Le Trésor de Nanette - Madame de Stolz - E-Book

Le Trésor de Nanette E-Book

Madame de Stolz

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Extrait : "Quatre poules, un agneau, trois lapins, c'était toute la fortune de Madeleine, enfant de treize ans, seul appui d'une pauvre veuve qui avait encore deux petits garçons en bas âge. Le père de famille était mort depuis dix-huit mois. La mère avait lutté de toutes ses forces contre le malheur, mais sa santé ébranlée la rendait inhabile aux rudes travaux de la campagne, et d'ailleurs ses jeunes enfants demandaient des soins assidus ; malgré son courage et sa bonne..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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L’important, c’est d’être à ce qu’on fait.
CHAPITRE I La petite femme de ménage

Quatre poules, un agneau, trois lapins, c’était toute la fortune de Madeleine, enfant de treize ans, seul appui d’une pauvre veuve qui avait encore deux petits garçons en bas âge. Le père de famille était mort depuis dix-huit mois. La mère avait lutté de toutes ses forces contre le malheur, mais sa santé ébranlée la rendait inhabile aux rudes travaux de la campagne, et d’ailleurs ses jeunes enfants demandaient des soins assidus ; malgré son courage et sa bonne volonté, la misère menaçait la chaumière des orphelins ; ce n’était pas cette misère désespérante des grandes villes ; non, il y avait toujours des roses dans le petit jardin, des parfums dans l’air, un tapis de verdure pour reposer les yeux. Ce n’était pas non plus cette pauvreté hardie qui se plaît à montrer ses haillons et son visage sombre pour attirer la pitié. Brigitte aurait abrégé le temps de son sommeil plutôt que de laisser ses enfants courir dans le village avec des habits déchirés. Au pantalon noir du bon petit Jacques, il y avait une pièce marron parfaitement mise, et qui témoignait en faveur de la ménagère.

Que faire cependant quand on est trop malheureux, quand les forces manquent, quand on sent qu’on ne peut plus suffire aux besoins qui se renouvellent tous les jours ? Faut-il perdre toute confiance ? Non, assurément, puisque la Providence est toujours là ; Brigitte le savait bien.

Un matin, il y eut entre la mère et la fille le dialogue suivant :

« Madeleine, il est tard, lève-toi, ouvre les volets ; je suis tout à fait malade, je n’en puis plus, il faut que tu fasses la petite femme de ménage.

– Me voici, n’aie pas peur, maman, je suis grande à présent, j’ai eu treize ans hier ! Mais qu’as-tu donc ? Comme tu es rouge !

– J’ai plus de fièvre qu’à l’ordinaire.

– Oh ! chère petite mère, attends, je vais me dépêcher, et je te ferai de bonne tisane de notre jardin : tu sais que j’ai fait sécher des violettes pour te guérir ? Et puis, dès que nous aurons un peu d’argent, je te mettrai un petit pot-au-feu, pour toi seule, et tu verras, ce sera comme du velours sur ton estomac.

– Quand nous aurons de l’argent, oui… mais comment en gagner ? je suis trop malade, et tu es trop jeune.

– Oh ! que non ! Laisse-moi faire, j’ai des idées qui roulent dans ma tête, tout s’arrangera. »

En parlant ainsi, Madeleine ouvrait les volets et respirait l’air frais et sain de la campagne qui, à cette heure matinale, réjouit le cœur. Elle referma la fenêtre, se mit à genoux au pied de son lit, fit une prière très courte, mais la fit de bon cœur, et se donna tout entière à l’ouvrage.

« Voyons, par où commence-t-on, dit-elle, quand on est la petite femme de ménage ?

– Fais d’abord un peu de feu, répondit la maman, pour cuire des pommes de terre, nous n’avons pas autre chose ; il nous reste bien peu de bois, n’en mets pas trop !

– Non, non, je suis très économe. Je vais faire comme toi : on met deux tisons qui se touchent et brûlent par le bout, un peu de petit bois au milieu, et puis le chaudron par-dessus. Vrai, si tu n’étais pas malade, je trouverais cette matinée charmante, c’est très amusant. Faut-il réveiller les enfants ? ajouta Madeleine avec une gravité comique.

