La faute d’Olga - Patrick Bot - E-Book

La faute d’Olga E-Book

Patrick Bot

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Beschreibung

Du pont d’un yacht en mer Égée, un homme tombe à l’eau. Yacov, oligarque russe à la tête d’un groupe pharmaceutique vendant sur internet des médicaments plus ou moins frelatés, a été poussé par Olga, sa femme, qui désapprouve ses activités illicites. Venant à sa rescousse, un équipage de plaisanciers français le sauve de la noyade. Parmi eux, Tom, journaliste à la retraite, seul témoin du geste d’Olga. Yacov décide de pardonner à son épouse, de cesser son trafic et de vendre son affaire. Ce faisant, il va s’attirer la colère des services secrets russes qui toléraient son trafic en échange de services inavouables. Il va se cacher, mais le FSB se lance à la poursuite d’Olga, espérant l’atteindre, lui. Tom décide alors de protéger cette dernière qui se réfugie en France. La traque des sbires du FSB, la défense de Tom et de ses amis, bientôt soutenus par les services français, donnent des frayeurs à tous. Toutefois, les autorités russes ont un problème d’un autre ordre qui peut changer la donne…


A PROPOS DE L'AUTEUR


Une fois à la retraite, Patrick Bot se remet à l’écriture, une passion longtemps entretenue. Pour lui, La faute d’Olga représente le roman qu’il aurait aimé lire sur ce qui s’est passé ces dernières années dans le contexte sanitaire et géopolitique actuel.

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Seitenzahl: 335

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Patrick Bot

La faute d’Olga

Roman

© Lys Bleu Éditions – Patrick Bot

ISBN :979-10-377-5225-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

I

Le bateau

Un bateau ancien croisait le nôtre à bonne distance. Un yacht à moteur avec une cheminée, des bois vernis et des manches à air en laiton, admirablement restauré. Un garde-corps métallique entoure le pont. Je prends les jumelles pour observer cette merveille de plus près. Deux personnes sont debout près du garde-corps, à un endroit où celui-ci s’interrompt, probablement là où pouvait s’accrocher une échelle de coupée. L’une des personnes fait un grand geste et tombe dans l’eau. L’autre personne court sur le pont et disparaît dans la porte d’entrée des cabines.

« Oh, un homme à la mer ! »

« Quoi ? Où ? » dit Régis, qui tenait la barre.

« Là-bas, sur le yacht à moteur, mais il y a un témoin, il va faire demi-tour ».

Mais cinq minutes se passent et le yacht poursuit sa route comme si rien ne s’était passé.

Je laisse les jumelles et me précipite sur le compas de relèvement qui était dans un équipet du cockpit. Je relève l’azimut de l’endroit où la personne est tombée à l’eau, et je note notre position au GPS.

« Il faut y aller, Régis, le yacht ne réagit pas ! »

Nous sommes en été dans la mer Égée, avec un puissant vent du nord que nous remontons à la voile, faisant route vers le nord-ouest. Je crie aux deux femmes qui étaient à l’intérieur de monter sur le pont, et je leur explique rapidement comme je peux.

Tout le monde est d’accord pour aller à la rescousse de l’homme à la mer.

Mais il faut changer de cap, naviguer en plein face au vent, donc marcher au moteur, enrouler la voile d’avant et prendre encore un ris dans la grand-voile. La manœuvre nous prend cinq bonnes minutes. Jusque-là la navigation était agréable, exactement ce que j’aimais, ciel sans nuages, mer d’un bleu profond, parsemée de moutons blancs au sommet des vagues, le bateau avançait bien, modérément gîté, des îlots rocheux accrochaient le regard. Mais face au vent et moteur en marche le bateau tape dans les vagues et les embruns nous fouettent le visage.

« À quelle distance c’était ? » demande Séverine.

« Environ deux milles, à mon avis. »

Séverine, la skipper désignée, marque sur l’écran du GPS, devant le barreur, la position estimée du naufragé, pour faciliter le travail du barreur. Le yacht à moteur continue à s’éloigner, suivant toujours le même cap à la même vitesse.

« Tout le monde met les brassières et les gilets. On fait un peu moins de 4 nœuds, on sera sur place dans une demi-heure. Je vais faire un appel à la VHF » dit Séverine.

Un truc auquel je n’avais pas pensé.

Je l’entends faire un appel un peu dramatique sur le canal 16, Mayday, Mayday, Mayday. Elle donne notre position et mentionne le yacht à moteur et la chute d’un de ses passagers. Son anglais est bon mais son accent révèle la Française.

Quand elle remonte, elle dit :

« Il faut préparer la récupération du naufragé. Il n’avait pas de gilet de sauvetage, d’après ce que tu as dit. On descend l’échelle de bain à l’arrière, en espérant qu’il aura assez de force pour y monter. Sinon il faudra que l’un de vous descende pour lui attacher une amarre autour de la poitrine. Avec cette mer formée on va avoir beaucoup de mal à repérer sa tête. Et il va se fatiguer à maintenir la tête hors de l’eau. Il faut prendre la deuxième paire de jumelles et bien regarder ».

« Séverine, rien ne dit que c’est un homme, à cette distance je ne pouvais rien distinguer »

Personne ne le dit mais tous savent que les chances de retrouver le, ou la, naufragé dans cette mer creusée et au milieu de ces crêtes blanches, après une demi-heure de route, sur une position très peu précise, sont faibles.

La demi-heure est écoulée, nous sommes sur la position fixée comme objectif et tous regardent la mer tourmentée sans parler.

