La Famille Coquelicot - Madame de Stolz - E-Book

La Famille Coquelicot E-Book

Madame de Stolz

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Extrait : "« Heureux ?... Vous croyez que je suis heureux, maître Corbin ? – Beaucoup d'autres le seraient à votre place. – Beaucoup d'autres, c'est possible ; mais moi, Coquelicot, je ne le suis pas. – Que vous manque-t-il ? Je sais bien qu'on n'a jamais assez de ce qu'on a et qu'il faudrait toujours un peu plus. C'est une condition de notre pauvre nature ; mais enfin votre part est assez belle, me semble-t-il, pour que vous ne vous trouviez pas malheureux ?"

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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CHAPITRE I Ce qui manquait à M. Coquelicot

« Heureux ?… Vous croyez que je suis heureux, maître Corbin ?

– Beaucoup d’autres le seraient à votre place.

– Beaucoup d’autres, c’est possible ; mais moi, Coquelicot, je ne le suis pas.

– Que vous manque-t-il ? Je sais bien qu’on n’a jamais assez de ce qu’on a et qu’il faudrait toujours un peu plus. C’est une condition de notre pauvre nature ; mais enfin votre part est assez belle, me semble-t-il, pour que vous ne vous trouviez pas malheureux ?

– Pas malheureux précisément, mais ennuyé, contrarié, inquiet, irrité, que sais-je ?

– Voyons, monsieur Coquelicot, analysons ensemble la situation. Par votre habileté, vous avez su découvrir et saisir l’occasion d’acheter, à bas prix, cette magnifique propriété…

– Magnifique ? Vous voulez dire en ruines !

– D’accord. On l’avait laissée se détériorer sur tous les points ; les murs étaient dégradés…

– Dégradés ?… Tombés sur une longueur de cent vingt mètres d’un côté et cent cinquante d’un autre.

– Admettons : mais ces arbres, dont quelques-uns, peut-être, ont fourni aux anciens druides le gui sacré…

– Le gui sacré ? Belle avance ! J’ai trouvé de beaux arbres, c’est vrai ; mais ce parc ! Dans quel état me l’a-t-on vendu ? Ces potagers ? Ces allées, dont l’herbe couvrait presque entièrement la trace ?

– Tout cela pouvait être réparé, et vous l’avez fait admirablement, monsieur Coquelicot. Vous êtes assurément un des plus grands propriétaires de notre vieille Bretagne. La terre de Kérouët est superbe ; vos fermes sont en plein rapport. De quoi vous plaignez-vous ?

– Vous trouvez que j’ai tort, je vois bien cela.

– Je ne dis pas que vous avez tort, monsieur Coquelicot ; mais peut-être ne vous rendez-vous pas bien compte de tous les avantages dont vous jouissez.

– Franchement, je vous l’avoue, je ne jouis pas de grand-chose.

– C’est fâcheux. Vous êtes entouré de tout le bien-être imaginable ; vous avez même eu l’heureuse chance de trouver ici, il y a dix ans et plus, les anciens serviteurs de la pauvre baronne : de braves gens, qui ne vous volent pas, qui prennent vos intérêts. Cette femme de charge qui conduit tout, sans bruit et avec sagesse, c’est une personne, non seulement sûre, mais fort distinguée…

– Ne m’en parlez pas ; je n’aime pas les femmes ; et pourtant il faut bien qu’on s’occupe de la lingerie. Tout ce que je demande, c’est qu’elle ne soit pas sur mon chemin, ni elle, ni sa petite fille surtout ! Je déteste les enfants. Ils sont ennuyeux, importuns, gourmands, capricieux, entêtés, bavards, bruyants ; ils ne font et ne disent que des sottises.

– Ah ! monsieur Coquelicot ! C’est un vieux garçon qui parle ! Vous ne savez pas combien, malgré leurs défauts, nos enfants nous donnent de bonheur.

– C’est possible. Vous jugez la chose en patriarche, et je la juge en célibataire ; mais revenons à la question : je ne suis environné que de chaumières ; eh bien, sous le chaume, ces paysans bretons sont tous plus heureux que moi.

– Vraiment ? qui pourrait le croire ? Vous êtes millionnaire, ils sont pauvres…

– Ils sont pauvres sans s’en douter, il leur faut si peu de chose ! De la farine de blé noir, comme ils appellent le sarrasin, et puis danser aux Pardons ; avec cela, les voilà contents. Les Coquelicot ne sont pas gens à se trouver si facilement satisfaits.

