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Après une éruption volcanique dévastatrice sur une île du Pacifique, un jeune homme est sacré héros par les médias pour avoir organisé le sauvetage d’une dizaine de rescapés sur un voilier. Cet évènement le propulse dans une série d’aventures, notamment dans l’archipel du Vanuatu, où il s’efforce d’utiliser sa couronne de héros et de la mériter. Mais il réalise, au bout du compte, qu’elle ne vaut pas grand-chose face à la vie réelle et au temps qui passe.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Dès l’enfance,
Patrick Bot est tombé, d’abord comme lecteur, dans le chaudron magique de la littérature. Pour ce roman, littérature rime avec aventures, celles que l’auteur aurait aimé vivre. Il a également écrit "La faute d’Olga", publié chez Le Lys Bleu Éditions.
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Seitenzahl: 567
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Patrick Bot
Silver moon
Roman
© Lys Bleu Éditions – Patrick Bot
ISBN :979-10-422-6839-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Récit de JMG Le Clezio intitulé Raga, Approche d’un continent invisible, Éditions du Seuil, 2006.
Pendant des années, ce volcan a représenté une aubaine pour le tourisme de luxe en quête d’aventure, de spectacle grandiose et de frissons sans danger. L’Unoaa, c’est son nom, offre un cône presque parfait, bien proportionné, il est en éruption permanente, mais modérée, un chemin carrossable par les 4x4, traversant une jungle luxuriante dans sa partie basse, permet d’accéder à une plateforme surplombant le cratère. On observe alors un lac de lave rouge bouillonnante, qui se déverse par une brèche du côté opposé à la route, laissant voir des pierres rouges dévalant la pente. Magnifique spectacle sur fond d’océan à perte de vue. Inconvénient notable, ce volcan est situé sur une petite île de l’océan Pacifique, à 500 km de la plus proche île habitée, au nord-est de l’archipel des Vanuatu, au nord-ouest des Fidji. Mais la nature a doté l’île d’une anse bien protégée qui fournit un abri sûr aux bateaux de pêche ou de plaisance, et de quelques plages en sable noir bordées de cocotiers. L’île a été habitée irrégulièrement par des groupes de Mélanésiens, entre les éruptions dévastatrices qui ont eu lieu dans un passé lointain. Depuis quinze ans le souvenir de ces grandes éruptions se perd dans les brumes tropicales, et des professionnels du tourisme ont investi les lieux, construisant deux hôtels, un quai pour les ferries, des pontons pour les yachts, une piste d’atterrissage pour les petits avions, attirant des commerces et une population vivant des visites. Une petite ville s’est ainsi constituée, peuplée de quelques centaines d’habitants permanents. Compte tenu des difficultés d’accès et du coût des transports, les touristes sont du genre aisé sinon plus.
Cette saison battait son plein lorsque l’Unoaa se mit à gronder plus fort que d’habitude. Les volcanologues qui le surveillaient diagnostiquèrent une grosse colère allant en s’amplifiant. La plaine côtière entourant le volcan étant très étroite, il n’y avait pas moyen de s’éloigner du volcan en restant dans l’île. Les autorités décidèrent d’évacuer l’île. Elles envoyèrent un gros ferry pour emmener les habitants et les touristes, et un pont aérien fut organisé pour les plus fortunés.
Adrien Dieudonné, guide professionnel employé par la principale agence de voyages travaillant sur l’île, est surtout chargé de conduire, à l’aide de son 4x4, les touristes jusqu’au cratère.
Le travail était de plus en plus difficile. Les abords du cratère devenaient très chauds, des poussières obscurcissaient le ciel, l’atmosphère était difficilement respirable et on recevait même des petites pierres ponces sur la tête.
Le ferry était amarré au quai et devait partir dans trois heures, c’est ce qui avait été annoncé.
Mais Adrien avait encore un couple de Chinois venus le matin même en avion privé pour voir le cratère et qui pensaient avoir le temps d’y monter avant de prendre le ferry. Adrien n’était pas d’accord, il leur a dit qu’il ne prendrait pas le risque de monter au cratère aujourd’hui, pour épargner leur vie et la sienne. Mais le chinois lui dit qu’il avait consacré sa semaine de vacances essentiellement pour ce spectacle et qu’il était prêt à prendre ce risque. Et il lui mit cinq billets de 100 dollars dans la main. Alors Adrien les a priés de monter dans son 4x4 et a pris le volant.
Un seul de ses collègues était dans le même cas, avec un couple d’Européens, venu par le même avion reparti aussitôt pour ne plus revenir. Adrien observait avec tristesse les dégâts déjà causés par l’éruption sur la végétation, auparavant magnifique, bordant la route. Maintenant tout était terni, grisé, sali, par une couche de cendre. Un paradis se consumait. La montée a été tranquille, la visibilité était correcte, peu de pierres tombaient sur le pare-brise. Les deux 4x4 se sont arrêtés sur l’aire de parking, à une centaine de mètres l’un de l’autre. C’était les deux seuls véhicules. Les touristes s’étaient à peine éloignés pour marcher jusqu’au cratère, lorsque le volcan se mit à rugir. Une colonne de feu surgit du cratère, en projetant de grosses pierres rougeoyantes.
Adrien appelle en hurlant ses clients, mais ils n’ont pas besoin de ses cris, d’ailleurs couverts par le bruit du volcan, pour revenir en courant, comme les clients de son collègue. Horrifié, il voit le Chinois s’effondrer, frappé dans le dos par quelque chose de gros et lourd. La Chinoise se précipite vers son conjoint, mais vu la taille de la pierre qu’on voyait sur lui, il ne devait pas rester grand-chose du pauvre homme. La femme se prend la tête dans ses mains en criant. Adrien se précipite vers elle, l’attrape par le bras et la tire de force pour l’arracher à la vue des restes de son conjoint et l’entraîner vers la voiture.
En revenant avec elle, il voit une énorme pierre écraser le 4x4 de son collègue, qui était resté assis derrière son volant, moteur allumé, prêt à partir. Le couple d’Européens reste stupéfait devant le tas de ferraille fumant, puis se tourne vers Adrien et court vers son 4x4.
« Vous pouvez nous emmener ? » demande l’homme en anglais, avec un accent trahissant le français.
Adrien répond en français.
« Bien sûr, montez vite. »
Il pousse la Chinoise hébétée dans la voiture, démarre et fonce sur le chemin de la descente. Le trajet dure en principe vingt minutes.
À la moitié du chemin, il voit le ferry s’éloigner. Devant la brutalité de l’éruption, le capitaine a dû décider de partir immédiatement pour sauver son bateau et ses passagers.
« Comment va-t-on sortir de là, maintenant que le ferry est parti ? » demande le français.
« On va prendre un des bateaux qui restent dans le port. »
« Vous savez les manœuvrer ? »
« On y arrivera. »
Il se dirige directement vers le port.
« Vous pouvez nous arrêter devant notre hôtel, pour prendre quelques affaires ? »
« Si vous n’êtes pas sur le bateau quand je serai prêt, je pars sans vous, comme le ferry. »
Heureusement l’hôtel était juste à l’entrée du port. Le logement d’Adrien est tout près et il en profite pour prendre quelques affaires lui aussi, dans un petit sac à dos.
La Chinoise reste prostrée dans la voiture.
Adrien arrête la voiture devant le ponton des yachts. Il reste une dizaine de bateaux, mais celui qui l’intéresse est un voilier de 12,5 mètres appelé « Silver Moon. »
Il explique à la chinoise qu’ils vont prendre un bateau, qu’il doit aller dans la capitainerie chercher la clé, qu’elle doit l’attendre dans la voiture. Il sait qu’elle parle un peu l’anglais.
Il n’a que deux cents mètres à parcourir à pied pour l’atteindre. Il reçoit une pluie de petites pierres, mais peu de grosses tombent autour de lui. Le plus pénible ce sont les poussières noirâtres qui font tousser et qui créent une sorte de nuit précoce. De temps à autre une lueur rouge teinte la nuée sombre, du côté du sommet, accompagnée de grondements ébranlant le sol.
