La Dame de Brassempouy - Christian Lemarcis - E-Book

La Dame de Brassempouy E-Book

Christian Lemarcis

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Beschreibung

La Dame de Brassempouy est l'histoire d'une passion amoureuse, dans un petit village de la Chalosse, à la fin du 19ème siècle.C'est aussi l'histoire de l'émancipation d'une femme.

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Hélas, tant que l’humanité sera l’humanité, cette femme ne restera pas entièrement sans excuses.

Hermine Lecomte de Noüy

Pour Denise Perroudon,à travers les âges toujours reconnaissant, son élève toujours dissipé.

À ma fille aînée Adeline :

l’ensemble des Jules Verne dans les cartonnages Hetzel, le bronze de Barye représentant un lion attaquant un serpent, le vase en cristal de Murano, les deux bergères estampillées, le petit tableau de Fantin-Latour.

À mon fils cadet Jean-Honoré :

le tableau d’Étienne Mondineu, représentant une fête en Gascogne qu’il aimait tant autrefois, le vaisselier de la salle à manger avec le service de Limoges, les chandeliers en argent, la copie de La Madone au coussin vert d’Andréa.

À mon petit-fils Pierre-Louis :

le manuscrit de Chateaubriand qui appartenait à son grand-père.

À ma petite-fille Adrienne :

le piano à queue Pleyel en bois de palissandre.

À ma petite-fille Renée :

les deux vases de la compagnie des Indes.

À mon petit-fils Jean-Pierre :

la grande lampe de Gallé.

À ma petite-fille Blandine :

la ménagère en argent.

À mon neveu Vivien, élève des Beaux-Arts :

le dessin à la sanguine de Watteau.

À ma nièce Élodie :

le cartel en marqueterie Boulle.

À ma nièce Lucie :

la tapisserie d’Aubusson du vestibule.

À Louis Vargas, mon filleul :

le buste de Voltaire, par Houdon.

À son père Denis qui en fera le meilleur usage du monde :

ma bibliothèque scientifique.

À Mariette, ma fidèle cuisinière et amie, dans sa retraite montoise, pour célébrer ses cent ans (son immortalité de cœur):

les santons de Provence et les pichets bretons qui nous faisaient tant rire.

À Madame Desgranges, qui fut une bonne gouvernante, sans toutefois occulter le souvenir de mon bon et fidèle Firmin :

le trumeau de l’entrée.

À ma meilleure et généreuse amie, Johanne de Fontbreuse :

la réplique de la Dame à la capuche, sculptée jadis par mon fiancé, et mon exemplaire du Lys dans la vallée, pour qu’elle n’oublie pas les rares souvenirs qui nous unissaient si tendrement du temps de notre jeunesse.

Enfin, last but not least, à Ange Prévost de Gloannec, curé de Brassempouy et confesseur indigne :

mon missel relié en peau de chagrin.

Ces objets sont légués, non en fonction de leur valeur marchande, mais en raison des souvenirs qui s’y rattachent.

Pour le reste de ma succession, c'est-à-dire mes biens meubles et immeubles, ainsi que mes comptes, liquidités et valeurs, enfin le peu qu’il en reste, je les lègue à l’orphelinat des Dames de Libourne.

Je désire que mes effets, mes photos et mes papiers personnels soient brûlés devant notaire (y compris ma correspondance, sauf les lettres de Fantin qui se trouvent dans ma boîte à bijoux et qui seront déposées sur mon sein, dans mon cercueil).

Chaque année à la Toussaint, je désire que soit fleurie la tombe de Firmin, mon fidèle majordome. Je demande que soit gravée sur ma pierre tombale l’image de la Dame à la capuche.

Enfin, même si cela paraît extravagant, immoral ou impie, j’exige d’être inhumée au cimetière de Brassempouy dans la sépulture de mon Fantin, dont la concession perpétuelle sera prélevée sur ma rente.

Dieu ne saurait proscrire ceux qui se sont aimés.

Maître Ribeton, notaire à Saint-Sever, sera mon exécuteur testamentaire.

Fait à Dax, à la maison de repos Passiflore, rue de la fontaine chaude de Nehe, le 1er janvier 1918.