– Il est évident qu’une autre éducation et un autre milieu rendent cent fois plus exigeants ; mais aussi, la fortune aplanit bien des difficultés. Si vous aimez les voyages, rien ne vous empêche de partir demain pour l’extrême Orient, ou pour les Montagnes Rocheuses, ou pour le cap Horn…

– Grand merci, mon cher monsieur, je me passe très volontiers du cap Horn et de tout ce qu’on va chercher bien loin, au risque de se casser le cou, si l’on n’a pas l’occasion de se noyer. Sachez que je tiens à mon vieux château breton, à mon parc, à mes bois, à mes plaines, comme vous tenez à votre étude de notaire. »

Maître Corbin sourit. Il tenait bien effectivement à l’étude que lui avait laissée son honorable père, et il ne sentait point le désir de la quitter. Bien décidé à mettre en lumière toutes les raisons qu’avait M. Coquelicot de ne pas se plaindre, il continua :

« Si vous n’avez pas le goût des pérégrinations, libre à vous. Il peut vous être agréable de grouper autour de vous quelques amis ; rien n’est plus simple que de les réunir.

– Des amis ? On se soucie bien du pauvre vieux Coquelicot ! Je n’ai d’amis que vous et mon curé ; cela fait deux, c’est bientôt groupé.

– Vous êtes, par goût, un peu solitaire, il est vrai.

– Vous voulez dire un peu sauvage ? dites-le ; ne vous gênez pas. Je déteste le monde, ce qu’on appelle les connaissances, qu’on va visiter sans savoir pourquoi, à qui l’on ne sait que dire, et qui viennent chez vous parce que vous êtes allé chez elles.

– Admettons qu’il y ait du vide dans ces relations. Pourquoi n’iriez-vous pas à Paris, passer quelques mois d’hiver ?

– À Paris ? C’est de Paris que je suis parti, saturé d’ennuis, pour me reposer indéfiniment à la campagne.

– Mais deux ou trois mois seulement ? On se distrait. Deux millions d’hommes qui circulent en tous sens…

– Je déteste la foule.

– On entend d’excellente musique.

– Je suis un peu sourd.

– On visite les musées.

– Mes yeux sont très fatigués. Non, non, je ne désire aucune distraction. La meilleure est encore ma partie de billard à nous trois, le dimanche, après le dîner, quand vous voulez bien, vous et mon curé, vous asseoir à ma table.

– Nous répondons bien volontiers à votre invitation, monsieur Coquelicot. On est si bien dans cette belle salle de billard ! Beau feu, belle lumière, et beau joueur !

– Oui, on est bien là ; c’est mon lieu de prédilection ; quand je suis, comme en ce moment, dans mon grand fauteuil vert, bien tranquille, en face des armoiries que je me suis données, je suis pour un instant presque heureux. »

M. Corbin ne put s’empêcher de laisser une pointe d’ironie plisser sa lèvre. Sous les lunettes fixes qui semblaient faire partie de sa tête, on aurait pu voir un regard furtif chercher et fuir à l’instant le superbe cartouche entourant les armes parlantes dont M. Coquelicot avait jugé à propos de se doter.

Depuis dix ans, M. Corbin ne s’était pas encore habitué à cette ornementation de la salle de billard ; mais enfin c’était la faiblesse du bonhomme. Pas un descendant des croisés ne pouvait être plus fier de son nom que M. Coquelicot ne l’était du sien. Un jour, il s’était dit que, possesseur d’un bien d’une valeur considérable, et parfait gentilhomme à ses propres yeux, il lui manquait un écusson résumant le passé de sa lignée. Sur ce, il avait lui-même, à la suite de longues réflexions, fait peindre, sur champ d’azur, un beau coquelicot bien rouge au milieu d’une gerbe de blé. Cela lui avait fait un immense plaisir, aussi bien que le cachet sur lequel avaient été gravées ces armes, cachet qu’il ne manquait jamais d’apposer, ne fut-ce que sur un simple billet.

Le notaire avait trop d’esprit pour ne pas être indulgent à l’égard de ce vieillard, dont la bizarrerie était extrême et la vanité ridicule. Il lui passait ses travers et son orgueil de race, se traduisant par une fierté comique ; et il tâchait de garder son sérieux devant les armes parlantes, car le sourire eût été une offense mortelle ; or il importait de ne pas aigrir ce singulier personnage qui, par le fait, était à la tête du pays, et se trouvait, par position, pouvoir être utile à tous.

