La légende d’Argassi - Tome 4 - Martine S. Dobral - E-Book

La légende d’Argassi - Tome 4 E-Book

Martine S. Dobral

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Beschreibung

Julia n’a pas d’Hilal, cette tache de naissance en forme de quartier de lune qui désigna, en leur temps, certaines femmes de sa famille pour mener à bien une quête sacrée dans une autre dimension. Son rôle est tout autre : rechercher les faits, comprendre et interpréter les signes pour remonter aux origines de la légende. Dans les pas de son indomptable ancêtre, Laïrdhre O’Meadhra, elle va mettre au jour d’incroyables secrets et se laisser guider, au fil de ses découvertes, vers son propre futur. Tout commence au XIIe siècle, sur les terres d’Irlande…


À PROPOS DE L'AUTRICE

Fidèle à la quête sacrée de ses héros, Martine S. Dobral nous entraîne une fois de plus dans "La légende d’Argassi". Ce nouvel opus constitue le quatrième volet d’une saga saisissante.

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Martine S. Dobral

La légende d’Argassi

Tome IV

Le livre de Laïrdhre

Première partie

Roman

© Lys Bleu Éditions – Martine S. Dobral

ISBN : 979-10-422-2228-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Où vais-je ? Je ne sais, mais je me sens poussé d’un souffle impétueux, d’un destin insensé.

Victor Hugo – Hernani, III, 4 (1830)

1

Irlande

An de grâce 1160

Bourg de Gàrrai Inse – région nord du Leinster

Le bourg médiéval de Gàrrai Inse était en liesse. Les tuatha1 s’agrandissaient. Les clans MacConall et MacDaill allaient s’allier lors du solstice d’été. Llyr et Fràech MacConall de la région du Fàelàin mariaient leur unique fille Laïrdhre à Luàgaid MacDaill, fils aîné du chef Othar MacDaill du clan du Failge.

Les préparatifs avaient commencé tôt le matin. Le soleil était presque à son zénith et la célébration ne tarderait plus. Llyr s’inquiéta auprès de son époux de l’absence de leur fille.

— Mais enfin, où est-elle donc passée ? Elle doit aller se confesser et se purifier avant la Ceiliùradh2 !

Fràech MacConall, un homme de taille moyenne, trapu et barbu, aux cheveux bruns serrés sur la nuque, terminait d’ajuster sa tunique de cérémonie. Il eut un sourire indulgent.

— Elle doit probablement encore croiser le fer avec son frère sur la colline…

Llyr soupira, agacée. Avec son esprit frondeur et son caractère indépendant, Laïrdhre l’inquiétait et lui causait bien du souci. Seule fille au milieu d’une tribu de cinq garçons, elle n’en faisait qu’à sa tête et menait tous les hommes de la maison, y compris son père, par le bout du nez. Elle aurait dû naître garçon ! Et elle se mariait aujourd’hui ! Comment l’imaginer se soumettre à l’autorité d’un mari ? Espérons que cette union la canalisera et l’assagira ! pensa-t-elle avec lassitude.

À sa décharge, elle se rappela son propre caractère très semblable à celui de sa fille et sa rébellion lors de son mariage imposé avec Fràech, le fils du clan MacConall. Une alliance organisée par leurs parents contre des terres et du bétail, point question d’amour dans tout cela. Mais elle ne regrettait pas. Les sentiments étaient venus après. Malgré des dehors bourrus, Fràech était un homme honnête et droit.

— Il y a un moment pour tout et elle le sait ! dit-elle, radoucie. Envoie l’un de tes fils la chercher !

Fràech masqua son sourire et appela son aîné en train de parader à l’extérieur avec ses frères.

— Briain, il est temps de marier ta sœur. Trouve-la et ramène-la !

Ce dernier acquiesça et sauta en selle. Il traversa le bourg au galop, atteignit la grande prairie où campaient ceux du clan MacDaill avec leurs invités respectifs et piqua en direction de la colline. Arrivé au sommet, il se laissa guider par les éclats de voix et stoppa sur le plateau. Une jeune fille d’environ seize ans, vêtue d’une tunique de cuir renforcé, ses cheveux roux foncé serrés en une natte épaisse dans le dos, croisait le fer contre un jeune homme guère plus âgé qu’elle qui aurait pu être son jumeau tant ils se ressemblaient, les taches de rousseur en plus pour lui. Elle paraît les coups avec astuce et bonne humeur et faisait preuve d’une habileté tout à fait étonnante pour une si jeune femme. Elle entendit son frère arriver et, sans le regarder, continua à attaquer et à gagner du terrain sur son adversaire.

— Je suppose que notre mère t’envoie me chercher ! s’exclama-t-elle entre deux échanges.

— Notre père, pour être plus précis ! Ton fiancé t’attend, Laïrdhre, et aussi le prêtre pour la purification. Il est temps de redescendre.

— Pas avant que je n’aie désarmé cette poule mouillée d’Asgall !

Elle éclata de rire devant l’air furieux de son jeune frère et fit sauter son épée loin derrière lui.

— Tu as encore perdu ton pari, Asgall ! Nous avons misé un cheval et j’ai déjà gagné les membres et une partie du corps ! Un autre duel et tu n’auras plus qu’à t’acquitter du reste !

Il haussa les épaules, dépité.

— Tu as de la chance d’être ma sœur, et une fille de surcroît, sinon je ne retiendrais pas mes coups ! De toute façon, nous n’en avons pas encore terminé, tu me dois une revanche !

Elle se pendit à son cou et lui fit deux bises sonores sur les joues. Il grogna, faussement vexé.

— Ne sois pas mauvais joueur, Asgall, je t’aime malgré tout !

Elle se tourna vers Briain avec un large sourire.

— Échangeons ensemble, après, je te suivrai !

Il réprima le sien.

— À quoi bon, petite sœur, puisque moi aussi je devrai retenir mes coups et que, quoi qu’il advienne, tu perdras !

Piquée, elle s’avança vers lui, provocante.

— Vraiment ? Voyons cela maintenant ! Mon futur époux m’aura sa vie durant, il peut bien attendre un peu !

Briain adorait sa sœur. Initiée à l’arc et à l’épée par leur père depuis l’enfance à l’égal de chacun de ses frères, elle se battait comme un garçon et était plus intelligente qu’eux tous réunis ! Leur oncle et son parrain, l’abbé Ercheus, frère de leur père, nommé récemment évêque du diocèse par leur rí3, lui avait appris à lire et à écrire lorsqu’il dirigeait l’abbaye de Wislow à quelques kilomètres du bourg et elle pratiquait aussi bien le latin que le gaélique. C’est également lui qui avait formé leur frère Naill à la prêtrise et qui venait de l’ordonner.