Sommaire

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE 2

CHAPITRE 3

CHAPITRE 4

CHAPITRE 5

CHAPITRE 6

CHAPITRE 7

CHAPITRE 8

CHAPITRE 9

CHAPITRE 10

CHAPITRE 11

CHAPITRE 12

CHAPITRE 13

CHAPITRE 14

CHAPITRE 15

CHAPITRE 16

CHAPITRE 17

CHAPITRE 18

CHAPITRE 19

CHAPITRE 20

CHAPITRE 21

CHAPITRE 22

CHAPITRE 23

CHAPITRE 24

CHAPITRE 25

CHAPITRE 26

CHAPITRE 27

CHAPITRE 28

CHAPITRE 29

CHAPITRE PREMIER L’adieu à Bordeaux

Au printemps 1892, âgée de cinquante-trois ans (soit peu de temps après le décès de son époux à la fin d’une vie de cynisme et d’oisiveté), Madame Coraline de Saint-Cricq se retira dans ce qu’elle appelait sa campagne et que les villageois nommaient le château. C’était un ancien prieuré devenu maison seigneuriale, remis au goût du jour par un célèbre architecte dacquois. Cette campagne se situait dans le village de Brassempouy, en Chalosse.

Après avoir vendu à l'encan tout son mobilier et les objets d'art qui le décoraient, elle s'était séparée de son hôtel particulier, place de la Bourse à Bordeaux. Elle avait aussi remercié sa nombreuse domesticité, non sans chagrin, indemnisant généreusement les gens qui l’avaient fidèlement servie, certains pendant plus de trente ans, ne conservant auprès d’elle que son vieux majordome Firmin et sa fantasque cuisinière Mariette. Une semaine auparavant, ils avaient rejoint Brassempouy afin de mettre un peu d’ordre dans la maison.

Par un beau lundi de mai, soit moins d’un trimestre après sa résolution, elle avait parcouru, au point du jour et au pas de charge, les vingt pièces de sa demeure girondine.

Malgré le peu de joie qui lui y fut donnée, elle quittait sans rancœurs ni ressentiments, et sans nulle émotion, cette vaste et froide maison bourgeoise qu’elle appelait la maison du commandeur, où elle avait tant espéré et tant souffert. Elle y laissait surtout l’ombre d’un mari violent qui lui reprochait l’indépendance de son caractère et une soi-disant habileté dans l’art de plaire. Le cœur de Coraline était un paysage vertueux dont l’ordonnance naturelle eût émerveillé les âmes les plus sensibles. Malheureusement, son époux n’était pas de celles-ci ; il appartenait plutôt à cette confrérie des brutes et des orgueilleux, club qui proliférait dans la bonne société, au-delà même des rives de la Garonne. Il était dans l’ordre des choses que monsieur de Saint-Cricq ne comprît point de quel trésor il disposait en la personne de son épouse.

Accablée par ses souvenirs, Coraline poursuivait la traversée de sa demeure où l’absence de mobiliers rendait encore plus bruyant l’écho des reproches de son époux défunt. Cependant elle était soulagée. Elle laissait derrière elle de longues journées d’ennui et des nuits de terreur sans fin, mais son cœur n’avait point de rancune ni de colère, juste l’amère sensation d’être passée à côté de sa vie. Rien ni personne n’aurait pu vaincre sa détermination. Elle voulait faire table rase du passé, accéder à une autre existence, plus calme, plus détendue, en un mot saine, en harmonie avec ses sentiments, une existence où elle ne serait plus l’épouse de, mais simplement Coraline.

Dorénavant, elle n’aspirait qu’à l’oubli.

Après avoir remis les clefs aux nouveaux propriétaires, elle était montée dans le carrosse qui l’attendait sous le porche et, sans un regret pour la vie qu’elle laissait derrière elle, déterminée à ne pas s’attendrir, elle avait quitté Bordeaux et son aristocratie du bouchon.

- En route, cocher ! Je veux être à Solférino avant seize heures. Je passerai la nuit à l’auberge du village et demain, dès potron-minet, nous partirons pour Brassempouy. Le voyage est long. Les cieux nous sont cléments. Nous n’avons pas une minute à perdre.

C’était l’heure où Bordeaux s’éveillait. Dans les quartiers grisâtres, les gens se bousculaient sans se voir. Ils s’agitaient, ombres fugitives en quête d’un désir ou d’un aveu qui justifierait leur existence anémiée, puisant çà et là l’eau de l’espoir aux puits incertains que les bâtisseurs des villes avaient disséminés sur leur chemin, écoutant leur cœur battre comme l’écho d’un abyme, las de lutter sans but, mais serviles au bonheur, car ils savaient, ayant vécu maintes naissances et maintes agonies, qu’il n’y a rien d’autre qui compte, dans cette vie qu’on nous impose, que l’éclosion de la joie.

