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Ils sont neuf autour de la table, six hommes et trois femmes en colère. Une colère froide, silencieuse. Ils évitent de se regarder pour ne pas voir la peur au fond de leurs yeux, car l’un d’eux vient de mourir accidentellement. Mais aucun d’eux n’y croit. C’est un meurtre. Et ils savent qu’ils vont tous mourir. Ils ont besoin d’aide et se tournent vers le commissaire Onimus. Ce policier arrivera-t-il à les sauver ? Et pourquoi ce policier s’adresse-t-il à une association de SDF pour mener son enquête ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Claudio Ponté, écrivain à la croisée du théâtre et du roman, signe ici une nouvelle œuvre où transparaît son attachement profond au verbe. Une fois encore, il nous entraîne dans une aventure captivante portée par la puissance des mots.
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Seitenzahl: 559
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Claudio Ponté
La folle de Chantenay
Roman
© Lys Bleu Éditions – Claudio Ponté
ISBN :979-10-422-7615-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Pièces théâtrales
« Pièces historiques » pour la jeunesse, Ed. RETZ ;
« Pièces policières » pour la jeunesse, Ed. RETZ.
Romans
Les géraniums rouges, Ed. le Petit Éditeur ;
L’homme de Fessenheim, Ed. Le Verger Éditeur ;
Les collines meurtrières, Le Lys Bleu Éditions.
Vendredi soir, 7 février 2020…
Au dehors, il fait froid, mais sous le hangar où sont rassemblées les bêtes, la chaleur animale, l’odeur forte plaisent à Marc, l’ancien chaudronnier fraîchement reconverti agriculteur.
Le camion de la coopérative est passé recueillir le lait frais du soir. À présent les bêtes sont détendues ; elles mangent leur ration en faisant un tranquille bruit de meule. Marc aime les regarder, les caresser, attentif à leur bien-être, et elles se sentent en confiance. Une sorte d’échange tacite. La paix avant le long sommeil de la nuit.
Demain matin très tôt, il part dans les bois avec ses amis chasseurs sur les hauts du pays. Sa femme s’occupera de la traite avec leur fils unique adolescent. Pas de soucis.
Au fond de l’étable, à la lumière vacillante du néon, il démonte son fusil pour le nettoyer. Marc est minutieux et il aime la chasse. La radio portative grésille par moments sur l’établi en bois. La réception n’est pas bonne, mais il s’en contente.
Tout à coup un bruit de pas dans son dos. Ce n’est pas Inès qui vient le chercher pour dîner. Il est trop tôt et sa femme sait qu’il aime ce moment de solitude en fin de journée, après le dur travail. Pas question de le déranger.
« Ah, c’est toi ? »
Petite gêne dans son regard.
« Oui, je nettoie le fusil. Pour demain. La chasse avec les copains… Les crochets s’oxydent. Pas bon ça. Ensuite l’écouvillon… Mais ça va, toi ? Inès est dans sa cuisine, si tu veux lui parler… » ajoute-t-il sur le ton de celui qu’on dérange.
Il passe avec soin de l’huile sur les canons.
« Eh non, ne touche pas à ça… Attends, non, j’en ai pas besoin… Eh, mais qu’est-ce que tu… Arrête ça ! »
La perceuse sans fil emmanchée d’un foret trace un vif arc de cercle qui vient se planter dans sa gorge, le foret patine furieusement, la carotide explose, le sang gicle en pluie fine sur le visage, l’établi, les outils… Des geysers rouge vif en arabesques sur les murs en parpaing…
Les yeux écarquillés de surprise, Marc tente de crier, mais déjà la trachée est obstruée de sang, il n’arrive plus à respirer, il s’écroule lentement, tombe à genoux, son regard se voile, sa main en garrot sur la blessure retient en vain le précieux liquide.
Il finit par s’allonger dans la poussière.
Il sait qu’il va mourir. En douceur. Au ralenti. Il pense à sa femme, à son fils, à ses parents…
Une vache relève la tête et cesse de mâcher. À travers ses larges naseaux, elle flaire l’odeur du sang, ses gros yeux bovins jettent un regard inquiet sur le corps qui a de curieux soubresauts. Elle regarde sa congénère qui mâche sans réaction à ses côtés ; alors elle replonge son mufle dans les céréales.
Samedi 8 février, 19 h 30…
Dans le hangar de ce quartier pauvre de la ville aménagé en lieu de prière, au bord de la rivière, l’air humide est pénétrant ; les fidèles de l’Église de Jésus-Christ le Saint Sauveur se regardent les uns les autres avec inquiétude. Le « bon pasteur noir » Aubin Etchegarey tousse…
C’est un homme râblé, de taille moyenne, aux cheveux crépus et au regard magnétique. Il se tient debout, dos à l’assistance, près du gros cierge pascal allumé et rayé de rouge. La flamme vacille, son ombre tangue sur les murs de parpaing gris.
La toux se calme enfin.
Il ferme les yeux ; sa voix est puissante surtout au moment où il entre en relation avec Dieu, les paumes levées vers le ciel ; les fidèles adorent ce moment, ils en frissonnent, ils en redemandent.
Quand enfin il se tourne vers eux, la ferveur est intense, palpable et les lèvres murmurent des prières à l’infini. Grâce à lui, à son énergie, à sa vision du monde, les hommes et les femmes ici présents ont trouvé un sens à leur vie. La mort n’est plus la mort, la vie est un rêve et, dans ces moments-là, une chaleur bienfaisante les envahit comme un élixir de jouvence. L’amour de Dieu les enveloppe de sa grâce divine et le Salut les attend.
Le week-end de grand rassemblement est un profond bonheur.
Mais aujourd’hui le bon pasteur paraît souffrant. Est-ce qu’il aurait attrapé le virus inconnu, le mal invisible dont parle le monde entier ? Un microbe chinois qui ressemble à la grippe et qui attaque les poumons ?
Un filet de glaire verdâtre descend le long de son menton glabre ; il s’essuie avec un mouchoir en papier blanc.
« Mes chers frères et sœurs, préparons-nous à recevoir le Christ et à baigner dans son Amour infini. Le monde est sur le point de vivre les pires moments de sa création… À genoux, mes frères… Unissons nos prières… À genoux devant notre Seigneur Jésus-Christ qui a tellement souffert pour nous. »
Les mots portés par une voix vibrante effraient les fidèles réunis dans ce lieu austère qui tient plus du hangar que d’un temple. Seule une immense croix au mur, derrière le pasteur, signale une réunion chrétienne et pastorale.
« Les tempêtes se succèdent, les inondations emportent les maisons, les humains, les animaux… Regardez et priez… Les vents violents gonflent les océans, les tremblements de terre se multiplient, les inondations, les incendies ravagent les forêts… Regardez et tremblez face au diable qui est à l’œuvre, armé du glaive de la haine, il répand le malheur sur la terre entière… Prions, mes frères et sœurs, supplions Jésus-Christ le Saint Sauveur de nous protéger et de nous mettre à l’abri derrière son bouclier d’Amour… »
Il tousse et crache dans son mouchoir, brodé de ses initiales. Il reprend son souffle, s’éclaircit la voix. Surtout ne pas laisser le silence s’installer, le combattre comme l’indifférence et l’égoïsme. Voilà les ennemis du vivre ensemble. « Le Verbe est action, le Salut de l’Homme passe par le Verbe de la Compassion et de l’Amour. »
Il tousse à nouveau, s’essuie la bouche.
