de la semaine, le fougueux destrier disparut promptement.

Dans l’esprit de Fleure, le doute s’installait. Si elle conservait un espoir. Il venait d’être balayé par l’omnipotence d’une autre.

***

Chapitre III

Le mois de novembre s’annonçait si terne. L’automne donnait sa large mesure. Des nuages sombres habillaient le ciel ; ils ne laissaient filtrer qu’avec parcimonie de petits filets de lumière rassurante.

Fleure n’arrivait pas à faire taire ce sentiment qu’elle éprouvait pour Sébastien. Elle aurait tant aimé que les événements se passassent autrement. Tous ces faits la plongeaient dans une profonde réflexion. Elle qui était introvertie. Elle n’avait pas besoin de cela pour se couper du monde qui l’entourait, et pourtant, elle devait reprendre courage, oublier Sébastien et se consacrer à ses études.

Le premier cours de la matinée, une heure d’histoire, se termina dans un calme habituel. Il était certain que les cours de mademoiselle Barbotin ne constituaient pas un modèle de dynamisme. Ils s’apparentaient plutôt à une cure de sommeil.

La vilaine dame, ou du moins vieille fille, était courte sur pattes. Quelque peu bossue, elle avait le nez de travers. Ses lunettes s’équilibraient mal sur le visage. Elle s’affichait avec les cheveux en désordre, parsemés de mèches blanches. Elle s’habillait, à la manière des mémés de jadis, de très longues robes aux couleurs sombres. Elle rassemblait par son accoutrement, son allure et son langage à la somme de tout ce qui pourrait dégoûter un homme.

Même si les remarques désobligeantes fusaient à longueur de cours sur l’insolite créature, elle laissait courir les rumeurs, indifférente au mépris qui la fustigeait. Inlassablement, elle commençait ses cours en extirpant de sa mallette un paquet de polycopiés qu’elle prenait soin de distribuer à chaque élève. Une fois la répartition terminée, elle s’asseyait derrière son bureau et, d’une voix monocorde, elle s’appliquait à relire le contenu des feuilles. Le procédé suscitait parmi les lycéens une ineffable apathie.

Avant le prochain cours, Fleure disposait d’une heure de liberté qu’il fallait mettre à profit. En compagnie d’Alice, elle se rendit à la salle de permanence afin de revoir en commun un exercice de mathématiques.

La salle se situait au rez-de-chaussée. Elles prirent place à une table près des fenêtres qui donnaient sur le terrain de sport. Fleure retira de sa serviette le livre de mathématiques ainsi qu’un bloc-notes. Alice en fit autant. Elles paraissaient décidées à résoudre l’équation algébrique.

— Dis-moi Fleure ! As-tu compris la théorie des ensembles ?

— C’est-à-dire que j’ai tenté de suivre l’affaire, mais j’avoue que le prof allait trop vite dans sa démonstration. J’ai rapidement décroché.

— Charmant ! Au cas où tu l’ignorerais, l’exercice à traiter porte sur ledit sujet. À mon humble avis tu es mal barrée ma chère !

— Justement, toi qui as la bosse des maths. Tu vas te faire un plaisir de m’enseigner la bonne parole. N’est-ce pas, ma petite Alice ?

— Je m’en doutais. Ta proposition de passer l’heure ensemble était intéressée.

— Ça change ! Habituellement, c’est toujours toi qui m’agresses et me pousses à faire ce que je ne veux pas.

— Bon ! Bon ! Si l’on se mettait au boulot. Nous n’aurons pas assez d’une heure pour résoudre le problème.

Fleure fit tomber son stylo.

— Mince !

Elle pencha le buste en arrière et allongea la main afin de récupérer le stylo. Ce mouvement la déséquilibra. La chaise sous le poids oscilla, ses deux pieds avant décollèrent. Alice ne rata pas l’opportunité. À l’aide de son pied gauche, elle accentua le déséquilibre et exerça une poussée verticale sur l’un des pieds décollés de la chaise.

Sous cette force, la chute fut irrémédiable. Fleure s’affala, dans un vacarme retentissant, sur le carrelage poussiéreux.

Alice s’esclaffa.

— Tu joues à l’équilibriste ? À l’école du cirque, il ne voudrait pas d’un élève aussi maladroit.

— Alice ! Tu es vraiment insupportable. Tu ne peux pas t’empêcher de faire l’imbécile.

— Que veux-tu ? C’est plus fort que moi.

Encore sur les fesses, Fleure maîtrisa sa colère. Elle se décida à se remettre debout. Elle se promit qu’un jour, elle se jouerait de sa turbulente acolyte.

Elle époussetait ses vêtements, lorsqu’un groupe d’élèves fit irruption dans la salle de permanence. Toujours occupée à se nettoyer, Fleure ne remarqua pas les nouveaux venus. Elle se rassit, affligea un coup de coude à Alice qui ne cessait de pouffer de rire.

— C’est malin ! répliqua Fleure.

— Il n’empêche que tu as été vachement surprise. T’aurais dû voir la scène. On se serait cru dans l’un de ces dessins animés de Tex Avery. C’était tordant.

— Arrête maintenant ! Il faut bosser.

— Tu n’es pas marrante ! Tu es trop sérieuse.