La calèche, portant le blason des Saint-Cricq, longea les quais de la Garonne où, lourds encore de leur chargement et de leur passé esclavagiste, les grands voiliers des négociants en vin étaient amarrés, puis sortit de Bordeaux par la barrière sud. Les promeneurs qui la croisèrent furent surpris de sa vitesse et se dirent qu’il y avait, sans doute, quelque mystère dans cette hâte qui évoquait la fuite de la maison royale à Varennes.

Le carrosse défilait en effet à tombeau ouvert. Il traversa la forêt de pins maritimes que Napoléon III avait décidé de planter, lors de sa visite de 1855, durant laquelle il fut enthousiasmé par le travail du jeune et audacieux ingénieur Jules Chambrelent qui avait métamorphosé des plaines marécageuses, toujours insalubres et nuisibles, en plantations fertiles et en pinèdes dont la gemme devait sortir le pays de sa misère.

Dès qu’on eut quitté les faubourgs de Bordeaux et de Bègles, Coraline de Saint-Cricq avait poussé de profonds soupirs. À présent, penchée à la fenêtre de sa berline, elle put s’imprégner de la senteur des pins et nettoyer ses poumons des poussières citadines. Dans un cristal de brume, sa longue chevelure se détacha comme une crinière sauvage. Sa respiration s’accentua. Ses joues se colorèrent. Sa poitrine se libéra. Elle revivait !

Quand ils arrivèrent dans le charmant bourg de Solférino, elle descendit de la calèche en titubant, les cheveux défaits, le regard vif. Elle semblait une femme ivre. En vérité, elle était une autre femme, une femme neuve, dégagée de toutes contraintes sociales, libérée de ses tourments, ayant enfin brisé le carcan des convenances sociales et des entregents bourgeois.

Ce n’était pas Madame de Saint-Cricq que les aubergistes accueillirent, mais Coraline, une Coraline nouvelle, une Coraline ressuscitée.

- Madame a-t-elle fait un bon voyage ? lui demanda la servante qui l’accompagnait jusqu’à sa chambre en portant le lourd bagage à main contenant son nécessaire de toilette.

- Ce ne fut pas un voyage, mais une délivrance !

La jeune paysanne la regarda avec étonnement. Décidément, ces dames de la ville sont très mystérieuses et elles ne sont assurément pas comme nous.

Quelle joie de se sentir libre ! Dès le trépas de son mari, cet homme brutal et jaloux qui, non seulement la trompait ouvertement, l’humiliait, mais aussi l’injuriait et à l’occasion la frappait, elle avait connu un premier répit ; aujourd’hui, ce répit avait le goût d’une renaissance.

Jamais plus elle ne serait outragée, jamais plus elle ne sursauterait à l’approche d’un homme, jamais plus ses nuits ne seraient perturbées par ces cauchemars qui vous poursuivent même éveillée, jamais plus elle n’aurait peur, jamais plus on ne la mépriserait, jamais plus on ne la plaindrait. Rien n’existerait dorénavant de ce qui entravait jadis sa destinée.

Au soir de cette première journée de liberté, après avoir dîné frugalement d’un velouté d’asperges et d’une salade de légumes de saison, seule dans sa chambre d’hôtel, rêvassant devant la fenêtre ouverte sur la campagne qui sentait bon les bruyères et les pins qu’on ne distinguait qu’à peine, un voile de bruine bleue flottant dans l’horizon, éreintée, mais heureuse, elle rédigea deux cartes postales pour ses enfants et une longue lettre à Johanne. Dans ce billet, elle détaillait les raisons de son départ, son désir d’horizons, son émancipation, ses vérités...

Puis elle fit un brin de toilette et enfin, lorsque retentit la cloche de l’angélus signifiant la prise de pouvoir des anges de la nuit, elle se coucha et s’endormit comme un nouveau-né.

Le lendemain, avant midi, elle entrait dans sa campagne brassempouyaise.

Mes enfants, je vais mourir.