Même si Briain se réjouissait de l’alliance qui allait être scellée entre leurs deux clans voisins et amis, Laïrdhre ne résiderait plus parmi eux et sa joie de vivre communicative lui manquerait. Elle les menait tous à sa guise, il le savait et l’acceptait avec philosophie et bonne humeur. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il en avait toujours été ainsi ! Son départ dans sa belle-famille créerait un grand vide pour tous.

Il mit pied-à-terre et dégaina son épée.

— Faisons vite… je ne souhaite pas risquer d’endommager ma tenue d’apparat…

Elle sourit et ils engagèrent. Asgall les observait, appuyé contre un rocher. Laïrdhre attaquait avec vivacité et donnait du fil à retordre à son aîné. Il pensait en finir rondement, mais se rendit compte qu’il allait devoir ajuster ses coups et frapper plus fort s’il voulait conclure ! Au terme d’un échange rapide, mais acharné, il vint à bout de sa résistance et fit sauter son épée. Elle se retrouva acculée, la pointe sous la gorge et, dépitée, dut lui concéder la victoire. Ils rengainèrent.

— Je ne dois ma victoire qu’à ma force, pas à mon habileté, Laïrdhre, commenta-t-il, sérieux, pour atténuer sa déception. Continue à travailler ta technique pour pallier les différences physiques de ton adversaire et retourner cette force contre lui.

Il l’attrapa dans ses bras et la fit tourner en l’air.

— Si tu le souhaites, ajouta-t-il négligemment, je te donnerai des leçons lorsque tes devoirs d’épouse te laisseront un peu de temps !

— Lâche-moi ! exigea-t-elle, vexée, avec une bourrade rageuse dans l’épaule.

Il la reposa à terre et éclata de rire.

— Sérieusement, Laïrdhre, tu as toutes les qualités pour battre n’importe qui ! Canalise juste tes émotions et utilise-les pour le but que tu t’es fixé.

Il la prit par la main.

— Allons, maintenant, notre père et nos invités nous attendent !

Elle chassa sa moue boudeuse, calmée, et lui rendit son sourire. Briain avait raison. Elle devait continuer à s’entraîner. Elle savait qu’elle se battait bien, mieux que ses autres frères en tous les cas. Seuls son aîné et son père avaient raison d’elle ! Elle était confiante, elle y arriverait. Ils se remirent en selle et firent la course jusqu’au village. Aujourd’hui était un grand jour pour tous, et particulièrement pour elle qui allait entamer sa vie de femme, celui de ses noces avec Luàgaid MacDaill du Ui Failge ! Elle avait accepté cette union uniquement parce que cela servait les intérêts de son clan et renforcerait leur position au sein de leur tuath, face à leur ríDiarmait Mac Murchada, roi du Leinster, à qui ils devaient allégeance. Une allégeance contrainte et forcée qui trouvait sa justification face à la menace permanente représentée par leur dangereux et ambitieux voisin de l’ouest par-delà le fleuve Shannon, l’insoumis roi du Connacht, Ruaidri O’Connor.

Elle soupira. Luaigaid et elle se connaissaient depuis toujours et leurs clans appartenaient aux deux plus gros tuatha de la région. Ses frères et les siens chassaient ensemble et elle les accompagnait souvent. Jamais, cependant, il n’avait semblé s’intéresser à elle. À part la fois, peut-être, où ils s’étaient tous mesurés à l’arc à la suite d’un pari avec ses frères, qu’elle avait d’ailleurs gagné haut la main.

Depuis la promesse d’union passée entre leurs parents respectifs, elle ne l’avait que très peu revu et jamais seule. Même s’il n’était pas beaucoup question d’amour dans tout cela, Luàgaid, de quatre ans plus jeune que Briain, ne lui déplaisait pas malgré son abord un peu abrupt. Réservé et peu bavard, on considérait comme un exploit lorsqu’il alignait plus de dix mots à la suite ! On le surnommait d’ailleurs Luàgaid le taciturne. Seules la chasse et la guerre semblaient avoir ses faveurs et le rendaient disert. Aucune importance, elle saurait l’apprivoiser et puis ils avaient un point en commun, leur habileté à l’arc ! Utile dans un couple… se surprit-elle à remarquer en riant silencieusement.

Sa mère la vit arriver, un sourire sur les lèvres et prit un ton faussement irrité.

— Qu’y a-t-il de si drôle, ma fille, que tu ne daignes pas respecter tes parents et leur faire honneur en un tel jour ? Tu n’es même pas prête ! Va faire tes ablutions et te changer, tu dois aller à confesse et te purifier avant la cérémonie !

Laïrdhre esquissa une grimace. Son oncle, venu spécialement officier pour l’occasion, lui avait déjà donné l’absolution la veille. Même si elle lui devait sa culture et son éducation, elle ne l’aimait pas. Elle doutait de sa sincérité et de sa vocation, le sentant plus attaché au pouvoir et aux biens matériels qu’aux saints sacrements et à l’amour du prochain, aux antipodes du dogme religieux qu’il prônait.

— J’y suis allée tôt ce matin, Mère. Mon oncle m’a déjà confessée.

— Dans ce cas, hâte-toi de te préparer ! Il ne manquerait plus que tu fasses attendre notre rí !

Elle poussa une exclamation de surprise.

— Le rí est là ! Mais… je le croyais en Midhe !

— Effectivement, mais avant, il a tenu à assister à tes noces. C’est un grand honneur pour notre tuath ! Allez, file !

Laïrdhre s’exécuta prestement et Llyr la regarda disparaître vers sa chambre, le front soucieux. Même si la présence du rí pouvait s’expliquer par les liens d’ancienneté qui unissaient le clan MacConall aux Mac Murchada, elle était toutefois étonnante en cette période trouble, vu la situation incertaine aux frontières toutes proches. Une sourde appréhension commença à poindre qu’elle balaya aussitôt.

Laïrdhre s’empressa d’aller se préparer. La purification dont avait parlé sa mère était la survivance de rites celtes pratiqués dans les temps anciens par les druides. Ils consistaient à tremper les futurs épousés dans la rivière pour les rendre aussi innocents que lors de leur sortie des eaux de leur mère et ainsi ôter de leur corps et de leur esprit toute forme d’impureté. Leur prochain état considéré comme une nouvelle vie, on procédait ainsi, en quelque sorte, à une seconde naissance. Le clergé avait conservé certains de ces rites anciens, astucieusement incorporés aux pratiques religieuses chrétiennes, et tolérait ces mélanges de genre uniquement dans le but d’évangéliser en douceur les populations et de leur faire oublier leurs coutumes païennes encore profondément enracinées.

Le cérémonial, qui s’apparentait plus au moins au baptême chrétien, permettait aux futurs épousés de réaffirmer leur foi avant leur engagement et s’adressait en réalité à la déesse Riu appelée aussi Erin, du mythique tuath de Dannan, nom également donné à leur île par les Irlandais.