– Non, laisse-les dormir, ils sont tranquilles dans leurs petits lits, et ne se doutent pas de tout ce qui leur manque.

– Chère maman, tu as de la peine à cause de nous ; c’est grand dommage, car nous sommes très heureux. Moi d’abord, je suis ta fille et je demeure avec toi, c’est tout ce que je demande : Jacques rit toute la journée, quant à André…

– Mon pauvre André, cher poupon qui désirait tant un petit morceau de sucre hier au soir ! dire qu’il m’a fallu le lui refuser ! à son âge, vois-tu, cela paraît bien sévère, il en pleurait.

– Bonne mère, tu n’as vu que ses larmes, tu n’as pas remarqué qu’il a ri aux éclats quand je lui ai fait une cocotte en papier.

– Je sais que tu trouves toujours moyen de consoler ton monde. Va ! tu es une bonne fille, et j’aurais grand tort de me plaindre, puisque je suis ta mère. D’ailleurs, en partant pour un monde meilleur, ton père m’a bien dit : “Je ne te laisse pas seule avec les enfants, tu as Madeleine…” Allons, il ne faut pas que je parle de tout cela, je suis trop malade ; fais ton ménage bien doucement, je vais tâcher de sommeiller un peu.

– À la bonne heure ! Tourne-toi du côté du mur, ferme les yeux, et ne pense plus à nous. »

Brigitte jeta sur sa chère fille un regard plein de tendresse et ferma les yeux comme avait dit l’enfant, mais vainement elle essaya de ne plus penser aux objets de sa sollicitude ; une mère, même endormie, n’oublie pas ! La pauvre femme dans un demi-assoupissement voyait un monstre hideux s’approcher de sa chaumière ; ce monstre, c’était la faim à l’œil cave et menaçant qui semblait vouloir entrer de force et se précipiter sur les enfants : comment les défendre ?

La présence de Madeleine adoucissait néanmoins les inquiétudes de sa mère ; elle savait qu’il y a de grandes ressources dans le cœur d’une fille de treize ans, quand, à une profonde sensibilité, se joignent l’activité de l’action et le calme de la tête. Madeleine avait reçu de Dieu ces dons et les avait fait fructifier ; elle réfléchissait, elle savait peser, examiner, se décider pour le meilleur parti dans les plus petites choses, et c’est précisément dans les petites choses que se fait l’apprentissage de la vie.

La bonne Madeleine avait ce matin-là double mérite d’être en si belle humeur et de commencer si volontiers sa journée de ménagère, car c’était la fête de Sainte-Foy. Toutes les petites filles revêtaient leur plus beau costume, et se groupaient sur la place, regardant d’un air ébahi les joyeux apprêts qui tous les ans à pareil jour faisaient battre les cœurs.

Il y avait des chevaux de bois, des boutiques, un polichinelle, un tir, un géant, un veau à deux têtes, et plusieurs autres raretés du même goût, tout aussi jolies. De plus, on mettait à la loterie, et à peu de frais, la roue de la fortune vous jetait des macarons, une belle tasse de porcelaine, un bénitier, etc., etc. ; c’était à faire tourner la tête de joie et de plaisir. Le garde champêtre lui-même avait quitté son air sérieux pour en prendre un autre qui valait mieux cent fois ; il se pinçait les lèvres pour ne pas rire, et riait tout de même, car ses propres enfants participaient à la joie commune, et le père Lenoir était de ceux que la joie rend indulgents et meilleurs. D’ailleurs, les habitants de ce hameau fort éloigné des grandes villes étaient rarement en contradiction avec la loi, et le père Lenoir, à part son regard inquisiteur et son maintien roide et fâché, n’avait ordinairement rien à faire : deux ou trois culbutes par semaine en sortant de chez le marchand de vin, un coup de pied, trois ou quatre coups de poing, c’étaient les seuls délits connus en ce petit endroit ignoré du reste de l’univers. Aussi n’y était-il jamais question d’amendes, de voleurs, de prisons, de toutes ces vilaines choses que les journaux racontent, et qui font passer de très mauvaises nuits à leurs abonnés.

C’était plaisir à voir.

