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1974. L’été. Un camping. Une plage. Palavas les Flots. Une bande de jeunes gens qui se rassemblent, des arrivées, des départs, des jalousies, des amours bien sûr. Des adultes également, des amis, des parents, des inconnus. Ajoutez une ancienne vedette fantasque du music-hall. Secouez tout ce petit monde et vous obtiendrez une jolie carte postale d’un été inoubliable. Le lieu et l’époque, deux prétextes pour une galerie de portraits attachants, déroutants, et drôles… ils sont eux, ils sont moi, ils sont vous aussi !
À PROPOS DE L'AUTEUR
Alain Vinot a eu une carrière riche. Après avoir exercé plusieurs métiers différents qui lui ouvrent des horizons divers, il ne se départira pas de son irrépressible envie d’écrire.
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Seitenzahl: 364
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Alain Vinot
La fille sur le sable
Roman
© Lys Bleu Éditions – Alain Vinot
ISBN : 979-10-377-9135-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
Toutes ressemblances avec des personnes ou personnages, existants ou ayant existé réellement ou fictivement, ne seraient être purement fortuites. Si toutefois certaines personnes arrivaient à se reconnaître, c’est probablement qu’il s’agirait d’eux-mêmes, qu’ils seraient correctement décrits et non le fruit de l’imagination fertile de l’auteur. Ce dernier ne saurait donc pas être tenu responsable de l’interprétation qu’ils pourraient en faire ou de celle qui pourrait être faite par des tiers.
Je pose sur ma vie des mots comme autant de pots à stylos sur un bureau.
Certains stylos sont si secs qu’ils n’écrivent plus, d’autres sont renversés et bavent tant.
Il ne nous faudrait pas grand-chose pour nous aimer…
Peut-être commencer par nous rencontrer…
Le ciel s’obscurcissait timidement, laissant venir au-dessus du paysage des nuages d’un gris blanc, couvrant de leur ouate dissipée la clarté finissant du crépuscule. La chaleur de l’été résistait encore un peu dans ces temps qui oscillent entre la douceur câline de l’automne et la froide rigueur de l’hiver. Des brises volages attisaient les premiers feux dans l’âtre de la cheminée, secouant les flammèches qui s’extirpaient des bois encore juste verts, tentant de répandre une modeste tiédeur qui peinait à réchauffer une bouilloire que j’avais pris l’habitude de suspendre au-dessus du feu.
Je ne me rappelle plus pourquoi je faisais ça.
Il n’y avait plus aucune vraie raison à cela, et il y a bien longtemps que j’avais abandonné l’idée saugrenue de boire du thé, et de plus j’arrêtais continuellement de cesser de consommer du café comme je pouvais le faire précédemment aux meilleures heures de mon intense activité professionnelle. Mais j’aimais bien le concept de cette bouilloire sur le feu de la cheminée.
En fait, je m’étais habitué au chuintement de l’eau qui commençait à chanter, à cette musique lancinante des bulles qui s’éclataient en surface, à regarder la vapeur qui s’échappait par le bec verseur ou par l’ouverture sur le haut du récipient. Ce phénomène purement physique d’élévation de température d’un élément liquide à l’état gazeux me ravissait toujours. Une des merveilles de la nature. Une de celles qui ne manquent pas de nous captiver pour peu que l’on sache la regarder vraiment. Une simple observation qui n’était que la conséquence d’un fait technique avéré, et qui poussait l’être humain à chercher à en comprendre les tenants et les aboutissants. Je m’interrogeais souvent, en regardant cette bouilloire laissant échapper sa fumée de vapeur d’eau, si les premiers hommes de cette terre, qui avaient découvert le feu et son usage, avaient eu eux aussi la connaissance de ce phénomène, et toute l’implication technique et physique du principe. Sûrement que non. L’Homo Habilis comme un « Monsieur Jourdain » avant l’heure. Et seul le résultat obtenu devait très vraisemblablement leur importer.
Mais le « savoir » provoquait chez moi beaucoup de questions. Une simple bouilloire, un peu d’eau, un feu, et c’est toute la structure de la science humaine qui se pose devant vous. Le feu, le fer, l’eau. Il est amusant de constater que d’une simple et élémentaire nécessité ou découverte, il en est déduit des principes techniques complexes, comme si l’humain avait, au cours des derniers millénaires, trouvé le malin plaisir de vouloir tout expliquer et tout régimenter. Comme s’il se sentait obligé d’avoir à tout expliquer, à tout comprendre, à tout justifier. Pour se rassurer. Pour se convaincre de sa supériorité. Pour se justifier d’exister. Une recherche perpétuelle d’explications qui le retient à se laisser bercer par la nature qui l’entoure, simplement, sur un envoûtement. Ce qui éclairerait, s’il en était vraiment besoin, que la société actuelle soit devenue si complexe et si difficilement éloignée de tout ce qui est rudimentaire, strictement nécessaire. À trop vouloir tout expliquer, on retire la magie de ces découvertes, on ne laisse plus rêver l’individu et on finit par devenir des cartésiens de bas étage. Quand ce n’est pas de sous-sols infâmes, de catacombes dantesques dans lesquels l’humanité aime traîner sa turpitude fangeuse. Il n’y a aucune magie, aucun rêve, dans l’alignement de chiffres, de théories, d’expériences scientifiques, qui in fine ne servent qu’à extirper du cerveau de l’homme sa capacité d’imaginaire désormais profondément enfouie dans l’esprit du péquin.