« Les maladies sont là de tout temps, reprend-il avec force, mais le virus 19 est un mal nouveau, un fléau diabolique qui se répand partout, terrassant les plus faibles, les plus vulnérables, frappant les pauvres et aussi les riches… »
La voix s’élève, vibrante, envoûtante, prophétique : « Écoutez, vous qui avez des oreilles pour entendre… Regardez, vous qui avez… »
Une toux plus forte que les autres l’interrompt. Au premier rang, sa femme enceinte, prénommée Clara, s’inquiète. Elle rajuste le foulard qui retient ses cheveux, elle va se précipiter, mais, d’un geste, il stoppe son élan.
Et se racle la gorge, crache dans son mouchoir, s’essuie longuement.
« … Satan a semé dans le monde son venin mortel pour anéantir l’humanité. Prions, car nul ne connaît son heure… L’Antéchrist est… est… » La toux, à nouveau, plus forte.
Les fidèles osent à peine respirer.
Enfin il reprend d’une voix douce : « Jésus-Christ nous dit : Tout comme vous m’avez accueilli dans votre corps, je vous accueillerai au paradis… »
***
Le même soir à Nantes, 20 h 6…
L’après-midi a été longue, mais pas assez pour les Gilets jaunes les plus enragés. Ils courent encore les rues, semant le feu et la rage. Les plus radicaux prévoient une nuit sanglante, une « nuit de sang ».
Debout, face à la fenêtre de son appartement qu’il loue au cinquième étage de la Résidence Océane, le commissaire Onimus, une tasse de café à la main, observe en bas la rue Sully, envahie par une foule noire et jaune portant banderoles et pancartes de protestation contre… contre quoi exactement ? Il n’en sait rien.
Comme tous les samedis depuis plus d’un an.
D’en haut, la présence d’arbres ne lui permet pas de lire les slogans. Certainement contre la vie chère, l’injustice et possiblement contre le président élu démocratiquement, mais par défaut, disent certains. Il aperçoit enfin une immense banderole qui proclame : À BAS LA DICTATURE !
La foule criarde se veut révolutionnaire, sans-culotte, et déborde sur le pont Saint-Mihiel et le quai de Versailles. Un long fleuve jaune remonte depuis le début de l’après-midi le boulevard des Cinquante Otages et, à la nuit tombée, il s’agite comme un grand corps malade, nerveux et agressif, face aux CRS.
Onimus devine sans trop de mal ce qui va se passer. Des groupes de black blocks cagoulés de noir, plus ou moins libertaires, extrémistes, infiltrés depuis le début de l’après-midi vont entrer en action pour en découdre avec les forces de l’ordre.
Voilà que la manif dégénère. Les grenades de gaz lacrymogène répliquent aux premiers cocktails Molotov. Des blessés déjà et peut-être des morts.
Un véhicule d’urgence progresse lentement à travers la foule avant d’être stoppé violemment. Le gyrophare explose dans un nuage de fumée noirâtre. Voiture de police ou ambulance ? Des cocktails tracent dans les rues des arcs-en-ciel incendiaires. La violence ordinaire d’un samedi jaune.
Machinalement Onimus consulte sa montre : 21 h 32.
Soudain une explosion, un véhicule de police est en feu… Le commissaire fronce les sourcils. Les fonctionnaires coincés à l’intérieur n’arrivent pas à sortir, c’est l’affolement… Explosions, bris de glace, incendies, cris… Des Gilets jaunes essaient de porter secours, d’autres les en empêchent. Des types prennent des selfies, d’autres filment la scène sans discontinuer. Ils filment le moindre croche-pied, le jet de gaz, le pavé lancé, la matraque qui se lève, le sang sur les visages, les corps à terre, les blessés et peut-être le premier mort afin d’être les premiers à balancer les images sur les Réseaux sociaux. Aucune aide, aucun geste de premiers secours, priorité au scoop.
Vaguement écœuré, Onimus se rappelle le commentaire cynique de son ancien prof d’histoire au lycée : « La guerre est aussi indispensable à une société que le boire et le manger… »
***
Debout sur l’estrade, le bon pasteur oscille. Clara s’inquiète, elle presse un mouchoir sur ses lèvres minces, mais n’ose pas intervenir.
Les fidèles s’interrogent. Visiblement, le pasteur a du mal à respirer, son grand front en sueur brille sous les projecteurs de faible consommation. Est-ce possible qu’il ait contracté la danse de Saint-Guy ? Ou alors le virus chinois ? Pire : est-ce que le démon ne serait pas sur le point de… ?
Aubin s’accroche au pupitre et, d’une voix de stentor, il proclame : « Quiconque n’est pas prêt à souffrir ne connaîtra pas la joie… » Soudain la toux le plie en deux, le mouchoir imbibé de sang contre la bouche. Il se redresse pourtant, courageux, héroïque, un sourire atroce aux lèvres.
« Allez en paix, très chers frères… et sœurs. »
Le son rebondit sur les murs avant de secouer les osselets des fidèles.
Effrayés par la possible contagion, tous expédient leur signe de croix et se dépêchent de sortir. Tous ont hâte de se réfugier dans leur foyer, se réchauffer, manger quelque chose de chaud, s’emplir la panse à outrance pour se rassurer qu’ils sont encore en vie et en bonne santé, avant de regarder les anesthésiantes conneries à la télé.
Au premier rang, Clara réagit, se précipite enfin, il titube, s’affale dans ses bras.
— Elle sent la pomme fraîche. Et s’écroule sur une chaise.
« Tu es brûlant de fièvre ! Je vais appeler les pompiers…
— Non, je t’en prie…
— Le docteur Millet alors ?
— Non, ce n’est rien, juste une grippe, je t’assure. Un saignement du nez.
— Viens, on rentre à la maison. » Le duo sort en même temps que les derniers fidèles qui tiennent à le remercier d’intercéder pour eux auprès de Jésus-Christ le Saint Sauveur.
Sur le parking, Clara lui ouvre la portière côté passager, c’est elle qui va conduire. Elle fait le tour du véhicule pour prendre le volant, mais se ravise. Dans l’affolement elle a oublié son sac à main à l’intérieur.
« Attends-moi une seconde », dit-elle à son mari.
Elle rentre dans le temple, enrage de ne pas se souvenir où elle a laissé son sac, frissonne en pensant que pointe peut-être un début d’Alzheimer. Enfin elle le trouve sous la chaise, derrière le pilier. Cela l’étonne, car ce n’est pas sa place habituelle. Mon Dieu, non, pas Alzheimer… Pitié, non, pas ça, Seigneur.
Quand elle ressort, elle se fige… Aubin sur le siège passager étouffe, un sac plastique sur la tête. C’est l’horreur. Elle ouvre la bouche, mais aucun son ne sort, le bébé dans son ventre bouge, il ressent l’affolement de la mère. Clara regarde autour d’elle… Personne… Personne pour l’aider !
Elle tente d’arracher le sac, essaie de plonger deux doigts au niveau de la bouche pour crever le plastique… En vain ! Elle retire une épingle de ses cheveux et réussit enfin à percer le sac mortifère… Une goulée d’air entre dans les poumons de son homme. Un bruit de chambre à air.
Seigneur, merci ! Vous l’avez sauvé.
Les plus proches fidèles parleront de « résurrection », mot que reprendront les commères patentées.
Le journal local HO jargonnera sur l’insoutenable agression d’un pasteur noir dans le Vignoble ligérien. Une agression très vite qualifiée de « raciste ». Le twitt, partagé 300K fois en quelques heures, deviendra viral. Un anonyme demandera l’organisation d’une « marche blanche ». Un quidam ironisera aussitôt : « Bravo, le jeu de mots… pour un pasteur noir ! »
Plus tard, à une question d’un gendarme zélé, Clara se rappellera avoir vu une « ombre » sortir de la voiture et glisser le long des murs. Les Réseaux sociaux l’identifieront avec audace : « L’ombre maléfique de Satan ». L’hypothèse du suicide passera à la trappe.