Séverine a une nouvelle idée. Elle descend dans le carré et remonte avec la corne de brume.

« On va faire du bruit. Je n’espère pas l’entendre crier en réponse, mais ça pourra lui remonter le moral. Il saura qu’on le cherche et qu’on n’est pas loin ».

Décidément, elle tient au « il ».

On tourne en rond à petite vitesse, le bateau est bien secoué. Tout le monde est trempé. Soizic, la femme de Régis, semble pétrifiée.

La corne de brume mugit toutes les minutes.

Un appel à la VHF. Séverine se précipite dans le carré et comprend qu’il s’agit du yacht à moteur. Il donne son nom, Arsinoé, dit qu’une des personnes à leur bord est manquante, et qu’il fait demi-tour, en suivant exactement la même route en sens inverse. Effectivement, on le voit revenir, mais il est très loin.

Séverine observe pendant un moment l’Arsinoé.

« Il vient droit sur nous en faisant le même cap qu’à l’aller. Il est haut sur l’eau, offrant une grande prise au vent. Il subit donc une dérive importante. Il a dû perdre plusieurs degrés depuis la chute du naufragé. S’il vient droit sur nous, ça veut dire qu’au moment de la chute il était plus loin. Ton estimation de la distance, Tom, était trop faible. Il faut aller plus loin vers le nord ».

Je suis obligé de reconnaître qu’elle a sans doute raison. Je tiens la barre et je poursuis cap au nord.

Un quart d’heure s’écoule et le moral de l’équipage est au plus bas. Près d’une heure s’est écoulée depuis la chute.

C’est Régis qui repère le premier le naufragé.

« Je vois quelque chose, là-bas, sur tribord »

Je dirige le bateau dans cette direction.

« C’est bien quelque chose qui peut ressembler à une tête. Tu l’as vu Tom ? »

Je sens une bouffée d’espoir dans la voix de Séverine.

« Pas encore ».

On avance.

« Oui, c’est bien la tête d’un homme », dit Régis.

Je la vois moi aussi.

Séverine donne ses instructions.

« Tom, tu viens très doucement sur lui et au dernier moment tu obliques pour le laisser à notre gauche, à notre vent. Quand il sera à portée je lancerai la bouée couronne. Régis attache toi à une amarre et prépare-toi à sauter dans l’eau avec une autre amarre à lui passer autour de la poitrine en cas de besoin. Soizic, prends ton appareil photo et filme toute la manœuvre ».

C’est l’éditrice qui parle, avec une idée derrière la tête.

Le type, car c’est bien un homme, arrive à accrocher le filin de la bouée. Séverine rapproche la bouée et le bonhomme en tirant doucement le filin, pour les amener près de l’échelle de bain, à l’arrière. Je mets le moteur au point mort.

L’homme accroche l’échelle, mais il est très fatigué. Il arrive tout de même à se hisser suffisamment pour sortir à moitié son torse de l’eau. C’est assez pour que Régis puisse lui passer une amarre autour de la poitrine sans avoir besoin d’aller dans l’eau. Ensuite il le tire et l’aide à monter. L’homme s’effondre sur un banc du cockpit.

Il doit avoir une cinquantaine d’années, pas grand, une calvitie bien avancée, plutôt blond, avec le corps musclé d’un sportif. Il est très pâle et reste allongé sans bouger. Il respire.

Je propose de lui donner des vêtements à moi, j’ai à peu près la même taille.

« Oui », dit Séverine. « Il faut le réchauffer, le sécher et l’habiller avec des vêtements secs. »

Facile à dire dans un cockpit secoué en tous sens et balayé par les embruns.

On amène des serviettes, on commence à lui enlever son sweat et à le frictionner. Il porte une médaille attachée par une chaîne autour du cou. C’est une petite médaille dorée, sans motif religieux apparent. On dirait plutôt un visage de style antique. Il soulève un peu sa tête et vomit. On le recouvre d’une couverture de survie pour le protéger des embruns. En lui enlevant ses chaussures, je remarque qu’il a une tache de vin sur le pied gauche.

Au bout de dix minutes il essaie de s’asseoir.

Séverine s’adresse à lui en anglais.

« Ça va mieux ? Vous voulez quelque chose, à boire, à manger ? Dès que vous pouvez bouger, il faut que vous descendiez dans le bateau pour vous mettre à l’abri, vous sécher et vous restaurer. Nous sommes quatre touristes français en vacances, sur un bateau de location ».

Il hoche la tête sans parler. Puis il regarde autour de lui, nous dévisageant l’un après l’autre. Il a le regard de quelqu’un habitué à commander. Enfin il dit, en anglais :

« Merci, merci, vous m’avez sauvé la vie. Je m’appelle Yacov Fédorovitch Boulganine. Je suis Russe. Vous avez des nouvelles de mon bateau ? »

« L’Arsinoé ? Oui, nous sommes en contact avec lui par la VHF, il vient vers nous. Vous pouvez le voir, là-bas ».

Il jette un œil dans la direction.

« OK, je vais essayer de descendre ».

Ils descendent tous, sauf moi qui reste de quart sur le pont.

J’entends Séverine qui parle et une voix qui répond à la VHF.

Au bout d’un moment Séverine sort avec Régis.

« Tom, le russe veut te parler, tu es celui qui l’a vu tomber. Régis va te remplacer. On va à Sérifos, l’abri le plus proche, pour transférer le russe sur son bateau ».