La répétition incontrôlée de ce cérémonial de l’objet magique coulait sans doute de ma mémoire aussi parce que je voyais ma mère faire les mêmes gestes, quand elle posait une vieille bouilloire cabossée, en fer blanc ou en aluminium je ne sais plus, une de celles qui lui venait de si loin, de tant de choses vécues, de tant d’histoires que l’ustensile aurait pu nous raconter s’il avait su parler, un de ces instruments qui finissaient toujours sur un coin de la cuisinière à charbon qui trônait dans la cuisine, qui contenaient toujours un fond d’eau au cas où, au cas où quelqu’un voudrait un café-chicorée. Il fallait toujours être prêt. On ne sait plus à quoi, mais il fallait être prêt. Être prêt à ne pas manquer. D’abord parce que ma mère avait vraiment connu ce que veut dire manquer, de tout, de n’avoir rien, plus que le souffle de la vie, plus que quelques larmes qui se sèchent si vite quand elles jaillissent qu’elles en deviennent dérisoires. Ne pas manquer de ne pas manquer. Toujours prêts. Être attentif, à l’extrême. Ne pas savoir, mais vouloir. Alors, dans le doute, afin de trouver quelque chose à faire, à dire, on laisse une bouilloire avec un peu d’eau sur le coin d’une cuisinière à feu de bois. Comme on laisse ses souvenirs s’enterrer dans un creux de mémoire, comme on laisse revenir les ombres du passé faire la courbette aux espoirs du lendemain. On est prêt !
Parce que l’on croit qu’il faut être prêt. On ne l’est jamais. Pas vraiment. On se prépare, on se raccroche à quelque chose, à quelqu’un. Un souvenir, une ombre, un souffle, un courant d’air, une impression, un sentiment, un regard, une expression. Et on oublie. Vite. Parce qu’il faut faire le vide pour s’empresser de le remplir avec autre chose. On croit oublier. Et puis un jour, la boîte de pandore s’ouvre au détour d’un geste que l’on suppose innocent. Rien n’est innocent en ce bas monde. D’ailleurs, je ne sais même pas s’il y a un monde supérieur. C’est devenu une expression courante. Pour faire simple. Pour ne choquer personne. Dans ce bas monde. Plus bas que ça, c’est sous la terre, non ? Plus haut, ça devrait être dans les airs.
J’avais une vieille boîte métallique, rouillée par l’absence, par l’ignorance de savoir qu’elle était restée sur une étagère. Pourtant, elle était bien à sa place. Sur le couvercle, il y avait un peu de poussière. Il me prit l’idée de l’épousseter. Je venais d’ouvrir l’abîme à souvenirs. Cette poussière, j’aurais dû la laisser en place. Jamais je n’aurais dû la déplacer. Je venais de soulever la trace que l’oubli avait patiemment déposée. Celle de l’enfermement. L’oubli de ce qui était et qui n’est plus. Ne sera plus jamais. Le temps est un voleur de souvenirs. Il les enfouit dans les limbes de la mémoire sans considération qu’il les détruit aussi à jamais. Se souvenir c’est transposer son corps et son esprit dans un temps connu qui n’est plus et qui devient étranger jour après jour, minute après minute, seconde après seconde. Autant le futur se nourrit d’angoisses relatives à ce qu’on ne connaît pas encore, comme on craint l’étranger, autant le passé se remplit de ce que l’on connaît trop bien pour l’avoir vécu et nous angoisse tout pareillement parce disparu à toujours. Éternel balancement entre deux angoisses, deux craintes, celle de savoir surmonter l’inconnu à venir, celle de se débarrasser de ce que l’on a déjà vécu.
Je soulevais le couvercle sans précisément me souvenir de ce que contenait cette boîte. Le bruit de la ferraille résonnait comme celui d’une clé ancestrale débloquant la serrure d’un tombeau. Je retournais entre les morts, les survivants, ceux qui existent peut-être encore mais que je ne reconnaîtrais certainement pas aujourd’hui si je les rencontrais parce qu’ils auraient bien changé.
Il y avait des photos, plein de photos. Elles étaient emmagasinées sans ordre, entassées pêle-mêle, sans considération d’importance, de relations entre les évènements qu’elles rappelaient. Tout d’abord, je crus qu’il s’agissait de vieilles photos de ma famille, de clichés d’une autre époque où je ne devais pas forcément paraître. Puis sur l’une d’elles, je reconnus mon visage. Sur cette photo, je souriais. Je ne sais plus à quoi, ou bien à qui, mais je souriais. Peut-être me souriais-je à moi-même. Comme une invitation à poursuivre. Comme si au moment du cliché je savais déjà que je devais me sourire aujourd’hui. Le gamin sur la photo me disait : « Viens. Continue avec moi. Regarde tes souvenirs. Ils sont là. Ceux dont tu te souviens forcément. Ceux que tu croyais avoir oubliés. Allez, viens ! »
Curieusement, je me mis aussi à sourire à ce gamin. Il me ressemblait un peu, forcément. J’avais vieilli, bien évidemment. Mais ce garnement ne m’était pas encore tout à fait un inconnu. Les traits de son visage avaient changé par la force du temps et des épreuves de la vie. Mais son regard était bien le mien. Je le reconnaissais. Je ne l’avais pas oublié. Juste un peu égaré. Mis de côté. Enfoui dans l’atteinte du temps. Bizarrement, il n’y avait pas de poussière sur ce regard. Il était encore bien vif, curieux, garnement. Ainsi donc depuis tout ce temps il attendait que j’ouvre la boîte. Et il m’avait gardé son plus beau sourire. Il patientait tranquillement. Il savait bien qu’un jour ou l’autre quelqu’un allait ouvrir la boîte. Il espérait sans doute que ce soit moi. Enfin, lui. On se regardait tous les deux. Lui… Moi… Moi… Lui… On se reconnaissait. Finalement, on ne s’était pas quitté d’aussi loin. Juste un peu sur le côté de nos vies. Lui dans sa boîte. Moi dans celle qu’il n’a pas connue.