Ses cousines l’attendaient et s’empressèrent gaiement autour d’elle. Elles la conduisirent dans sa chambre, la lavèrent avec force éclaboussures et rires, la séchèrent et l’aidèrent à revêtir sa tenue de mariée, une robe blanche en coton à longues manches, au décolleté arrondi et brodé. Elles lui ceignirent sous la poitrine la large ceinture de cuir traditionnelle irlandaise, artistiquement torsadée du triskell sacré de leur tuath. Un emblème celtique à trois branches représentant à la fois l’eau, la terre et le feu, signe de la vie et de l’éternel recommencement, ainsi que les dieux du panthéon celtique, Lugh, Daghda et Ogme, destinés à repousser le mauvais œil et les esprits maléfiques et à apporter fertilité et richesse à la future épousée. Là aussi, l’Église tolérait le symbole et l’avait même repris à son compte sur le fronton de ses édifices, arguant de la Sainte Trinité.

Elles brossèrent sa chevelure bouclée aux reflets cuivre et or qui lui tombait au-dessus des reins, les laissant libres et tirèrent de chaque côté deux mèches qu’elles nattèrent en épi pour les rejoindre en une tresse unique dans le dos et piquèrent de fleurs des champs. Llyr arriva avec deux couronnes de jacinthes sauvages blanches entrelacées qu’elle aurait à échanger avec son futur époux, encore une survivance celtique, et les anneaux en argent qui consacreraient leur union.

Laïrdhre se parfuma aux essences de fleurs d’oranger et de bois de santal avec un œil distrait sur la marque de naissance en forme de croissant de lune qui ombrait le creux de son cou à la naissance de l’épaule. Ses frères la taquinaient sans cesse à ce propos lorsqu’elle était enfant, lui disant qu’il s’agissait d’une écaille qui commençait à pousser et que si elle ne la surveillait pas, elle risquait de devenir un serpent ou même pire, un dragon ! Combien de fois l’avait-elle frottée jusqu’au sang pour la faire disparaître ! Sa vieille nourrice Delen, superstitieuse et très attachée aux rites anciens, l’avait un jour surprise et arrêtée, lui expliquant qu’elle portait la marque sacrée d’une très ancienne reine, Erin, déesse de leur mythologie celtique, l’une des trois premières reines d’Irlande et gardienne de leur île. Elle avait ajouté avec sérieux que ses frères étaient des ignares et qu’elle devait chérir cette marque qui signifiait qu’Erin l’avait choisie et la protégerait toujours, car, à son tour, elle serait reine un jour… et elle l’avait crue ! Aussi, lorsque les garçons étaient revenus à la charge, leur avait-elle clos le bec en leur répétant avec aplomb mot pour mot ce que lui avait dit Delen, les menaçant avec beaucoup de conviction des foudres de la déesse et des siennes, plus tard, quand elle régnerait, s’ils ne cessaient de se moquer d’elle. Elle avait dû se montrer persuasive parce que, de ce jour, il n’en avait plus été question, à moins que Delen ne les ait semoncés ! Elle esquissa un sourire attendri à ce souvenir et son cœur se serra, car la vieille femme, partie l’année passée, ne verrait pas son mariage.

Llyr contempla sa fille avec fierté. Fine et élancée, les yeux d’un bleu pervenche, elle resplendissait de fraîcheur et de grâce.

— Allons, ma fille. Il est temps ! lui dit-elle avec émotion.

Au moment où elles allaient sortir de la maison, elles se heurtèrent à Luàgaid en tenue de cérémonie qui attendait, gauche, sur le seuil. Llyr se mit immédiatement devant elle, avec un air réprobateur, pour la cacher à sa vue.

— Luàgaid ! Que fais-tu ici ? Ne sais-tu pas que découvrir sa promise avant le mariage, risque d’attirer le mauvais œil ?

Il se dandinait d’un pied sur l’autre, embarrassé.

— Je suis désolé, Llyr MacConall, je l’ignorais.

Il redressa la tête pour essayer de capter le regard de Laïrdhre par-dessus son épaule.

— J’ai apporté des pervenches pour qu’elle les glisse dans sa couronne, pour… euh… comme ses yeux.

Llyr, radoucie, prit le bouquet et le poussa dehors.

— C’est une charmante attention, Luàgaid. Je vais les lui donner immédiatement. Maintenant, file ! Ton père doit se demander où tu es passé !

Laïrdhre, touchée, réussit à croiser son regard par la porte entrebâillée. Il lui sourit et elle rougit. Sa mère referma derrière lui et se tournant vers sa fille, remarqua avec malice.

— Pour quelqu’un qui parle peu, je trouve qu’il se débrouille plutôt bien !

Elle lui tendit les fleurs.

— Complète les couronnes avec ses pervenches… pour tes yeux ! ajouta-t-elle avec un petit rire.

Laïrdhre rougit de nouveau, flattée par l’égard inattendu de son futur époux et piqua les jolies petites fleurs dans le tressage. Elle plaça une couronne près de son visage, ne voulant pas encore la passer par superstition, et se regarda dans le miroir. Elles faisaient effectivement ressortir avantageusement le bleu de ses yeux. Décidément, en plus de son habileté à l’arc, Luàgaid savait se montrer romantique ! Ses belles-sœurs la taquinèrent allègrement et elles quittèrent gaiement la maison pour rejoindre leurs familles et leurs clans.

Un représentant de chaque bourg et village du Failge et du Fàelàin était présent pour honorer et marquer son allégeance aux tuatha. D’un côté ceux du clan MacDaill avec leur chef Othar, son épouse Lortha et leurs trois fils, Magnus, Sorg et Luàgaid l’aîné. De l’autre, ceux du clan MacConall, avec leur chef Fràech et Llyr sa femme, accompagnés de leurs cinq fils copies conformes de leur père, Briain, Naill, Imar, Luaran et Asgall, dont l’âge s’échelonnait de vingt-trois ans pour le plus vieux à dix-sept pour le plus jeune. Laïrdhre, dernière de la fratrie et unique fille, venait tout juste d’avoir seize ans.

Ils se dirigèrent en deux processions parallèles vers la clairière sacrée où coulait la Triogue, une rivière capricieuse aux multiples méandres, pour la célébration de l’eau. Le roi du Leinster, un homme râblé au visage anguleux et sec, marchait en retrait entouré de son escorte, derrière les parents des mariés. Ils s’arrêtèrent sur le bord. Luàgaid, un peu engoncé dans son pourpoint de cérémonie et visiblement mal à l’aise, semblait avoir totalement perdu sa langue et regardait droit devant lui avec embarras. Les futurs épousés, sous la conduite du prêtre, entrèrent dans l’eau jusqu’à mi-mollet. Laïrdhre tenait sa robe remontée sur un côté de son bras tandis qu’il procédait à la purification et psalmodiait ses prières.