Adrien connaît le bateau, le capitaine du port lui en a parlé. Il appartient à un Américain qui l’a quitté il y a plusieurs semaines pour s’occuper de ses affaires, et qui doit venir le reprendre dans quelques mois. Il sait que la clé est à la capitainerie, pour permettre l’entretien du bateau. Adrien fouille les tiroirs et dans l’un d’eux il tombe sur un pistolet, un Beretta. Il le laisse et ouvre enfin le tiroir des clés. Un trousseau de clés porte l’étiquette « Silver Moon. »
Il le prend et court vers le bateau. Plusieurs personnes sont autour des pontons et se dirigent vers lui dès qu’ils le voient monter sur le bateau.
« C’est votre bateau ? » dit l’un d’eux.
« Non, mais nous allons le prendre. »
Il parle plus fort pour être entendu par ceux qui approchent.
« Allez à la supérette prendre un maximum de choses à manger et des bouteilles d’eau. Servez-vous, il n’y a sûrement plus personne pour encaisser de l’argent. Nous partons dans dix minutes. »
Il ouvre le bateau, allume le système électrique, démarre le moteur, vérifie les niveaux d’eau et de fuel. Les réservoirs d’eau sont au ¾ pleins, le réservoir de fuel à moitié plein. Il remonte sur le pont pour vérifier le gréement.
Depuis le quai il est interpellé par un homme qu’il a déjà vu et qu’il sait être un voyou, un violent. Il était incarcéré en attendant d’être transféré devant le tribunal. On a dû le libérer compte tenu des circonstances, mais il n’a sans doute pas eu le droit de monter dans le ferry, déjà surchargé. Il tient un sac de sport et porte un pistolet, juste passé dans la ceinture, la crosse bien visible.
« Alors tu nous emmènes, capitaine ? »
« Oui, mais pas avec un pistolet, je ne veux pas d’arme à feu à bord. »
L’homme, qui s’appelle Derek, ricane.
« Et moi je vais le garder, c’est mon outil de travail. Je suis dans la sécurité. Il n’est pas encore né celui qui me l’enlèvera. »
Il est aussi grand qu’Adrien, soit 1,85 m, plus âgé de 10 ans au moins, costaud, très brun, mal rasé, les traits burinés, l’air patibulaire et sûr de lui.
Adrien saute sur le quai et dit :
« Va chercher de quoi manger, comme les autres, et vite, avant qu’on soit tous grillés. »
Il court vers la capitainerie, ouvre le tiroir du Beretta et prend l’arme. Il connaît, il a été soldat. Il vérifie qu’il est chargé et revient vers le bateau.
Il cherche Derek et le trouve revenant de la supérette avec une bouteille de Whisky dans chaque main.
Il se campe devant lui et le braque avec le Beretta.
« D’abord tu ne bouges pas. Je n’ai pas de temps à perdre, ma vie est en jeu. Le plus rapide et le plus facile, pour moi, c’est de te tuer. Personne ne me le reprochera. Alors, fais exactement ce que je te dis. D’abord, lâche les bouteilles, vite. »
Derek comprend qu’Adrien ne bluffe pas.
Les bouteilles se fracassent sur le béton du quai.
Adrien a remarqué, d’après la position de la crosse, que Derek était droitier.
« Maintenant tu lèves la main droite au-dessus de ta tête, et avec la main gauche tu prends la crosse de ton arme entre le pouce et l’index, et tu laisses tomber l’arme à tes pieds. »
Derek fait ce qu’il dit.
« Maintenant tu recules de dix pas. »
« Mais je vais me casser la figure. »
« Tu peux te retourner pour voir où tu marches. »
Derek se retourne et compte les pas, puis se retourne vers Adrien.
Plusieurs personnes assistent à la scène.
Adrien ramasse le pistolet de Derek et le lance dans l’eau du port, puis il lance aussi le sien.
« J’avais dit pas d’arme à feu à bord. »
Derek prend un air narquois.
« Tu crois que je ne vaux rien sans un flingue, hein, gamin ? »
« Dépêchons-nous, embarquez tous, on part. »
Adrien voit embarquer une mère et ses deux filles, une adolescente et une plus âgée, avec une seule valise, le couple de français avec deux grosses valises, la Chinoise qu’il a dû traîner et qui n’a que son petit sac à dos d’excursion, Derek, un homme d’une quarantaine d’années blessé à la tête, avec une petite valise à roulettes, habillé comme un touriste allant prendre l’avion, une femme d’assez fière allure, qu’il lui semble avoir déjà vue, avec une grosse valise, ce qui fait dix personnes avec lui-même. Le bateau est fait pour loger six personnes dans les trois cabines doubles, mais en se tassant, c’est possible de rentrer à dix pour quelques jours.
Il avait dénoué toutes les amarres et le bateau commençait à s’éloigner du ponton lorsqu’une silhouette apparaît, gesticulante. C’est un mélanésien qui crie « help. »
Adrien fait marche arrière et recolle le bateau au ponton, tout en faisant signe à l’homme de monter. Dès qu’il est à bord, le bateau s’éloigne. Au passage, il est gêné par une petite barque divagante dont l’amarre traîne dans l’eau. Comme la gaffe est à portée de main, Adrien bloque la barre et attrape l’amarre qu’il attache à l’arrière du voilier. Ce sera une annexe en cas de besoin. Le bateau est à une cinquantaine de mètres du bord quand on aperçoit plusieurs silhouettes à travers le brouillard de poussière. À ce moment-là le volcan rugit plus fort. Les gens présents dans le cockpit se tournent vers Adrien, mais ne disent rien.
« Nous sommes onze, c’est déjà trop. Et je suis sûr que d’autres personnes sont encore sur l’île. Nous ne pouvons pas emmener tout le monde et il faut s’éloigner vite. Ils peuvent tenter de partir sur les quelques bateaux qui restent. »
Personne ne dit mot.
Ils sont d’ailleurs tous comme sonnés, hagards. Chacun est victime d’un drame, sauf peut-être Derek, mais aucun n’a envie d’en parler, pour le moment. Ceux qui étaient avec Adrien près du cratère ont des petites taches de brûlure sur leurs vêtements et sur la tête. À part le blessé, les autres sont simplement sales de poussière.
Adrien demande que tous montent sur le pont, il a des choses à leur dire. La Chinoise n’apparaît pas. Il s’adresse d’abord à l’homme blessé.
« Comment vous appelez-vous ? »
« Victor Laslo. »
« Il y a dans le carré, la pièce de séjour à l’intérieur, une pharmacie où vous trouverez de quoi vous soigner. Mais avant je veux vous expliquer mon plan. Je m’appelle Adrien Dieudonné, je suis guide touristique ici pour l’agence Poséidon depuis presque un an. Je connais aussi la navigation et les bateaux. J’ai choisi ce bateau parce qu’il est assez grand et confortable. Il peut nous mettre hors de danger et nous ramener dans un port d’où chacun pourra revenir chez lui. Mais pour cela il va falloir suivre un plan et respecter quelques règles. D’abord nous sommes loin d’être tirés d’affaire. Les volcanologues nous ont expliqué que ce volcan était du même type que le Vésuve, qui a détruit Pompéi. Pour simplifier, l’éruption commence par une projection de pierres et de cendres, provoquée par la poussée formidable d’une masse de gaz brûlante surcomprimée qui ne demande qu’à sortir. Une fois le bouchon de matières éjecté, cette masse explose à l’air libre et projette une nuée brûlante de plusieurs centaines de degrés, qui grille tout sur son passage, ils l’appellent la nuée pyroclastique. Ensuite viendront de nouvelles projections de cendres qui enseveliront les restes calcinés. Cette nuée pyroclastique n’a pas encore explosé. Il faut que nous soyons le plus loin possible quand ce sera le cas. Donc nous allons naviguer dans la direction opposée au vent, en comptant que ce vent ralentira la nuée brûlante avant qu’elle nous atteigne. Il faut que, lorsque cette nuée nous atteindra, nous soyons assez loin pour qu’elle ait refroidi. Nous devrons donc naviguer au moteur. Nous avons assez de fuel pour marcher des heures au moteur. Je n’ai pas recensé tout ce que vous avez ramassé comme nourriture, mais il faudrait faire le point sur la question et organiser quelque chose pour que tous aient de quoi manger équitablement. Vous, le Français, vous pourriez vous en occuper ? »
C’est sa femme qui répond.