Sur la photo, j’étais adolescent. Je devais probablement avoir une quinzaine d’années. J’étais beau puisque j’étais jeune. Vous ne pouvez pas comprendre, vous ne connaissez pas la photo. À moins que vous ne ressortiez une de vos vieilles photos. Et vous constaterez que vous aussi, vous étiez beaux. Sous cette photo, il y en avait beaucoup d’autres. Elles se serraient les unes sur les autres. J’avais envie de les feuilleter rapidement. Et puis je me suis ravisé. Elles méritaient beaucoup mieux qu’un rapide coup d’œil sur chacune d’elles. Elles m’attendaient depuis si longtemps. Je leur devais bien ça.
Je ne peux pas vous les décrire toutes. Ce serait long et fastidieux, et entre nous ça ne vous présenterait pas un grand intérêt. Ce serait là bien inutile. Sauf si le lecteur se trouve parmi les photos que je redécouvre. Si c’est le cas, demandez-moi alors de vous en adresser une copie. Je le ferai avec plaisir. Je vous rappellerai ce que vous avez, vous aussi, oublié.
En revanche, sur nombre d’entre elles, il y avait des personnages qui revenaient d’outre-mémoire, ils remontaient la pente de l’oubli et éclataient en pleine lumière. Ça faisait tellement longtemps qu’ils ne l’avaient pas vue, cette lumière. Et d’un seul coup, ce n’est pas la clarté du jour qui les faisait briller, mais ce sont eux qui éclaboussaient mon présent de leurs lumières. Ils étaient encore bien là, juste à côté de moi.
De chaque photo ressurgissait une foultitude de cicatrices que je croyais avoir refermées à jamais. Il n’en est rien. Bien au contraire, elles étaient encore là, béantes, ouvertes, colorées, certaines ne saignaient plus, d’autres avaient séché, quelques-unes ne demandaient qu’à sanguinoler encore un peu, mais toutes étaient douces à caresser. Singulièrement, je n’avais pas peur de ces cicatrices, moi qui ai pourtant une sainte horreur de tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à ce qui touche à l’introspection de l’anatomie humaine ou animale. Je sais réagir face à une blessure, mais je n’aime pas voir le sang couler et les entrailles s’ouvrir. Je porte sur mon corps des cicatrices physiques des quelques mésaventures pour lesquelles j’ai eu à bon escient et au bon moment les réactions qu’il fallait avoir. Ces coupures ont eu le temps et l’énergie nécessaire pour se reconstituer, la peau pour se régénérer. Au fond, elles n’étaient que superficielles et sans gravité.
Mais les photographies rouvraient des fractures internes, dissimulées, enfouies dans un cerveau ingrat, celles de l’esprit, de l’âme, et qui n’ont jamais pu, ou voulu, se recomposer. En regardant subrepticement l’ensemble des photos qui dégoulinaient maintenant de mes mains, je n’arrivais plus à les contenir tellement elles demandaient grâce et m’apitoyaient à se laisser regarder plus complètement, je reconnaissais quelques sourires de l’époque qui s’étaient effacés de notre monde actuel. Il ne restait que des visages figés, des yeux encore ouverts et clairs, des attitudes qui ne voulaient que prolonger leurs mouvements.
Le plus dur à supporter, ce n’étaient pas ces personnages-là, c’était mon propre comportement. Je me sentais gêné de les avoir dérangés, de les avoir réveillés. Je me sentais intrus dans leur sommeil. Comme dans la mort. Le plus dur ce n’est pas pour le défunt, pour lui tout est fini. Non ! C’est pour les survivants qui doivent entamer une nouvelle vie, un nouveau combat qui les amènera là où nous devons tous aller. Sauf que le chemin sera solitaire. Je n’ai pas peur de ma mort, j’ai peur de celle des autres. Parce qu’ils vont me manquer, et que je ne devrais plus que me souvenir d’eux. Ou les oublier. Et quand on parle des disparus, on pense forcément à soi. On plaint les défunts, on les imagine avoir dû souffrir pour trouver leur nouvel état. En fait, on se met à leur place, on se substitue à eux. Ou plutôt à nous-mêmes. Alors on en crève. On crève de vivre sans eux. On crève d’avoir à s’en séparer. On crève d’avoir à mourir. Mais plus tard.
De cet amas de photos je ressentais comme une gêne répréhensible entremêlée à un désir ardent qui se confondait dans un océan de rivières venant d’horizons différents. L’envie de revoir, et la crainte d’en souffrir. L’un ne pouvant se détacher de l’autre. Comme une obligation nécessaire, un besoin absolu de l’un et l’autre. L’eau et le feu. L’ombre et la lumière. Le jour et la nuit. Indispensables. Inséparables. Inéluctables, surtout. Alors je faisais défiler les premières photos, sans ordre, sans arrangement, sans classement. Un peu pour assouvir l’envie pressante de se souvenir, mais surtout pour se rassurer. Pourvu qu’il n’y ait pas un visage tellement chéri et vraiment disparu qui rendrait la poursuite de l’entreprise plus difficile.
Alors, je me raisonnais à devoir procéder avec méthode. Sur les photos, il n’y avait aucune indication de date ou de temps, ni sur la face ni sur le recto. Sauf qu’elles avaient en commun d’avoir toutes été prises en plein jour. La plupart avaient le même format, probablement tiré par le même type d’appareil photo, un argentique. Les couleurs commençaient à se dissoudre et sans doute possible la technique de développement était de piètre qualité. J’entrepris de faire confiance au hasard, si tant est qu’il y ait eu un hasard, tout au mieux une conjonction de coordination.