Ou un meurtre manqué, se dira un habitant la ville, un certain Briseville, un chauve doué d’un scepticisme à toute épreuve.
Onimus finit d’avaler son café et s’éloigne de la fenêtre. Il espère sans y croire que le froid de février va calmer les esprits. Jusqu’au prochain samedi.
Aimantées contre la porte du frigo, des photos anciennes de ses deux enfants encore petits, pris sur le vif, en train de mettre en bouche chacun une demi-plaque de chocolat.
Depuis son départ de Strasbourg, son ventre s’est un peu arrondi. Moins de crimes, moins de délinquance par ici à Nantes ? La bonne blague… Il pense à l’affaire Dupont de Ligonnès et aux propos du procureur de l’époque : « … ce qui nous horrifie, c’est la possibilité monstrueuse qu’un père ait pu exécuter froidement ses propres enfants et sa femme… »
Onimus se demande ce qu’il a fait hier soir, quelque part entre la place du Commerce et le quai de la Fosse, pour avoir si mal au crâne ? Dans quel caboulot a-t-il fini la soirée ? Il ne s’en souvient plus.
Là, devant la glace de la salle de bain, quelques cheveux gris aux tempes. Ouaip… Il serait temps de boire un peu moins, mon bonhomme, et de faire un peu de sport. Pourquoi pas du vélo ? Ou de la méditation.
Son téléphone sonne. Numéro inconnu. Il hésite à répondre. Encore une publicité. Il regarde l’heure, plutôt tardive pour une réclame, comme on disait à l’époque du bronze.
Il soupire et finit par décrocher :
« Allo ?
— Commissaire Onimus ? dit une voix d’homme un peu rauque.
— Oui, qui est à l’appareil ?
— Briseville… Ferdinand Briseville, vous savez, le coin tranquille dans le Vignoble… »
Silence horizontal.
« Allo ? Vous êtes toujours là, commissaire ? »
Un revenant, bordel.
« Vous allez bien ? Vous êtes toujours à Nantes ? On peut se voir ?
— Heu c’est que j’ai du travail… C’est pour quoi ?
— Difficile à dire au téléphone… Marc est mort… C’était mon ami. Les gendarmes prétendent qu’il s’est suicidé. Je n’y crois pas. C’est un meurtre. »
***
Dans le vignoble nantais, dans le salon douillet et cossu d’une maison de ville, un téléphone sonne près d’un canapé.
Confortablement assise, la blonde Anna Dimaggio admire ses ongles peints de différentes couleurs, une main puis l’autre et enfin les deux ensemble. Une fantaisie qu’elle se permet même si, dans quelques jours, elle va fêter ses trente-huit ans et ses trois ans de présence dans cette ville où l’a entraînée son nouveau compagnon Thierry, plus jeune de quelques années.
La sonnerie insiste.
Ce soir, elle n’a pas branché son répondeur et le téléphone n’arrête pas de sonner, mon Dieu. Elle soupire, relève ses grandes lunettes rondes et décroche. « Allo ? Pas de réponse. Elle perçoit seulement un souffle.
— Dimaggio, oui. Qui est à l’appareil… ?
Elle pouffe :
— En février, ça m’étonnerait… Vous êtes qui vous d’abord ? Je vais raccrocher.
Le souffle s’accélère. Bon sang, c’est un homme et il se branle au téléphone. Elle appuie sèchement sur le bouton rouge. Fin de la communication.
« C’est qui, man ? demande un grand ado Christophe qui rentre de la fac, première année de mathématiques.
Un bip signale l’arrivée d’un message. Son doigt glisse.
« Tu vas le payer cher, très cher, salope ! »
Dans son lit, Onimus n’arrive pas à dormir.
Jocelyn vient de lui annoncer au téléphone qu’elle a rencontré quelqu’un. Pourquoi cet appel ? Pour lui faire savoir qu’elle est encore capable de séduire un homme, voire une femme ? Un informaticien strasbourgeois, paraît-il, « intelligent et sobre, lui » reconverti dans l’agriculture bio parce que c’est l’avenir.
Un mec bio, bordel !
Onimus ferme les yeux et soudain, une image le rend quasi fou : son ex dans les bras de son putain de mec… en train de jouir, putain de… ! Tu vas compter tes os, salopard !
Et voilà qu’un certain Briseville, tel un spectre sorti de son tombeau (il l’a connu lors d’une précédente enquête) se rappelle à lui et annonce qu’il ne croit pas au suicide de son ami.
Il repousse sa couette d’un geste rageur et bondit. Enfile son marcel à l’arrache et de travers, puis sa chemise, un bouton saute, et puis son pantalon, les deux jambes dans la même manche… Ah donc, un connard d’informaticien reconverti ? Et sobre, lui, hein ! Et plein d’avenir, lui, hein !
Otho Onimus, mon vieux, tu as pris vingt ans dans les dents. D’abord tu te calmes. Respire à fond… OK. Et puis tu réfléchis.
Pas vraiment surpris au fond. Les longues journées d’enquête, les appels téléphoniques à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, les absences aux anniversaires et ta femme qui dort seule dans un lit froid, trop grand. Ton métier chronophage, destructeur pour un couple. Sans parler de cette fameuse nuit où tu es rentré ivre… et tu l’as frappée.
« Je suis désolé, Jocy…
— Moi aussi, Otho. »
Avec calme elle lui avait exprimé sa décision de divorcer.
Il avait déconné, demandé pardon, expliqué c’est l’alcool, le boulot, le stress, juré qu’il se soignerait.
Le pire c’était ça : son calme… Comme une chose inéluctable, inscrit dans les planètes, le treizième signe du zodiaque. Pas de replay, pas de rembobinage, ni de remise à zéro.
« Ta valise est sur le perron.
— Attends… Je suis désolé… Vingt ans de… On ne peut pas tout arrêter comme ça… Donne-moi une seconde chance. »
Une semaine plus tard, elle vole en éclats, la chance… Il rentre ivre et fou furieux. Les enfants terrorisés, en pleurs, serrés autour de leur mère.
Ensuite l’arrivée des gendarmes.
Cerise sur le gâteau : il perd son sang-froid devant la procureure Fouchet, la perverse qui sévit à Strasbourg, une binoclarde aux grandes oreilles qui lui faisait du rentre-dedans depuis des années. Résultat des courses : mesure d’éloignement, mutation dans le grand ouest, à Nantes.
Il frappe la commode d’un coup de poing rageur. Enfile son blouson, son bonnet, tourne en rond dans l’appartement à la recherche de son portable, de ses clés. De… il ne sait pas quoi.
Le téléphone sonne.
« Quoi ?
— Heu… Commissaire Onimus ? Capitaine Fauchoux à l’appareil…
La sonnette d’entrée retentit au même instant.
« Tu as vu l’heure, le Black ?
— Zamê, commissaire Onimus ! s’esclaffe Afi Muyumba le nouveau venu. Quel plaisir de vous revoir, ya bon banania !
— Tu dates avec ta réclame !
Il revient vers le téléphone :
— Allo, capitaine ? Non, je ne suis pas seul… Oui, je vous écoute… Où ça ? »
L’appel de Briseville lui revient en pleine gueule.
La grêle pétarade sur le pare-brise de la Coccinelle Canari. La route sinueuse traverse le Vignoble. Surtout ne pas penser. Penser n’amène que des soucis. Et l’image de Jocelyn jouissant dans les bras de son…
Merde, gros coup de frein… Il a failli renverser un cycliste sans lumière. Mais qu’est-ce qu’il fait sous la grêle, ce con ?