« Je vais m’en occuper. Je suis plus compétente que lui dans cette matière. »
C’est une petite dame pétillante, aux cheveux gris, parlant avec assurance.
« OK. Pour dormir, il y a trois cabines doubles, c’est-à-dire pour deux personnes. Je propose que, la mère et ses deux filles en prennent une à l’arrière, où elles sont plus grandes, que le couple de Français en prenne une autre, la Chinoise et l’autre femme la troisième. Il reste quatre personnes à caser, quatre hommes, qui pourraient se relayer sur les banquettes du carré ou dehors dans le cockpit. »
Il se tourne vers la femme :
« Qu’en pensez-vous, madame ? »
« Pas de problème, je m’appelle Bettina Grassi. »
Elle doit avoir dans la cinquantaine, de taille moyenne, à peine décoiffée par les pierres, portant de petites boucles d’oreille. Elle ne semble pas traumatisée, au contraire de la mère et de ses deux filles.
« Vous, messieurs, que pensez-vous de cet arrangement ? »
Le mélanésien dit simplement :
« OK. »
Le blessé dit :
« Je m’en fiche. »
Derek :
« Moi je veux bien dormir avec une femme. »
« Il faudrait leur demander. Et vous, comment vous appelez-vous ? » demande Adrien au Mélanésien, un grand à la carrure de rugbyman, un visage qui fait peur, mais les yeux sont doux.
« John Toomas. »
Même question à la mère des deux filles, mais c’est la fille aînée qui répond :
« Ma mère s’appelle Inga, moi Elsa, ma sœur Zini. »
Elle parle en détachant bien les mots, comme si elle avait pris des cours de diction. Elle est plus grande que sa mère, mince, les cheveux raides descendant jusqu’aux épaules. C’est son regard qui surprend, intense, yeux grand ouverts, comme cherchant à tout comprendre, presque gênant pour qui est en face. La mère a les yeux rougis, elle est silencieuse, effarée, éteinte. La jeune sœur est aussi apeurée que la mère, et garde les yeux rivés sur sa sœur.
Comme Adrien se tourne vers lui, le Français dit, en anglais comme tout le monde :
« Je m’appelle Etienne et ma femme Mylène. »
Il est aussi grand qu’Adrien, un peu corpulent, les cheveux gris, un visage qui en impose, peut-être soixante ans, habillé sport, mais de bonne marque. Sa femme est une petite dame qui a dû être brune, qu’on devine vive et active en temps normal, mais pour l’instant sonnée comme la plupart des autres.
Adrien continue.
« Autre chose importante pour la vie à bord. Abandonnez vos habitudes d’hygiène, nous devons économiser l’eau douce. Nous sommes onze et le bateau est fait pour six personnes. Nous ne savons pas combien de temps nous allons passer sur ce bateau avant de toucher terre. Il faut garder l’eau pour le principal : boire et faire la cuisine. La douche à l’eau douce c’est une par semaine et par personne. Le mieux c’est de se laver à l’eau de mer sur le pont et de se rincer avec un seau d’eau douce, il ne faut jamais faire couler l’eau des robinets inutilement, notamment pour le lavage des dents. Les hommes ne se rasent plus, sauf à l’eau de mer, mais ça pique. Pour les WC, il y en a deux à bord, avec les douches. Leur chasse fonctionne à l’eau de mer, alors pas de restriction, sauf que les eaux usées sont stockées dans un réservoir qu’on vide en mer lorsqu’il est plein et que les papiers bouchent facilement tout le système, donc il faut stocker les papiers usagés dans un sac, qu’on jettera ensuite séparément. Je recommande aux hommes d’uriner dans la mer, en s’accrochant bien aux haubans, ces câbles qui tiennent le mât. Ceux qui veulent sortir sur le pont sont priés de porter un gilet de sauvetage, il y en a une collection dans les coffres à l’intérieur. J’arrête là les consignes pour ne pas lasser, mais vous allez être confrontés à bien d’autres problèmes. Adressez-vous à moi en cas de nécessité. Mais maintenant il faut que tout le monde reste à l’intérieur. On attend la nuée pyroclastique. Je reste dehors pour la voir arriver. Selon la distance que nous aurons parcourue, elle mettra un certain temps à nous toucher. Alors il faudra nous enfermer tous à l’intérieur et fermer la porte de la descente, c’est ainsi qu’on appelle l’escalier qui descend à l’intérieur du bateau. »
Il était 14 h environ lorsque le bateau a quitté l’île.
Il se dirige face au vent, au nord-ouest, à une vitesse de 8 nœuds, soit environ 15 km à l’heure.
Adrien scrute aux jumelles le volcan, dont les grondements se font de plus en plus menaçants, mais il ne voit pas grand-chose, à part de vagues lueurs rouges dans les nuages. Le port est noyé dans le brouillard de poussières.
Sans surprise, l’océan est remué par la grande houle du Pacifique, pas très gênante, mais prise de face, elle projette beaucoup d’embruns sur le pont, ce qui satisfait Adrien, qui craint que la nuée brûlante fasse fondre le plastique de la coque.
Au bout d’une heure, le bateau est à peu près sorti du brouillard de poussières et le soleil fait une timide apparition. On voit avec un peu de recul, ce qui permet de mesurer l’énormité du nuage surplombant la zone et noyant complètement le volcan.
C’est alors que l’explosion a lieu, formidable. On sent le tremblement de la terre même à travers la mer, sous la coque. Adrien baisse le régime du moteur, s’assure que le pilote automatique est branché, et descend dans le carré. Il ferme soigneusement la porte et vérifie qu’aucun hublot n’est ouvert.
« Elle arrive, mais nous sommes assez loin, environ 15 km. Nous devrions survivre ». Il voit que le français filme la scène dans le carré avec son petit appareil photo.
Tous regardent Adrien en silence. Pensent-ils, comme lui, à ceux qui étaient restés ?
À mesure que les minutes s’écoulent, Adrien se rassure. Enfin, 5 minutes plus tard un souffle puissant pousse le bateau vers l’avant, un choc frappe l’arrière du bateau, les hublots s’obscurcissent et une sensation de chaleur envahit le bateau. Puis, très vite, le mouvement s’apaise, une vague lumière apparaît derrière les hublots. Le moteur a toussé, mais est reparti. Il tourne normalement. Adrien attend dix minutes avant d’entrebâiller la porte de la descente. La température est tropicale, donc normale, la brise aussi. Il sort.
Du côté du volcan, c’est encore un brouillard impénétrable, mais les grondements semblent s’être apaisés.
Adrien inspecte le bateau. Tout semble intact : cordages, voiles, instruments. Il avait pris la précaution d’emmailloter le compas et l’ordinateur de navigation d’un linge humide, mais c’était peut-être inutile.
Une seule chose a souffert : le pavillon américain qui flottait à l’arrière. Il est en lambeaux. Le choc entendu venait de l’annexe qui a été projetée sur le tableau arrière, mais l’amarre tient toujours et il n’y a pas de vrais dégâts.
Adrien est rassuré. Une nouvelle nuée pyroclastique peut se produire, comme à Pompéi, mais ils seront trop loin pour qu’elle soit dangereuse.