Un homme se glissa dans la foule et vint parler à l’oreille de Fràech MacConall qui se tourna aussitôt vers ses fils et leur murmura quelque chose en retour, tandis que l’homme faisait de même auprès de MacDaill. Les deux chefs de clan échangèrent un rapide regard et donnèrent discrètement des ordres, puis reprirent le cours de la cérémonie. Llyr se rapprocha de son époux, consciente de son air tendu. Même ses fils paraissaient en alerte.

— Que se passe-t-il, Fràech ? chuchota-t-elle.

— Des frontaliers nous ont signalé des mouvements anormaux en provenance du Midhe. J’ai envoyé des éclaireurs.

Elle réprima un sursaut d’inquiétude. La dernière trêve signée à Assaroe entre leur rí et Ruaidri O’Connor n’en était-elle déjà plus une ? Elle regarda brièvement autour d’elle. Tout paraissait pourtant si calme ! Quelque peu rassurée, elle se concentra sur les enfants. Le prêtre venait de poser les couronnes sur la tête des mariés et ils rejoignaient la berge pour se rendre en procession à l’église et échanger leurs vœux. Tous s’entassèrent à l’intérieur du petit édifice et Ercheus procéda à la cérémonie. Les couronnes changèrent à nouveau de tête et les anneaux passés, les mariés eurent le droit de s’embrasser. Luàgaid se pencha vers Laïrdhre et s’exécuta avec une certaine maladresse. Embarrassée elle aussi, elle lui sourit timidement et ils sortirent main dans la main sous les vivats de l’assemblée.

Un mouvement se fit dans la foule. Diarmait Mac Murchada venait vers eux. Vêtu de pourpre et blanc aux couleurs de son royaume, deux haches croisées derrière une serre d’oiseau de proie, emblème de son clan représenté sur son pourpoint et les écus de ses soldats, il s’avança vers Othar et Fràech, souriant.

— Vos tuatha s’agrandissent et je vous en félicite !

Les deux chefs s’inclinèrent. Il se tourna vers Luàgaid.

— Par cette union, tu perpétues ta race et élargis le clan de tes ancêtres, Luàgaid MacDaill. Tout comme ton tuath, tu me dois allégeance.

Ce dernier s’inclina à son tour en signe de soumission, ne sachant trop où le rí voulait en venir.

Diarmait Mac Murchada hocha la tête, satisfait, puis conclut tranquillement.

— En conséquence, comme l’exige la tradition, en ce jour de noces, je fais valoir mon droit de souveraineté.

Llyr et Lortha pâlirent tandis que leurs fils, d’un même mouvement, tournèrent leur regard vers leurs pères, main au fourreau. Fràech et Othar se raidirent, aussi interdits l’un que l’autre. Luàgaid se plaça devant Laïrdhre, tendu.

— De quel droit de souveraineté parles-tu exactement ? demanda lentement Othar.

Le roi prit un air d’ennui et répondit nonchalamment.

— Voyons, je parle de mon droit inaliénable de préemption sur l’épouse de l’un de mes sujets avant sa nuit de noces en tant que souverain du Leinster et chef suprême de vos tuatha !

Llyr sentit son cœur s’arrêter et son pressentiment prendre forme. Diarmait Mac Murchada faisait valoir un droit féodal tombé en désuétude qui remontait aux anciennes coutumes, celui de déflorer lui-même l’épouse de l’un de ses sujets le jour de ses noces ! Jamais il n’avait été appliqué à des chefs de tuatha ! En outre, l’Église avait banni cette pratique d’un autre âge depuis des décennies, même si, dans certains royaumes, elle subsistait encore.

Fràech prit la parole d’un ton contenu.

— De quels sujets parles-tu ? Je ne vois ici que des chefs de tuatha ou d’anciens rois de ces contrées qui ont librement consenti à te soutenir dans ta lutte contre l’envahisseur. Le droit auquel tu fais allusion ne concernait, si ma mémoire est bonne, que les serfs et, de toute façon, n’a plus cours depuis que l’Église nous a montré la voie.

Il se tourna vers son frère, l’évêque Ercheus.

— N’est-ce pas, Votre Excellence ?

Ce dernier baissa les yeux, embarrassé. Fràech était certes son frère et Laïrdhre sa filleule, mais même s’il avait raison sur le fond, la forme était tout autre… Diarmait Mac Murchada l’avait hissé au rang où il se trouvait aujourd’hui et couvrait son diocèse de prodigalités. Après lui avoir donné la charge de l’abbaye de Wislow, il l’avait nommé évêque et lui avait promis davantage pour l’avenir en échange de l’appui de l’Église dans toute décision qu’il prendrait et il avait accepté ! Depuis le jour où il avait accédé à sa première demande, il était lié. Jamais il ne renoncerait à aucun de ses acquis, même pour sa famille.

Chacun attendait une réponse qui tardait à venir et le silence s’étala, pesant.

Laïrdhre eut peine à comprendre, dans un premier temps, de quoi il en retournait, mais l’intervention de son père lui ouvrit clairement les yeux. Il faisait valoir ni plus ni moins son droit de cuissage ! Muette de saisissement, elle contempla tour à tour son oncle puis Mac Murchada, envahie par une vague de révolte. Comment leur rí osait-il proférer une telle demande ! Son père et les autres tuatha avaient de tout temps été loyaux envers lui ! De plus, cette coutume était proscrite, alors pourquoi l’évoquer aujourd’hui ? Le dégoût la submergea. Il aurait pu être son père ! En outre, il avait déjà deux épouses4. Elle sentit sa gorge s’assécher et regarda les siens, aussi tendus que les MacDaill, suspendus à une réponse qui ne venait toujours pas.

Ercheus s’agita, mal à l’aise, et d’une voix incertaine, répondit enfin.

— L’église ne cautionne pas certains actes, en effet. Elle se doit, néanmoins, de rassembler ses fidèles et de composer pour le bien de tous.

Sa déclaration tomba comme un couperet. Fràech contempla avec dégoût son frère, coûteusement paré, incarnation vivante des signes ostentatoires de richesses d’un ordre dévoyé, bien loin des vœux de pauvreté et de sacrifice prônés par l’église.

— Pour le bien de tous ou le tien en particulier, mon frère ? cracha-t-il, méprisant. Que t’a-t-il donc été promis que tu n’as déjà pour renier ainsi ta foi, ta famille et ton clan ?

Les gardes du rí s’étaient silencieusement déployés, prêts à intervenir. Mac Murchada leur fit un geste d’apaisement et poursuivit d’un ton mesuré.

— Allons, mes amis, pas de malentendu entre nous ! Nous parlons d’honneur ! Seriez-vous disposés à abjurer votre serment d’allégeance ? Il ne s’agit que de mon bon droit ! Prenez cela comme un privilège pour vos familles et une formalité qui, de toute façon, sera vite terminée, ajouta-t-il avec un sourire froid.