Toute séparation est une mort. Toute décision est un dilemme. Tout choix est un risque. Ces photos étaient mortes, et je faisais ressusciter des personnes et des évènements en les exhumant des ténèbres où elles allaient immanquablement et irrémissiblement pourrir. Comme un tas de feuilles d’automne que l’on rassemble à grands coups de râteau et auquel on mettra le feu pour les faire disparaître définitivement, les faire s’envoler dans une fumée qui voudrait se noyer dans l’océan du ciel. Ces photos étaient des feuilles mortes. Le feu était en moi. Dans ma mémoire.
Se souvenir, c’est refaire un voyage dont on ne sortira jamais indemne…
La première photo avait certainement été prise par la maman d’un de mes collègues de collège. Je me souviens que l’une d’entre eux avait toujours un Instamatic dans son énorme sac bandoulière. Il n’y avait pas que ça à l’intérieur de la besace féminine, on y trouvait souvent, entre autres choses, des biscuits ou des viennoiseries que l’on se forçait à partager, mais ça m’avait marqué parce qu’elle prenait son énergumène de gamin constamment en photo. Un fils unique. Et des clichés qu’elle traînait avec elle, les montrant fièrement à qui se laissait convaincre de s’y intéresser. Le mari était un photographe local et tenait boutique dans une des rues commerçantes de la ville, ceci expliquant sans doute cela.
Le jour de la rentrée scolaire, elle avait mitraillé tout le bâtiment et la meute de collégiens qui découvrait l’endroit. Elle n’attendait pas que les bougres prennent la pose, et le résultat devait certainement être photographiquement parlant très déplorable. Une succession de flous pas très artistiques sur des fonds de bâtiments assez austères. Ce qui était tout de même assez drôle, c’est qu’elle avait fait des copies de toutes les photos de ceux des enfants qu’elle avait reconnus et les leur avait données. De temps en temps, son fils nous faisait passer à l’interclasse des enveloppes contenant les fameux clichés, tirés bien souvent à notre insu.
J’ai passé le BEPC. Je n’ai pas encore les résultats, et je l’avoue ça ne m’inquiète pas trop. Je sais déjà que je vais aller en seconde au lycée la rentrée prochaine, et que ce diplôme-là n’a pas grand intérêt. À cette heure-là, je ne sais pas encore que c’est celui que je traînerai pendant un long moment parce que j’échouerai au BAC du lycée où je vais me retrouver à la rentrée prochaine. Mes autres diplômes, je les ai eus alors que j’étais déjà en activité professionnelle, BAC C, BAC A, CAP Finance, BP Finance, ITB Finance, Capacité en Droit, Licence en Droit, Maîtrise en Droit. Et bien d’autres qu’il deviendrait prétentieux d’énumérer ici mais qui assouvissaient une soudaine boulimie à vouloir compenser l’offense de mon incompréhension du jour de ce monde-là. Mon échec à mon premier BAC a été vécu comme une insulte à mon intelligence… et je me suis vengé. Mais ça, c’était après ! Et de toute manière, ça n’a pas servi à grand-chose… Ni les diplômes ni la vengeance toute personnelle.
Pour l’heure, l’école est finie, adieu le secondaire, on vient de se séparer de nos copains de tous les jours, ceux qui ont grandi pendant ces quatre dernières années, on a quitté ces lieux de savoirs qu’il fallait dénicher au plus profond de nous-mêmes. Parce qu’il était illusoire de pouvoir compter sur les capacités absentes des enseignants pour nous en indiquer le chemin. Une grande majorité d’entre eux ne venaient là que par obligation alimentaire ayant depuis longtemps abandonné l’espoir d’allumer quelques lanternes dans la tête des ignares boutonneux qu’ils avaient en face d’eux. Tout au plus, ils se contentaient de dispenser l’érudition qu’ils détenaient comme on sème sans conviction quelques graines dans un terrain trop sec et mal préparé, simplement parce que l’administration le leur demandait. Seuls quelques-uns prenaient le temps de s’intéresser à leurs ouailles de l’année, et je compte sur les doigts d’une seule main l’ensemble de ceux que j’ai rencontrés en une carrière de collégien et qu’il convient là de remercier.
Mais pour l’heure, on a laissé tomber les têtes des studieux quotidiens ou des abrutis égarés qui avaient pollué nos espaces. Depuis le temps qu’on le fréquente ce collège délabré, celui qui menaçait depuis plusieurs années de s’effondrer sur nos propres têtes mal gavées, et qui finira par tomber un beau jour, si tant est que l’on puisse croire que ce sera un beau jour, à coups de pelleteuses pour devenir un joli parking sans goudron dans un premier temps, puis rapidement enrubanné de bitume.
En attendant sa chute programmée dans le temps, il a bien fallu le quitter, s’installer dans des baraquements de fortune qui ont duré quelques années encore après notre passage. Comme un camp de concentration où on aurait aimé vouloir se rencontrer soi-même tous les jours, et où par contre l’on avait grand-peine à y rencontrer des âmes bien nées, des traces rassurantes et salvatrices de nos espoirs encore intacts. Sous la chaleur des isolations défaillantes pendant l’été et leur injurieuse épaisseur qui nous faisaient frissonner de froid pendant l’hiver. Autant dire que la période des désastres de la Seconde Guerre mondiale et de ses atrocités nous avait fortement inspirés à faire une comparaison audacieuse et déplacée. Les locaux que nous occupions ressemblaient étrangement aux baraquements que nous avions sur les pages glacées de nos livres d’histoire. Hormis les personnages décharnés qui nous horrifiaient, il y avait une étrange similitude dans la conception extérieure des bâtiments. Comme une insulte. Un rappel. Une négation à croire qu’il suffirait d’en changer les locataires pour en améliorer l’image. Cette excroissance avait été parquée dans un endroit de la ville qui s’appelle la Petite Vitesse, aux abords immédiats de la gare, dénomination tirée du jargon ferroviaire qui faisait la différence entre les grandes et petites lignes d’acheminements des personnes et des objets. Un signe, non ? Comme de vouloir dire aux élèves : « Pas trop vite… de toutes manières, vous n’aurez qu’à suivre le rythme !... et sans illusions, vous n’irez pas bien loin ». Une invitation à peine déguisée. Que certains ont suivi à la lettre. À coups de redoublements.