Il pense alors à naviguer à la voile pour économiser le carburant. Il faudrait fixer une destination et ensuite choisir un cap compatible avec le vent et l’objectif à atteindre. Mais là ses compétences étaient limitées. Il avait appris la voile en naviguant entre la Corse et la Côte d’Azur, comme équipier sur un bateau d’une taille comparable, mais il n’était pas skipper et il ne participait guère à ce que les marins appellent la navigation, c’est-à-dire les choix du cap à suivre en fonction du vent et de la destination. Le « Silver Moon » possède des instruments sophistiqués, adaptés à la navigation au grand large, mais Adrien et ses coéquipiers en France n’utilisaient guère que le GPS pour les approches des terres et ne perdaient que rarement la terre de vue. Il ne sait donc pas très bien manipuler ces instruments. Il comprend que l’ordinateur de bord peut donner une grande quantité d’informations, mais il préfère consulter les cartes du Pacifique ouvertes sur la table à carte, il note les coordonnées GPS de la situation du bateau, faciles à voir sur l’écran du navigateur, et les reporte sur la carte. Ils sont à 430 milles nautiques de l’île habitée la plus proche, Vanikoro. À une vitesse de 7 nœuds, c’est-à-dire 7 milles par heure, il faut 62 heures pour l’attendre en ligne droite, soit un peu plus de deux jours et demi. Mais c’est pratiquement face au vent et c’est une île très isolée.
Il est dérangé dans ses réflexions par la voix de Derek.
« Bon, maintenant qu’on a échappé à la nuée pyromachin, tu sais où tu nous emmènes ? »
Il est assis sur la banquette du carré et tient une bouteille de whisky, qu’il boit au goulot. Sont présents le couple de Français, Bettina Grassi, Victor Laslo et John Toomas.
« J’étais justement en train de réfléchir à la question. Nous sommes à 700 km environ d’Espiritu Santo, la plus grande île de Vanuatu, à l’ouest/sud-ouest, à la même distance au sud/sud-est des îles Fidji, et encore à la même distance des îles Tuvalu à l’est/nord-est. Je privilégie Espiritu Santo, les autres destinations nous obligeraient à nous rapprocher de l’Unoaa. À notre vitesse actuelle, il nous faudrait deux jours et demi pour l’atteindre, en ligne directe. Mais nous allons devoir naviguer à la voile, nous n’avons pas assez de fuel pour faire ce trajet, et il faudra faire avec le vent, qui ne permet pas forcément la ligne directe. Je compte qu’il nous faudra trois ou quatre jours pour y arriver. »
« Aïe, dit Derek, je suis pas sûr d’avoir assez de whisky ! »
Bettina Grassi avait déniché un verre épais et solide.
« Eh bien, mon garçon, sers-moi un peu de ton whisky. Je préférerais du prosecco ou un de ces fameux vins rouges de chez moi, en Sicile, mais sur l’arche de Noé on ne choisit ni ses compagnons ni sa boisson. Vous faites tous des têtes d’enterrement alors que ce matin, sur le quai du ferry avec ma valise, quand j’ai vu le bateau s’éloigner, la peur de mourir asphyxiée ou rôtie vivante sur cette île de malheur me glaçait l’intérieur jusqu’aux doigts de pieds, et que je suis maintenant vivante, en bonne santé, presque tirée d’affaire, j’ai envie de chanter. Bon, j’ai compris que certains d’entre vous ont vécu des moments terribles, bien pires que les miens, j’ai juste perdu mon restaurant. »
Alors Adrien se souvient, c’est la patronne de la pizzeria. Elle continue, les yeux brillants et les mains soulignant ses mots, alors que Derek, rigolard, sans doute tout heureux d’avoir trouvé ce qui lui semble être une alliée, lui verse du whisky.
« Tout de même, si vous avez souffert de la peur et subi la perte d’êtres qui vous sont chers, vous êtes comme moi, vivants et entiers, à part la blessure de Victor, apparemment bénigne, avec la perspective d’atteindre un port bientôt, et vous le devez à Adrien. Au fond de mon malheur, cette voiture qui arrive à grande vitesse, qui s’arrête devant les yachts, ce type qui descend et qui court partout, qui monte sur ce bateau, qui nous invite à monter, c’était une lueur d’espoir. Et maintenant, nous sommes là, bien vivants, et c’est lui le Noé qui nous a sauvés du feu, sinon du déluge. Je lève mon verre à sa santé. »
Adrien, gêné :
« Merci, mais il nous reste quelques jours à vivre entassés sur cette arche, et la mer est pleine de surprises. Au fait, vos pizzas étaient fameuses. »
L’intervention de Bettina a rendu l’atmosphère plus détendue, mais pas franchement gaie.
« C’est vrai, dit le français, surtout pour nous qu’il a ramené du cratère, avec la Chinoise. Déjà sans lui nous n’aurions même pas pu revenir au port. Nous lui devons déjà plusieurs vies ». Mylène confirme vigoureusement, John dit :
« Dieu est avec lui. »
Victor marmonne :
« Nous lui devons la vie c’est vrai. »
Derek dit :
« Eh bien, gamin, tout le monde est content de toi, alors trinque avec nous, tu vois, je ne suis pas rancunier, je t’offre un peu de mon whisky, et dieu sait s’il va me manquer ! »
De mauvaise grâce, Adrien lui tend un verre identique à celui qu’a trouvé Bettina. Il n’apprécie pas le whisky, mais il se dit que ce qu’il boira ne sera pas ingurgité par Derek. Bien sûr Derek ne lui en verse pas plus d’un doigt. Adrien le boit d’une gorgée sans un mot.
Le Français fait signe à Adrien de monter sur le pont. Une fois dehors il lui demande en français :
« Avons-nous un moyen de communiquer avec l’extérieur ? »
« Pour tout vous dire, je n’en sais rien. Je n’ai navigué qu’en Méditerranée, entre la Corse et le continent. Nous utilisions nos téléphones portables et la VHF. Ici la VHF, à courte portée, ne sert à rien, sauf si nous croisons un autre bateau et nous sommes loin des routes ou des zones de pêche. Et il n’y a pas de réseau pour les téléphones, le relais sur l’île a certainement été détruit. Mais je suis sûr que ce bateau, américain, est équipé d’un système de communication par satellite, indispensable pour naviguer dans ces parages. Si vous vous y connaissez un peu, penchez-vous sur la question. »
« Je n’en sais pas plus que vous sur la question, mais je vais essayer. Pour tout vous dire, je suis ministre dans le gouvernement français, j’étais en vacances avec ma femme en Nouvelle-Calédonie. Les autorités françaises savent que j’étais à Unoaa et doivent me rechercher. Connaître notre position les aiderait et faciliterait notre sauvetage. Mais ne dites pas aux autres que je suis ministre, je crois que ça compliquerait la vie à bord. »
Adrien se doutait que cet homme, habillé de vêtements coûteux et s’exprimant bien, était un dirigeant de quelque chose.
« OK pour la discrétion, mais le moment viendra où les gens se raconteront. Il vous faudra bien dire quelque chose. »
Adrien déroule les voiles, les deux, la grand-voile et celle d’avant, sont sur enrouleur, et prend une allure ouest/sud-ouest, assez directe vers Espiritu Santo, au bon plein comme disent les marins, c’est-à-dire avec le vent prenant les voiles aux tiers vers l’avant. C’est une allure stable avec un vent bien établi et modéré, mais qui crée une gîte non négligeable. Il éteint le moteur. Le pilote automatique fonctionne correctement.
Il inspecte ensuite plus à fond le bateau pour repérer où sont les choses importantes. Il trouve des outils, une annexe gonflable, un petit moteur hors-bord, des gilets de sauvetage et des brassières. Il voit que Mylène fait le recensement de la nourriture et tente de faire marcher la cuisinière, gênée dans ses gestes et ses déplacements par les mouvements du bateau. Il lui montre l’intérêt du système de cardans qui permet de compenser les mouvements du bateau lorsqu’une casserole est sur le feu.
Victor, le blessé, a trouvé la boîte de pharmacie et s’est enroulé une bande autour de la tête. Il dit que sa blessure est superficielle, mais que sur la tête le sang coule facilement. Il a aussi trouvé des pastilles contre le mal de mer, qu’il propose à tous ceux qui sont autour de lui. La plupart des passagers ne sont pas à l’aise avec les mouvements du bateau et la gîte.