Côté passager, Muyumba, le Gabonais, a glissé ses mains gantées sous les cuisses pour les réchauffer : « Zamê ! Les voitures modernes, même au Gabon, elles sont bien mieux équipées ».
Un message subliminal ? De toute évidence, le chauffage dans la Coccinelle – une antiquité à la Colombo – n’est pas une priorité.
Deux jours avant, Onimus a récupéré Afi Muyumba à l’aéroport de Nantes. Son ancien lieutenant revenait d’un pèlerinage à Colombey-Les-Deux-Eglises. Costume vert soyeux sous un long manteau écru élégant à col de fourrure, gants en cuir d’agneau et crochet coton « Louis ».
« La France c’est de Gaulle, commissaire ! »
De l’enthousiasme, comme s’il en grêlait.
Onimus a retrouvé avec un plaisir mêlé d’une pointe d’inquiétude son lieutenant qui se dit proche du président Omar Bongo, « grand ami de la France ».
Le Gabon sans la France, c’est une voiture sans le chauffeur ; la France sans le Gabon c’est une voiture sans carburant.
Un plagiat éhonté.
Il soupçonne que son retour en France est pour le moins précipité.
Avec l’accord de la procureure de Nantes, il est autorisé à l’accompagner dans cette nouvelle affaire, mais sans intervenir – sous aucun prétexte.
Onimus souffle par le nez à la manière d’un taureau dans l’arène.
« Écoute, Afi, cette année s’annonce jaune et merdique en France.
— Yep… un proverbe gabonais dit : Rien n’est plus précieux qu’un enfant quand il mord le sein de sa mère…» Le Blanc lance un regard oblique et consterné vers le Noir au regard malicieux.
Le portable retentit.
Il décroche, écoute un instant puis raccroche. Muyumba attend d’être mis au parfum, mais non, muet reste le commissaire de la Crime Française. Il se confirme par-là que le froid ne facilite pas le dialogue, déjà difficile, entre les Blancs et les Noirs. En revanche, le climat africain, lui, et en particulier le climat gabonais… Il pense à son pays avec nostalgie, à ses tendres gazelles privées de sa présence. Mais impossible d’y retourner pour le moment.
Onimus ne veut pas en écouter davantage et allume la radio. Des chansons des années 80 à plein tube… Besoin de rien, envie de toi !
La Coccinelle entre dans la petite ville et traverse la place de l’église où aucune enseigne de bar ou d’épicerie, ni d’un quelconque commerce ne scintille dans la nuit. Pourtant, le commissaire se rappelle sa dernière enquête1. Il existait bien deux ou trois commerces. Que s’est-il passé entre temps ?
Rapidement il se perd dans les rues.
« Hep ! C’est par là, patron…» Trop tard, Onimus a dépassé l’embranchement, demi-tour au prochain rond-point.
Bordel, Otho, pourquoi ta vie n’opère pas un demi-tour, elle aussi ? Pourquoi ne remonte-t-elle pas le temps, histoire de repartir de zéro avec Jocelyn ? Revivre leur rencontre sur les bords du Rhin, la première caresse, leur premier baiser, ils avaient dix-sept ans tous les deux et le vent soufflait dans les longs cheveux de la jeune fille en fleur… Remonter le temps…
« Toujours pas de GPS, commissaire ?
— Va te faire foutre, Einstein.
Devant la maison de plain-pied, une ambulance est déjà sur place ainsi qu’un fourgon de la police scientifique. Brassard fluo et haleine blanche, Beaumont est reconnaissable à sa queue-de-cheval rousse et son blouson d’aviateur en cuir, elle vient au-devant des deux hommes, l’air bouleversé.
Onimus fait les présentations : « Mon adjointe, la lieutenante Cécile Beaumont… Voici Afi Muyumba, ex-lieutenant gabonais en stage chez nous, et à présent…
— Présentement en vacances, corrige le grand Black en arborant un sourire ultrabrite. Enchanté, mademoiselle… »
Elle le scanne rapidement de la tête aux pieds : la quarantaine robuste, une élégance à couper le souffle d’une jeune policière issue de la banlieue nord. Le sentiment d’être en présence d’un gigolo venu faire son marché de chair blanche.
Il lui tend une main immense à la paume rose que la policière ignore.
« Appelez-moi lieutenante… »
Le Gabonais n’est pas dupe et lui sourit de toutes ses dents ivoire :
— Rassurez-vous, lieutenante, je me suis fait tester. Je ne suis pas porteur du Covid-19 ni du Sida et je ne mange pas les petites Blanches…
— Ah-Ah-Ah… »
Avec son 1 m 78, elle n’est pas particulièrement petite. Touchée malgré elle par la chaleur qu’il dégage – ça y est, elle a trouvé : il ressemble à Michaël Jordan – elle enchaîne :
« Par ici, patron.
— Qu’est-ce qu’on a ?
— Un type étranglé dans son garage…
— Qui a donné l’alerte ?
— Le voisin d’à-côté. Son regard bascule vers un homme bedonnant en robe de chambre style léopard laissant apparaître de gros genoux, des jambes nues et poilues, une cigarette aux doigts, l’air suffisant, le corps enveloppé d’un panache de vapeur blanche et qui tape des pieds pour se réchauffer. »
« Georges Herbert, premier adjoint au maire, précise Beaumont. Les maisons sont mitoyennes. La musique à pleins tubes, ça l’a mis en colère. D’après lui ce n’est pas la première fois. Mais ce soir il n’a pas supporté, il est venu râler. C’est là qu’il l’a trouvé. » Les policiers pénètrent dans le garage par un étroit passage. Une surprise les attend.
« Zamê ! » s’exclame le grand Black impressionné.
Le garage capitonné de mousse acoustique ressemble à un véritable studio d’enregistrement. Une bonne dizaine de guitares tapissent tout un mur, des ordinateurs, micros, enceintes occupent l’espace. Dans un coin, un banc de musculation, des haltères rouges, bleues, marquées Gorilla Sport.
Le cadavre gît nu dans un fauteuil pivotant, la tête en arrière. Avec ses cheveux blonds et son corps maigre et tatoué, il ressemble…
«… à un punk, dit le Gabonais en remuant la tête. Quel gâchis ! »
Deux techniciens de l’Identité, vêtus de blanc, passent au peigne fin la zone vivement éclairée par de puissants projecteurs.
« OK. Je t’écoute…
Beaumont ouvre son petit carnet à spirales :
— Domi Lorca, la trentaine, musicien d’origine espagnole. Étranglé avec une corde à guitare.
— Célibataire ?
— Marié, enfin non, pacsé. Sa copine s’appelle Roxane, cadre commerciale, deux enfants de six et huit ans. Les gosses ne sont pas de lui, mais d’un chanteur célèbre dont elle n’a pas voulu me donner le nom.
— Les artistes et leur ego ! s’extasie le Gabonais.
— Elle était où au moment du drame ?
— Apparemment chez le voisin que vous venez d’apercevoir. J’ai vérifié, son histoire tient la route.
— Est-ce que cet aimable voisin a déplacé le corps ?
— Il n’a touché à rien, d’après sa déclaration.
Muyumba s’étonne :
— Zamê ! Il a été dérangé par la musique malgré ce capitonnage de ouf ?
Le capitaine de gendarmerie Fauchoux les rejoint. Véritable armoire à glace aux yeux globuleux tombants, à la moustache réglementaire, il impressionne défavorablement la lieutenante. Ses goûts perso en matière de mâle ne vont pas vraiment vers le genre King Kong ou Hulk.