Ah cependant, comme il fait bon se souvenir de ce collège qui portait le nom d’un ancien inspecteur de l’enseignement qui avait œuvré dans la ville et n’avait rien trouvé de mieux que de se faire tuer à l’âge de trente-trois ans, en juin 1940 à Juniville dans les Ardennes dès le début de cette guerre rapidement perdue, à la tête de son bataillon de chars. On nous avait raconté son histoire, en nous la romançant outrageusement. En fait, on justifiait l’attribution à ce collège du nom de cet illustre inconnu de l’histoire nationale en nous faisant croire qu’il avait été un héros de la Seconde Guerre mondiale. Il avait certainement été brave pour avoir affronté le feu de l’ennemi, et on voulait continuer à croire qu’il le serait définitivement. Il avait fait ce qu’il croyait bon de faire, sans autre raison que de servir comme les autres. Par obligation. Morale. Ou par ordre. Imparable. Il était un indigent de la guerre, succombant à l’anonymat le plus insipide de l’existence sur un bout de terre qui ne lui appartenait pas. Lui comme tant d’autres s’était éclipsé avec délicatesse et finit par se faire attribuer une reconnaissance idéale. Il n’avait rien demandé. Ni à partir à la guerre ni à y mourir. On lui avait donné. Pour l’exemple. Peut-être aussi un peu par regret, ou par repentance, comme pour se justifier d’une gloire bien opportune alors que cette ville s’était minablement livrée d’elle-même avec concupiscence et intérêt à la misère de l’occupant.
Ce portail majestueux, tout dans la lourdeur de son acier, encadré par deux immenses colonnes de pierre tels les gardiens du temple qui protègent la maison sacrée, surmonté d’une ferronnerie, ce propylée ouvert uniquement lors d’avares cérémonies, et lui-même flanqué de chaque côté de petits portillons, donnant accès à une cour précédant un bâtiment datant du milieu du dix-neuvième siècle, une ancienne brasserie, à la façade austère et rigide dans ses embellissements de pierre, dirigeant droit sur une volée de marche en pierres qui en avait vu des bambins puceaux redoutant d’avoir à y monter parce que ça menait directement au bureau du directeur. Un corps principal élevé de deux étages se prolongeant par deux ailes constituées chacune par des salles de classe et un préau, le tout ouvrant sur une grande cour de récréation ombragée de platanes certainement millénaires et retenue par un épais muret de pierre surmonté d’une ferronnerie d’acier se terminant par des pics dissuadant d’avoir à l’escalader sans encombre.
D’abord un collège uniquement de garçons, puis grâce à la libération des consciences sclérosées des suppôts de la différenciation des genres, un collège mixte. Ces couloirs tremblants de fragilités, ces escaliers branlants aussi larges qu’un hall de gare et qui permettaient de savoir qui allait se prendre des poches d’eau tombées d’une malencontreuse intentionnalité des derniers étages, ces salles de classes et d’études équipées sommairement parce que les allocations de nouveaux budgets consacrés par l’éducation nationale se faisaient aussi rares que les dents dans un bec de poule. Que de souvenirs aux détours d’un couloir silencieux, d’une porte mal fermée, ou d’une esclaffade qui résonnait à faire se réveiller les surveillants toujours mal informés de ce qui se tramait dans leur ombre et souvent en retard sur les évènements. Une fois passée l’appréhension délicate des premiers jours de la toute première entrée scolaire, en sixième, ce bâtiment regorgeait d’occasions à ne pas se laisser submerger par l’austérité de son apparence.
Bientôt, de cette libération il ne restera plus que les compagnons quotidiens les plus proches, les fidèles d’entre les fidèles, ceux des escapades en bicyclettes, ou des aventures sur la colline surplombant la ville, ceux avec qui on a une affinité plus que particulière et que l’on continuera à voir pendant les vacances d’été. Au moins tant que durera l’amitié de collège. Après, les chemins divergeront et chacun essaiera de tracer sa route. On en côtoiera encore quelques-uns, ou quelques-unes, au gré des cursus d’étudiants. Et puis, avec le temps et la force des évènements, le groupe qui s’était constitué pendant ces années de collège se diluera définitivement, inexorablement, impitoyablement.
Alors, en franchissant le portail pour une toute dernière fois, on se prend un peu de nostalgie entre les oreilles, on ne veut pas trop y croire, on hésite un peu, et puis en s’éloignant on insiste, on se retourne sans cesse sur des souvenirs qui commencent déjà à nous poursuivre et qui cherchent déjà à nous rattraper, on se confirme les adresses que l’on connaît déjà, les lieux où on ne pourra pas manquer de se revoir pendant l’été, on se fait des promesses qu’on sait hypocritement fallacieuses mais qu’on veut jurer encore un peu crédible, encore un instant, avant de s’évaporer définitivement.