Les gardes firent un pas vers Laïrdhre et les deux clans se resserrèrent simultanément autour d’elle, la main sur leur épée. Les deux chefs ne bronchèrent pas.

— Père… gronda Briain, prêt à bondir.

Fràech, immobile, soutint le regard de Mac Murchada. Sa loyauté au tuath et au rí se le disputait à ses sentiments. Cependant, même si l’honneur de sa famille passait par celui de son clan et le respect de la parole donnée, il n’accepterait pas une telle ignominie. Il ne comprenait pas sa démarche, car il n’avait jamais usé de ce droit auparavant. Pourquoi justement, pour sa fille, au risque d’enflammer les clans ? Qu’y gagnerait-il en ces temps troublés ? Il ne voyait qu’une explication. Il bluffait. Il bluffait pour éprouver leur fidélité.

Il savait qu’il voulait acquérir le territoire de Dublin pour agrandir le Leinster et ravir à Ragnall MacTorcaill son actuel titre de roi du comté, sans oublier ses projets de campagne face à l’envahisseur O’Connor. Or, cette union des deux tuatha les plus puissants du Ui Failge et du Ui Fàelàin célébrée ce jour-là représentait une menace pour lui s’ils leur prenaient l’envie de faire sécession et de changer de camp. Il les mettait à l’épreuve pour s’assurer de leur loyauté. Refuser serait une déclaration de guerre ouverte. Jusqu’où cependant était-il prêt à aller dans le bluff ?

— Non, attends… intima-t-il d’une voix rauque.

Briain le fixa avec un air de reproche et de totale incompréhension. Othar MacDaill n’avait pas quitté Fràech des yeux et fit de même avec ses fils.

Laïrdhre, figée de stupeur et d’écœurement, essaya de raisonner froidement. Pourquoi son père n’intervenait-il pas ? Elle croisa son regard. La lueur apaisante qu’elle y lut l’étonna et la réponse surgit comme une évidence. Il s’agissait d’un test ! Le rí mettait à l’épreuve leur allégeance !

— Bien, conclut Diarmait Mac Murchada d’un air satisfait. Allons !

Il fit un signe et deux gardes encadrèrent Laïrdhre pour l’escorter jusqu’à sa tente.

Elle frissonna. Se serait-elle trompée ? Quoi qu’il en soit, elle ne déshonorerait pas son clan. Elle serra les poings et, avec un regard de mépris pour son oncle, passa, fière, devant ses parents.

2

Pour le meilleur

et pour le pire

Alors que Fràech et Othar se tendaient, prêts à intervenir, les cloches de l’église sonnèrent le tocsin. Un soldat arriva à bride abattue et sauta de cheval aux pieds de Mac Murchada.

— Seigneur ! Ruaidri O’Connor et ses hommes ont franchi nos frontières ! Ils ont investi le nord du Fàelàin et du Failge et marchent sur le Dunlainge ! Je ne les précède que de peu !

Tous se tournèrent vers les collines. Ils ne tardèrent pas à distinguer une barre noire de cavaliers qui obstruait l’horizon de l’autre côté de la plaine au sortir des bois et se rassemblaient en vue d’un assaut. Les Làmh Thiar, les redoutables troupes de choc d’O’Connor, surnommées les Bras de l’Ouest en référence au bras levé armé figurant au centre de son blason, arrivaient !

Le roi lança des ordres et ses hommes se regroupèrent autour de lui tandis que tous s’éparpillaient pour aller chercher armes et chevaux. Luàgaid se précipita vers Laïrdhre, et toute timidité disparue, la serra contre lui, soulagé de l’intervention intempestive.

— C’est bien la première fois que je suis content de savoir O’Connor dans les parages !

Laïrdhre, étonnée de son élan, esquissa un sourire malgré la situation.

— Comment ? Seize mots d’affilée, mon époux ? N’est-ce pas un peu trop d’un coup ?

Il connaissait son surnom et répondit, embarrassé.

— Ce n’est que le commencement, Laïrdhre MacDaill !

Briain s’interposa et posa une main ferme sur le bras de sa sœur.

— Oublie ton mari pour le moment, Laïrdhre ! Va t’armer et reste avec notre mère défendre notre bourg !

Elle tenta de se dégager, irritée.

— Tu n’es pas mon père pour me donner des ordres, Briain ! Et de toute façon, tu n’as plus à me dicter ce que je dois faire, dorénavant, je suis mariée !

Luàgaid pressa son épaule.

— Ton frèrel a raison, Laïrdhre, écoute-le !

Briain la prit par le bras et l’entraîna sans ménagement vers l’arrière au-devant de ses frères et de son père. Luàgaid leur fit un signe et rejoignit les siens de son côté. Laïrdhre passa hâtivement sa protection de cuir sur sa robe tandis que ses frères enfilaient la leur et couraient se mettre en selle. Elle saisit son arc et son épée et leur emboîta le pas. Llyr tenta de la retenir sur le seuil.

— N’y va pas, Laïrdhre, ce n’est pas ta place ! Laisse aux nôtres le soin de régler cela ! Reste avec moi défendre nos enfants et nos biens !

Laïrdhre secoua la tête, têtue. Pas question d’attendre ici. Elle se sentait prête à se battre, l’occasion trop belle pour se mesurer enfin à de vrais combattants ! Elle se dégagea.

— Si nous concentrons nos forces, Mère, Gàrrai Inse n’aura plus à être protégé parce que nous les aurons repoussés ! Vous n’avez nul besoin de moi pour organiser la défense de notre bourg.

Elle sauta en selle, son arc et son carquois en bandoulière et talonnant son cheval, se mêla à la troupe qui piquait vers la plaine pour rallier l’armée du rí. Elle remonta les cavaliers et retrouva ceux de son clan. Luàgaid la rejoignit et se mit au botte à botte avec elle.

— Tu dois rester avec les femmes, Laïrdhre ! Retourne défendre ton village, ta place n’est pas parmi nous ! lui intima-t-il.

Elle protesta.

— Ma place est aux côtés de mon époux et des miens !

Il fronça les sourcils et tenta d’adopter un air sévère.

— Justement, tu me dois obéissance et je t’ordonne de rentrer !

Elle éclata de rire et lui lança, caustique.

— Il ne suffit pas de m’offrir des fleurs ou un baiser, Luàgaid MacDaill, pour obtenir de moi ce que tu veux ! Je ne te dois rien du tout ! Tu t’es affranchi de tes droits en n’intervenant pas face au rí tout à l’heure !

Il la regarda, blessé.

— J’étais lié, Laïrdhre, comme nous tous ! Tu le sais ! Nous attendions de voir jusqu’où il irait !