« Les problèmes de voisinage, on connaît par cœur. Pour quelques centimètres, une haie qui dépasse, une branche un peu trop longue, on porte plainte, on s’écharpe, on va même jusqu’à se tuer.
— Quand ton voisin te lance une banane, lance-lui un porc-épic, murmure Muyumba qui se présente comme un « observateur agréé ».
— Vous avez pris des photos ? » Le capitaine acquiesce.
L’un des techniciens se retourne et abaisse son masque. Une femme.
« Docteur Cardomy Valérie… Je suis l’adjointe du docteur Lévi. Elle n’a pas pu se libérer. »
Petite et brune sous sa charlotte verte, faciès anguleux et regard sibérien. Son accent trahit une ascendance danoise ou peut-être russe. Elle semble épuisée, les traits tirés, des poches sous les yeux clairs rappelant un chien husky.
« Je vous écoute, docteur.
— Propre et sans bavure. Un boulot parfait. »
Muyumba la dévisage. Elle plaisante, la husky ? Et la large flaque de sang au sol c’est quoi, du jus de cerise ?
« La mort remonte à moins de deux heures… Le pénis a été sectionné avec ça… Elle exhibe un couteau glissé dans un plastique. Muyumba en frémit, Beaumont se détourne.
— On aura l’ADN du tueur.
— Pas sûr, lieutenante, rétorque Cardomy. Il portait peut-être des gants.
Une emmerdeuse, se dit le Gabonais en connaisseur.
Muyumba lui sourit en retour. Une emmerdeuse doublée d’une chieuse.
— Castration post mortem ?
Un diable cornu passe en sifflant.
— Des traces de lutte ? intervient le commissaire.
La légiste la corrige d’un ton proche du zéro absolu :
— Ou agresseuse, lieutenante. Dans le crime, il y a égalité de genre.
Le médecin montre une minuscule trace de piqûre dans le cou.
— L’artiste ne s’est pas défendu, certainement sous l’emprise de stupéfiants.
— Ecstasy, cocaïne, GHB ?
— Attendez les analyses, commissaire.
Le grand Black, une main protectrice sur son entrejambe, affirme tout de go :
— Il paraît que les artistes ont besoin de ça pour créer.
— De quoi ? Son regard Husky vise la main et le détruit. De leur queue ?
— Non, toubib, de la drogue.
— Si vous le dites. »
Muyumba adore les racistes blanches, elles refoulent un besoin exacerbé de sexe. Surtout nègre.
Beaumont s’entête, écœurée :
— Pourquoi le mutiler alors ? »
Plus petite qu’elle, Cardomy la toise pourtant, en ôtant ses gants qui claquent :
— La partie manquante, vous la trouverez sur le piano, lieutenante, entre un mi et un sol… Beaumont blêmit, elle n’apprécie pas du tout. La légiste l’achève d’une banderille à la mongole :
— Baiser à poil par ce froid, ça vous tente, lieutenante ? »
Le Gabonais remarque ses belles mains aux longs doigts fins. Elle ne porte pas d’alliance et il en conclut perfidement qu’elle est en manque.
« Vous aurez mon rapport dès que possible, commissaire.
— C’est-à-dire demain… Elle le fixe de son regard sibérien et tente de lui faire baisser les yeux, mais, à Onimus, on ne la fait plus.
Le grand Black adore ces escarmouches et le sourire méprisant de la légiste est aussi insupportable qu’un Blanc faisant la manche sur les trottoirs d’Abidjan.
« Pour créer, nu c’est le must, toubib !
Elle le crucifie :
— Et avec la bite coupée, Black Man ? »
Cette joute oratoire exaspère prodigieusement la lieutenante et le bruit de sa fermeture Éclair qui monte et qui descend agace Cardomy.
« Patron, la veuve vous attend dans le salon.
— Elle est encore sous le choc, prévient Beaumont.
Les brancardiers emportent la victime, l’ambulance démarre, elle hulule dans le vignoble en direction du CHU de Nantes.
Marc est mort.
La cérémonie a lieu lundi après-midi, le vieux curé chenu a imposé son heure. Assis au fond de l’église Saint-Benoît, Briseville le chauve sort un kleenex et se mouche le plus discrètement possible. Une véritable explosion dans le silence religieux… Vous avez dit shoking, hein ?
Marc était chaudronnier de formation sur le tard. Un honnête travailleur, mais surtout un camarade.
Un suicide ? Non. Ou alors c’est le travail qui l’a tué. Honneur à toi, camarade ! Et mort aux salauds de capitalistes !
Domi Lorca, lui, était un jeune musicien qu’il connaissait de vue. Les gendarmes ont retrouvé son cadavre dans un fauteuil pivotant, la tête rabattue en arrière, une fine corde autour du cou. Pourquoi tuer un musicien ?
Briseville porte, épinglé sur la poitrine, le sigle de la CGT comme un soldat, sa médaille, un honneur, une fierté. Il a soutenu la Confédération dans tous ses combats pour la défense des travailleurs, pour la liberté, contre la vacherie capitaliste. Il se répète et s’en tape. S’il a fait l’effort d’entrer dans l’église, c’est pour Marc, rien que pour lui.
Et merde aux cons.
Sinon jamais il n’aurait mis les pieds dans ce lieu qui pue l’encens et les couilles molles du pape. Inès, la femme très catholique de Marc, l’a voulu ainsi, alors respect et honneur à toi.
À cinquante-neuf ans, Ferdinand Briseville a mis un peu d’eau dans son vin, du muscadet de préférence. Et très peu d’eau. A la tienne, camarade !
Il a promis à sa femme Geneviève de se tenir correctement, traduction : en bon petit bourgeois faux-cul. Juste le temps de la cérémonie, d’accord ? Après, on se douche, on se savonne, on se frotte et on se rince à grandes eaux.
À vingt ans, il gueulait déjà « Mort aux vaches ! » et lançait des pavés dans le quartier du Bouffay à Nantes. L’anarchie, la fraternité, le souffle libertaire tu l’as dans le sang, camarade, et ça, c’est pour toujours.
De retour à la maison, il ôte sa veste, arrache sa cravate et se met à fouiller dans ses affaires, des dossiers bien ordonnés, abandonnés, mais soigneusement rangés, tout est là. Un trésor de guerre.
Il l’a déjà appelé samedi dernier.
Il le rappelle. Une première sonnerie, puis une deuxième, à la troisième enfin on décroche avant que ne se déclenche la messagerie.
« Allo ?
Il reconnaît la voix.
— C’est encore moi, commissaire. Domi Lorca est mort assassiné. C’est le deuxième nom sur la liste. »
***
Dès que la Coccinelle pointe le bout de son nez jaune canari, le Golden Retriever aux poils dorés se met à aboyer en se jetant sur le portail à claire-voie en bois. Derrière lui, Briseville apparaît à la porte de sa maison de plain-pied.
« Tais-toi donc, Grizbi ! À la niche ! Le chien ne l’entend pas de cette oreille et aboie de plus belle. Bienvenue à Paradis City, commissaire… Comment allez-vous ? »
Onimus reconnaît la voix rauque de fumeur et l’humour baroque de Briseville. Il a retrouvé la route sans difficulté.
« Vous êtes toujours à la Crime, comme on dit ? » L’ex-cheminot est un peu plus pâle et chauve que dans son souvenir.
Avant d’entrer, le policier se retourne, attiré par la vue d’un bâtiment imposant, clairement à l’abandon, qui domine la maison. Briseville ricane et sa figure vire au rouge du bonnet phrygien : « La salle polyvalente… Ça vous rappelle quelque chose, commissaire ? Toujours inachevée. Abandonnée. Bientôt détruite. Ici, le futur c’est retour vers le passé. Autant dire vers l’obscurantisme ! »
Bruit d’un bouchon qui saute.