Pour en revenir à Madeleine, il était bien arrêté qu’elle ne serait point de la fête, mais qu’elle la verrait seulement en passant pour aller chez le boulanger : sa pauvre maman devait garder le lit toute la journée, et il fallait qu’elle fût bien malade, car elle était endurcie au travail et à la peine. Madeleine sentit une émotion inaccoutumée au premier son du tambourin des bateleurs, elle sauta involontairement ; mais son bon cœur lui dit que, à cause de sa maman malade et malheureuse, il ne fallait même pas penser à la fête. Elle se mit donc à balayer tout gentiment la grande chambre ouvrant sur la plaine, puis elle balaya aussi, et avec autant de soin, la petite pièce du fond qui était fort étroite et obscure. Madeleine savait qu’on doit entretenir la propreté partout, aussi bien dans les coins les plus secrets et les plus sombres que dans le milieu de la chambre. Fidèle à ce principe, qu’elle tenait de sa mère, notre ménagère allait et venait avec son balai, c’était plaisir à voir. C’est qu’elle n’aimait pas la poussière, suivante ordinaire de la paresse. De son lit, la maman qui ne dormait pas se disait :

« Elle sera bonne ouvrière, elle ne craindra pas sa peine : oh ! la brave enfant que j’ai là ! »

En effet, Madeleine se tourna et se retourna si vite et si bien que rien ne souffrit dans ce petit intérieur. L’œil d’un étranger eût pu se méprendre et attribuer à l’aisance l’aspect riant et soigné de la chambre. Les enfants proprement habillés jouaient devant la maison. Madeleine un peu lasse mais tout heureuse de s’être rendue utile, vint s’asseoir au pied du lit de sa mère et se mit à causer avec elle pour lui faire du bien, car elle sentait qu’il y a une véritable puissance dans le cœur et dans la parole d’une enfant tendrement chérie. Cependant Brigitte était bien fatiguée, elle avait lutté longtemps contre la maladie, l’heure était venue de souffrir.

CHAPITRE II L’héritière du château

À cent pas de la chaumière de Brigitte, il y avait une grande et belle propriété appartenant à une autre veuve nommée Mme Tenassy. Cette dame était riche et paraissait heureuse. En voyant de loin les arbres majestueux de son parc, les passants disaient : « Qu’on doit être bien sous ces dômes de verdure ! » Et pourtant, dans sa splendide demeure, on connaissait les larmes, on se cachait pour en verser. Non, ce n’est pas le plus ou le moins de fortune qui rend joyeux, c’est uniquement le contentement intérieur.

Que d’élégance, quel confortable dans cette vaste habitation, comment ne pas s’y plaire ? Eh bien, il y avait là une jolie petite personne qui se croyait au contraire très malheureuse ; c’était Blanche, la fille unique de Mme Tenassy, l’héritière de ce château, de ces bois, de ces prairies. Vainement, depuis ses plus jeunes années, on l’avait entourée de soins intelligents, comblée de caresses, de cadeaux, d’affection ; elle, la dernière de sept enfants, et la seule qui eût survécu, recevait ces dons du ciel sans les apprécier, sans même les remarquer ; il lui semblait que cela devait être ainsi, que tout lui était dû, et qu’il lui manquait encore beaucoup de choses.

Blanche avait bon cœur, hâtons-nous de le dire ; la souffrance des autres lui faisait de la peine, elle avait pitié même des animaux, et ne faisait jamais de mal inutilement ou exprès à aucun être vivant. Mais quelle petite tête que celle de Blanche ! Étourdie, légère, elle n’était jamais attentive à l’acte qu’elle accomplissait : impatiente, presque colère, elle s’irritait de la moindre contrariété ; paresseuse et sans goût pour aucun genre de travail, elle étudiait mal, lisait peu ou sans comprendre, ce qui est fort ridicule, et demeurait par conséquent dans une ignorance honteuse.

Sa mère avait beaucoup de chagrin, et quoiqu’elle fût riche, elle se trouvait pauvre, parce qu’il lui manquait une bonne petite fille soumise, obéissante et réfléchie, telle qu’elle s’était plu à la rêver en berçant autrefois son enfant sur ses genoux.