À l’heure où vous recevrez cette lettre, ce n’est qu’une question de jours. Les médecins sont formels : il n’y a pas de remède. Du reste, je sens moi-même, je vois chaque jour, que la vie s’échappe comme la lumière du crépuscule rase l’horizon. Il paraît que les soleils aussi peuvent s’éteindre. Le mien - oh ! un tout petit soleil… - a commencé son déclin il y a plus de vingt ans.

Je suis entrée dans un âge sans lendemain. Voilà pourquoi j’ai rédigé mon testament et cette lettre, en forme de confidence, à vous seuls adressée. Trop longtemps ma vie fut gouvernée par le silence. Le temps est venu de le rompre.

Je sais que ma mort sera insignifiante au milieu des drames qui nous accablent. Notre société est devenue folle et je la quitterai sans amertume. Je songe ici particulièrement à mon petit-fils Pierre-Louis qui, dans les tranchées de la Marne, sous l’empire de la barbarie humaine, vit de cruels instants pour servir je ne sais quels idéaux qui me dépassent et me scandalisent.

Que pèse la vie d’un enfant au regard des intérêts de la nation ?

Pour moi, qui suis inutile à présent, je n’espère qu’une chose : le devancer dans la mort, pour ne pas en éprouver la tristesse.

CHAPITRE 2 Éloge de la campagne

Le village de Brassempouy s’étend sur plusieurs centaines de mètres le long d’une route unique où, tels des moutons grégaires, se blottissent d’étroites maisons de pierres nues et dorées, tournées vers le levant. Il serpente le long d’un vallon qui déploie sa perspective jusqu’aux contreforts des Pyrénées. C’est ce qu’on appelle en Aquitaine une bastide-rue. Broyé comme dans un étau, entre deux mâchoires de terre, au nord la lande des Herrères et au sud la barthe de Larribère, il est clos d’un côté par le château et de l’autre par l’église, coiffée d’une capuche à dentelle, dont les ardoises, scintillant sous la lumière du Sud, paraissent mille facettes de pierres précieuses.

Tout autour, vaste écrin de sombres émeraudes, la forêt. La forêt, sombre et taiseuse, bouillonnant de mystères, teigneuse, hostile, vindicative. Broussailleuse. De toutes les futaies, dressant leurs griffes noires et velues, armes de combat, jaillissent les ronciers, les orties, les ajoncs menaçants. Gare au promeneur imprudent, ses mollets s’en souviendront longtemps… Ici, toute une société d’animaux discrets et malicieux peuple cette cité d’arbres centenaires. Mais on ne les voit jamais. Ils sont là, ils nous flairent, nous auscultent, mais ils ne se montrent point. À peine aperçoit-on, par surprise, un écureuil dépouillant un noisetier, un chevreuil dégustant quelques sauvagines, une araignée au regard souterrain. Ils vous dévisagent craintivement, semblant vous dire : Que fais-tu là ? Ne vois-tu pas que c’est mon royaume ?

Dans ce royaume de faune et de flore, d’âpre liberté, l’homme est un intrus. Son pas, trop lourd, malhabile, saccage l’humus spongieux, fait de saine pourriture et d’humidité, ses mains indiscrètes agressent les ramures aux savants feuillages, quant à ses fusils, auxiliaires de la mort... L’homme qui, depuis Lucrèce, chante la nature s’évertue à la détruire, égratignant de son splendide orgueil les plus belles œuvres de l’univers.

La traversée de Brassempouy est assez pittoresque, épuisante en été quand les rayons du soleil se réfléchissent sur la pierre blanche de la Chalosse, car la chaleur y est caniculaire. Quand on entre dans le village, venant de l’ouest, on découvre de vieilles bâtisses paysannes, un peu fatiguées, qui semblent se soutenir les unes les autres, tels des grognards de retour de Russie. En descendant, on passe devant l’église et sous un porche qui ressemble à un arc de triomphe, alors les maisons sont plus espacées. Leurs façades, sous un capuchon de toit de tuiles plates qui se dorlotent paresseusement au soleil du midi, sont arrogantes, heurtées, presque vindicatives; elles s’enorgueillissent d’un jardin souriant, luxuriant, qui sent bon la dignité, pas encore la richesse, mais le bien-être.