En ce début de mois de juillet, la chaleur sent bon les vacances, les dernières d’un ex-petit garçon avant l’entrée au lycée, avec les grands. Un cap. Une étape. Un changement. Un renouveau. J’étais un élève somme toute banal, comme il en fleurit beaucoup dans les travées des salles de classe. Sans relief, invisible, sans patrimoine à exploiter, pas très bon au foot, mais se découvrant plus de compétences en athlétisme, en sports individuels où il est préférable de se mettre en valeur par ses propres compétences que par les défaillances illusoires d’un groupe anémié, ignorant de la musique et sa construction quasi mathématique, mais ouvrant tout grand ses oreilles à d’autres sortes de son, s’extasiant devant la maestria des grands compositeurs, se divertissant le tympan avec des sonorités plus récentes mais certainement pas plus modernes, balbutiant quelques mots gribouillés sur des morceaux de papier, les cachant tel un puceau pour que personne ne les découvre, cultivant le secret espoir d’avoir aligné les plus belles phrases dans une envolée que j’étais le seul à trouver lyrique, se retranchant dans les amitiés masculines, scolaires et fraternelles, refusant de regarder les autres comme des opportunités mais comme d’autres spectres boutonneux et fragiles. Bref, un insignifiant parmi une multitude et qui s’y cachait bien volontiers.
La ville est une vieille endormie qui se lézarde au soleil de sa Provence. Les rues s’engourdissant tranquillement le soir venu, se reposant d’une animation passagère, n’ayant plus rien d’autre à faire. De temps à autre, il arrive qu’elles s’activent soudainement dans un soubresaut qui ressemble plus à une dernière contraction nerveuse pour se replonger aussitôt dans une léthargie bienheureuse. Tout se passe dans son cœur, son centre respiratoire, sa place centrale, son pied de colline où vient se cacher à proximité sa cathédrale avec ses voûtes qui contraignent à la rédemption obligatoire, sa mairie et sa verrière sans relief mais qui fait toujours la fierté de l’occupant comme un trophée enfin atteint, une médaille qui pend au-dessus de la tête, ses faubourgs ne servant que de prétextes à faire croire qu’elle s’étend, qu’elle s’agrandit en rassurant les hameaux alentour de sa force de Goliath. En fait, elle s’étale comme une flaque d’eau visqueuse que rien ne peut retenir, cherchant et trouvant chaque creux propice pour y répandre sa liqueur putride.
Les bourgeois qui s’y sont enrichis se complaisent dans un entre-soi coupable, dans une vanité à se croire intouchables. Ils paradent discrètement de toutes leurs richesses dissimulant leurs complices connivences avec des passés peu glorieux. La mémoire s’est égarée et diluée dans l’horloge des années. Et ces temps se sont révolus, ceux de l’ignorance perfide, de la complicité coupable, de l’absolution dévotement sacrilège. Pourtant ils sont tous coupables et innocents malgré eux. Les pères comme les fils ou les filles. Heureux le temps de la naïveté protectrice qui permet d’accepter sans effort que le monde qui entoure sera celui qu’il faudra abandonner. On ne le sait pas encore. On le croit immuable. Et puis un jour, on grandit, on apprend, on souffre, et on guérit. Quand on peut. On croit enfin au merveilleux. Il se dilapide dans le banal. Et on le réveille. Toujours. Pour le faire sien. On balaie celui des autres, on le bouscule, comme on bouscule un vieillard pour le faire volontairement tomber, d’une pichenette, pour s’amuser de le voir se tartiner sur l’asphalte, et peiner à se relever. Et on y invente un autre univers. On croit être neuf. On n’est que bégaiement. On aime. On s’attache. On regarde. Soi. Ailleurs. Les autres. On se détourne. On se méfie. Et on finit par se jeter dans l’eau. Même sans savoir nager, on agite ses bras, ses pieds, et on se rend compte qu’on peut faire surface, qu’il suffit parfois de s’appuyer sur moins hardi que soi, plus faible, moins attentif, qu’on peut avancer, se poser sur une rive, celle d’un sourire, on y fait un nid, inconscient que rien n’est encore éternel. L’éternité, c’est pour les morts. Mais nous, on est vivants. Alors on construit. On détruit. Et on recommence. Toujours. Inlassablement. Comme si on n’avait pas compris. Comme si on y croyait encore. Parce qu’en fait on y croit toujours. Et que l’on cesse toujours d’y croire. Pour s’inventer d’autres dieux, d’autres statues à glorifier. Et tant mieux. On se laisse pousser les jambes, les bras. On tente de prendre de la hauteur. Parfois, on se croit plus malin à se dresser sur la pointe des pieds. Pour voir plus loin. Pour se distinguer des autres. Et puis on revient à son propre niveau. Finalement, c’est pas plus mal. Et surtout plus reposant, plus confortable, plus sécurisant, plus réussissant. On laisse faire la nature. Elle fait le ménage. Elle sait beaucoup mieux que nous. On se mélange. L’eau avec l’huile. Et on espère un autre résultat que celui qu’on nous a enseigné. On critique les aînés. On croit faire différent. Et pourtant c’est la même chose. En fait, on mettra d’autres couleurs là où on croyait qu’il n’y avait que du noir et blanc.
Le bâtiment principal de l’école menaçait de s’effondrer et devenait dangereux. Mais pas encore suffisamment pour en interdire l’accès aux élèves. L’administration de l’éducation nationale pouvait encore un peu se permettre de les laisser prendre le risque d’un accident. L’époque n’était pas tout à fait tournée vers le risque zéro et les précautions de sécurité. Les enseignants auraient pu exercer leur droit de retrait devant la dangerosité des locaux, mais le courage nécessite une forme d’abnégation qui ne les avait pas complètement atteints.
Un des deux escaliers majestueux perdait des morceaux de plâtre et de ciment à chaque passage forcené de la bande d’énergumènes que nous étions. Nous tapions si fort des pieds qu’il résonnait comme un sourd. Il gémissait sous les coups de nos chaussures. La direction de l’établissement l’avait donc condamné par des pansements qu’elle s’imaginait pouvoir nous empêcher de franchir. Jusqu’au jour où il fut plus solidement cloisonné pour en interdire l’accès sous toutes ses formes et à grand renfort d’avertissements à des peines inimaginables pour nos petites cervelles. C’était bien dommage, il était idéalement placé entre les étages et sa claustration nous forçait à emprunter un escalier plus modeste situé à l’extrémité du bâtiment, nous obligeant à augmenter nos trajets d’interclasse. Ce dont nous abusions outrageusement.