L’éducation de Blanche se faisait mal. Sa mère, qui avait eu le dévouement de se charger de cette tâche, était obligée de recourir sans cesse aux réprimandes et même aux punitions, et chaque leçon devenait un long ennui pour la maîtresse et pour l’élève. Les années se succédaient sans rien améliorer. Blanche, à treize ans, n’était assurément ni menteuse ni gourmande ; mais, à part ces deux énormes défauts qui sont affreux, elle les avait tous, et comme elle ne luttait point, sa nature capricieuse et difficile avait pris le dessus et restait dans l’ornière comme une voiture embourbée qui ne peut regagner sa voie.

Mme Tenassy ne savait plus quel parti prendre pour réformer sa fille et la rendre capable d’occuper un rang élevé, où elle serait plus obligée qu’une autre de donner le bon exemple.

Un jour, c’était précisément le jour de la fête du village, la matinée avait été plus orageuse que jamais. Blanche s’était levée longtemps après l’heure de son réveil, et il est à remarquer qu’une journée mal commencée est rarement une bonne journée : elle avait fait sa prière par routine en regardant les mouches voler, et il y avait beaucoup de mouches, car c’était la saison. Elle avait flâné en s’habillant, flâné au point d’employer une heure et demie à sa toilette : or, il est bien prouvé qu’une petite fille qui flâne en s’habillant se prive d’une partie de son intelligence, et se trouve inhabile à l’étude quand il lui faut s’y appliquer. L’âme est comme étrangère aux actes qu’on accomplit trop lentement, ou sans suite ; le corps agit presque seul comme une machine montée. Mlle Tenassy, en s’habillant, faisait quantité de mouvements inutiles, et une centaine de petits pas à droite, à gauche, en avant, en arrière, allant dix fois chercher l’un après l’autre dix objets qu’elle aurait pu prendre ensemble, se lavant tout doucement, comme si elle se fût crue de verre, se peignant avec des précautions infinies, et s’interrompant sept ou huit fois pour ouvrir une porte, regarder par la fenêtre et causer avec les oiseaux. Pendant ce temps, il y avait une petite personne toute mince et gentille qui se moquait de la flâneuse, c’était l’aiguille de la pendule, trottant toujours, sans reprendre haleine, achevant son tour de promenade pour le recommencer bien vite ; et cela pendant des semaines, des mois, des ans, des siècles ! Ah ! la bonne marcheuse !

Après son déjeuner, Blanche se mit à apprendre une leçon, c’est-à-dire à bâiller sur un livre d’étude ; c’était sa méthode, et il est à croire que cette méthode ne vaut rien, car notre petite fille était d’une ignorance incroyable, et si parfois elle répondait assez bien aux questions qu’on lui adressait, elle ne le devait qu’à sa pénétration naturelle qui était un don du ciel. Blanche, ce jour-là, ne sut pas ses leçons, et fit vingt fautes dans sa dictée très facile. Mme Tenassy aimait trop sa fille pour la laisser vivre dans la paresse ; elle se fâcha, l’entretien finit par s’aigrir ; l’élève donna de très mauvaises raisons pour sa défense, et ajouta à ses torts celui beaucoup plus grave de parler à sa mère sans aucun respect. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase trop plein ; depuis bien des mois, tout allait mal, l’enfant avait lassé la patience maternelle. Mme Tenassy lui déclara qu’après tant d’années d’essais infructueux, elle renonçait enfin à l’œuvre si importante de son éducation. Assurément, ce n’était pas à cause d’une leçon mal apprise que la chère maman se montrait si sévère, c’était le résultat de toutes les négligences et de toutes les fautes de Blanche. Sa mère l’abandonnait à elle-même, il fallait travailler seule, sans guide, sans encouragement : oh ! quel triste sort ! La petite fille avait trop de bon sens pour ne pas comprendre que c’était un grand malheur, et qu’elle ne devait ce grand malheur qu’à sa mauvaise conduite ; elle pleura, mais les larmes ne valent pas un seul acte de bonne volonté qui partirait du fond du cœur.

Elle avait flâné en s’habillant.
CHAPITRE III La chambre de la nourrice

Mme Tenassy, quoique n’étant plus jeune, avait encore sa nourrice qui ne l’avait jamais quittée ; c’était une excellente femme qu’elle se trouvait heureuse de garder sous son toit comme une bénédiction, et qui l’aidait à veiller sur celle que toutes deux appelaient volontiers notre enfant.