— Quand bien même… reconnut-elle à contrecœur, mais tu l’étais également avec moi et tu as choisi ! De toute façon, ma place est ici. Nous sommes unis pour le meilleur et pour le pire et si tu m’en empêches, ne crois pas que le pire sera O’Connor ! ajouta-t-elle d’un air entendu, rancunière.

Sans tenir compte de l'injonction ni lui laisser le temps de répondre, elle talonna son cheval et rallia ses frères, à l'avant de colonne.

— Ne discute pas avec elle ! Tu as perdu d’avance ! lui cria Naill en le dépassant.

Luàgaid secoua la tête, dépité, et se lança à leur poursuite. Elle se glissa entre son père et ses frères. Fràech la fustigea du regard, furieux de la voir à leurs côtés, mais il était trop tard pour faire demi-tour.

— Reste derrière nous ! lui ordonna-t-il d’un ton sec.

Ils arrivaient maintenant face aux hommes de l’ouest et le choc s’avérait imminent. Tous les clans du Nord présents savaient ce que cette attaque signifiait. Ils avaient laissé les leurs dans leurs villages pour se réunir ici et, sans nul doute, eux aussi avaient subi l’assaut des armées d’O’Connor. Ils ignoraient dans quel état ils retrouveraient leur Thuata et la rage d’en découdre au plus vite pour retourner près d’eux les animait tous.

Mac Murchada à la tête de ses cent hommes sonna la charge. Ligne contre ligne, ils foncèrent les uns vers les autres. Laïrdhre épaula son arc et commença à tirer trait après trait. Les premiers touchés des deux camps churent sur place, piétinés par les suivants. Le choc frontal fut violent. Les boucliers de bois et les armes se heurtèrent bruyamment sous les cris guerriers tandis que les flèches continuaient à pleuvoir de toutes parts. Laïrdhre se battait maintenant à l’épée comme une forcenée aux côtés des siens, appliquant à la lettre les conseils de son frère, totalement concentrée sur le but à atteindre.

Au fil du combat, le rí se retrouva en difficulté, isolé avec ses hommes parmi ceux de Ruaidri. Fràech et Othar se frayèrent un passage jusqu’à lui pour l’épauler et l’exfiltrer. Ils se concertèrent rapidement et Fràech évalua la situation.

— Nous sommes très inférieurs en nombre ! Tu dois quitter les lieux et te mettre à couvert. Il ne servirait à rien que Ruaidri se saisisse de toi et nous impose une rançon ! Rejoins le Leinster et rassemble tes troupes pour revenir et défendre ton royaume. Si nous n’arrivons pas à le repousser, nous le retiendrons autant que nous le pourrons en attendant tes renforts.

Mac Murchada hésita à peine.

— Tu as raison ! Qu’il en soit donc ainsi !

Il fit sonner le rappel et s’apprêta à faire demi-tour. Fràech posa une poigne de fer sur son avant-bras.

— N’as-tu rien à nous dire, Diarmait ?

Le rí les regarda, interrogatif.

— À quel propos ?

— De ce que tu as nommé « ton droit souverain… »

— Oh, ça ?

Il secoua la tête avec naturel.

— De la politique, mon ami, rien que de la politique ! Je n’aurais pas touché ta fille, sois-en sûr, mais c’était nécessaire. Je me devais d’éprouver votre fidélité !

Fràech plissa les yeux et relâcha sa poigne, ironique.

— Parfait, tu m’évites donc d’avoir une dette envers O’Connor pour son intervention providentielle…

Il poursuivit sans ciller.

— Tu nous as cependant insultés en mettant notre parole en doute, Diarmait. Prends garde à ne pas aller trop loin. La « politique » peut s’avérer quelquefois mauvaise conseillère…

— Dois-je le prendre comme une menace, Fràech ? demanda Mac Murchada sèchement.

— Nullement, répondit-il d’un ton poli. Juste comme un… avis loyal.

— Fort bien, j’en prends acte, répliqua-t-il avec un sourire froid.

Sur un signe de tête, il tourna bride, encadré par leurs hommes qui lui taillaient la route à travers les Làmh Thiar. Ses soldats derrière lui, il piqua vers le sud.

Othar cracha par terre.

— Sa « politique » a failli nous coûter cher… grommela-t-il en décapitant net un Làmh Thiar qui s’apprêtait à transpercer son cheval. Qu’aurais-tu fait s’il avait mis sa requête à exécution ?

— Et toi ? lui demanda Fràech.

— Comme toi, j’ai pensé qu’il bluffait et cherchait à nous éprouver. Quoi que tu décides, je t’aurais suivi de toute façon.

Il grogna.

— Disons, pour faire simple, que nous avons évité le pire.

Les hordes de soldats ennemis ne cessaient d’affluer et les bois d’en vomir, encore et encore. Bientôt, ils furent à leur tour débordés. Fràech fit évacuer Asgall et Imar, touchés, de même que Sorg, l’un des fils d’Othar. Briain et Luaran se battaient côte à côte sans perdre de vue Laïrdhre à quelques pas d’eux, tandis que Naill, resté au village, organisait le rapatriement des blessés et donnait les derniers sacrements aux mourants. Durant un moment, Briain ne vit plus sa sœur et la chercha des yeux avec inquiétude. Il l’aperçut plus loin vers l’avant aux prises avec deux soldats, l’un à pied, l’autre à cheval, saisi par sa pugnacité. Incroyable comment ce bout de femme malmenait des hommes bien plus aguerris qu’elle ! Mais elle ne tiendrait pas à ce rythme-là. Ils se battaient maintenant depuis plusieurs heures et les coups encaissés sur son bouclier, d’une rare violence, finiraient par en avoir raison. Il voulut la rejoindre pour lui prêter main-forte, mais entrevit Luàgaid à cheval qui se faufilait vers elle avec, visiblement, la même intention. Il continua donc à la surveiller du coin de l’œil et poursuivit de son côté.

Lorsque la situation s’emballa brutalement, la suite ne fut plus qu’un tragique enchaînement d’événements qui se succédèrent à toute vitesse et auxquels, de là où il était, il ne put qu’assister, impuissant. Laïrdhre, toujours aux prises avec les deux Làmh Thiar, réussit à toucher le cavalier qui roula à terre, tandis que l’autre, à pied, se pendait à ses rênes et plantait son épée dans le poitrail de sa monture. Sous le coup de la douleur, l’animal se cabra de toute sa hauteur et se renversa en arrière pour tomber lourdement au sol, terrassé. Horrifié, Briain vit Laïrdhre basculer avec lui, son arme volant au loin, et se retrouver complètement coincée sous son cheval. Le soldat récupéra sa lame et le contourna pour la frapper à son tour.