Yacov est assis sur la banquette, avec un de mes pulls sur le dos. Il a l’air en bien meilleure forme, il mange une soupe chaude.

« Tom, qu’avez-vous vu exactement, avec vos jumelles, quand je suis tombé ? »

Son anglais est bien meilleur que le mien.

« J’ai pris les jumelles pour regarder ce bateau que je trouvais inhabituel et très beau. J’ai vu deux personnes debout sur le pont, près de l’endroit où le garde-corps s’interrompt. Elles semblaient tournées l’une vers l’autre. L’une d’entre elles s’est retournée vers l’autre en faisant un grand geste d’un bras, puis elle a basculé pour tomber dans l’eau ».

« Et l’autre personne, qu’a-t-elle fait ? »

« Elle a aussitôt couru vers la porte de la superstructure où se trouvent sans doute le carré et la timonerie. J’ai pensé qu’elle allait donner l’alerte et que le bateau allait virer de bord. Mais au bout de cinq ou six minutes, ne voyant plus rien bouger sur le bateau, j’ai informé mes coéquipiers et nous avons décidé de nous diriger vers l’endroit de votre chute ».

Son regard est terriblement acéré.

« Vous comprenez ce que cela veut dire, n’est-ce pas ? Je souhaiterais que vous mettiez par écrit cette déclaration et que vous soyez prêt à témoigner devant un enquêteur. Le ferez-vous ? »

« Bien sûr. Je comprends très bien. La tentative de meurtre est possible. »

« Bon, mais ça veut dire aussi qu’il faut que vous restiez quelque temps à Sérifos, je paierai tous vos frais, bien sûr. C’est moi qui vous dois beaucoup. Vous avez des obligations dans les semaines qui viennent ? »

Je lui explique qu’étant retraité je n’ai pas d’obligation impérative. Ce n’est pas tout à fait vrai mais un séjour forcé à Sérifos en été n’est pas pour me déplaire. Et l’intrigue policière qui se profile encore moins.

« Vous connaissez la personne qui était avec vous ? »

« Bien sûr, mais je ne vous dirai rien sur cette personne ni même si c’est un homme ou une femme. Et je ne veux surtout pas que vous le rencontriez avant de témoigner. C’est indispensable pour garantir l’impartialité de votre témoignage devant les enquêteurs. Croyez-moi, vous saurez tout bien assez tôt ».

Sourire un peu crispé.

Le type tirait déjà les ficelles et il avait l’habitude.

« OK Yakov, je suis content que mon témoignage vous soit utile. Je suis choqué de cette manière d’abandonner à la mort un homme tombé à l’eau ».

« Moi aussi ! »

Après sa soupe, une bière et quelques biscuits, Yacov demande si on peut lui prêter un téléphone. Il parle à quelqu’un en russe, avec le ton ferme et volontaire d’un patron s’adressant à un employé. Pas d’effet dramatique, c’est concis, très peu de questions, surtout des instructions, alors qu’il vient de réchapper à la mort et peut-être à un assassinat. Il nous dit de le réveiller à l’arrivée sur Sérifos, il s’allonge sur une des banquettes du carré et s’endort. C’est drôle de le voir dans mes fringues.

Quand tout a commencé il était 14 h 30. Il est 17 h 30 et Sérifos est à une heure de route. L’Arsinoé nous dépasse et y sera avant nous.

Nous remontons tous dans le cockpit, pour tenir compagnie à Régis. Je distribue des bières.

« Boulganine, ça me dit quelque chose »

« Oui, dit Séverine, c’était un dignitaire soviétique de la génération de Khrouchtchev. C’est peut-être un de ses descendants. Mais le prénom, Yacov, est étrange. C’est juif et les dignitaires soviétiques étaient franchement antisémites. En tout cas, il a une sacrée constitution. Il semble à peine fatigué ».

« Ouais », dit Soizic, « c’est le propriétaire du yacht et à mon avis c’est un patron, avec des nerfs de glace. Vous avez remarqué le ton qu’il avait au téléphone ? »

Séverine se tourne vers moi.

« Tu vas en savoir plus sur lui dans les jours qui viennent. Alors il va falloir faire sans toi ? Tu n’as pas l’air mortifié de rester ici ».

Il faut préciser que Séverine est ma compagne depuis dix ans, et mon ancienne patronne. Ancienne parce que j’ai pris ma retraite de la maison d’édition qu’elle a fondée et qu’elle dirige. Mais je continue à lire des manuscrits et à siéger au comité de lecture. Nous nous entendons plutôt mieux depuis que je ne participe plus à la direction.

« Bon, je ne sais pas si un séjour à Sérifos est très excitant, mais c’est vrai que je suis curieux de connaître la suite de cette histoire ».

« On ne va pas t’attendre, avec ce meltem à remonter il ne faut pas perdre de temps pour attraper notre avion à Athènes ».

« Tu peux toujours demander au russe de financer le séjour à nous quatre et de nous payer l’avion du retour » dit Régis.

« Pas question de rentrer avec du retard, répond Séverine, j’ai des rendez-vous dès lundi matin, et toi aussi il faudrait que tu fasses garder tes enfants plus longtemps. »

« Ouais, je blague. Mais j’envie presque Tom ».

Régis a moins de quarante ans. C’est un neveu de Séverine, donc breton comme elle, il vit en Bretagne avec sa femme, Soizic, et leurs deux enfants de moins de dix ans. Il est ingénieur dans la « navale » et Soizic est architecte. Ils ont l’habitude de naviguer, ils savent vivre avec d’autres dans le petit espace d’un bateau, avec eux tout s’enchaîne avec souplesse et naturel. Ce n’est pas si courant. Chaque croisière avec eux est un plaisir. En plus, Soizic et une bonne cuisinière.