Lorsque Blanche avait mécontenté sa mère, ce qui, hélas ! arrivait souvent, la petite rebelle allait trouver la vieille Nanette pour lui conter ses peines et lui demander un conseil ; Nanette n’en donnait que de bons, elle était bien digne de la confiance illimitée que lui témoignait Mme Tenassy.

Deux heures après la pénible scène dont nous avons été témoins, la petite paresseuse entrait moitié boudant, moitié pleurant, dans la chambre de Nanette ! Oh ! la chambre de Nanette ! C’était un de ces sanctuaires paisibles où l’âme se retrouve et rentre facilement en elle-même. Tout y était vieux : depuis les grands ramages bleus et verts du papier jusqu’à la pelote où s’installaient en rond les aiguilles de Nanette ; ces aiguilles enfilées d’avance ressemblaient à des chevaux harnachés attendant que la diligence passe pour y être attelés et courir à leur tour.

Il y avait à côté de la table d’ouvrage un grand fauteuil à dossier mollement rembourré ; c’était un lieu de repos pour les membres roidis de celle qui avait donné son lait, son sommeil, ses forces à la maîtresse de la maison. Dans l’alcôve, un bon lit avec oreiller et édredon, un beau crucifix au-dessus d’une commode antique, quelques tableaux entourés de vieux cadres dorés, et sur la cheminée un trésor !… Oui, tout le monde savait que ce trésor était là, mais il n’était visible qu’aux yeux de Mme Tenassy et de sa fille, encore fallait-il que Blanche eût été sage, très sage. Nanette, fidèle au culte du souvenir, ne prodiguait point aux indifférents ce qui lui était le plus cher entre tous les objets qu’elle possédait en ce monde. Quand la petite fille entra, elle jeta instinctivement les yeux sur la cheminée ; ce regard disait : « Aujourd’hui je ne suis pas digne de voir le trésor de Nounou, je me garderai bien de le lui demander. » Elle prit humblement une petite chaise sur laquelle s’était assise autrefois la nourrice pour bercer la châtelaine enfant, et qu’à cause de cela Nanette honorait comme une relique. Quand elle se vit en face de l’aimable vieille, elle ne sut que dire, ni même pourquoi elle était venue là. La nourrice le savait bien. Quand on a offensé le bon Dieu et sa maman, il est naturel de chercher un intermédiaire qui franchisse la distance et parle pour le coupable ; Nanette était toujours cet intermédiaire, et arrangeait ordinairement les affaires les plus compliquées. Ce n’était pas qu’elle donnât tort à l’autorité, mais elle savait écouter, compatir, se mettre à la place de l’enfant, et tout doucement faire naître en elle de bonnes pensées et arriver à un heureux résultat. Elle avait beaucoup de talent, la Nounou ; ce n’est pas un léger mérite que de calmer un esprit agité, de rendre doux et bon un caractère aigri, de conserver aux supérieurs leur dignité entière, tout en s’intéressant d’une manière utile aux inférieurs.

Ce jour-là, la plaie était profonde, Blanche mit bien du temps à avouer ses torts ; elle était franche pourtant, très franche ; mais il fallait annoncer la terrible décision que venait de prendre sa mère, il fallait dire ces mots bien humiliants :

« Maman ne veut plus se charger de mon éducation ! »

Quand on en vint à cette triste confidence, la nourrice ôta ses lunettes et les posa à côté de sa pelote, puis elle porta ses mains à son front comme pour calmer une douleur aiguë. Effectivement, c’était pour elle une véritable affliction de voir la paix absente du logis, de savoir qu’entre la mère et la fille il n’y avait pas cette complète sympathie qui charme l’existence.