Luàgaid avait, lui aussi, suivi toute la scène et se frayait un passage pour la rejoindre. Il assista, impuissant, à sa chute pendant que l’homme fondait sur elle, l’épée en avant. Plus qu’à quelques mètres de Laïrdhre, il éperonna vigoureusement son cheval. D’un dernier bond, il arriva derrière lui au moment où il levait son arme et dans le mouvement, se pencha complètement et le pourfendit dans le dos jusqu’à la garde. Le soldat tomba d’un bloc, face contre terre. Luàgaid sauta à terre, contourna l'animal inerte et aida Laïrdhre à dégager ses jambes et à se relever. Il la serra contre lui, blême et tremblante, heureux de la savoir saine et sauve.

— Alors, mon épouse ! Quand je te disais que tu aurais dû rester avec les femmes !

Elle voulut lui répondre, mais vit derrière lui un cavalier fondre sur eux, lance tendue. Elle poussa un cri d’alerte et se rejeta en arrière. Luàgaid se retourna, pas assez vite cependant pour éviter la lance qui le transperça de part en part. Il eut un temps d’arrêt avant de comprendre ce qui lui arrivait et baissa des yeux stupéfaits sur la pointe qui dépassaient de sa protection. Il releva lentement la tête vers Laïrdhre et articula avec difficulté.

— Ta mère avait raison… les fleurs… le mauvais œil…

Il voulut ajouter quelque chose, mais s’étouffa dans son sang tandis qu'une mousse rougeâtre sortait de sa bouche. Ses yeux dans ceux de Laïrdhre, il bascula en avant, face contre terre. Derrière lui, le soldat toujours à cheval, les rênes dans une main, se pencha pour récupérer son arme et ôta d’un coup sec la lance ensanglantée qu’il pointa aussitôt sur elle.

La suite alla très vite et pourtant, Laïrdhre eut l’impression de la vivre au ralenti, comme dédoublée. Sans réfléchir, elle esquiva spontanément l’attaque et saisit à deux mains la hampe tendue. Pesant dessus de tout son poids, elle la tira de toutes ses forces vers elle, son énergie décuplée par la douleur et par la rage, et entraîna l’homme dans son mouvement. Ce dernier, surpris de la manœuvre, resta accroché à son arme, et happé en avant, tomba lourdement sur le sol. Elle arracha l’épée de Luàgaid fichée dans le dos du soldat au sol et la lui planta directement en pleine poitrine sans lui laisser la moindre chance de se relever, avec toujours cette impression déstabilisante d’être quelqu’un d’autre et de vivre en parallèle une situation qui ne la concernait pas, comme désincarnée. Un vertige la saisit et tout se brouilla un quart de seconde autour d’elle bien qu’elle restât consciente. Les bruits environnants s’estompèrent. Quelqu’un hurla son nom et elle émergea de son rêve éveillé. Elle tourna la tête et vit Briain à cheval qui se penchait vers elle, main tendue pour la prendre en croupe. Elle l'attrapa et sauta prestement derrière lui. Il fit demi-tour et éperonna son cheval vers l’arrière des lignes.

— Où allons-nous ? cria-t-elle pour couvrir le bruit des armes et des soldats. Ramène-moi au combat !

Il ne répondit pas. Elle regarda autour d’elle. Elle avait perdu toute notion de temps. Ils se battaient déjà depuis plusieurs heures et le soir commençait à tomber. Elle essaya de localiser les siens et entraperçut dans la mêlée son père et Luaran, mais pas ses autres frères.

— Où sont Asgall et Imar ?

— Blessés et évacués et tu aurais pu finir pire qu’eux ! répliqua-t-il, furieux. Notre mère a besoin de toi pour l’aider aux soins. Je te ramène au village !

Elle protesta vigoureusement.

— Je serai plus utile à me battre avec vous, Briain ! Laisse-moi !

— Plus utile ? gronda-t-il hors de lui. Nous ne pouvons pas passer notre temps à assurer ta protection et à combattre en même temps ! Luàgaid a été tué en voulant le faire, l’oublies-tu ?

Le semblant d’anesthésie qu’elle avait éprouvée s’estompa et elle réalisa enfin toute l’horreur de la situation. Luàgaid était mort ! Son époux était mort à cause d’elle, le jour de leurs noces ! Une brusque nausée la saisit et, penchée sur le côté, elle vomit. Livide, elle s’agrippa à son frère et ne dit plus rien. Ils arrivèrent au village. Briain stoppa devant leur maison et sauta à terre. Laïrdhre, le visage décomposé, ne bougea pas. Il attrapa sa sœur dans ses bras, la fit descendre et la tint serrée contre lui. Elle éclata en sanglots. Il caressa sa tête.

— Je suis désolée… articula-t-elle entre deux hoquets, je suis si désolée… je ne voulais pas…

— Tu n’y es pour rien, Laïrdhre, mais c’est ainsi. Pour notre tranquillité d’esprit à tous, tu seras mieux ici et aussi plus utile. Organise avec notre mère l’évacuation des plus faibles et conduisez-les dans les grottes au-dessus de la Triogue.

Il déposa un baiser sur son front, délivré de la savoir en retrait.

— Fais attention à toi, petite sœur. À plus tard !

Il sauta en selle et repartit à bride abattue vers la plaine.

Les yeux rouges, Laïrdhre s’engouffra dans la maison, mais s’arrêta net sur le seuil, saisie par le spectacle de désolation qui s’offrait à elle. La longue pièce du rez-de-chaussée avait été transformée en dispensaire. La guérisseuse, aidée des femmes du bourg, distribuait onguents et potions, tandis que Naill passait parmi les blessés et donnait les derniers sacrements au milieu des râles. Elle se précipita vers lui et se jeta dans ses bras.

— Naill ! s’écria-t-elle, oubliant qu’il était dorénavant le père Aloysius.

— Laïrdhre ! s’exclama-t-il, soulagé. J’ai eu si peur pour toi ! Comment vont notre père, Luaran et Briain ?

— Ils se battent avec acharnement dans l’attente de renforts, mais… Luàgaid est mort… hoqueta-t-elle.

Son visage s’assombrit.

— Je suis navré.

Il caressa sa tête et poursuivit doucement.

— Dieu l’a rappelé à lui. Il est en paix, maintenant.

— Dieu n’a rien à voir là-dedans… gronda-t-elle. Il est mort par ma faute !

— Ne te fustige pas, Laïrdhre, tu n’y es pour rien. Dis-toi que ses desseins sont impénétrables et qu’il repose près de Lui…

Elle s’écarta, le visage dur.

— Regarde les choses en face, Naill ! Je crois plutôt qu’Il avait autre chose à faire de plus important et qu’Il nous a abandonnés !

Elle balaya la salle des yeux.

— Où sont Asgall et Imar, je ne les vois pas ?

Il désigna l’étage.

— Mère les veille.

Elle pressa son bras et se dirigea vers l’escalier. Naill la regarda partir, le cœur lourd. Il ne pouvait pas lui tenir rigueur de sa révolte. Il comprenait sa peine. Lui-même luttait de toute son âme pour conserver sa toute jeune foi devant l’injustice de la situation et trouver un sens à tout cela. Qu’en serait-il quand elle apprendrait qu’Imar n’était plus et que les heures d’Asgall étaient comptées ?