Onimus se retrouve avec un verre de Muscadet frais dans la main, devant la télé allumée, le son coupé. Il prévient tout de suite en le voyant sortir des bottereaux : « Je suis désolé pour le décès de votre camarade Marc, c’est ça ? Mais j’ai peu de temps à vous consacrer.
— Je comprends. Alors vous enquêtez sur quoi ? Le suicide raté du pasteur Aubin ? Avec un sac plastique, faut le faire !
— Non. Les suicides, ce n’est pas mon rayon. D’autant plus quand ils sont ratés. Je suis sur une autre affaire.
— La mort de Domi Lorca ?
— Désolé, je ne peux rien vous dire. »
Le commissaire essaie de gommer sa déception en le complimentant sur les aquarelles marines aux murs. Par respect et courtoisie, il dit : « Votre ami Marc… Je crois comprendre que vous avez des doutes sur les causes de sa mort. »
Briseville fait claquer sa langue après avoir bu une gorgée de blanc sec.
« Plus que des doutes. Je ne suis pas médecin, mais, d’après moi, les gendarmes ont bouclé l’affaire un peu vite. Ici, commissaire, on enterre plus vite que son ombre… »
Onimus remarque des photos d’un personnage haut en couleur.
« C’est vous là ? En habit de magicien ?
Briseville se rengorge, l’émotion le fait fondre :
— Oui, j’ai pratiqué la magie dans mon jeune temps. Pour amuser les enfants… et emmerder les patrons.
— Ah oui, les patrons… Le commissaire sourit. Syndicaliste un jour, syndicaliste toujours !
— Libertaire, s’il vous plaît ! Les mettre face à leurs incompétences, j’adore. Le fameux seuil de Peter, vous connaissez peut-être ? Mais je vous en prie, asseyez-vous.
Onimus hésite puis obtempère.
— Tous pourris, dirigeants politiques comme syndicalistes, c’est ça ?
Briseville s’empourpre légèrement.
— Non, commissaire. Des préjugés, tout ça. Mais Domi l’artiste a été assassiné dans son garage, n’est-ce pas ?
Onimus opine. Le visage de Briseville se ferme.
— La mort de mon camarade Marc c’est autre chose. Les gendarmes l’ont retrouvé, la perceuse dans la main.
Les deux hommes observent un silence horizontal.
— Une erreur de manipulation, non ! s’écrie tout d’un coup le chauve, les joues vibrantes, le verre tremble dans ses gros doigts, à la limite de l’explosion. Moi, je vous dis que c’est un assassinat.
— Meurtre ou homicide prémédité ?
Briseville balaie ce détail sémantique :
— Marc était un ouvrier hors pair, digne de figurer au palmarès des meilleurs ouvriers de France.
— Il aurait eu des ennemis ?
— Mais non, aucun ! Et puis pour quel motif, hein ?
Un ange passe en rase-mottes.
— Excusez-moi, commissaire, je m’emporte… Alors vous interrogez les proches d’abord, c’est ça ?
Onimus se veut bienveillant :
— Les proches, oui. Sa femme…
— Inès, avec une perceuse ? Elle ne sait manier que les cierges et encore. Non, pas elle. »
Le commissaire regarde l’heure sur la pendule et se lève pour prendre congé. Sur le seuil, il se retourne.
« Sinon, en quoi puis-je vous aider, monsieur Briseville ?
Le retraité, un peu déçu, se racle la gorge :
— Écoutez, cela fait deux morts et le pasteur Aubin qui en réchappe de peu. Tous étaient sur la liste électorale d’Anna Dimaggio. Et moi aussi, j’en suis, je vous dis que ça.
— Comment ça... Vous aussi sur la liste ?
— Vous croyez aux coïncidences, commissaire ?
Son portable sonne.
— Excusez-moi… Onimus s’éloigne avant de décrocher, poursuivi par le chien au beau pelage doré.
— Papa ?
Son fils. Le ton alerte aussitôt le père.
— Oui, Jean ? Attends deux secondes… Il se tourne vers Briseville : Désolé, je dois partir.
— Pas de problème. Et si je meurs aussi, je vous aurai prévenu… »
Le portable coincé entre l’oreille et l’épaule, il est trop loin pour avoir entendu, il déverrouille sa Coccinelle, ouvre la portière, se tourne à demi, salue brièvement Briseville d’un signe de la main et se glisse au volant.
— Je t’écoute, Jean…
— Hélène n’est pas rentrée du lycée. Elle a disparu…
Voilà que Jean s’inquiète pour sa grande sœur maintenant.
Le portable calé sur son appui, Onimus essaie de réfléchir.
« Elle a découché la nuit dernière… Heu ce n’est pas la première fois (Heureux de l’apprendre !), mais elle n’était pas là au petit-déj ce matin… D’habitude, elle…
Le père, à près d’un fuseau horaire de Strasbourg, se veut rassurant :
— Elle a sûrement dormi chez une amie. Je te rappelle qu’elle a 17 ans. »
Un orage éclate au-dessus de la Coccinelle et soudain il pleut des cordes. La pluie tambourine sur le toit, les essuie-glaces peinent à faire leur boulot.
« Est-ce qu’elle t’a fait des confidences ?
— Non, rien ! Et puis j’ai 15 ans, papa, je ne suis pas là pour veiller sur elle. C’est ton rôle, non ? (Prends ça dans les dents, Otho !) Déjà que maman me gonfle avec ça… Bon, j’ai quand même appelé sa meilleure copine. Elle ne sait rien non plus, mais je ne la crois pas.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elles se disent tout entre elles, les meufs, tu ne le sais pas ?
(Pan ! sur le bec… Ton fils va bientôt t’expliquer des trucs sur les filles !)
Depuis leur divorce, Onimus vit un enfer en distanciel. Jocelyn le harcèle pour le moindre incident, un léger retard dans le paiement de la pension alimentaire, pour les études à financer, le loyer, les impôts, etc. La dernière crise : qui va payer le stage en Irlande pour Hélène, un voyage indispensable pour apprendre l’anglais ?
« Jean, écoute. Ta sœur a la tête sur les épaules. Envoie-lui un texto et tiens-moi au courant, OK ?
— Déjà fait, qu’est-ce que tu crois ? Elle ne répond pas… »
Soudain, un énorme tracteur, tous phares allumés, débouche dans le virage, coups de klaxon, coups de frein, embardée… L’engin agricole frôle la Coccinelle dans un grondement d’enfer en soufflant le rétroviseur gauche. L’appel d’air secoue la voiture, Onimus pile, le moteur cale. « Bon sang, il a failli m’arracher la tête, ce con !
— Qu’est-ce que tu as dit, papa ?
— Rien, je t’écoute…
— Elle me ghoste et je… Onimus ne saisit pas le dernier mot. La connexion est mauvaise. Tu lui manques, papa… Aux dernières nouvelles, elle a fait une scène de ouf à maman…
— À propos de quoi ?
— Elle veut vivre chez toi, elle veut te rejoindre à Nantes. »
Onimus ferme les yeux et, bizarrement, le bruit assourdissant de la pluie a quelque chose d’apaisant. La tempête en harmonie avec sa vie disloquée, son divorce, les enquêtes qui l’éloignent de la famille et du reste du monde.
« Impossible… dit-il étourdiment. C’est tout juste pas possible.
— Mais papa, c’est toi le père, assume, merde !
— Écoute, Jean, je dois raccrocher, je suis en réunion là. Tu m’appelles dès que tu as du nouveau, OK ? »
Il raccroche.
Se défile grave.