On approche du mouillage dans la baie de Sérifos et on réveille Yacov.

Il redemande un téléphone.

Il donne tout une série d’instructions et annonce le programme :

« Vous n’avez pas besoin de jeter l’ancre près de l’Arsinoé, vous avez un tirant d’eau plus faible, vous pouvez mouiller plus près de la plage. J’ai réservé pour vous un restaurant en ville, où le repas vous est offert, sans limitation. Malheureusement, je ne me joindrai pas à vous, j’ai besoin de régler quelques problèmes chez moi et me coucher tôt. Tom, une villa vous est réservée pour votre séjour à Sérifos, un de mes hommes vous y conduira dès ce soir, il viendra vous chercher au restaurant. Merci encore pour votre intervention qui m’a sauvé la vie. Nous resterons en contact par l’intermédiaire de Tom. »

Une annexe de l’Arsinoé vient accoster pour embarquer Yacov. L’homme qui la pilote nous donne un sac.

« Pour l’apéritif ! » lance Yacov avant de s’éloigner.

C’est une bouteille de champagne frais avec une grosse boîte de caviar.

Le champagne étant frais on décide de le consommer tout de suite, tout en se préparant pour aller à terre.

Soizic rigole :

« Je devine les petits problèmes qu’il doit régler à son bord ! »

« J’espère qu’on ne va pas entendre des hurlements ou des coups de feu. On va finir par être une antenne de la Croix-Rouge. »

« En tout cas le champagne est top et le caviar, un délice ! »

C’est alors qu’un canot s’approche avec un homme en uniforme, très souriant, qui s’adresse à nous dans un anglais parfait.

« Vous êtes bien le yacht appelé Cafekrem ? »

Séverine se souvient que c’est le nom de notre bateau.

« Je suis l’officier du port. Nous avons entendu vos échanges avec l’Arsinoé sur la VHF. Je suis déjà passé voir l’Arsinoé, ils m’ont raconté l’incident et votre intervention. Mes félicitations pour le sauvetage. Excellent ! Le skipper serait-il assez aimable pour passer demain matin au bureau du port pour faire une déposition ? » Comme Séverine lui dit « OK », il s’étonne : « Ah c’est vous le skipper ? »

« Oui, mais je pense qu’il est préférable que ce soit Tom – elle me désigne – qui fasse cette déposition, c’est lui qui a observé la chute, c’est lui qui nous a convaincus de rechercher la personne tombée à l’eau. Il restera à Sérifos demain mais nous devons rendre le bateau au Pirée demain soir, donc partir tôt ».

« Pas de problème ».

Une fois l’officier parti, je m’étonne :

« Bizarre, il parle de l’incident comme d’une simple affaire de sauvetage, et pourtant il a parlé avec l’équipage de l’Arsinoé. Lui ont-ils raconté la tentative apparemment délibérée d’abandonner Yacov ? Et lui qui souhaite que mon témoignage soit le plus objectif possible ! Il y a là quelque chose que je ne comprends pas ».

Le restaurant désigné par Yacov est au bord de l’eau. C’est un vrai cuisinier qui doit être derrière les fourneaux. Les plats, souvent déclinés à partir d’éléments typiquement grecs, sont inventifs et savoureux. J’avais déjà constaté, au cours des jours précédents, que la cuisine grecque avait bien changé, en beaucoup mieux, depuis mon précédent séjour, il y avait près de 15 ans.

On reparle bien sûr des évènements de la journée.

Séverine, même en vacances, ne perd pas de vue le business.

« Tom, essaie de mettre par écrit cette histoire, qui n’a pas l’air terminée. Avec le film tourné par Soizic, on pourra faire un reportage intéressant. »

À la fin du repas, un homme se présente. C’est un grand costaud à la mine patibulaire.

« Bonjour, je m’appelle Vlad. Yacov m’envoie pour conduire Tom à la villa ».

Je fais mes adieux aux autres, prends le sac que j’avais amené avec quelques affaires, et suis Vlad. Il m’emmène à une voiture, un petit 4x4. Le trajet est court, la villa est à moins de cinq cents mètres du bord de mer, sur une colline, avec une vue sur toute la baie. Il fait nuit, mais on devine que la vue est splendide.

Vlad me confie à un homme appelé Stavros, qui se présente comme le gardien de la villa, puis s’en va.

Stavros me fait visiter. Il y a trois chambres avec des lits garnis de draps, un immense séjour qui s’ouvre sur une terrasse face à la mer, une cuisine totalement équipée. Le frigo est garni de bières et d’autres boissons, il y a tout ce qu’il faut pour le petit déjeuner, dont des œufs frais. Une coupe chargée de fruits décore une table à manger en bois massif. Stavros me montre aussi un meuble cave à vin où se trouvent quelques bonnes bouteilles. Il me dit qu’il habite la maison juste en dessous et que je peux l’appeler à tout moment. J’ai un scooter à ma disposition et je pourrai avoir une voiture demain.