Etienne est assis en face de la table à carte et tente de faire marcher le téléphone par satellite.
Bettina a rejoint la Chinoise, qu’Adrien appelle Li Yueh, dans la cabine de l’avant.
Elsa, la fille aînée d’Inga, vient chercher des pilules contre le mal de mer pour sa mère et sa sœur, cloîtrées dans leur cabine.
Adrien monte dans le cockpit et s’assoit derrière la barre à roue pour surveiller l’horizon avec les jumelles. Du côté du volcan toujours ce monstrueux nuage, mais il peut désormais distinguer l’horizon de l’autre côté. Il lui semble voir un bateau, très loin. Quelqu’un entre dans le cockpit et s’assoit sur un des bancs. C’est Elsa, la fille d’Inga. Elle lui tourne le dos en regardant les voiles et l’étrave du voilier et, au bout de quelques minutes, elle se tourne vers Adrien.
« Je suis déjà montée sur un voilier en Australie. Juste le vent qui propulse cette masse et ouvre sa route dans les vagues, c’est fou, c’est magique. »
Sa diction articulée donne du relief à ses mots. On les goûte autant qu’on les comprend et on attend les suivants avec gourmandise.
« Vous habitez en Australie ? »
« Oui. Près de Sydney. »
« Que vous est-il arrivé ? Pourquoi avez-vous raté le ferry ? »
Elle prend son souffle, comme avant de fournir un effort et parle sans regarder Adrien.
« Papa a eu une crise cardiaque au moment où nous allions quitter la chambre de l’hôtel. Il s’est allongé avec une grande douleur à la poitrine. Il n’y avait plus personne dans l’hôtel, personne à qui demander de l’aide, le téléphone ne marchait pas. J’ai couru vers le ferry et dit aux officiers surveillant l’embarquement que nous avions besoin d’aide pour transporter Papa. Ils m’ont dit que nous devions l’amener ici, sur le quai, qu’ils n’avaient aucun moyen d’aller le chercher, qu’ils ne pouvaient pas s’absenter. J’ai cherché une voiture dans les rues et j’en ai trouvé une. Je sais conduire. Mais nous n’avons pas pu descendre Papa, nous étions au troisième étage et l’ascenseur ne marchait plus. Papa pèse cent kilos et nous n’avons réussi qu’à le faire tomber sur le sol de la chambre. J’ai entendu la sirène du ferry, mais je ne savais pas qu’il appareillait. J’ai pris le pouls de Papa et j’ai compris qu’il était mort. Après un long moment, j’ai réussi à convaincre Maman et Zini qu’il fallait le laisser là, qu’il fallait nous sauver nous, c’est ce qu’il aurait voulu. Nous lui avons fermé les yeux, fait une prière et nous sommes sorties de l’hôtel. Nous avons vu le ferry s’éloigner. Alors j’ai traîné Maman et Zini vers le port de plaisance et c’est là que je vous ai vu. »
La mort de son père, à lui, jaillit hors du brouillard où il voulait l’oublier. Il n’a pas voulu voir le corps, avant la fermeture du cercueil. On lui a dit que son père s’était pendu. C’était sa faute à lui, Adrien. Deux heures après l’enterrement, il signait son engagement dans l’armée. Il ne peut articuler qu’une banalité :
« Vous avez été bien courageuse. »
Elle tourne son visage vers lui.
« Ce type, Derek, est mauvais. »
Dans les grands yeux de cette fille, si clairs, si transparents, il devine l’immense curiosité des enfants, encore naïfs, mais découvrant le mal avec étonnement. Il mesure la distance avec lui, alors qu’il n’a que 10 ans de plus qu’elle, mais il a l’impression d’avoir vécu dix vies, d’avoir vu toutes les turpitudes du monde, d’être un vieillard chargé d’une immense expérience, et fatigué par ce qu’il a vécu.
« Qu’est-ce qui vous faire dire ça ? »
« Son regard sur les femmes est sale. Je ne suis pas tranquille avec lui dans les parages. Heureusement que vous l’avez désarmé. Mais vous auriez dû garder votre arme. Vous devez nous protéger. »
« Si j’avais gardé mon arme, enfin ce n’est pas la mienne, je l’avais trouvée dans la capitainerie, il aurait pu me la voler et on retournait à la case départ. Je le connais, c’est un voyou. Je le surveille. Je vous protégerai, promis. »
Il se garde bien de dire ce qu’il pense. C’est vrai, après ce que vient de dire Elsa, il a très peur d’un incident avec ce cinglé. Dans un groupe réuni dans un si petit espace, avec cinq femmes à bord, c’est une bombe à retardement. Il aurait dû le tuer sur le quai. Mais aucun de ceux qui ont assisté à la scène n’aurait compris. C’est lui, Adrien, qui aurait été considéré comme un fou dangereux. En se faisant cette réflexion, à froid, bien après les faits, il réalise qu’il cherche à donner à ses actes des motifs rationnels alors qu’en fait l’idée de tuer froidement Derek l’a effectivement effleuré, mais comme une folie à ne jamais commettre. Il a bluffé. Pas intentionnellement, il était bouleversé par la mort des deux hommes près du cratère, effrayé par l’ambiance crépusculaire, le bruit, les pierres qui tombaient, il était furieux contre cet imbécile qui jouait le caïd alors qu’un danger mortel les menaçait tous. Son bluff a marché, probablement parce que les circonstances le rendaient crédible. S’il n’avait pas marché, si Derek s’était contenté de ricaner, Adrien n’avait pas de plan B, il aurait été désemparé. Quant à son arme, celle de la capitainerie, les raisons qu’il donne à Elsa pour l’avoir jetée sont excellentes, mais ce ne sont pas les vraies. Il avait dit devant tous qu’il ne voulait pas d’arme à feu sur le bateau. Il ne pouvait pas renier sa parole. C’était une évidence à ses yeux, sur le moment, mais après coup c’était difficilement avouable, le signe d’une naïveté ridicule compte tenu des circonstances. Le plus surpris était sans doute Derek, pour qui le respect de la parole donnée devait être le dernier de ses soucis.
On ne peut pas dire qu’Elsa soit aguichante. Elle porte un pantalon bleu en jean large, de type baggy, totalement informe, et un sweat gris trop grand pour elle, couvrant les bras et le cou. Et cette habitude qu’ont souvent les ados de cacher leurs mains dans le bout des manches n’arrange pas les choses. Sa mère devait avoir été mannequin, grande, blonde, un visage parfait comme on les voit sur toutes les publicités. Elsa, elle, est plus atypique, un visage plus ovale, une bouche plus petite, avec la lèvre supérieure légèrement en avant, et surtout des yeux marron clair, agrandis par des sourcils haut perchés. Sa sœur est plus petite qu’elle, mais la singe en tout, notamment dans sa tenue.
Elsa redescend dans l’intérieur du bateau et quelques instants plus tard c’est Etienne qui monte dans le cockpit.
« J’ai réussi à faire marcher le téléphone par satellite. Le problème c’est que le propriétaire, qui a un compte à son nom, a suspendu l’abonnement pendant son absence. On ne peut donc pas se connecter. J’ai tenté de souscrire moi-même un autre compte, mais on me demande un tas d’informations que je n’ai pas ici, sans connexion internet, du genre RIB, justificatif de domicile, etc. Donc nous sommes réduits à la VHF, en tentant de joindre un bateau qui ne passerait pas trop loin. »
« Bonne idée. Il me semble avoir vu un bateau sur l’horizon tout à l’heure. Ce n’est pas une route passante, mais on peut avoir de la chance. Chaque fois que vous ou moi nous y penserons, nous lancerons une alerte sur le canal 16. Il faut que nous organisions les quarts pour la nuit. Je veux dire une veille pour la nuit, chacun son tour. Allons consulter les autres. »
Ils descendent tous les deux dans le carré, cette pièce commune qui constitue le centre du bateau. Sont là Derek, Victor, Bettina, Mylène qui s’affaire à la cuisine, et John, le mélanésien.