Ce soir-là, le tête-à-tête tendait à devenir presque intime. M. Coquelicot était triste, rêveur, disposition qui porte à l’abandon. Le notaire, méthodique en toute chose, avait la même mesure de patience ; il écoutait avec résignation, et pour la centième fois, les plaintes du propriétaire mécontent. De part et d’autre, on devait arriver à un épanchement.

« Ah ! monsieur Corbin, s’écria tout à coup le bonhomme, ce qui fait le bonheur, ce n’est pas la fortune, croyez-le bien.

– Monsieur, on l’a toujours dit, pour la consolation de ceux qui n’en ont pas. Néanmoins la fortune aide puissamment à supporter, à diminuer, parfois à éviter les tracas et vicissitudes de ce monde.

– Je n’en sais trop rien, mon cher ami ; j’ai le cœur si malade, moi qui vous parle ! Tenez, ce bûcheron qui est à l’entrée de mes bois, je le crois plus favorisé du sort que je ne le suis moi-même.

– Quoi ! ce pauvre diable de Mathurin, avec ses huit enfants ?

– Oui, ce pauvre diable, comme vous dites. Je lui porte envie tous les jours.

– Mais vous ne connaissez donc pas sa pénible existence ? Vous n’avez donc pas remarqué la maigreur, l’épuisement de sa femme ? la pâleur de ses enfants qui végètent ?… Ah ! monsieur Coquelicot, vous ne voudriez pas être injuste ? Eh bien, je comptais précisément recommander ce soir à votre générosité cette pauvre famille.

– Vraiment ?

– Oui ; Mathurin travaille d’un bout de l’année à l’autre ; mais les bras d’un homme ne suffisent pas à l’entretien d’une femme et de huit enfants. Un accident, une maladie, et voilà la misère, si le secours ne vient pas de plus haut. En ce moment, ils sont malheureux, je le sais, et je ne doute pas que vous ne soyez bien aise de connaître leur situation pour l’améliorer.

– Vous avez raison », répondit gravement le bonhomme en regardant ses armoiries. Il allait dire : « noblesse oblige ! » mais il ne le dit pas.

Maître Corbin, bien qu’il le vît souvent et avec plaisir, le gênait un peu. Il lui semblait que le notaire manquait absolument d’enthousiasme sur le chapitre des aïeux. Il demeurait froid, tandis que le châtelain se passionnait à la seule pensée des ancêtres qu’il ne connaissait que par supposition, et des neveux et arrière-neveux qui lui faisaient entièrement défaut.

C’était vraiment une passion malheureuse que cette recherche incessante touchant la généalogie des Coquelicot. On n’avait pas trouvé grand-chose en remontant plus haut que le grand-père ; mais le patient chercheur enveloppait d’un filial respect tous ces Coquelicot mystérieux, qu’il entrevoyait dans les ombres du passé. Il attribuait à sa naissance toutes ses qualités, bonnes et mauvaises, disant volontiers : « Nous autres, nous sommes comme cela, de temps immémorial !… »

Et le pauvre M. Corbin gardait son sang-froid, c’était tout ce qu’il pouvait faire.

Il s’efforça de ramener la conversation sur Mathurin, ce brave père de famille qui, malgré son courage, succombait sous le fardeau.

« Oui, cet homme est intéressant, il mérite d’être plaint.

– S’il faut que je le plaigne, dites-moi donc ce qui lui est arrivé.

– Son fils aîné, un garçon de treize ans, qui commençait à l’aider un peu, s’est cassé la jambe. Il a gardé le lit pendant trois mois ; il a fallu faire des frais ; et, comme je vous le disais tout à l’heure, dès qu’il survient aux pauvres gens un accident, une maladie, les voilà arriérés pour longtemps.

– Voyons, un coup d’épaule ! Qu’est-ce qu’il faut leur donner pour les remettre à flot ?

– Monsieur, je pense que quarante ou cinquante francs tombant dans ce ménage y rétabliraient à peu près l’équilibre.

– À peu près ? Les Coquelicot n’aiment pas les à-peu-près, mon cher monsieur. Nous autres, nous faisons les choses grandement. Je donnerai cent francs ; cela remontera leurs affaires. Qu’en pensez-vous ?