Quand il est parti, je m’installe dans la chambre avec la vue sur la baie et je vais sur la terrasse boire un verre d’une bouteille de rouge d’Attique. Je suis fatigué mais pas mécontent de moi. Je n’avais pas navigué depuis cinq ans aussi longtemps et dans des conditions aussi sportives. J’avais un peu peur d’être handicapé par mon âge. Je commence à souffrir des petites misères des vieux, les articulations douloureuses par moment, des démangeaisons curieuses, des verrues qui grossissent, et la prostate qui réclame son dû toutes les trois ou quatre heures, entre autres. Je m’étais astreint à faire du sport dans les jours qui ont précédé la croisière. C’était une bonne idée, j’ai pu tenir mon rôle comme les autres. Je savourais la douceur du soir et les odeurs de la garrigue autour de moi lorsqu’une silhouette apparaît sur le chemin de terre conduisant à la villa, et qui passe sous la terrasse. C’est une femme qui porte une petite valise. Elle s’arrête, et m’interpelle en anglais.

« Vous êtes Tom, le français qui a sauvé Yacov ? »

« Oui, c’est moi ».

« Je suis sa femme, c’est moi qui étais avec lui quand il est tombé. Je peux vous parler ? »

Son anglais est bien meilleur que le mien, avec un accent plutôt distingué.

Décidément, les Russes et les langues…

« Montez, je vous en prie ».

C’est une femme très brune, aux cheveux attachés en queue de cheval, habillée d’un pantalon sombre, d’une marinière, et portant des chaussures de bateau. Elle doit avoir dans les trente-cinq ans, un visage bien charpenté, une bouche sensuelle, des yeux en amande, soulignés par des sourcils très hauts. Elle me fait penser à l’actrice Anouk Aimée, qui impressionnait beaucoup l’adolescent que j’étais. Bref c’est une beauté qui ne peut me laisser indifférent. Maintenant, je veux dire à mon âge, le sexe me fout enfin la paix et je découvre les femmes, du moins la partie de leur personne que le filtre sexuel me masquait. Beaucoup d’entre elles, que j’aurais négligées avant, m’intéressent. Mais je suis toujours capable de reconnaître une femme séduisante, et c’est le cas de celle-ci.

Elle est grande, une silhouette parfaite, sa démarche révèle l’habitude du sport. Elle se déplace avec l’aisance de quelqu’un qui a l’habitude de retenir l’attention, mais pour l’heure elle ne cherche pas à plaire. Aucun sourire, son visage est grave, à peine maquillé, elle est tendue, ses yeux sont brillants, presque incandescents.

Elle refuse le verre de vin que je lui propose.

« C’est moi qui l’ai poussé pour qu’il tombe dans l’eau, et qui n’ai pas prévenu les autres »

Elle dit ça sur un ton exalté, agressif, attendant ma réaction à ce coup à l’estomac.

Comme je ne dis rien, simplement parce que je ne sais pas quoi dire, elle respire, histoire de se calmer, et poursuit.

« Je vis avec lui depuis dix ans, je le connais assez bien. Pour comprendre un peu qui il est, il faut que je vous en dise un minimum sur sa vie. C’est le petit-fils du maréchal Boulganine, un grand dignitaire soviétique, d’abord allié de Khrouchtchev puis évincé par lui. Le fils du maréchal, le père de Yacov, est tombé amoureux d’une juive, fille d’un des médecins persécutés par Staline dans les dernières années de sa vie. Le maréchal, son père, l’a carrément envoyé au goulag, de peur d’y aller lui-même. Il a été libéré à la mort de Staline, mais il a très mal vécu son séjour en Sibérie, il l’a crié sur les toits et les successeurs de Staline l’ont marginalisé, sinon persécuté. Aussi ils ont appuyé sa demande d’émigrer en Israël, dans le cadre des accords entre Israël et l’URSS, chaque émigré étant grassement “acheté” par Israël. Yacov avait alors une quinzaine d’années. Il a suivi des études brillantes en Israël, en biologie et chimie. Lorsque le régime communiste s’est effondré, il est revenu en Russie. En jouant à la fois sur son nom et sur ses études en occident, il s’est introduit dans un groupe pharmaceutique ayant repris une partie des activités de l’organisme public chargé de ces produits. Là, en quelques années il a accédé à la direction. Je ne connais pas les détails de son ascension mais, comme les autres oligarques ayant suivi un parcours similaire, je me doute que tous les coups étaient permis, surtout les plus tordus. Je l’ai connu alors qu’il était puissant et très riche. Je travaillais dans une boîte de publicité et c’était mon client. Je dois dire que j’ai eu le coup de foudre, et je crois que c’était réciproque. Il était intelligent, d’une grande culture, et très attentionné avec moi. Nous avons voyagé dans le monde entier, nous avons vécu des moments merveilleux. J’ai abandonné mon métier, mais je connaissais très bien le milieu des affaires, pas seulement russe, et je passais pas mal de temps sur internet pour me tenir au courant. Lui il ne me mêlait pas à ses affaires, mais il m’en parlait de temps en temps, sans trop entrer dans les détails. Je connaissais les marques de son groupe et je voyais qu’elles étaient de plus en plus présentes sur internet. Il y a trois ans je me suis rendu compte que de nouvelles marques apparaissaient, surtout sur les marchés de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine, bref des marchés peu encadrés, avec des législations souples et des organismes de contrôle faibles ou corrompus. Ces marques étaient des émanations, ou des avatars de certaines sociétés du groupe. Sauf qu’il s’agissait de filières d’écoulement de produits frelatés ou de faux médicaments vendus en ligne. Des ONG se sont mises à monter des dossiers montrant les ravages causés par ces produits, ravages qui se comptaient en milliers de cas de maladies et en centaines de morts. En remontant les filières pour désigner les responsables, ces ONG sont arrivées, entre autres, au groupe de Yacov. Quand je lui en ai parlé, il y a seulement quelques semaines, il a minimisé, assurant qu’il s’agissait d’un complot de certains de ses concurrents pour le descendre, qu’il s’agissait de produits de second choix, mais sans aucun danger, que les groupes pharmaceutiques occidentaux étaient jaloux de la présence de son groupe sur l’e-commerce. Mais les preuves de la nocivité des produits et des pratiques de Yacov s’accumulaient et nous avions de violentes disputes sur le sujet. Nous en avions une aujourd’hui, et j’étais folle de rage devant sa négation totale de la chose. Je voyais qu’il ne se tenait plus à la rambarde et je l’ai poussé violemment. Il a essayé de m’attraper la main mais il était déjà dans le vide et il est tombé. Quand je suis rentré dans la cabine, je ne savais pas ce que j’allais faire. J’ai pensé que, s’il en réchappait, il me tuerait. J’ai hésité longtemps, laissant passer les minutes, jusqu’à ce que le capitaine de l’Arsinoé écoute votre appel sur la VHF. Il m’a demandé si j’avais vu Yacov et j’ai dit non. Il a couru dans tout le bateau pour le chercher, en vain. Alors il a décidé de faire demi-tour. Pendant tout le trajet je suis restée silencieuse, prostrée dans ma cabine. Quand j’ai appris que vous aviez retrouvé Yacov et qu’il était vivant, j’ai d’abord été soulagée, mais je savais que la punition allait s’abattre sur moi ».