Adrien leur explique la pratique des quarts, qui sont simplement une veille à tour de rôle pendant la nuit.
« Il faut qu’il y ait toujours quelqu’un sur le pont, d’abord pour surveiller le comportement du bateau. Le pilote automatique a fixé une position du bateau par rapport au vent, position qui vise à conserver toujours un même angle de route par rapport au vent, avec la même position des voiles. Si le vent ne change pas, nous nous dirigeons vers ouest/sud-ouest, pour aller à Espiritu Santo. Mais si le vent tourne, notre cap, c’est-à-dire notre direction, va changer, ce qu’il faut éviter. Dans ce cas, il faut me réveiller pour que je modifie la position des voiles par rapport au vent, si c’est possible. Il faut donc que celui qui veille dans le cockpit surveille attentivement le compas, c’est-à-dire la boussole, pour voir si le bateau change de cap. Le vent peut aussi se renforcer ou devenir trop faible, et les vagues peuvent grossir. Dans tous ces cas, me réveiller. Autre tâche, regarder autour pour repérer d’éventuelles lumières, qui seront évidemment des bateaux. Là encore, me réveiller. Nous sommes assez nombreux, nous pourrons faire des quarts de deux heures chacun. Ce qui n’est pas trop fatigant. Vous avez sans doute remarqué qu’on résiste mieux au mal de mer dehors que dedans. Qui est volontaire pour assurer un quart ? »
Etienne, Victor, John et Bettina lèvent la main, ainsi qu’Elsa qui vient d’entrer dans le carré. Derek sourit l’air fiérot.
« Et toi, Derek ? » demande Adrien.
« Tiens, le cowboy aurait-il besoin de moi ? Aurait-il même confiance en moi pour faire ce travail surhumain ? »
« Si c’est pour ta propre survie, tu pourrais le faire. »
« Mais regarde tous ceux qui sont prêts à s’y coller, ils vont assurer ma survie. »
Ce refus arrange Adrien qui n’aimerait pas dormir à côté de Derek dans le cockpit.
« Comme tu voudras, effectivement il y a assez de volontaires. Répartissez-vous les tours, il y aura un tour de 8 à 10 heures, un de 10 à 12, un de minuit à 2 heures, un de 2 à 4 et un de 4 à 6. Comme il n’y a pas assez de couchettes dans le carré, je dormirais dans le cockpit. Pour me réveiller, ce sera plus facile. Il nous faudra du café. Il y en a ? »
« Oui », dit Mylène.
Elle a préparé un gros plat de pâtes avec de la crème et des lardons. Il y a aussi une salade de tomates et des bananes.
On parvient à sortir des assiettes creuses, que chacun essaie de maintenir sur la table malgré la gîte et les mouvements du bateau. Inga et Zini n’apparaissent pas, mais tous les autres, y compris Li, sont autour de la table. Elsa va porter une assiette à sa mère et sa sœur, mais comme elles ont le mal de mer, elle n’espère pas vraiment la leur faire avaler.
L’atmosphère n’est pas joyeuse et on ne parle que pour demander du sel ou une fourchette. Seul Derek essaie de blaguer.
« Alors, c’est pas une belle croisière ? La bouffe est bonne, les nanas sont chouettes, le temps est beau, il y a encore du whisky, que demander de plus ? »
Mais personne, pas même Bettina, ne lève le nez de son assiette.
Etienne est allé chercher son appareil photo et demande s’il peut prendre une photo du groupe. Victor sort de sa torpeur et s’écrie :
« Non, je ne veux apparaître sur aucune photo. Vous pouvez photographier les autres s’ils le veulent, mais pas moi. Jamais tant que je serai sur ce bateau. »
Personne d’autre ne protestant, Victor se détourne et se cache derrière Bettina pendant qu’Etienne prend sa photo.
Adrien trouve délicieuses les pâtes aux lardons, et parvient à se servir un verre de vin un peu tourné, tiré d’une bouteille déjà ouverte trouvée sur le bateau.
Il est huit heures, la nuit est déjà tombée. Il a trouvé un duvet dans lequel il s’enroule pour dormir sur la banquette du cockpit, heureusement couverte d’un coussin. C’est Elsa qui tient le premier quart. Il prend juste quelques minutes pour lui montrer le cap à suivre sur le compas, 240, et il s’assure qu’elle porte son gilet de sauvetage. Elle est attentive. Elle lève les yeux vers le ciel :
« Regardez, on voit la lune et les étoiles. »
« Une bonne chose. On est sorti du brouillard de l’éruption. »
Il s’endort immédiatement, submergé de fatigue et d’émotions.
Au bout d’une heure, Elsa le réveille parce que le cap a changé avec la direction du vent. Il modifie l’orientation des voiles et se rendort. Son passage à l’armée l’a habitué aux courtes périodes de sommeil. Il est réveillé au changement de quart. C’est Bettina qui prend la suite.
« Je ne vous ai pas reconnue tout de suite, mais vous veniez rarement dans la salle, vous étiez surtout à la cuisine, il me semble ? »
« Bien sûr, mais j’avais toujours un œil sur la salle, et je vous avais déjà vu. »
« Comme avez-vous pu rater le ferry ? »
« Très simple et idiot. Je comptais la recette des jours précédents, je préparais la fermeture, et je croyais que le ferry respecterait l’heure qu’il avait annoncée. Quand j’ai entendu la sirène, j’ai juste cru qu’il pressait les gens de se rendre sur le quai. Quand je suis sorti, c’était trop tard, il avait largué les amarres. Le capitaine a eu peur. Moi j’étais trop concentrée sur ma tâche, c’était toute une vie de travail qui s’envolait. Je n’ai plus grand-chose. »
« Savoir faire de bonnes pizzas, c’est utile partout. »
« Oui, mais je ne suis plus toute jeune. Enfin je suis encore vivante, grâce à vous. »
Elle lui sourit, un sourire illuminé du soleil de la Méditerranée.
« Vous veniez de Sicile, si j’ai bien compris ? »
« Oui, de Taormina, au pied de l’Etna. J’y ai passé mon enfance. Les volcans ne me faisaient pas peur. J’avais tort. »
Il fait le tour de l’horizon aux jumelles, vérifie le cap, la position du bateau, la direction et la vitesse du vent, rectifie la position des voiles et s’allonge pour dormir.
Il est de nouveau réveillé vers minuit par un grondement provenant de la direction du volcan. Il l’avait presque oublié, celui-là. C’est Etienne qui prend le quart minuit-deux heures. Pour un ministre il n’est pas trop maladroit sur le bateau. Et il fait profil bas tellement il regrette de s’être fourvoyé dans cette galère, croyant qu’à un homme comme lui tout était possible. Lui, comme le chinois, n’aurait jamais dû insister pour faire cette excursion de dernière minute, qui a coûté la vie à deux hommes. Il a l’avantage de comprendre vite les questions de navigation. Voyant Adrien bien éveillé, il a envie de parler.
« J’ai cru comprendre que vous avez été militaire du côté de la Corse. C’était la Légion ? »
« Oui. »
Adrien n’a pas envie de parler de lui et il s’allonge pour dormir. Mais le ministre n’a pas l’habitude qu’on l’interrompe dans son propos.
« Je dois dire que votre style de management m’épate. Rien que par vos compétences, vos décisions rapides et clairement expliquées, tous vous considèrent tout naturellement comme le capitaine. Vous étiez officier ? »
« Non, pas même sous-officier. Par pitié, épargnez-moi le management. Je veux simplement survivre. Je n’ai pas choisi l’équipage ni les circonstances. Je fais ce que je peux avec ce que j’ai. Vous vous êtes bien rendu compte que je ne sais pas tout. Maintenant, laissez-moi dormir. »
À deux heures c’est John, le mélanésien, qui prend la relève. Vu sa carrure il a sans doute pratiqué le rugby, un des sports les plus répandus dans ces îles. Il a des tatouages sur le cou. Il a l’air à l’aise sur le bateau.