Aussi arriva un jour où son éventuelle rénovation future devint un obstacle tellement rédhibitoire tant son financement était dispendieux et catastrophique pour le bâtiment et les budgets de l’état, et où il ne pouvait plus nous être caché qu’un nouveau bâtiment serait construit. Depuis quelques années déjà, l’entretien de l’édifice était laissé à l’abandon, et lorsque les vitres des châssis simples des fenêtres se brisaient elles étaient sommairement remplacées dans l’urgence par des morceaux de carton, laissant passer un perfide courant d’air froid surtout en hiver, les portes des classes ne fermaient plus correctement depuis bien longtemps et quelques-unes étaient retenues par un simple crochet de fer, le chauffage fonctionnait par bonheur un jour sur deux et pas dans toutes les classes en même temps. Quant aux sanitaires, les toilettes y étaient souvent obstruées et dégageaient une odeur de circonstance de quoi essayer de nous dissuader d’aller y fumer une Gauloise chipée dans le paquet d’un plus grand. C’était aussi là le lieu de règlement des comptes que nous pouvions avoir entre nous, certains que seuls les concernés s’aventureraient dans la fange de cette microsociété. Un collège à la Zola en pleine fin de vingtième siècle. On comprenait mieux ce que décrivait l’illustre écrivain. Il nous suffisait de lever le regard vers un coin du bâtiment pour voir jaillir d’un couloir, d’une porte, d’une fenêtre, un Mimi-la-mort facétieux ou un Rhadamante renfrogné. Le décor était là. Nous étions les personnages de notre propre roman.
Mes trois dernières années obligatoires de collège, je les passais dans une extension à quelques rues du bâtiment principal, dans un baraquement de préfabriqués disposés en rectangle, avec une cour intérieure recouverte à la hâte d’un bitume rougeâtre qui ne manquait pas de se gondoler rapidement sous les effets de changement des températures. Seuls deux côtés intérieurs des classes étaient pourvus d’abris de tôles ondulées qui étaient censés nous protéger des intempéries. Lorsqu’il pleuvait, la pluie ruisselait autant sur ces tôles que sur les toits plats des baraquements, mais le jointement entre les deux parties n’avait jamais été réalisé tant et si bien que nous prenions la pluie de toutes les parts.
À l’extérieur de ce bloc, il y avait une rangée de parcs à vélos où souvent nous espérions un instant de répit dans les fureurs de la météo. Il nous fallait plus d’abnégation que de courage pour s’échapper de l’abri à vélos sous les dernières gouttes de pluie pour atteindre le plus sèchement possible la première salle de cours. Lorsque les pluies étaient annoncées trop fortes, nous osions nous aventurer à traverser la ville sur nos bicyclettes recouverts de nos imperméables K-Way. Pas seulement la veste mais également le pantalon. Il fallait nous voir ainsi déguisés en personnages bizarres. Dans mes souvenirs, nous n’étions que trois élèves cyclopédestres qui avions ce genre d’accoutrement complet, veste et pantalon. Les autres n’avaient que la veste prenant le risque de s’inonder le pantalon jusqu’aux chaussettes. Un de mes coreligionnaires en arborait un de couleur marron foncé, un autre de couleur vert bouteille, à l’époque où l’on trouvait encore des bouteilles consignées en verre, et le mien était d’une couleur bleu outremer d’un discret épouvantable. Souvent, il m’arrivait d’aller jusqu’à l’intérieur de la salle de classe du moment pour envisager d’ôter ma tenue protectrice. Ce qui provoquait la risée de toute la classe. Ils étaient trempés jusqu’à l’os. Pas moi. Ils pouvaient bien se moquer, j’étais au sec.
Les professeurs étaient à l’image des bâtiments. Décrépis, ou rafistolés. Les plus anciens déambulaient sans espoir dans les couloirs sombres de l’immeuble ou de leur savoir enseveli sous des tonnes de résignation. Les plus jeunes d’entre eux se cassaient les dents très vite devant l’adversité du manque de moyens et de soutiens défaillants. Ils essayaient malgré tout d’attiser notre curiosité à nous intéresser au monde environnant.
Je me rappelle un professeur d’Espagnol qui nous avait fait rêver en proposant de nous emmener en fin d’année scolaire faire un voyage scolaire en Espagne, que nous aurions financé par des réalisations artistiques manuelles faites avec la collaboration du professeur de dessin, celui qu’aujourd’hui on baptiserait d’arts plastiques, et l’organisation de la venue d’un chanteur populaire et très célèbre de cette époque. Si nous avions réellement réalisé pendant plusieurs mois des bas-reliefs en terre cuite puis vernissés, le voyage n’eut jamais lieu. L’ensemble de la collection des bas-reliefs fut dramatiquement volé un soir, ainsi que la cagnotte des deux classes concernées, et le chanteur n’est jamais venu. Nous avions appris alors que les rêves sont possibles, à la condition pour les rendre réels qu’il fallait les protéger férocement. L’année suivante, le professeur d’Espagnol avait opportunément disparu de l’enseignement national. Voilà ce qui arrive à ceux qui font rêver sans donner les garanties d’atteindre l’objectif, et qui se servent dans les chimères des autres.