Cependant, Nanette était tellement portée à l’indulgence qu’elle ne trouva pas une parole amère pour l’enfant, et se contenta de lui dire :

« Ma chère Blanche, vous voulez que votre maman soit heureuse, n’est-ce pas ? et vous voulez que la vieille Nounou finisse tranquillement sa vie ? Eh bien, votre maman et moi, nous sommes toutes deux malheureuses. »

Blanche avait un cœur parfait : ce mot de la nourrice lui fit une impression vive ; elle se jugea impardonnable, car il était en sa puissance de mettre du bonheur autour d’elle ou d’y jeter du malaise. La vérité se montrait à son esprit droit, mais c’était comme une lumière brillante qui éblouit plus qu’elle n’éclaire. « Je vois bien que j’ai tort, chère Nounou, dit-elle avec simplicité, mais à présent, vois-tu, je ne sais pas comment faire. C’est presque comme si je n’avais plus de maman ! »

Blanche ne put prononcer ces derniers mots sans verser un torrent de larmes. Nanette la prit avec amour sur ses genoux comme autrefois elle prenait sa maman, et, d’un son de voix tendre et caressant, elle lui dit :

« Ma chère petite, vous voilà bien à plaindre, on ne peut pas l’être davantage ! Eh bien, puisque c’est le jour le plus triste de votre vie, je veux vous dire une chose que je ne vous ai jamais dite, je vous croyais trop jeune ; mais, au fait, vous avez treize ans, et d’ailleurs, quand on est aussi affligée que vous l’êtes, on est capable d’écouter sérieusement.

– Oui, j’écouterai bien sérieusement, répondit l’enfant dont le visage exprimait un intérêt plein d’étonnement. Mais qu’as-tu donc à me dire ? Je croyais que tu m’avais raconté toutes tes histoires au moins vingt fois chacune.

– Non, ma petite amie, il y en a une que vous ne connaissez pas, et c’est celle-là que je vous raconterai. Mais je veux avant tout vous donner un grand encouragement, et si je choisis le jour où votre conduite a été ainsi blâmable, c’est parce que j’espère qu’en vous accordant une faveur réservée à vous seule, vous serez sage.

– Oh ! que tu es bonne, toi, dit Blanche en jetant ses deux bras autour du cou de la vieille Nanette ; va, c’est le bon Dieu qui te donne toutes ces pensées-là ; je sens bien que dans l’état où j’étais, si tu m’avais grondée, je n’aurais rien fait de bon. Au lieu de cela, je ne sais ce que j’ai, me voilà tout attendrie.

– Venez, dit la nourrice d’un ton grave, qui donnait à sa démarche quelque chose d’imposant, venez, je vais vous montrer mon trésor.

– Ton trésor ? mais je le connais, Nounou, tu me l’as montré cent fois. Ce sont les premiers cheveux de maman entrelacés avec ceux de ta chère petite fille que tu as perdue quand elle avait deux ans.

– Non, non, vous ne connaissez pas mon trésor tout entier ; je ne l’ai jamais fait voir à personne, si ce n’est à votre chère maman. Asseyez-vous, Blanche, sur ce petit tabouret, je vais ouvrir ma grande boîte, et vous saurez tous mes secrets, tous ! »

La bonne vieille prit en effet la boîte en palissandre dont elle portait toujours suspendue à son cou la clef mystérieuse, elle s’assit dans son grand fauteuil et ouvrit son trésor.

« Voici bien les cheveux blonds de mes deux anges, dit-elle avec une grande douceur, l’un est au ciel, bien joyeux aux pieds du Seigneur Jésus, l’autre est encore sur la terre, son bonheur est entre vos mains ; elle avance en âge, cette chère maman, elle a eu sept enfants, vous êtes venue la dernière, longtemps après les autres, et elle n’a conservé que vous ; voudriez-vous la faire pleurer ?

– Non, non, je ne veux pas la faire pleurer, dit avec effusion la pauvre enfant ; mais, comme je te le disais tout à l’heure, je ne sais plus comment faire.

– Vous le saurez quand vous aurez vu le trésor de Nounou, et quand elle vous aura conté sa belle histoire. »

« En même temps, Nanette soulevait la partie supérieure de la boîte, et Blanche apercevait pour la première fois une tache de sang sur un petit morceau de soie verte, des feuilles de fraisier presque tombées en poussière, une tulipe mal peinte, un bouquet de fleurs d’oranger.

– Qu’est-ce que tout cela ? dit-elle. Explique-moi, Nanette, ce que ces objets signifient ; je n’y comprends rien, parle, parle vite.