« John, vous avez déjà navigué ? »
« Chez nous, tout le monde a navigué. Il n’y a pas que l’avion pour aller d’une île à l’autre. »
« Vous êtes de quelle île ? »
« Je suis de Tonga. »
« Comment avez-vous raté le ferry ? »
Il hoche la tête et prend son temps pour répondre, lui aussi. Les drames sont difficiles à raconter.
« J’étais avec ma femme, mes deux enfants et ma mère. Nous habitions à l’autre bout du village, où nous cultivions des fruits et des légumes pour le village. J’ai dit à ma femme et mes enfants de partir vite avec le ferry. Ma mère ne pouvait pas marcher. J’ai essayé de la traîner, en la portant à moitié, mais elle est très lourde. Quand elle a entendu la sirène, elle a tout de suite compris que le ferry s’en allait. Elle m’a dit : “pars, laisse-moi ici, sauve-toi, ta femme et tes enfants ont besoin de toi, moi j’ai fini ma vie, je veux mourir ici, j’aime cet endroit”, et elle s’est assise sur une pierre et m’a embrassé. J’ai couru et je vous ai trouvé sur le port. Si vous ne m’aviez pas embarqué, j’aurais pris un autre bateau. Je m’en serais sorti de toute manière. »
« Que pensez-vous de notre navigation ? »
« C’est bien. J’aurai fait pareil, je serais allé vers les Vanuatu. Le problème c’est que nous sommes nombreux, avec beaucoup de gens qui ne connaissent rien à la mer, et ce type, Derek. Il est dangereux. Vous avez jeté votre arme après avoir jeté la sienne, d’après ce qu’on m’a dit. Seul un grand guerrier sûr de lui peut faire ça. Mais vous l’avez humilié et il va se venger. Il va vous affronter. Je serai à vos côtés. »
« Merci, je crois que j’en aurai besoin. »
« Et vous, comment êtes-vous arrivé sur ce bateau ? Je vous ai déjà vu, vous travaillez sur l’île. »
« Je suis guide pour une agence de voyages, j’emmène les clients jusqu’au cratère. Des clients riches et exigeants m’ont payé cher pour faire une dernière excursion. La dernière éruption a tué un de mes clients et un collègue qui conduisait le couple de français. C’est cette éruption qui a décidé le ferry à partir avant l’heure. Il ne nous restait plus qu’à trouver un autre bateau. »
À quatre heures, nouvelle relève avec Victor.
« Comment va votre blessure, Victor ? »
« C’est superficiel, je n’ai pas mal, le cuir chevelu saigne facilement. C’est en train de cicatriser. »
« Comment avez-vous raté le ferry ? »
« Je dormais. Le matin j’avais fait une longue marche vers le cratère, et j’étais très fatigué. De retour dans mon bungalow je me suis couché pour faire un petit somme et je me suis endormi profondément. J’ai été réveillé par les grondements du volcan et j’ai raté l’embarquement du ferry. En arrivant sur le port de plaisance, j’ai reçu cette pierre sur la tête. »
Adrien a du mal à croire qu’on puisse s’endormir profondément dans ces circonstances. L’homme est d’un âge indéfinissable, entre 25 et 45 ans, pas grand, les épaules étroites, l’air d’un employé de bureau effacé, pâle, maladif, le type que personne ne remarque, qui se fond dans tous les décors. Il semble méticuleux, bien organisé, derrière ses petites lunettes, on ne le voit pas rater un rendez-vous. Son langage tranche avec son air modeste, son anglais est riche, littéraire, avec la diction de la haute société britannique.
« Vous venez de quel pays ? »
« Je suis hongrois, mais je travaille en Australie, dans une banque, et j’avais décidé de faire cette excursion sur l’Unoaa. »
« Vous avez pris le quart le plus pénible. Vous vous sentez bien ? Vous avez pris un café ? »
« Oui, la Française en a fait une grande quantité pour tout le monde. J’ai bien dormi, rassurez-vous, je ne vais pas m’assoupir. Regardez le ciel du côté de l’ouest, la Voie lactée est magnifique, on la dirait à portée de main. »
Adrien vérifie les réglages et se recouche.
Il est réveillé en sursaut par des hurlements de femme. Il se précipite dans le carré et comprend que les cris viennent de la cabine des trois femmes. Il tente d’ouvrir, mais le loquet est fermé de l’intérieur. Il entend la voix de Derek qui crie :
« Tais-toi, ou je t’égorge ! Tu as compris ?! »
Mais les cris continuent :
« Help, help ! »
Adrien fouille la boîte à outils, qu’il a repérée sous la table à carte, et trouve le marteau. Il tente de défoncer le loquet qui ferme la porte.
Les premiers cris ont cessé, mais d’autres prennent le relais :
« Maman, Maman, assassin ! Il l’a frappée, elle saigne, aidez-nous ! »
Puis la voix de Derek :
« Toi, la petite pute, déshabille-toi, vite, ou je te crève comme ta mère. Allez, plus vite, tu vas voir, c’est bon. »
Au cinquième coup le loquet cède et la porte s’ouvre. Adrien voit, de dos, Derek qui tient un couteau de cuisine de la main gauche, il est en caleçon, Elsa se déshabille, accroupie sur la couchette. Inga, sur le bord de la grande couchette, est allongée, la tête couverte de sang, immobile.
Adrien, qui a lâché le marteau, frappe Derek d’une manchette sur le cou, à droite, et saisit le bras qui tient le couteau pour faire une clé. Mais Derek est un dur et se retourne, de sorte qu’Adrien se retrouve adossé à la couchette, Derek sur lui, qui passe le couteau dans sa main droite. À ce moment-là John arrive, le marteau à la main, levé prêt à frapper Derek.
« Non, John, ne le tue pas, boxe le type avec tes poings, je lui bloque le bras avec le couteau. »
John envoie une série de coups, en rafale, sur la tête et le corps de Derek. Mais Derek se retourne et envoie de furieux coups de pied qui font reculer John.
Adrien crie qu’on apporte un cordage. Il renverse Derek de manière à ce qu’il soit face contre le sol pendant quelques secondes, et il ne peut plus envoyer de coups de pied. John en profite pour placer, lui, un coup de pied entre les jambes de Derek, ce qui lui coupe le souffle et l’immobilise. Avec un drap il attache les jambes de Derek. Etienne arrive avec une corde et ils saucissonnent Derek solidement.
Le spectacle de la cabine est terrible. La partie du matelas où se trouve Inga est couverte de sang. Le visage d’Inga est à peine visible sous les caillots de sang, qui cachent la blessure à la gorge. Elsa a pris la main de sa mère et lui parle.
« Maman, Maman, ne nous quitte pas, nous avons besoin de toi, ne nous quitte pas… »
Zini regarde la scène, tétanisée.
Étant donné la quantité de sang écoulé, Inga ne peut plus être vivante.
Adrien, John, Etienne, qui sont dans la cabine, restent pétrifiés.
Alors Elsa tourne son regard vers Adrien. Il y voit l’effarement, l’immense déception, la trahison d’une confiance perdue. Elle n’a peut-être rien dit, mais Adrien entend hurler ce regard : tu avais promis de nous protéger !
Il baisse les yeux et s’en va.
Etienne dit :
« Les filles iront dans notre cabine. »
John traîne Derek dans le carré et demande de l’aide pour le monter sur le pont.
« Vous voulez le jeter à l’eau ? » demande Victor.
« Pas pour l’instant. Il faut qu’il ne nous embarrasse pas en attendant que nous décidions ce qu’on fait avec lui. »
Ils s’y mettent à trois hommes pour le monter sur le pont, où ils le bloquent le long de la filière du côté sous le vent. Comme il hurle des insultes, ils le bâillonnent.
Ils se retrouvent tous dans le carré et les regards se tournent vers Adrien.
Il est abattu, il n’a pas envie de parler, il voudrait être loin. C’est John qui parle.