Je garde aussi en mémoire ce professeur d’Anglais (décidément, les langues sont souvent cachottières de mystères à élucider !) un certain Monsieur Martin, un nom aussi commun et moins insignifiant que le personnage, qui favorisait ouvertement une des élèves de notre classe. Sa moyenne dans la matière concernée était de 19,5 sur 20 tout au long de l’année. Pourtant elle ne semblait pas devoir s’exprimer ou écrire la langue mieux que d’autres. Elle mettait la forme à son expression. Tout en rondeurs de bouche. En langoureux déhanchés sur une chaise devenue trop étroite. En virevoltantes œillades sous des cils qui s’allongeaient à force de regarder à travers.
Sans doute la connivence familière de ce professeur, adipeux, rondouillard, grossier personnage aux yeux pervers et à l’esprit libidineux, était-elle due au fait qu’ils habitaient le même village, que ses parents le connaissaient très bien, et que sa servilité devait invariablement le conduire à se compromettre aussi ostensiblement. Pendant un temps, nous avions imaginé qu’il était captivé par les formes généreuses de cette élève. Il faut ici avouer qu’elle avait la poitrine avantageuse, sans doute la plus opulente du collège, le sourire ravageur d’une bouche gourmande aux lèvres épaisses et roses, le visage rond paré de pommettes rebondies, encadré par une chevelure généreuse, blonde et ondulée, autant que sa démarche ondoyante. Tous les garçons pensaient qu’elle louvoyait du bassin en se forçant et qu’elle accentuait le geste pour allumer ce qui ne demandait qu’à s’embraser. Il n’en était rien. L’ondulation était toute naturelle. Elle se perchait sur des talons inconvenants, la taille serrée dans des jupes trois fois trop petites pour elle, comprimant son fessier rebondi, et chaloupant à merveille le long des couloirs que sa seule présence prétentieuse rendait inaccessibles à toute velléité. Nous prenions un malin plaisir à la laisser passer devant nous, les yeux rivés sur un popotin ondulant, ralentissant outrageusement notre déambulation pour profiter du spectacle salace ainsi offert.
Bien des années plus tard, j’ai eu l’occasion de la revoir, toujours aussi ondoyante, toujours aussi blonde, toujours aussi opulente. Elle était devenue notaire dans son petit village des alentours, se croyant à l’abri de toutes mésaventures. Aussi blonde et aguichante qu’elle ait pu l’être, elle n’en avait pas pour autant évité d’être cocufiée et trompée par son mari.
Autant cette péronnelle-là était juteuse à l’excès dans son comportement, ses attitudes, sa présentation et son mépris des autres, autant je garde un souvenir cuisant d’une autre blonde, plus maigrichonne sans pour autant être moins capricieuse et prétentieuse. Cette dernière avait la taille beaucoup plus fine, de caractère discret, presque effacée mais au comportement tout aussi fantasque. Elle avait un visage fin, si fin qu’on aurait pu dire anguleux, des cheveux longs, blonds et soyeux, des yeux d’un bleu céleste, profond et captivant. Les seuls défauts physiques qu’elle avait étaient une disgracieuse bosse sur le haut du nez et elle était aussi plate d’une limande. En contrepartie et nonobstant ces particularités toutes physiques, elle avait le don de me plaire. Naïvement. Et surtout la tare de m’ignorer superbement. J’avais beau roucouler, danser, chanter, parader. Un échec. Cuisant. Et qui me poursuivra longtemps après jusqu’à toujours me méfier des blondes aux yeux bleus. Sans doute un sentiment de supériorité, d’exceptionnel qui se dégage naturellement de ces personnes et qui achèvera de m’inspirer de la défiance à leur capacité de s’offrir totalement sans contreparties destructrices. Heureusement, la nature est dotée d’autres intérêts et de diversités envoûtants dont j’ai su me rassasier.
C’est donc après ces piètres années d’études que je devais quitter ce collège pour m’aventurer scabreusement vers le lycée d’enseignement général, le seul de la ville. Je qualifie ces années scolaires de piètres et scabreuses parce qu’elles n’ont pas été enthousiasmantes, et que je les ai traversées sans réelle passion, plus par obligation à défaut de faire autre chose. Quoi ? Je n’en savais rien non plus. J’avais le sentiment d’être là sans y être tout à fait, décalé dans un temps qui ne voulait décidément pas me concerner, petit spectateur d’une existence que d’autres vivaient bien plus intensément que moi. J’étais le plus jeune de ma fratrie et les chemins avaient déjà été tracés, torturés, explorés, balisés, expurgés. Je n’avais plus qu’à suivre, un peu comme le vilain petit canard qui se prend pour un exclu mais qui continue dans la lignée des précédents.
En vérité, il n’en était rien, mais je ne savais même pas que c’était le cas. Je me sentais en dehors du chemin, les pieds sur la trace des autres mais la tête tournée vers autre chose, ailleurs, pas avec eux en tout cas. Il me tardait de grandir, de passer cette épreuve du temps impitoyable à la construction du futur adulte. Je n’étais ni un adolescent suffisamment déluré ou contestataire pour être remarqué, ça viendra juste après cette période, ni un presque futur adulte mature et accompli, le cul entre deux chaises ne sachant laquelle choisir et préférant l’inconfort de l’hésitation. J’ai souvent eu cette sensation de ne pas vivre correctement, intensément, pleinement, le moment présent, d’être en décalage dans le temps de mon existence, grincheux permanent de ce que je ne connaissais pas et envieux de tout ce que j’aurais dû vivre à cet instant. En perpétuel balancement entre le présent, le futur et le passé. Regrettant par avance des époques qui n’étaient pas encore révolues et espérant celles qui ne reviendront jamais. J’étais une ombre qui cheminait par hasard sur des terres qui ne l’intéressaient pas. Parfois, je me surprenais à me retrouver sur le devant de la scène et je rougissais. Je ne trouvais rien à faire d’autre que de laisser mes bras ballants le long du corps et de me demander ce que je faisais là.