Pas fier. Honteux. Lâche avec un grand L.
Cela lui crève le cœur.
Après deux profondes respirations, trois hésitations et toute honte bue, il appelle Jocelyn. Le répondeur se met à peine en route qu’elle décroche et sans préambule : « Rends-moi ma fille ! accuse-t-elle.
— Jocy, que se passe-t-il ?
— Hélène a disparu par ta faute…
— Je te jure que je…
— Elle avait cours jusqu’à 17 h hier et elle n’est pas rentrée à la maison de la nuit, tu entends ? Elle a découché.
— Ce n’est pas la première fois…
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— À dix-sept ans, elle peut…
— Non ! Elle ne peut pas ! Elle me prévient toujours dans ces cas-là. Et ce soir elle n’est pas encore rentrée. Je suis folle d’inquiétude. Un détraqué a pu la kidnapper, la violer… C’est ta faute ! Tu lui as retourné le cerveau ! Elle ne parle que de Nantes, c’est fou ! Alors que Strasbourg est une ville magnifique, historique, au cœur de l’Europe. »
Il n’en doute pas, mais sa voix est bizarre, comme un disque rayé. Elle a bu et peut-être aussi fumé, peut-être de l’herbe… Ou alors il devient parano.
« Jocy, d’abord calme-toi…
— Je suis très calme, crie-t-elle avec une voix qui déraille. Je te rappelle qu’elle est mineure et qu’elle est sous ma responsabilité.
— Chérie…
— Ne m’appelle pas comme ça ! Je t’interdis de m’appeler comme ça ! Je te déteste et rien que de te parler, ça me… ça me…
— Essayons de se parler comme des adultes…
— Adulte tu ne l’es pas, tu ne l’as jamais été, immature cérébral ! »
Onimus a des éclairs dans les yeux… Qui ne sont peut-être que les phares des voitures qui le croisent, mais pas que.
« S’il te plaît, Jocy.
— Non ! Ne prononce pas mon nom, plus jamais, tu entends ? Je vais porter plainte pour enlèvement, pour harcèlement, pour…
— Tu t’es remise à boire, c’est ça ? l’interrompt-il sèchement.
— Quoi ? Rends-moi ma fille, salaud !
— S’il te plaît, attends encore un peu. Écoute-moi…
— Non, toi, écoute-moi ! Je sens qu’il lui est arrivé malheur… Je le sens au fond de mes tripes, je suis sa mère ! J’en suis malade. Avec tous ces fous qui s’en prennent aux policiers et à leurs familles… Ils balancent leurs noms et leurs adresses sur les Réseaux sociaux, c’est un cauchemar… Mon Dieu, je n’arrive pas à dormir, j’ai peur… Tu arrives à dormir toi ?
Le changement de ton le surprend, sa gorge se serre. Est-ce que ce sont des sanglots qu’il perçoit à l’autre bout du fil ou est-ce la pluie ?
— Tu lui as farci la tête avec tes conneries de vie libre, de chemin de vie à suivre ou je ne sais quoi d’autre, tes rêves à la con, tes vieux rêves de hippies ratés, de junkies à la dérive, Katmandou, etc. !
Les hippies ? Katmandou ? Mais c’est du néolithique !
— Jocy, c’est de notre fille dont on parle…
— Va te faire foutre, salaud ! » Elle crie à travers ses larmes et raccroche.
Temps mort.
Il fixe son portable d’un œil consterné. C’est quoi cet objet merdique ? Il l’arrache de sa console, descend la vitre, le balance dehors et démarre.
Jocy… Il en a la gorge nouée. On a eu de bons moments ensemble, non ?
Il frappe le volant de la paume de sa main. Et ce Briseville qui me les brise menu ! Et merde pour le jeu de mots à la con !
Hébété, il ouvre la boîte à gants, tâtonne, s’empare de la flasque et s’en jette une lampée. Puis une deuxième.
Bordel, je dois rappeler le commissariat… Où est mon portable ?
Il réalise soudain, pile sèchement, fait machine arrière, sort du véhicule, le cherche sous la pluie.
Merde, le rétroviseur brisé !
Où ce foutu portable ?
Je suis trempé.
Bravo.
Domicile de Domi Lorca, 11 h 47…
Le corps repose désormais à la morgue pour l’autopsie. Les techniciens ont travaillé tout le week-end dans le garage transformé en studio.
Flanqué du grand Muyumba, Onimus se contente de jeter un regard circulaire sur les nombreux instruments de musique, désormais abandonnés, silencieux. Une porte dans le fond donne accès au reste de la maison par un couloir étroit encombré de jouets d’enfant.
Les deux hommes débouchent dans un petit salon ouvert sur la cuisine. Une jeune femme d’environ trente ans, une mèche vert fluo dans ses longs cheveux bruns et gras, en robe courte, oscille lentement dans une chaise à bascule, une canette de bière dans la main. Le regard vide, elle semble ailleurs, rêveuse, indifférente à sa tenue qui découvre ses cuisses nues ; la chaise couine faiblement ; un pétard se consume au bout de ses doigts fins ; par moments elle se ronge un ongle.
Muyumba fait un signe entendu à Onimus, elle plane totale, la meuf.
À ses pieds, un garçon d’environ six ans, la bouche barbouillée de chocolat, élève une tour Kapla ; à l’écart, une fillette dort sur le ventre à même la moquette, les fesses relevées, le visage dans son doudou.
La femme, sans doute la mère, suppose Onimus, essuie une larme de la paume de sa main sans lâcher le joint ; quand la cendre tombe sur la poitrine, elle la chasse mollement.
Sur la table basse, un téléphone Samsung sonne un moment puis s’éteint.
« J’suis Roxane, l’épouse de l’artiste, répond-elle enfin à la question que le commissaire n’a pas posée… Veuve Lorca ! » Elle lève sa canette comme on porte un toast, la voix rauque encalminée par la nicotine et l’effet du cannabis. Tout cela pue le désespoir et le dégoût.
Onimus éternue, à cause de sa veste trempée, mais pas que. Il s’excuse, lui présente ses « sincères condoléances ». Lui demande si elle est disposée à répondre à quelques questions malgré ce moment difficile.
« Difficile ? Elle hausse une épaule et sa bouche a un pli dédaigneux. »
— Vous permettez ? Onimus s’assoit sur une chaise et se place de côté pour ne pas avoir le spectacle peu ragoûtant de ses cuisses écartées devant les yeux.
Il observe un instant de silence.
Dans le coin cuisine, le désordre est effrayant. L’évier déborde de vaisselle sale où des mégots écrasés ressemblent à des limaces ; sur la plaque de cuisson, une poêle arbore des restes de ragoût ; aux murs, des dessins d’enfants, des affiches de concert, des photos ; au sol, sur la moquette usée en partie déchirée, des jeux d’enfants ici et là. Une maison d’artistes bohèmes, des geeks, Peace and Love, limite junkies.
Tout à coup la tour Kapla s’écroule, la petite endormie sursaute et se met à pleurer. Il est plus de midi et la jeune mère n’a visiblement pas l’idée de s’occuper de ses enfants.
« Roxane, à cause de Sting ? dit le Gabonais qui se veut aimable.
Elle esquisse un sourire :
— Springsteen… Dancing in the dark… Elle se met à chantonner :
If you ever want to join me, baby
I'll be dancing in the dark2 »
Son regard humide aux pupilles dilatées ne quitte plus le Gabonais.
« S’il vous plaît, Roxane, dit Onimus en finissant de se moucher, je peux… »
— Le capitaine m’a déjà interrogée… Elle avale une gorgée, les traits tirés, les doigts jaunis par la nicotine.