« Adrien, le seul coupable c’est Derek. Je croyais qu’il allait s’attaquer à toi, mais ce sont les femmes qu’il a attaquées. Ce type ne mérite aucun respect, aucune pitié. Nous ne pouvons pas nous embarrasser de lui, il nous gênera, il faudra le nourrir, lui permettre de faire ses besoins, le détacher de temps en temps pour de multiples raisons, et alors il sera très dangereux. Nous avons une annexe à l’arrière, que nous traînons depuis le départ. Je propose que nous mettions Derek dans l’annexe et que nous la détachions. Il aura une petite chance de survie, ce n’est pas une condamnation à mort. »
Etienne donne évidemment son avis le premier.
« Nous ne pouvons pas traduire Derek devant un vrai tribunal et, comme dit John, nous ne pouvons pas nous permettre de tergiverser avant de prendre une décision, d’autant que nous allons aussi devoir nous occuper du corps d’Inga. Je pense qu’il nous faut prendre une décision collective. Je suis moi aussi hostile à la peine de mort, et la proposition de John me paraît respecter cette exigence morale, si nous donnons à Derek quelques moyens de survivre. »
Bettina dit :
« Je n’ai pas vos scrupules. J’ai vu la cabine avec ce qui reste de cette pauvre Inga. Il mérite la mort, et la seule restriction que j’apporterais c’est qu’elle soit rapide. On le jette à l’eau tout de suite, tout attaché. Lui permettre de survivre quelques jours jusqu’à ce qu’il meure de faim et de soif c’est juste une hypocrisie, comme celle de l’inquisition catholique qui brûlait les hérétiques pour ne pas faire couler le sang. »
« D’accord avec Bettina », dit Victor.
Li, la chinoise, est interrogée. Elle dit qu’elle a compris et qu’elle est pour la proposition de John.
Mylène est du même avis et va chercher les filles d’Inga.
On leur explique les deux propositions. Elsa dit :
« Que pense Adrien ? »
Tout le monde se tourne vers lui.
Il parvient à dire :
« Je souhaite qu’il disparaisse, mais je ne veux pas le tuer ni le voir mourir. J’ai vu trop de morts en deux jours. Je vote pour la proposition de John. »
Elsa dit, d’une voix calme :
« Je suis la victime vivante et je suis trop en colère. Un tribunal me récuserait comme juré. Je n’ai pas à prendre part à cette décision. »
Etienne conclut :
« Cinq voix pour la proposition de John, deux pour celle de Bettina. Nous allons le mettre dans l’annexe. »
Les hommes et Bettina sortent. Ils ramènent l’annexe au bord du bateau et la positionnent sous l’endroit où est attaché Derek, qui a réussi à se débarrasser du bâillon et demande :
« Qu’allez-vous faire de moi, les connards ? Vous avez peur de moi, hein ? »
Ils le poussent entre les chandeliers pour qu’il tombe dans l’annexe.
Il crie et jure sous le choc.
Un débat s’engage sur ce qu’il faut mettre dans l’annexe.
John, qui semble être très religieux, veut mettre une bouteille d’eau, un sac de pain de mie, un couteau pour que Derek puisse se détacher, et une bible qu’il a trouvée sur le bateau.
Bettina est sarcastique.
« Nous allons perdre une annexe, qui pourrait nous être bien utile, et un sac de pain alors que nous allons en manquer. Pareil pour l’eau. La bible devrait suffire à son salut, si c’était possible, mais il mérite l’enfer. Et le couteau ? Si on lui donnait le couteau avec lequel il a tué Inga ? »
Etienne se récrie :
« Pas celui-là, il y aura une enquête et il faudra montrer l’arme du crime. »
« Alors un couteau à beurre… »
Finalement on jette dans la barque la bible, l’eau, un couteau qui coupe, un matériel de pêche sur l’insistance de John, mais pas le pain. On détache l’amarre et la barque s’éloigne rapidement.
On entend Derek qui hurle :
« J’ai pas voulu la tuer, je voulais juste lui faire peur, mais elle s’est jetée sur moi, c’est un accident ! Salauds, ordures, je veux un vrai procès, avec un avocat, mais vous me reverrez, je m’en sortirai… »
Il est huit heures et certains prennent un petit déjeuner. On a allongé le corps d’Inga sur le matelas de sa cabine, on l’a recouvert d’un drap et bloqué la porte de la cabine pour éviter qu’elle batte et pour masquer le spectacle du drame.
L’intervention d’Elsa a surpris Adrien. Cette fille, qui n’était qu’une enfant en venant à Unoaa, a perdu son père et sa mère en 24 heures, dans des conditions terribles, et elle trouve le moyen de sortir un cours de droit quand on l’interroge sur la peine à infliger au meurtrier de sa mère. Il a bien compris qu’elle était encore trop bouleversée pour parler de son agresseur et elle a trouvé dans son bagage universitaire de quoi éluder la question. Quelle maîtrise ! Elle n’est plus une enfant, elle a vu le mal les yeux dans les yeux. Elle est forte, elle s’en sortira. Mais lui, Adrien, se sent faible, misérable, lâche. Il voulait être un héros et il n’a pas pu empêcher un drame auquel il s’attendait pourtant.
Il erre sur le pont, observe aux jumelles la barque qui s’éloigne avec Derek. Il lui semble que Derek a bougé, donc qu’il a réussi à se libérer. Ils ont parcouru 126 milles nautiques depuis leur départ et il en reste 300 pour atteindre Espiritu Santo.
Dans le carré la discussion bat son plein sur la question du corps d’Inga. À la question « quand arrivons-nous à Espiritu Santo ? » il répond deux jours.
Peut-on conserver un cadavre pendant deux jours dans une atmosphère équatoriale ? Le bateau se trouve à mi-chemin de l’équateur et du tropique du capricorne. La température ne dépasse guère 25°, mais l’atmosphère est de plus en plus humide, des averses tombent sur le bateau depuis ce matin. Aucune décision n’est prise, personne ne veut interroger Elsa, qui reste dans sa cabine, l’ancienne cabine d’Etienne et Mylène, avec sa sœur.
Pendant la journée le temps devient instable, avec des alternances de grains, c’est-à-dire des averses, des rafales de vent, et des éclaircies. Adrien doit intervenir souvent pour manipuler les voiles, la houle devient irrégulière, ainsi que les mouvements du bateau. Beaucoup de gens ont mal dormi et se relaient pour dormir. Adrien passe une heure à s’occuper des WC, tous les deux bouchés par des papiers. John fait le ménage.
En milieu d’après-midi, à la suite d’un des messages réguliers envoyés sur la VHF, ils reçoivent une réponse. C’est un cargo qui vient du nord et se dirige vers Port Vila, la capitale du Vanuatu, au sud.
Adrien explique :
« Ici le yacht à voile Silver Moon, parti hier de Unoaa avec onze réfugiés à bord. Nous nous dirigeons à la voile vers Espiritu Santo. Voici notre position. Un meurtre a été commis à bord, le meurtrier a quitté le bateau sur l’annexe. Il a disparu. Nous sommes actuellement 9 vivants. Nous avons des vivres pour environ deux jours, ce qui doit nous permettre de rallier Espiritu Santo. Nous n’avons pas de moyen de communication autre que la VHF. Pouvez-vous prévenir les autorités du Vanuatu de notre situation ? »
« Pouvez-vous confirmer que vous venez de Unoaa avec neuf personnes à bord ? »
« Je confirme, je m’appelle Adrien Dieudonné. »
« Bien compris, passez sur le canal 18. »
Une fois sur le canal 18, une autre voix reprend, avec un bon anglais.
« Ici le capitaine David Tangvald. Avez-vous besoin d’assistance immédiate ? »
« Comme je l’ai dit, nous avons de quoi manger pour deux jours, le bateau avance à la voile sans problème, si les conditions actuelles se maintiennent, nous devrions atteindre Espiritu Santo dans moins de deux jours. Il n’y a pas de blessé ni de malade à bord. Le seul problème grave que nous ayons c’est le corps d’une femme morte ce matin. S’agissant d’un meurtre, qui donnera lieu à une enquête, et les deux filles de cette femme étant à bord, nous hésitons à jeter le corps à l’eau. »