– Je pense que vous agissez en maître comme le premier et l’unique protecteur de cette population si pauvre. D’ailleurs, voilà dix ans que je constate votre générosité envers les malheureux. Les braves gens vous seront très reconnaissants.

– Surtout qu’ils ne me le fassent pas dire par leurs enfants ; huit à la file ! Cela me donnerait des malaises nerveux. Je ne puis pas supporter les enfants.

– Je le sais, monsieur, et eux le savent aussi. Leurs enfants ne viendront pas ; ils se contenteront de vous bénir dans leur chaumière.

– Qu’ils me bénissent tant qu’ils voudront, c’est à merveille.

– Franchement, monsieur Coquelicot, est-ce que ce n’est pas bien doux au cœur de pouvoir si facilement rendre le repos à un homme accablé de tracas ? Voyons, direz-vous encore que ce bûcheron est plus heureux que vous ?

– Oui, je le dis encore.

– C’est à n’y rien comprendre ! Peut-on vous demander sur quoi vous vous basez ?

– Écoutez-moi, monsieur Corbin ; chacun tient à sa famille ; moi peut-être plus que personne. Voir se perpétuer ses traditions parmi ceux dont le nom est le vôtre, voilà, selon moi, le premier besoin d’un homme riche et bien posé. Ce bûcheron, il sait à qui il laissera sa hache, sa scie, sa serpe et les autres outils de son métier. Il sent qu’il revivra dans ceux qui lui succéderont. Voilà pourquoi je l’estime heureux, tandis que moi, millionnaire, comme vous dites toujours, je sortirai de ce monde, et bientôt, hélas ! sans laisser après moi un seul Coquelicot !… Je vous confie là le secret de ma peine, de mes profonds ennuis. Ah ! moi aussi, je mérite d’être plaint, et je ne le suis pas.

– Mon pauvre monsieur Coquelicot, comment avez-vous pu demeurer célibataire ?

– Je n’aime ni les femmes, ni les enfants, et je n’ai jamais eu envie de voir tourner personne autour de moi. Ce qu’il me faudrait, ce serait de trouver, n’importe où, un Coquelicot. C’est à la race que je tiens, bien plus qu’aux individus. Je ne demanderais pas à le voir, mais à savoir qu’il existe ; que je ne suis pas le dernier de mon nom : c’est si dur !

– N’avez-vous jamais fait aucune démarche, monsieur, pour éclairer la question ?

– J’ai bien écrit à droite et à gauche, il y a trois ou quatre ans ; mais cela n’a rien éclairé du tout. Ah ! mon cher Corbin, si vous pouviez me découvrir un membre de ma famille, soit en France, soit au bout du monde !

– Le bout du monde est un peu loin, monsieur ; quant à faire des recherches sur le territoire français, je me mets à votre disposition. Mais il faudra du temps, de la patience.

– Sans doute ; néanmoins, en écrivant, de tous les côtés à la fois, aux autorités principales, on arriverait aux maires, qui connaissent tous les noms de leurs localités, n’est-il pas vrai ?

– Nous ferons ce qui sera possible.

– C’est cela, mon cher ami ; si vous ne réussissez pas, je mourrai malheureux, mais reconnaissant de vos démarches. »

M. Coquelicot, qui, d’ordinaire, n’était pas démonstratif, tendit vivement la main au notaire et il y eut un moment d’effusion. Le visage ridé du vieillard avait pris une expression qu’on ne lui connaissait pas. Les paroles de M. Corbin lui faisaient concevoir une forte espérance, car il était homme à ne pas lâcher prise ; et le propriétaire, embarrassé de ses richesses, croyait déjà voir une pluie de lettres inondant le sol français, et par suite les préfets, sous-préfets, maires et commissaires de police cherchant sans relâche, et trouvant, bien entendu, un Coquelicot.

M. Corbin, quoique très positif, ne pouvait lutter contre une sorte d’émotion. Jamais mission de ce genre ne lui avait été confiée ; mais le cas était rare et par conséquent revêtait un certain intérêt. Il assura de sa constance le singulier bonhomme et lui promit de consacrer aux démarches convenues six mois, s’il le fallait.

Il était tard ; on se quitta ; et M. Coquelicot ne put s’endormir que longtemps après minuit. Son imagination, calmée sur tous les points par soixante-quinze ans de vie, ne l’était pas sur celui-là. Parmi les fantômes de la nuit, il entrevoyait son héritier, l’homme qui portait son nom, et qui le préserverait de l’oubli, cette incurable plaie des illustrations.