« Qu’a-t-il dit lorsqu’il vous a revue, de retour sur l’Arsinoé ? »

Elle a eu comme une expression d’étonnement.

« Il a juste dit : “alors ?” Je lui ai dit : “tu sais très bien ce que j’ai fait, et tu sais très bien pourquoi. J’étais très en colère et je ne le referai peut-être pas, mais je l’ai fait et je dois l’assumer. Je ne peux rien dire de plus. Je m’en vais, fais-moi raccompagner à terre”. Il m’a regardé fixement, il avait l’air ébranlé. Je ne l’avais jamais vu comme ça. Nous nous sommes regardés longtemps, moi je voyais repasser toute ma vie avec lui devant mes yeux, comme si j’allais mourir. Je lui ai dit : “si tu imagines une seconde que je pourrai accepter un éventuel pardon, abandonne tout de suite cette idée. Je nous vois mal faire comme si rien ne s’était passé. Je suis coupable de tentative de meurtre sur mon compagnon, je sais pourquoi et je suis prête à en payer le prix”. Enfin il a dit : “prend tes affaires, Vlad va t’accompagner à terre. Tu ne trouveras pas d’endroit pour passer la nuit, alors va dans la villa où se trouve Tom, le français qui a tout vu, il y a des chambres libres”. Voilà pourquoi je suis ici ».

« Oui, il y a deux chambres libres, les lits sont prêts », je ne savais pas quoi dire d’autre. Je me demandais ce qu’elle attendait de moi. Elle savait que j’étais le seul témoin oculaire de son forfait, en plus de Yacov, bien sûr, et que mon témoignage pouvait la conduire en prison pour très longtemps. Elle ne semble pas chercher à m’influencer.

Elle reste un moment immobile, en regardant les lumières de la ville, et me dit :

« Finalement, je prendrai bien un verre de vin ».

Je vais chercher un verre et je le remplis. J’arrive à trouver quelques mots :

« À votre avis, que va-t-il faire, que va-t-il vous arriver ? »

« Il va peut-être déclarer à la police grecque ce qui s’est passé. Mais ce sera un scandale qui va beaucoup le gêner. D’ailleurs, il a simplement parlé d’une chute à l’officier grec venu glaner des nouvelles, après les échanges à la VHF. Et il peut aussi me faire assassiner. Ses deux gardes du corps, Vlad et Sacha, savent très bien faire ça, je suppose. Un accident est vite arrivé ».

« Pourtant, il m’a dit qu’il ne voulait pas me parler de la personne que j’avais vue à côté de lui sur l’Arsinoé, pour que mon témoignage soit le plus objectif possible, mais il a clairement évoqué une tentative de meurtre »

« Il a certainement changé d’avis. S’il m’a envoyé dans cette villa, il savait que nous parlerions. Il y a de grandes chances qu’il vous contacte avant que vous alliez voir la police. Que vous a dit l’officier grec ? »

« Il nous a juste félicités pour le sauvetage. Il m’a demandé de passer à son bureau demain matin pour déposer mon témoignage, mais comme s’il s’agissait d’une formalité sans importance. Que dois-je dire, à votre avis ? »

« Je ne suis pas qualifiée pour vous dicter votre conduite. Je sais que je n’irai pas spontanément voir la police, je préfère être assassinée plutôt que passer dix ans dans une prison grecque. Mais si je suis forcée de témoigner je dirai la vérité. Montrez-moi où je peux dormir ».

Elle avale son verre d’un coup et se lève.

Je la guide jusqu’à une des chambres et nous nous disons bonne nuit. Elle me dit juste qu’elle s’appelle Olga.

J’avais pas mal bu, la journée avait été intense et je n’avais qu’une envie, m’effondrer dans un lit. Avant de me coucher, j’ai regardé mon portable, que j’avais laissé dans la chambre. Séverine m’avait appelé, mais je n’avais pas envie de parler.