Cette femme a dû être belle, se dit le grand Black, très belle gazelle même, mais quelque chose s’est cassé dans sa tête ; son regard est triste, le visage reflète une âme tourmentée.
Onimus qui surprend son regard compatissant le soupçonne d’avoir une âme de missionnaire un peu fleur bleue, prêt à lui administrer l’absolution, trois Pater et deux Ave puis la renvoyer, lavée de tous ses péchés. Pas la qualité première d’un enquêteur.
Le portable sonne sur la table basse. La femme bascule en avant, se penche, lâche un rire bref et refuse l’appel. Muyumba traduit : Va te faire foutre…
« OK. Vous travaillez dans quoi ?
— L’informatique.
— Et votre mari ?
— Mon compagnon, le corrige-t-elle. Architecte d’intérieur. Enfin au début. Ensuite il a tout plaqué pour se lancer dans la musique, ce bâtard…
Les deux hommes échangent un regard. Cela va être coton.
— Et ça marche… ça marchait je veux dire, la musique ? Elle hausse les épaules, la moue haineuse. Hum, je vois.
— Vous voyez que dalle, putain. »
Elle souffle un panache de fumée sans quitter des yeux le grand Black, avale une gorgée d’alcool, rallume son pétard. Drogue et alcool, un duo pas vraiment cool, se dit Onimus.
« Vous êtes rentrée vers quelle heure samedi soir ?
Elle lâche un rire :
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
Le commissaire la prévient courtoisement :
— Essayez de vous rappeler avant que je vous place en cellule de dégrisement.
— Ah ouais, moi et mes gosses ? Muyumba, qu’elle fixe des yeux, opine lentement de la tête. Samedi soir ? Je sais plus…
— Vous étiez où vers 23 h, minuit… ?
— Ah ouais… J’étais chez l’autre con. Elle montre avec un mouvement lent de la tête et le Gabonais tique, il a horreur de la vulgarité, surtout chez une femme.
— Votre voisin Herbert, c’est ça ? continue le commissaire. Donc vous rentrez vers minuit. Et alors ?
— Ben alors rien… Les enfants pionçaient dans leur chambre.
— Et Domi ?
Elle hausse une épaule :
— Lui ? Elle tire une taf et souffle. Dans sa tanière, comme toujours. Cela lui arrive de passer toute la nuit à composer… composer… Il s’en tape, de mon cul.
Soudain son bras retombe.
— À quoi ça rime tout ça, putain ? Il est crevé, point barre. Arrête de me prendre la moule avec ça !
Onimus lève un sourcil :
— Lui qui ?
Son bras nu remontre le mur mitoyen :
— Ce connard de Herbert… Non, je plaisante… Ça ne lui suffit pas de me baiser, il veut que j’habite chez lui… Du grand n’importe quoi… »
Onimus et Muyumba se regardent. Elle est en pleine défonce et la vulgarité lui sort par tous les pores comme du sang contaminé. Pas grand-chose à en tirer. L’esprit au pays des anges, son regard marron fixe Muyumba à travers la fumée. Ce dernier a la sensation d’être pris par les couilles. Dans d’autres circonstances, il se sentirait flatté, prêt à consoler la jeune veuve, en missionnaire ou en levrette au choix, mais son statut d’observateur stagiaire et le regard d’Onimus condamnent toute initiative.
Elle vide son verre d’un trait et le balance dans l’évier, il rebondit une fois, deux fois et finit par se briser. Elle ânonne : « Gagné ! »
La tour Kapla s’écroule à nouveau.
« OK. Passez au commissariat pour signer votre déposition. »
Dans le couloir, Onimus remarque une photo de groupe punaisée au mur. Domi et sa compagne, canette de bière à la main, tout sourire au côté du pasteur Aubin. Visiblement, les personnes participaient à une réunion festive ou à un barbecue. À présent, sur cette photo, deux personnes sont mortes : Marc et Domi l’artiste.
Il revient vers Roxane avec la photo dans la main. « Je peux vous la prendre ? Je vous la rendrai, rassurez-vous… » Elle hausse les épaules.
Dans le garage, la police scientifique a passé tout au peigne fin, mais Onimus ne peut s’empêcher d’y jeter un dernier regard, poussé par une vague intuition. Mais non, il ne relève rien de nouveau, l’intuition s’efface.
Il envoie un message à Beaumont : Interroge le voisin Herbert.
« On aurait affaire à un duo criminel ? lui souffle Muyumba.
Le grand Black inspire à fond, il vient d’échapper à une prédatrice de haut vol, une cougar, spécialiste en informatique en plus ! Il plonge sa main dans la poche de sa veste.
« Une petite graine de tournesol, patron ?
— Mon rétroviseur, bordel ! »
Mercredi 12 février, 18 h 30…
Élise se sent épuisée.
Il fait nuit et l’infirmière sort lentement de l’hôpital dans sa Renault Captur après une longue journée de travail. Des malades à n’en plus finir, parfois agressifs, un temps de repos trop court, des soins épuisants, un manque criant de personnel… Elle roule comme dans un état second.
Avant de quitter son poste, elle a dû attendre sa collègue de nuit qui est toujours en retard à cause de ses enfants en bas âge à caser chez Pierre, Paul Jacques, et merci à son époux qui l’a quittée pour une plus jeune. Bref, la galère et l’épuisement. Elle n’a pas pris un jour de repos depuis deux semaines. Ses innombrables heures supplémentaires à récupérer se rajoutent à celles de l’année dernière. Elle se sent psychologiquement et physiquement épuisée.
En burn-out.
Elle rentre enfin chez elle et ne rêve qu’au lit douillet qui l’attend. Embrasser le petit et puis se blottir sous la couette et dormir, dormir… Elle a hâte.
Le chauffage du véhicule l’engourdit un peu. Elle cligne des paupières. Son rétroviseur intérieur lui renvoie une lumière blanche blessante. La voiture qui la suit depuis le rond-point, porte de Barbechat, roule pleins phares. Elle en a mal aux yeux. Elle pivote son rétro et accélère pour distancer le véhicule suiveur, mais bizarrement il accélère aussi. Dans le Vignoble, les routes sont sinueuses et il est difficile de rouler vite.
Soudain, le choc à l’arrière…
Sa tête percute l’appui-tête, son corps repart en avant. Elle ne comprend pas ce qui se passe… avant qu’un deuxième choc ne le lui fasse comprendre. Le véhicule heurte l’arrière de sa Renault comme un bélier. Qu’est-ce qu’il fait, ce dingue ? Incrédule, elle essaie de garder le contrôle et accélère.
Autre choc à l’arrière… La Renault tremble, zigzague, oscille, balance d’un côté de la route à l’autre. Les mains vissées au volant, Élise braque comme elle peut, ne comprenant pas pourquoi on l’agresse. Elle en a des flashs dans les yeux… Évitant le fossé, zigzaguant, pied au plancher, elle réussit à se maintenir sur la route.
Nouveau choc à l’arrière…
Élise contrebraque… Qu’est-ce qu’il veut ? Qu’est-ce qui m’arrive ?
Soudain elle perd le contrôle, une roue avant plonge dans le fossé, la voiture est sur le point de basculer… Elle contrebraque, une roue mord la chaussée… La voiture s’immobilise enfin, le moteur calé.
Élise court à perdre haleine sur la route sans savoir où elle va. Le portable à l’oreille, le cœur prêt d’éclater, elle court dans la nuit et téléphone.
Enfin on décroche : « Pompiers de Vallet, adjudant Moreau, j’écoute…
Élise gémit en bifurquant sur un chemin de terre, elle plonge dans la nuit, traverse des buissons qui la griffent.
« Au secours ! Aidez-moi !