Cet être pressenti, il le caressait de la pensée, il lui prêtait une forme, il le voyait sauver Kérouët d’une vente qui l’eût fait passer en des mains étrangères, et vulgaires peut-être. Il trouvait moins dur de disparaître de la scène du monde depuis qu’il avait l’espoir, presque la certitude, qu’un acteur de son nom continuerait son rôle.

La semaine n’était pas achevée que l’original commençait à s’étonner du résultat tardif des premières démarches. Mais M. Corbin, toujours impassible, lui renouvela ses promesses, et tâcha de lui faire entendre qu’il faudrait du temps pour éveiller les échos d’un bout de la France à l’autre.

M. Coquelicot se résigna donc à l’attente, non sans peine, car il lui prenait parfois des crises de doute qui le désolaient. Si l’on n’allait rien découvrir ? Si les autorités ne donnaient pas aux démarches une attention suffisante ? Si MM. les maires portaient la négligence jusqu’à mettre au panier, sans les lire, les avis concernant la recherche d’un Coquelicot ?

Tout cela trottait dans cette pauvre vieille tête et l’empêchait de dormir. Le bonhomme devenait plus que jamais irascible. L’héritier entrevu dans ses rêves ne paraissait pas ; il en jaunissait, il en maigrissait, il en dépérissait.

 
CHAPITRE II Le testament de M. Coquelicot

Depuis qu’il était sérieusement question de trouver un héritier, M. Coquelicot était devenu impatient à l’excès. Il ne se fâchait pas contre M. Corbin, et lui était au contraire fort obligé ; mais il en voulait à toutes les autorités qui ne se pressaient ni de chercher, ni de répondre. Son humeur aigrie s’en prenait tour à tour au cocher, au jardinier à qui il adressait sans cesse des reproches à propos de mille riens. Il est vrai que les braves gens ne s’en tourmentaient guère, mettant tout sur le compte de la bizarrerie du vieux maître.

La personne sur qui le bonhomme eût le plus volontiers fait peser sa mauvaise humeur, c’eût été Mme Sylvain, la femme de charge ; mais elle évitait soigneusement toute rencontre et tout rapport. Habituellement retirée dans la lingerie, elle s’y occupait consciencieusement, et entretenait le plus bel ordre dans tout ce qui était de son ressort. Cette veuve, à l’extérieur digne, au visage calme et triste, aurait certainement triomphé de la sauvagerie du vieillard s’il avait consenti à étudier son caractère noble et désintéressé : mais il la fuyait, parce que, comme il ne cessait de le dire, il détestait les femmes, et surtout les enfants. Or Mme Sylvain, dans son honorable pauvreté, possédait un trésor, la petite Marie-Thérèse, enfant de neuf ans, dont les traits rappelaient ceux de son père, et dont l’âme ingénue s’ouvrait aux sentiments les plus délicats.

De ce trésor, la pauvre mère était presque entièrement privée. La condition absolue de son admission au château de Kérouët avait été qu’elle n’y attirerait pas son enfant, alors âgée de quatre ans seulement. Mme Sylvain, n’ayant personnellement que des ressources insuffisantes, avait dû consentir à cette dure condition dans l’intérêt même de sa fille, qu’elle avait d’abord confiée à une parente âgée, et qu’elle venait de placer dans une maison d’éducation pour y commencer, un peu tardivement, ses études.

Mme Sylvain, la femme de charge.

La complexion nerveuse de Marie-Thérèse exigeait qu’on lui épargnât la fatigue. Son esprit était donc en retard ; mais son cœur était en avance ; et sa pauvre mère souffrait d’autant plus de la voir très rarement que c’était un grand bonheur d’être aimée par Marie-Thérèse.

M. Coquelicot passait entre ces choses sans même s’en douter. Il se frottait les mains, signe de réussite, en se félicitant de n’avoir jamais aperçu cette petite fille, et ne se reprochait nullement la tristesse de la mère qui, veuve, isolée, malheureuse, n’avait d’autre consolation que son enfant.

Ce n’était point un méchant homme, pourtant ; mais la fortune, en lui souriant, lui avait injustement persuadé que ses goûts et ses répugnances devaient être les seuls mobiles de sa conduite, et que les autres n’avaient qu’à plier sous son autorité.