Un pas de plus vers l’opulence, et on arrive au bout du village. Là, belle et triomphante, jaillit le logis de Coraline de Saint-Cricq. C’est une vaste demeure à la silhouette lourde et imposante, en pierres taillées, couronnée de tuiles plates, ceinturée de hautes fenêtres à petits carreaux, dominant - comme calée dans son trône de verdure -, une vallée qui se confond avec l’horizon où alternent les prairies somnolentes et les forêts domaniales. La maison, que les Anglais appelleraient un cottage, datant du XVIIIe siècle, époque où l’on avait un goût certain pour les belles choses et où l’architecture était encore une politesse, aurait eu une certaine harmonie si l’architecte, à qui monsieur de Saint-Cricq, rejeton décadent de l’aristocratie chalossaise, avait confié la restauration, ne l’avait affublée d’une tour octogonale, aussi disgracieuse que les grimaces qu’on voit dans les tableaux de Bruegel l’ancien ou sur les gargouilles de Notre-Dame.

Elle est meublée avec ostentation, notamment le vestibule, la salle à manger et le salon principal sont décorés de grands tableaux de petits maîtres et d’authentiques tapisseries d’Aubusson dont les motifs trahissent le goût du maître de maison pour la chasse, ayant été lui-même Grand-Veneur. Il y a, à chaque fenêtre, de lourds rideaux teints de rouge d'Andrinople et sur les tabliers en marbre des cheminées, des candélabres en argent massif, des biscuits de Sèvres, sujets de Pigalle ou de Falconnet et une immense horloge bavarde et orgueilleuse, en porcelaine de Meissen, surmontée d’un couple en partance - ou en retour ? - pour Cythère. Le tout est d’un charme désuet. Malgré ce luxe prétentieux, mais auquel elle n’avait jamais prêté aucun attachement, Coraline de Saint-Cricq s’y trouvait bien. Elle y vivait avec parcimonie, s'occupant de son jardin et recevant le curé du village, l’abbé Prévost de Gloannec, originaire de Basse Bretagne, homme versatile et ecclésiastique de second rang - il se disait de lui, dans les corridors épiscopaux, qu’il avait fait vœu de pauvreté… d’esprit -, qui venait lui lire les Saintes Écritures. De l'orphelinat de jeunes filles que tenaient les sœurs augustines, à trois lieues de sa demeure, elle accueillait de temps en temps de jeunes demoiselles. Celles-ci secondaient Mariette dans les tâches ménagères et tenaient compagnie le soir venu à la châtelaine qui leur prodiguait des leçons d'orthographe et de musique. À ses heures perdues, elle pratiquait l'aquarelle. Mais le plus clair de son temps, elle le passait à méditer.

En dépit de son âge, de son veuvage et des tourments de sa vie, Madame de Saint-Cricq était une belle femme. Elle faisait exception au principe balzacien qui veut qu’une femme, en ce temps-là, fût vieille à trente ans. Le teint frais, le visage agréable constellé de taches de rousseur qui lui donnaient cet air enfantin qu’on voit chez les jeunes dames des pastorales de Watteau, la bouche pulpeuse, de grands cils sous lesquels s’abritaient des yeux d’un bleu intense, une chevelure auburn et abondante qui s’achevait en boucles délicates sur ses épaules, le corps bien fait, ni trop grand ni trop petit, on aurait pu coucher sa silhouette sur le grand livre de la séduction féminine.

Du reste, elle avait eu jadis des coquetteries mélancoliques qui la rendaient charmante aux yeux des hommes. On louait ses vertus et ses grâces, célébrait sa délicatesse, son pied mignon, la comparant à celles que l’on trouve dans les tableaux des primitifs flamands, un peu pâles, un peu maladives, mais terriblement séduisantes.

Il était révolu le temps de son enfance, quand on disait d’elle ce qu’on entend dire parfois dans les familles, en désignant une petite fille disgracieuse, un jour elle sera belle. Et de fait, l’étant devenue à trente ou quarante ans, elle le demeurera jusqu’à son dernier jour. Ces femmes-là ont un avantage sur leurs rivales aux beautés tumultueuses, ces odalisques de salon : elles ne concourent pas pour les prix de beauté et n’exhibent pas, dans les foires ni sur les marches du palais, leurs appâts conquérants. Elles ne les révèlent à leur bien-aimé que dans l’intimité de l’alcôve.