– Vous comprendrez tout, ma chère enfant, quand vous saurez ma belle histoire ; allons, laissons la boîte ouverte et commençons. »

Blanche, en voyant le ton sérieux que prenait la nourrice, se sentait elle-même recueillie jusqu’au fond du cœur, et Nanette prit la parole :

« Ce que j’ai à vous dire n’est point un conte, c’est une histoire véritable, l’histoire de votre maman.

– L’histoire de maman ! s’écria Blanche. Oh ! quel bonheur ! Tu dois bien la savoir, puisque tu as toujours vécu avec elle, tu me diras tout ?

– Oui, à condition que vous imiterez son exemple, parce que, voyez-vous, je vous le dis encore une fois, j’ai aimé deux anges ! oui, votre maman est un ange de bonté et de vertu ; je commence… »

Juste au moment que la nourrice disait : je commence, une voix perçante cria du bas de l’escalier :

« Madame Nanette, madame Nanette, vite, vite, un grand drap, le feu est à la cheminée de la cuisine !

– Allons, voilà qu’ils vont mettre le feu à la maison à présent, murmura la bonne vieille, dont la figure perdit tout à coup son expression suave et caressante. Les domestiques d’aujourd’hui ne savent qu’inventer pour faire enrager leur monde ! »

Allons ! voilà qu’ils vont mettre le fou à la maison.

Le beau trésor fut caché précipitamment, la boîte fermée à clef, et Nanette, un grand drap entre les bras, s’achemina vers la cuisine pour gronder un peu d’abord, puis aider ensuite à éteindre le feu.

La nourrice, précisément à cause de son affection vraiment maternelle pour Mme Tenassy et pour sa fille, n’avait pu se défendre en vieillissant d’un peu d’aigreur contre les négligences perpétuelles des domestiques : aussi les gens de la maison ne l’aimaient-ils pas beaucoup : elle grondait souvent, c’était sa faiblesse ; elle avait au fond toujours raison, on ne le lui pardonnait pas ; chacun disait et répétait sans pitié : « Elle est toujours de mauvaise humeur, la bonne femme ! » On ne comprenait pas dans ce cercle vulgaire qu’il fallait faire la part de l’âge, des infirmités, et que, sous cette enveloppe un peu rude, par manque d’éducation première, il y avait une âme délicate capable de toutes les tendresses et de tous les sacrifices.

CHAPITRE IV Les deux sous de Brigitte

« Voyez voir, cinq sous et treize sous ! Voyez voir, messieurs et dames, cinq sous et treize sous ! »

Ce cri cent fois répété en un quart d’heure attirait les passants auprès d’une boutique installée à la hâte sur la place du village, et remplie de menus objets d’un usage journalier, tels que peignes, brosses, miroirs, jarretières, etc., etc. ; de temps en temps, une femme ou une jeune fille s’arrêtait, et, après avoir mûrement examiné l’étalage, se décidait à faire son emplette. Une petite paysanne de treize ans passa aussi devant la boutique, et s’arrêta, mais seulement pour regarder, car elle était trop pauvre pour acheter quoi que ce fût. Elle portait un pain de quatre livres, avec un peu de lait pur pour l’agneau, c’était la seule provision du jour, et pourtant il y avait bien du monde à la maison, car Madeleine ne manquait jamais de dire :

« Nous sommes cinq en comptant Loulou. »

Loulou, c’était le plaisir, le jouet, plus que cela, le petit ami de Madeleine.

Un moment distraite par la vue de toutes les belles choses qui se faisaient sur la place, la petite fille conservait néanmoins une expression de tristesse peu ordinaire à son âge. En vain une femme, avec un geste expressif, lui faisait-elle signe d’entrer sous une tente, où l’on voyait, disait-on, des merveilles ; Madeleine paraissait ne pas voir et ne pas entendre. Elle jeta pourtant un regard furtif sur les chevaux de bois, c’était ce qui lui plaisait le plus, et cela ne coûtait que deux sous ! ces deux sous, l’enfant les tenait dans sa main, mais ils étaient trop nécessaires à la maison, il fallait voir les autres se divertir et n’avoir, soi, que du travail et du chagrin.