Pour le moment, M. Coquelicot est assis commodément sur sa terrasse, car l’hiver a fait place au printemps, et le soleil de mai permet de jouir de la campagne dans le milieu du jour.

Que fait-il ? Ses mains indifférentes ont laissé glisser son journal. Est-ce le fréquent sommeil de la sénilité qui vient interrompre le cours de ses impressions politiques ? Non, son regard embrasse vaguement l’horizon ; il ne se fixerait que sur un point. Ce point, il ne le découvre pas encore ; il l’espère, on le cherche, il l’attend. C’est un héritier.

M. Corbin ne se lasse pas de poursuivre l’enquête. Des renseignements lui parviennent de plusieurs départements. Il en fait part à qui de droit ; mais jusqu’ici le propriétaire, s’il reconnaît le nom, ne reconnaît pas les alliances. Ce sont évidemment d’autres familles, absolument étrangères à la sienne. Les individus qui portent son nom et lui sont désignés ne sont pas bons Coquelicot.

La porte-fenêtre qui, du salon, donne accès sur la terrasse, vient de s’ouvrir. L’obligeant M. Corbin ne se fait pas annoncer. Depuis longtemps il a ses entrées ; à plus forte raison depuis qu’on l’attend toujours.

« Vous voilà, mon cher ami ? Vous êtes venu hier, vous venez aujourd’hui. Certes je ne m’en plains pas ! Mais y aurait-il du nouveau ? »

Le notaire, malgré son impassibilité naturelle et acquise, avait laissé éclairer son visage immobile par une lueur de contentement, qui n’échappait pas au maître de céans. Néanmoins il s’assit aussi lentement qu’à l’ordinaire, après avoir mis en sûreté son chapeau et sa canne, s’informa poliment de la santé du vis-à-vis, et finit par où il aurait dû commencer.

« Oui, il y a du nouveau. »

Le propriétaire ne respirait plus. Cette fois, il touchait au port.

« Mon cher Corbin, dites-moi vite ce que vous savez. »

Malheureusement, il n’était pas dans la nature de l’interlocuteur de parler vite, et surtout de parler sans avoir entre les mains un papier, qu’il consultait à chaque instant, de peur qu’une expression imprudente ne tombât de ses lèvres. Il tira donc de sa poche un portefeuille, et de ce portefeuille une lettre, timbrée du point le plus septentrional de la France. Il ouvrit avec précaution cette lettre, et dit :

« Monsieur, il ne faut pas se faire illusion. Mes démarches ont produit, depuis six mois, ce qu’elles devaient produire. Celles qui sont demeurées sans réponse jusqu’à présent n’en recevront pas ; celles qui m’ont valu des renseignements précis vous ont prouvé que nous tombions à faux. La lettre que je tiens est la dernière que nous puissions attendre et elle contient…

– Un Coquelicot ?

– Un Coquelicot. »

Le bonhomme fut si content qu’il en manqua pleurer ; mais les alliances lui revinrent en mémoire.

« M. Corbin, vous le savez, ma mère était Avoine ; ma grand-mère paternelle était Grandchamp.

– Précisément, lisez, monsieur. »

Il fallut mettre ses lunettes, et prendre en mains le message. Le propriétaire de Kérouët eut alors la jouissance de lire Grandchamp, Avoine et enfin Coquelicot.

Il tressaillit ; jamais, depuis qu’il habitait la Bretagne, il n’avait ressenti pareille émotion. Les termes lui manquaient pour exprimer ce qu’il éprouvait ; il ne pouvait que répéter d’un ton pénétré : Avoine ! Grand champ ! Coquelicot !

« Monsieur, reprit le notaire, qui seul gardait, comme à l’ordinaire, tout son sang-froid, j’ai lieu de croire ma mission terminée. Quelles sont à ce sujet vos instructions ? dois-je écrire ?