Cependant, Madame de Saint-Cricq, pour être séduisante, n'était pas une femme coquette. Ni originale ni dévote, elle n’appréciait vivre que dans la solitude et le recueillement. Loin du monde et de ses agitations. Cette existence quasi monastique, qui faisait saliver les méchantes langues du village, lui procurait un bonheur paisible qui se mesure chichement sur la balance d’un usurier, non pas un bonheur qui eût défié la chronique, mais sage, intime, un de ces bonheurs qui ne constitueront jamais la trame d’un roman - ni même d’une berquinade - de peur d’ennuyer les lecteurs.

De sa vie passée, faite de réceptions et de mondanités, elle semblait à jamais détachée, sans nul regret, peut-être une once de remords et encore, tant elle détestait la femme qu’elle avait été jadis, cette coquette ambitieuse et futile. Elle n’avait guère d’inclination pour ce qu’on appelle communément les aventures et, quand elle considérait ses frasques d'autrefois, qui n’étaient en réalité que des péchés véniels, ses humeurs et ses caprices auprès d'un mari volage et violent, il lui semblait que c'était une autre femme qui les avait vécus, quelque personnage de roman.

Désormais, rangée dans son exil campagnard, elle n’avait plus d’autre ambition que d’achever sa vie, paisible et monotone, entre ses rosiers et ses aquarelles.

À ne plus faire de projet, elle avait perdu tout désir d’avenir.

Quand il lui arrivait de lire un roman - chose rare au demeurant, elle qui en avait été tant friande -, elle en observait les protagonistes avec dédain, les jugeant superficiels, puérils, souvent arrogants. Certes, elle avait joui autrefois de cette vie facile, de ces bals frivoles, de cette désinvolture mondaine, de cette superficialité. Il est vrai que dans sa jeunesse, du temps de sa splendeur, comme on dit d’une femme qui se néglige, le libertinage était à la mode. Mais c’était autrefois, d’autres usages, d’autres mœurs, d’autres temps.

L'âge venant, la sagesse avait gagné de l’emprise sur elle. Recluse dans sa propriété brasssempouyaise, loin de toute agitation mondaine, elle pouvait enfin savourer, avec une certaine gourmandise, l’apaisement des sens. Ce n'est point que les siens se fussent éteints, non, elle demeurait une femme sensuelle, raffinée, gourmande des joies simples de l’existence, mais ses victimes n'étaient plus l'objet de ses caprices. Ses sens vibraient au contacte de choses simples et anodines, quotidiennes : la naissance d’un chaton, l’éclosion d'une rose, la senteur du lilas ou de la glycine qui serpentait sous la tonnelle de son jardin, le passage d’un nuage aux formes intrigantes, la brise vespérale qui vous caresse la joue, les étoiles… Tout ce que jeune, elle fut dans l’incapacité de savourer.

Vivre paisiblement, loin de tout. N’était-ce pas cela, l'essence du bonheur ? Du moins le croyait-elle. Et de fait, vivant retirée dans sa campagne, presque cloîtrée, nonne sans cornette, elle avait la sensation curieuse et belle, si belle, de s'être retrouvée, telle qu’en elle-même, de tendre la main à cette petite fille qu'elle fut jadis et qui s'émerveillait d'un rien, d’en être devenue en quelque sorte la grande sœur.

En vérité, pensait-elle, il ne faudrait pas devenir adulte. On devrait passer de l'enfance à la vieillesse, ignorer les turpitudes d'une existence pervertie par la société, refuser les entregents où vous condamne une position sociale tant abhorrée. Ne plus redouter de rencontrer quiconque. Être soi, tout bonnement. Vivre dans l’instantanéité, dans l’intuition du moment.

- Mon Dieu, que le monde serait simple hors du monde !

Madame de Saint-Cricq se faisait souvent de pareilles réflexions qu'elle partageait avec le curé du village, intime et ultime confident du château, le falot abbé Prévost. C’était bien l’interlocuteur qui lui convenait, silencieux et placide, sévère et détaché. Oui, à la vérité, c'était l'homme qui la comprenait le mieux, lui dont la vie n’était que renoncement et acceptation. Ils formaient une espèce de vieux couple complice, quoiqu’avare de confidences, dont la ressemblance finit par épater les visiteurs, couple improbable qui n’a pas besoin de communiquer pour se comprendre.