Le lendemain, je me suis levé vers 8 h, à peu près comme d’habitude, et toute l’histoire de la veille m’est revenue en mémoire.

Après une douche et le petit déjeuner, j’ai constaté que la porte de la chambre d’Olga était fermée. Je n’entendais aucun bruit et je suis sorti.

En regardant la baie, j’ai constaté que notre voilier n’était plus là. Mais on voyait bien l’Arsinoé, le plus gros yacht au mouillage. J’aime bien Sérifos, une île tranquille, sans prétention, au contraire de ses voisines Ios et Myconos. Il n’y a rien de particulier à Sérifos, excepté son vieux village, un pâté de maisons blanches au sommet d’une série de collines, à 3 km de la côte, sur des collines à l’intérieur. En venant du large on croirait une crête enneigée, éclatante de blancheur sur le fonds grisâtre de pierrailles et de garrigue desséchée. À partir de la côte, soit on monte à pied, une bonne demi-heure de marche, soit on prend une navette. C’est un village typique des Cyclades, que l’éloignement de la côte a bien conservé, avec ses ruelles étroites qui s’étage sur des pentes raides, ses placettes garnies de deux cafés, ses bougainvillées qui tombent en grappe, ses figuiers de barbarie, ses minuscules massifs de plantes aromatiques.

Le bord de mer est, lui, très quelconque, avec de petits immeubles de bric et de broc datant des années soixante, et une seule rue qui longe la plage pour se terminer sur un ponton où quelques yachts peuvent s’amarrer. Le quai des ferries est à côté. Les cafés et restaurants sont concentrés sur cette fin de la rue.

Le quai des ferries est surplombé d’une colline où se trouve le local des autorités policières et navales. En approchant, j’ai aperçu Yacov attablé à une terrasse de café. Il m’a fait signe et m’a proposé de prendre un café.

« J’espère que vous avez passé une bonne nuit. Vous avec vu Olga ? »

« Bien sûr. Ce qu’elle m’a raconté correspond tout à fait à ce que j’ai vu. Mais j’ai l’impression que vous n’avez pas donné cette version à l’officier grec ».

Il s’attendait à la question.

« Effectivement. Je pense qu’Olga ne mérite pas de pourrir les plus belles années de sa vie dans une prison grecque ».

Il change de position et reprend, en me regardant fixement.

« Pendant tout le temps que j’ai passé dans l’eau, certain de mourir quand j’ai vu l’Arsinoé s’éloigner, beaucoup de pensées et d’émotions m’ont traversé. L’incompréhension, la colère, la peur de mourir, la compréhension, le désir de mourir, finalement l’espoir quand j’ai entendu votre corne de brume. Quand la personne que vous aimez le plus au monde, que vous admirez parce que vous la connaissez, que cette personne vous tue, uniquement pour une raison morale, parce qu’elle pense que vous êtes un monstre, vous êtes plus qu’ébranlé. J’ai même convenu que mourir là, noyé, était un châtiment mérité. Mais vous êtes arrivé avec vos amis. Comment continuer à vivre ? Quand j’ai revu Olga, sur le pont de l’Arsinoé, le visage décomposé, quelque chose s’est brisé en moi, le reste de colère que j’avais en moi s’est évanoui, je n’avais qu’une envie, la serrer dans mes bras. Elle était devenue coupable, comme moi, mais nos culpabilités, au lieu de s’annuler, se repoussaient, comme deux aimants de polarités opposées. Olga est partie, et je ne peux pas le lui reprocher. Mais je ne peux pas non plus supporter de la savoir en prison alors que moi je suis libre, et que je vis comme un nabab. D’ailleurs je ne peux plus vivre comme avant. Je vais arrêter d’être un monstre. Je vais céder mes affaires, vite, mais ne croyez pas que j’échapperai au châtiment. Avant qu’on m’oublie je vais être très vulnérable. Me voyant baisser la garde, de grands requins vont me manger tout cru, rien que pour le plaisir, la vengeance, ou pour que je ne parle pas de leurs affaires. Je n’ai pas de leçon à vous donner, allez voir la police puisqu’ils vous ont convoqué, mais je crois que l’officier cherchait surtout à occuper son oisiveté. Je lui ai parlé d’une chute accidentelle, une maladresse de ma part. Ce matin ils ont l’air très occupés par des appels de détresse d’un bateau. Désolé de vous avoir immobilisé ici pour rien. Chaque jour il y a au moins un avion qui part d’Athènes pour Paris, et en classe affaires il y a toujours des places. Dites-moi quand vous voulez partir et je réserve. Pour le trajet Sérifos-Athènes, il y a un ferry par jour, et s’il n’y a plus de place, je vous y emmène avec l’Arsinoé ».

J’étais perplexe, les choses allaient trop vite. Était-il sincère lorsqu’il assurait « arrêter d’être un monstre » ?

« Ce séjour à Sérifos ne me dérange pas, au contraire. Peut-être à tout à l’heure, après avoir parlé avec la police grecque ».

Je ne savais absolument pas ce que j’allais dire aux policiers.

En entrant dans le bureau j’ai vu qu’une grande agitation régnait. L’officier m’a vu et s’est dirigé vers moi.

« Bonjour, désolé, je ne vais pas avoir le temps de vous recevoir, nous avons une affaire assez grave à traiter. Pourriez-vous rédiger une déposition par écrit, en anglais, et la laisser au bureau ? C’est de pure forme mais j’aimerais avoir quelques traces écrites de votre sauvetage. J’espère que vous avez passé de bonnes vacances en Grèce ».