– Gardez-vous en bien ! Mon héritier me tomberait sur le dos ; je ne saurais qu’en faire. Il prétendrait sans doute faire connaissance ; c’est tout ce que je redoute le plus. Que ce monsieur soit brun ou blond, petit ou grand, peu m’importe. Il est Coquelicot, bon Coquelicot, c’est tout ce que je lui demande ; mais surtout, qu’il reste chez lui ! Vous, ayez l’obligeance de m’envoyer, aujourd’hui même, une feuille de papier timbré, afin que je fasse mon testament, comme je l’entends, et sans retard. Je vous le remettrai en mains propres ; il demeurera dans votre étude tout le temps qu’il me reste à vivre ; et, après moi, vous aurez le soin d’écrire à mon héritier, et de lui apprendre qu’il est le maître de Kérouët ; mais à une condition, c’est de ne rien changer à l’état actuel, ni par vente, ni par achat. Le domaine est, je crois, assez vaste, assez beau, pour qu’on s’en contente. Une campagne admirablement boisée, entrecoupée de cours d’eau, à proximité de la ville, et mêlant aux âpres beautés de la Bretagne légendaire les grâces toutes modernes que j’y ai introduites par ce grand parc dessiné à l’anglaise.

– Assurément, monsieur, ce sera une belle et forte surprise pour votre parent qui, me dit-on, se croit le dernier de sa famille, et ne soupçonne même pas votre existence. C’est un savant, paraît-il.

– Cela m’est fort égal. Pourvu qu’il ait la science d’entretenir mon bien et de ne pas le morceler, je serai satisfait… Hélas ! s’il n’était pas fidèle au mandat, je ne le saurais pas ! Ah ! mon cher ami, quand nous disparaissons, quel effondrement !

– C’est évident, répondit M. Corbin qui n’en doutait pas, chacun fait son temps ici-bas ; on ne peut pas être et avoir été. L’essentiel est de mettre en ordre ses affaires, afin de préserver le plus possible son patrimoine ; et puis, il faut ne plus s’en tourmenter, ce serait empoisonner ses dernières années.

– Vous avez raison, mon cher, vous avez toujours raison. Mais ne pas se tourmenter, c’est plus facile à dire qu’à faire… Vous n’oublierez pas ma feuille de papier timbré, n’est-ce pas ?

– Non, non, je vous l’enverrai dans une heure. » Le notaire, voyant que son original de client était pressé, ne prolongea pas sa visite, et le propriétaire lui en sut gré.

Quand il fut seul, il resta sur sa terrasse ensoleillée, et se mit à lorgner dans l’avenir ce beau Kérouët aux mains de son héritier. Il commença par prêter une forme indécise à ce personnage inconnu, presque aérien. Cette absence complète de contours le gênait. Il pensa que ce Coquelicot du Nord devait tenir, non seulement de son père, mais des Avoine et des Grandchamp.

En conséquence, il admit que son héritier, un peu voûté par l’âge et par l’étude, était de haute taille, comme les Avoine, et d’une extrême maigreur. Cependant, comme il participait probablement à la pureté de traits des Grandchamp, son extérieur était revêtu de distinction, et la franche bonhomie des Coquelicot, brochant sur le tout, achevait le portrait en tempérant la fierté naturelle imposée à l’individu par la haute stature et le profil grec.

Ainsi fait, l’héritier posa devant le châtelain et fut l’objet de toutes ses préférences. À lui de préserver de la dégradation ces tourelles qu’on avait si soigneusement réparées ; à lui de faire tailler ces arbres, faucher ces pelouses, entretenir cette superbe allée de cintre ; à lui de continuer à protéger les pauvres habitants d’alentour, car il devait être bienfaisant, ce monsieur, les Avoine l’étaient, les Grandchamp aussi ; il avait de qui tenir.

M. Coquelicot le regardait avec satisfaction. Sa présence lui eût été, il est vrai, insupportable d’autant qu’il aurait pu avoir des habitudes toutes contraires aux siennes ; mais à cette distance, et sous ces reflets d’alliances qui avaient décidé la question, l’héritier était ce qu’il fallait ; il ressemblait à une pâte malléable, dont le bonhomme pouvait faire absolument ce qu’il voulait : c’était très commode.

Cependant, le petit clerc, ambassadeur ordinaire de M. Corbin, n’apportait pas la feuille tant désirée. L’impatience allait saisir le testateur ; mais il se souvint que son dévoué voisin ne faisait pas les choses cinq minutes trop tôt, mais juste à l’heure. Effectivement, au bout de soixante minutes bien comptées, on vit apparaître le petit clerc, et M. Coquelicot, prenant de sa main la feuille timbrée, rentra en hâte dans son cabinet pour donner à ses ardents désirs la forme positive qu’il avait arrêtée.