Mes enfants, je ne fus pas une bonne mère et vous êtes en droit de m’en faire grief. Ma vie durant, vous ne vous êtes guère privés de me faire toutes sortes de reproches. Aujourd’hui, je veux les oublier. Je ne fus pas une bonne mère, mais je ne vous ai jamais trahis. Ma grand-mère disait qu’il faut toujours honorer les promesses faites à un enfant comme on obéirait aux injonctions d’un ange. Je crois n’avoir jamais manqué à ce devoir. Cependant je fus une mauvaise mère puisque je n’ai pas su conquérir ce qui, pour une mère, constitue le bien le plus précieux du monde : l’amour de ses enfants.

Je ne fus pas une bonne épouse, mais nul ne peut m’en accuser, car j’eus un mari inconstant, indifférent, discourtois, grossier et parfois brutal. Que Dieu lui pardonne comme je lui ai moi-même pardonné.

Je ne fus pas une bonne chrétienne et mon confesseur m’en mortifia souvent. Il tenait là une victime expiatoire qu’il tortura avec délices et âpreté. Ainsi sont les gens d’église : retors et méchants. Ils ne supportent pas les jouissances d’autrui et appellent ordure ce qui n’est que volupté.

Ai-je voulu cela ? Non, mais on ne choisit pas sa vie.

En somme, la vie n’est qu’une addition d’incertitudes qui finissent par devenir des réalités passagères, puis des souvenirs de plus en plus incertains. À la fin, il ne reste que des gommures sur une feuille de papier.

CHAPITRE 3 Les tourments de la solitude

Cinq ou six fois par an, ses enfants la visitaient. Coraline de Saint-Cricq avait eu une fille et un fils. La fille, Adeline, était l'aînée. Elle avait épousé un agent de change. Son frère, de trois ans son cadet, se prénommait Jean-Honoré ; il était magistrat et siégeait au palais de Bordeaux. Ils frôlaient tous deux la trentaine, étaient mariés et avaient eux-mêmes chacun deux enfants. Pendant les vacances des uns et des autres, la maisonnée était bien remplie et grondait de doux murmures enfantins. On braillait, on courait dans les escaliers, on bousculait meubles et bibelots, on jouait à cache-cache, on riait, on s’épouvantait, on s’empoignait, bref on vivait.

Ces réunions familiales épuisaient Coraline qui avait bien de la peine à repousser les caresses de ses petits-enfants, toujours enclins aux frôlements, mais elle ne voulait pas leur accorder une tendresse feinte qui l’eût enchaînée. L’ennui fermentait dans son coeur et faisait naître l’exaspération. Il y avait dans son regard une certaine crainte douloureuse qui assombrissait son visage, faisant apparaître la tristesse de son tempérament. Elle se refermait comme ces fleurs qu’offusque l’obscurité et qui se replient pour ne pas affronter les fantômes de la nuit. On la disait fière et neurasthénique, mais elle n’était que lasse et mélancolique.

Un jour elle voulut s’affranchir de ces charges domestiques, devenues corvées, mais ses enfants se gendarmèrent, prétextant que les petits avaient besoin de voir leur grand-mère et que cette dernière ne pouvait s’en dispenser sans dommage pour eux. Et cela était juste. Cet argument simple vint à bout de la résistance de la pieuse aïeule. De guerre lasse, elle consentit à ce que ces séjours éreintants perdurassent. Je suis sur les genoux, se plaignait-elle sans cesse devant son curé qui, n’y pouvant, mais, soupirait en levant les bras, mesurant son impuissance à lui venir en aide. Car Madame de Saint-Cricq était encore une femme du monde, pour qui le savoir-vivre demeurait plus important que le vivre.

Quelles que soient les turbulences qui puissent agiter le coeur d'une femme, quelles que soient les passions qui, ombres tumultueuses, ont traversé sa vie, rien n’est plus étrange, plus navrant que de considérer une mère qui n'aime pas ses enfants. Or, sans se l'avouer ouvertement, Coraline sentait bien qu’elle n'aimait pas les siens. Certes, elle avait eu de la tendresse, voire de l'affection pour eux quand ils étaient petits, jusqu'à l'adolescence même, mais quand ils furent devenus adultes, elle se détacha d’eux, se désintéressa de leurs préoccupations, tourna la page et s'éloigna. Étrange position pour une femme dont la charité chrétienne était saluée de tout le monde, un exemple pour la bonne société.

Libérée de leur présence, elle poussait un profond soupir de soulagement, refusait de partager leur repas et, avant la tombée de la nuit, se retirait dans sa chambre, afin de jouir de sa solitude pleinement reconquise et d’en savourer l’immuable tranquillité.