Je l’assure de tout ce qu’il voulait et je le laisse retourner à son problème.

En sortant, je vois que Yacov était toujours à la même place.

Je lui dis qu’il avait raison, que l’officier grec ne s’intéressait guère à son sauvetage, et que j’allais rentrer à Paris.

Il m’a demandé mon passeport, il a pris son téléphone et parlé en Russe à quelqu’un. J’ai entendu mon nom, Thomas Garidon, et mon adresse, presque sans accent.

« On me rappelle dans quelques minutes. Au fait, je ne sais rien de vous, sauf que vous habitez à Paris, si votre passeport est à jour. Qui êtes-vous ? »

J’essaie de lui résumer en quelques mots ma situation actuelle, et j’ajoute :

« Je connais de vous ce qu’Olga m’a raconté, mais d’elle je ne sais rien. Qui est-elle ? »

« Elle vous a impressionné. Moi aussi. Elle est d’une génération qui n’a rien connu du régime communiste. Elle vient d’une famille d’ingénieurs qui ont tout de suite trouvé leur place dans la Russie post-soviétique, comme on dit. Pas comme affairistes mais comme salariés compétents. Elle a fait les meilleures études, plutôt commerciales, qui se sont terminées par un MBA à Yale, à New York. Elle a complètement intégré les valeurs de la société occidentale : égalité des droits mais reconnaissance des mérites, liberté d’entreprendre mais respect de la loi, protection pour les faibles, liberté d’opinion, etc. Dans son métier de publicitaire elle était choquée que les slogans de la pub puissent mentir. Mais elle avait un enthousiasme, une joie de vivre, une curiosité, une énergie qui illuminaient tout autour d’elle. Je l’aime toujours et je suis sûr que je ne retrouverai jamais quelqu’un de son calibre. D’ailleurs, il est possible que si elle avait su dès le départ comment je gérai mes affaires, elle m’aurait quitté très vite. Je le pressentais, aussi je la mêlais très peu à mes activités professionnelles. Vous a-t-elle dit ce qu’elle comptait faire ? »

« Elle m’a dit qu’elle ne voulait pas passer des années dans une prison grecque, qu’elle préférait se faire assassiner par vos hommes. Elle n’irait donc pas spontanément se livrer à la police, mais si elle était arrêtée elle dirait la vérité. C’est tout. »

Il eut un petit sourire.

« C’est une sacrée contradiction dans sa morale, mais ça lui ressemble bien. Je n’ai aucune raison de l’assassiner. J’ai même le secret espoir de renouer un jour quelque chose avec elle ».

Après un moment d’hésitation, il ajoute :

« Vous devez avoir une affreuse opinion de moi et mon intention de réformer ma vie doit vous laisser dubitatif. Mais j’aimerais garder le contact avec vous et peut-être aurions-nous l’occasion d’être utile l’un à l’autre. Je n’oublie pas que je vous dois la vie. Je vous donne quelques numéros de téléphone et quelques adresses e-mail où vous pourriez me joindre, merci de me donner également un numéro de téléphone ».

Nous échangeons ces informations et son téléphone sonne.

Il parle en Russe, griffonne sur le papier sur lequel il avait noté mon numéro et raccroche.

« Vous avez un vol après-demain pour Paris, votre place est réservée, et pour aller à Athènes, vous pouvez prendre soit le ferry qui part aujourd’hui à 15 h, soit le même demain. À Athènes vous avez une chambre réservée à l’hôtel Hilton, avec un taxi à votre disposition tout le temps que vous passerez à Athènes. Mais si vous voulez passer plus de temps à Athènes ou ailleurs, prévenez-moi et je vous arrangerai tout cela ».

Il sort une enveloppe assez épaisse de sa poche et me la tend.

« C’est un peu d’argent liquide pour vos frais et quelques plaisirs à Athènes »

« Merci beaucoup. Si vous voulez me faire vraiment plaisir, faites-moi visiter l’Arsinoé. J’ai encore du temps avant de prendre le ferry. Après tout, c’est la beauté du bateau qui a attiré mon attention et qui vous a sauvé la vie ».

Il sourit, l’air content.

« Avec grand plaisir. Sacha est près de l’annexe. On y va ».

À bord, je ne suis pas déçu. C’est une merveille de restauration d’un yacht des années 20/30. Pont en teck soyeux, acajou verni à profusion, manches à air en cuivre rutilantes. Il m’explique que seuls le moteur et les éléments techniques de la timonerie sont modernes. La cheminée est d’époque mais n’a qu’un rôle décoratif. Les cabines sont à l’avenant, avec une décoration « modern art ». Il me présente le capitaine du bateau et sa femme. Ils me saluent et s’éclipsent sans mot dire.

Dans la cabine du propriétaire, je remarque une profusion d’albums de bandes dessinées, en russe et en anglais. Parmi celles que je connais, je remarque Little Nemo, Corto Maltese, Charlie Brown, Tintin, Blueberry, et d’autres plus récentes, comme Astérix, Persépolis, le Chat du Rabin et Aya de Yopougon. Il y a même, au milieu des albums, une réplique en bois de l’Oreille Cassée, la statuette de l’album du même nom.

« Je vois que vous aimez les BD »

« Oui, et puisque vous êtes français, vous remarquerez que plusieurs de mes préférées sont réalisées par des Français »

« Je vois. Je suis moi aussi un fan de BD. C’est à Tintin que je dois ma carrière de “reporter” ».