Une fois assis devant son bureau, le vieillard réfléchit un moment. Il savait parfaitement ce qu’il voulait ; néanmoins il s’agissait de le faire entendre clairement, afin qu’on ne s’y trompât point. L’immobilité morale qu’il prétendait imposer à son héritier ne lui serait-elle pas à charge ?… Non ; les Grandchamp étaient d’humeur tranquille ; les Avoine avaient toujours passé pour avoir l’esprit tant soit peu paresseux ; le dernier des Coquelicot, tout en évitant ce défaut capital, devait se plier facilement à l’unique condition que lui imposât la fortune venant à lui tout à coup ; oui, plus de doute, il serait enchanté, ce savant dont le bagage littéraire était probablement le seul trésor.

Il prit la plume, et d’une main que la volonté rendait ferme, il écrivit deux pages, dont les lignes très rapprochées disaient à l’inconnu, en termes fort précis, qu’il allait être seigneur et maître de Kérouët. Les restrictions du bonhomme remplissaient à peu près les deux pages, et pas un malentendu n’était possible.

Quand M. Coquelicot eut signé son testament, il apposa son cachet armorié, et se reposa de ce long et minutieux travail, tout en espérant que le papier deviendrait poudreux à force de rester dans l’étude de M. Corbin.

Le notaire, par discrétion, attendit d’être appelé au château pour y retourner. Dès le lendemain on l’envoya chercher pour lui donner lecture du testament, qu’il trouva fait en bonne forme et ne prêtant à aucune équivoque. L’idée du testateur était bien un peu bizarre ; mais qu’attendre d’un original de cette force ?

M. Corbin emporta la pièce et tout fut dit. On remarqua que la physionomie du propriétaire avait changé d’aspect ; son esprit chagrin n’errait plus dans le vague ; il était fixé. Autour de lui, tout se ressentait du calme qu’il éprouvait, par la satisfaction de ses désirs. Il se mit à causer longuement avec son jardinier, lui faisant dessiner, ici et là, des corbeilles de roses, reprenant intérêt à tout et rêvant encore des améliorations et des embellissements.

Comme le testament devait rester secret entre le vieillard et le notaire, on ne savait à quoi attribuer la bonne humeur de M. Coquelicot. Il poussa la bienveillance jusqu’à arrêter un jour Mme Sylvain au passage, à lui demander des nouvelles de la petite Marie-Thérèse, et à lui dire que, si cela lui était agréable, il consentait à ce que l’enfant vînt, aux vacances prochaines, passer huit ou dix jours près de sa mère ; et comme deux larmes d’attendrissement tombèrent soudain des yeux de la veuve, il en fut touché, lui si froid, et ajouta avec bonhomie :

« Qu’elle passe donc ici les vacances tout entières ; cela vaudra mieux pour elle et pour vous. »

Mme Sylvain ne savait que penser d’un pareil changement d’idées. Elle témoigna sa gratitude à celui qui l’avait rendue si malheureuse, sans peut-être s’en apercevoir, et dès lors l’attente remplit sa vie, devenue moins triste.

Le caractère singulier du châtelain avait éloigné à peu près toute relation de voisinage. À peine faisait-il aux alentours quelques rares visites. Il lui sembla que c’était le cas. Il alla donc avec ses chevaux faire une tournée en ville, et son cocher lui-même en fut tout étonné.

Ces visites en attirèrent au château. La cour d’honneur était sillonnée par les roues des carrosses, et l’on eût pu présumer qu’un évènement mystérieux modifiait les plans du solitaire. Il était aimable, souriant, et prenait un souverain plaisir à montrer aux étrangers les plus beaux endroits de sa propriété. Surtout il ne manquait pas de les introduire dans la salle de billard, et de diriger leurs regards sur les armes parlantes.

On était trop poli pour faire autre chose qu’admirer, et le vieillard se pavanait tout à son aise.

Mais est-on jamais à l’abri des vicissitudes de ce monde ! Un jour, c’était précisément un jour nébuleux, les heures pesaient lourdement, les nuages s’amoncelaient à l’horizon, on s’attendait à une pluie torrentielle. Elle arriva, et en même temps, sous un grand parapluie, M. Corbin, ne marchant pas plus vite que de coutume, bien que la pluie lui fouettât le visage, en dépit de sa tente de soie.

« Est-ce possible, mon cher Corbin ? Vous ici, par ce temps ?

– C’était mon devoir.

– Votre devoir ? Comment pourrait-il y avoir entre vous et moi un devoir qui vous jetât dans la rue quand il survient une pareille trombe ? »