— Arrête de déconner ! Les maths ne m’ont jamais fait rire.

— D’accord ! D’accord ! Mettons-nous au travail mademoiselle la rabat-joie.

À un moment, Fleure porta son attention sur une silhouette masculine qui lui sembla familière. Elle ne voyait que le dos de l’individu, mais son aspect lui rappelait une connaissance. Le stylo à la bouche, les yeux rivés sur ce dos, elle attendait.

— Qu’as-tu ? questionna Alice, tu es toute bizarre.

— T’occupe ! Je réfléchis.

— Penser te met dans un drôle d’état. Si j’osais, je dirais que tu es toute pâle, ma vieille.

— C’est malin. Cesse de dire des bêtises ! Résous plutôt l’équation !

— Assurément ! À vos ordres, chef !

C’était bien lui. Il venait de se retourner. Par ce mouvement plein de fougue, il fit voler sa magnifique chevelure, dont quelques mèches vinrent recouvrir son visage. De sa main droite, il écarta les cheveux rebelles. À cet instant, il posa les yeux sur Fleure. Elle resta paralysée. Avait-elle imaginé plus belle vision ?

Pourtant à travers ce type d’agitation, le visage d’une femme parut, un être à la tenue éclatante, avec une voiture de sport resplendissante. Avait-elle oublié les raisons de sa mélancolie ?

Elle détacha son regard et se replia sur elle-même. Elle évitait la lueur de ses jolis yeux pers. Elle craignait d’éprouver une souffrance beaucoup trop grande. Trop de différences se dressaient entre eux, et qui plus est, il semblait déjà en parfaites accointances avec une femme. Elle releva la tête. Elle voyait le beau Sébastien. Elle se leva, sortit de la salle, se retrouva seule dans le couloir, adossée au mur.

Alice, étonnée par la sortie inopinée de sa camarade, la rejoignit.

— Fleure ! Que se passe-t-il ? Tu m’as l’air contrarié. Tes yeux sont rouges. Tu pleures !

Tendrement, elle posa une main sur l’une des épaules de Fleure.

— Crois-tu que je n’ai pas remarqué ton manège ? Ces questions sur Sébastien et maintenant à son arrivée, ton étrange comportement. Tu aurais dû m’écouter ! Je t’avais dit que tu t’attaquais à forte partie. Ne te prends pas la tête à cause de lui ! Essaye de l’oublier tout de suite, sinon tu n’as pas fini d’en baver.

— Tu crois que c’est facile ! Je pense à chaque instant qu’un mince espoir peut exister.

— Je te suis. Tu es trop sensible. Si j’étais toi, je lâcherais le morceau. Sois réaliste ma fille ! Sébastien, il n’est pas pour toi.

— Tu as s’en doute raison.

Sur ces dernières paroles, les deux amies regagnèrent le cours suivant.

***

Une fois que le malheur naît, il prend un malin plaisir à détruire, avec une minutie redoutable, les rêves d’espérance.

À l’horizon, un autre désagrément d’ampleur vint frapper la famille Roselas.

Son père, Iréné Roselas, un homme à la carrure imposante, était menuisier de son état. La conjoncture voulut qu’il subisse les avatars d’une crise économique. Sans autre forme de procès, il se retrouva au chômage technique pour une durée indéterminée.

Ce père était quelqu’un de tenace dans la vie. Il en imposait, du haut de son mètre quatre-vingt et ne semblait pas sujet aux outrages des ans. Il assumait sa cinquantaine.

Le chômage représentait un fléau aux conséquences dévastatrices. Cette situation nouvelle posa des problèmes à la famille Roselas.

Ils étaient cinq enfants. Son grand frère, Fortuné, travaillait en tant qu’aide-comptable depuis un an déjà. Il n’avait pas souhaité poursuivre ses études. Le besoin de vivre sa vie avait été l’élément fondamental de son choix. C’était en ces termes qu’il avait exposé son point de vue aux parents. Il avait loué un studio dans le 19e arrondissement de Paris. L’activité trépidante des nuits parisiennes le stimulait. Pour faire la fête, il n’était jamais le dernier.

Il restait quatre enfants à la charge des parents, notamment du père qui assurait, seul, l’unique rentrée d’argent, pourvoyant aux besoins de la communauté.

Devant la situation néfaste, il convenait de trouver une solution. Un programme de restriction fut mis en place par le chef de famille, afin que, malgré la gêne, ses jeunes frères, sa sœur et elle-même puissent continuer leurs études.

La rigueur entrevue lui paraissait trop considérable. Fleure conçut un tout autre scénario. Elle envisageait de mettre un terme à ses études et de rechercher un emploi.

Son père et sa mère s’insurgèrent et la prièrent de prendre patience. Les choses se tasseraient. Le temps arrangera tout.

***

La vie continuait au lycée. Le cours de géographie débuta. Sans rien changer à ses manies, Mlle Barbotin, l’intrépide fée Carabosse, comme la surnommaient la plupart des élèves, s’évertuait à distribuer pour la énième fois ses fameux polycopiés. Fleure s’apprêtait à ranger la feuille quand un titre en gros caractère éveilla sa curiosité, « Les Antilles françaises ».

Ah ! Ah ! Une chose intéressante, se dit-elle.