Laïrdhre aperçut sa mère dans l’escalier et se jeta dans ses bras en sanglotant.

— Luàgaid est mort… il a été tué par ma faute en essayant de me protéger, murmura-t-elle d’une voix entrecoupée.

Llyr, atterrée, la serra contre elle, la laissant s’épancher sur son épaule.

— Ma pauvre petite, je suis désolée.

Laïrdhre s’écarta en s’essuyant les yeux et réprima un mouvement de surprise en voyant son visage, méconnaissable. Elle semblait avoir pris dix ans ! Sa chevelure roux foncé, comme la sienne, avait intégralement blanchi d’un coup !

— Mère ! Tes cheveux ! Ils sont tout blancs !

Llyr porta une main machinale à sa tête avec un regard indifférent et Laïrdhre prit peur. Elle l’agrippa.

— Où sont Imar et Asgall ?

— En haut, répondit-elle dans un souffle.

Elle allait se précipiter dans l’escalier, mais sa mère la retint par le bras.

— Asgall est gravement blessé et je… j’ignore s’il passera la nuit. Quant à Imar… Sa voix se brisa. Il était déjà mort en arrivant ici.

Laïrdhre sentit son cœur s’arrêter et resta immobile un quart de seconde, le temps que les informations fassent leur chemin. Elle se dégagea et monta les marches en courant. Ses deux frères reposaient chacun dans une pièce différente. Par la porte grande ouverte de la première, elle aperçut Asgall allongé sur le lit de ses parents. Il semblait dormir. Elle s’approcha, tremblante, et eut envie de pleurer à la vue de son plus jeune frère livide, sa tunique et les bandages de sa poitrine tachés de sang. Elle se composa un visage avenant et s’assit au bord du lit. Elle posa une main fraîche sur son front et le caressa doucement.

Il ouvrit les yeux et son regard s’éclaira.

— Laïrdhre ! Que fais-tu ici, je te croyais en train de te battre ! Pourquoi n’es-tu pas aux côtés de ton mari ?

Elle toussa pour masquer le sanglot qui montait et haussa les épaules, adoptant une moue déconfite.

— Tu sais comment sont les hommes, petit frère ! Il m’a dit que je serai plus utile à faire chauffer de l’eau et préparer des pansements et m’a renvoyée avec les femmes !

Il esquissa un semblant de sourire.

—  Et tu l’as écouté ? Voilà qui ne te ressemble pas !

Elle se pencha et réajusta le sien.

— Comment te sens-tu ?

— Moyen… tu vas devoir attendre pour gagner le reste de ton cheval… murmura-t-il avec difficulté.

— Je ne suis pas pressée… mais ne crois pas t’en tirer à si bon compte, ajouta-t-elle fermement, car j’ai bien l’intention de l’obtenir, d’autant que le mien a eu le poitrail transpercé. Je ne te lâche plus tant que nous n’aurons pas conclu !

Il esquissa un nouveau sourire crispé qui se mua en grimace de douleur et ferma un instant les yeux.

— J’ai soif, murmura-t-il avec peine.

Laïrdhre mouilla un linge propre à l’eau de la cruche laissée sur la table de nuit et lui humecta doucement les lèvres. Il prit sa main.

— Comment va Imar ? Il a été blessé en même temps que moi. Et les nôtres ? Où en est la bataille ?

Laïrdhre hésita à peine.

— Imar va bien. Il se repose dans la chambre voisine et tu devrais en faire autant si tu veux récupérer assez vite pour pouvoir t’acquitter de ton pari ! Père et nos frères se battent avec courage et détermination et font honneur à notre tuath.

Elle prit sa main et la porta à ses lèvres.

— Je reste avec toi, Asgall, tu n’es pas seul et nous t’aimons tous. Rendors-toi.

Il esquissa un sourire confiant et ferma les yeux, épuisé. Elle le contempla, le cœur étreint d’un chagrin insoutenable, et les larmes se remirent à couler en silence sur ses joues. Elle adressa une prière muette à la Vierge Marie et y inclut Erin, la gardienne de leur île. Elle leur demanda de sauver Asgall, de veiller sur les autres membres de sa famille et de leur accorder justice et victoire. Elle libéra doucement la main de son frère et se leva. Elle aperçut en face d’elle son propre reflet dans le miroir, avec l’impression de contempler une étrangère. Ses traits avaient brusquement mûri et elle eut peur de l’expression dure qu’elle lut dans ses yeux. Sa protection de cuir à empiècements rivetés passée sur sa robe de mariée, son épée au côté et sa chevelure librement répandue lui conféraient un air sauvage de déesse guerrière qui lui fit penser à la Valkyrjà des Norrois5.

Elle attrapa ses cheveux à pleine main et les réunit en une épaisse tresse sur l’épaule puis sortit et se rendit dans la chambre des garçons où reposait Imar. Elle le trouva sur le premier lit, serein, les traits détendus malgré l’énorme bandage ensanglanté autour de sa tête. Le cœur brisé, elle s’assit près de lui et prit sa main glacée dans la sienne.

À peine plus âgé qu’Asgall, ils avaient partagé ensemble tant de moments heureux ! Toute leur enfance commune défila devant ses yeux tandis qu’une douleur insoutenable la traversait. Comment imaginer la vie sans eux ? Ils étaient son prolongement autant qu’une partie d’elle ! C’était impossible !

Elle essuya rageusement les larmes qui n’arrêtaient pas de couler. Inutile de s’apitoyer sur son sort. Elle devait aider sa mère à mettre les plus faibles à l’abri et évacuer les blessés. Elle se leva et, après un dernier regard vers ses frères, redescendit. Elle rejoignit Llyr qui s’activait parmi eux et lui fit part des instructions de Briain.

— Les nôtres ignorent combien de temps ils résisteront en attendant les renforts, aussi, nous devons quitter le bourg et conduire tout le monde dans les grottes au-dessus de la Triogue. Les femmes et les hommes valides sont-ils tous armés ?

Malgré sa douleur, Llyr réussit à esquisser un pauvre sourire.

— Pour ce qui est des hommes valides, je suppose, mais pour les femmes, tu dois être l’une des rares ici à savoir tenir à la fois une épée et un arc ! À part moi, bien entendu, ajouta-t-elle sombrement.

Laïrdhre secoua la tête.

— Ne crois pas cela, beaucoup tirent à l’ arc ! Si elles savent tenir une faux, elles sauront se battre !

— Dans ce cas, allons à l’église. J’y ai regroupé tous les vieillards et les enfants, nous nous organiserons là-bas.

Elle caressa la joue de sa fille et l’attira contre elle.

— Je suis tellement désolée pour tout, Laïrdhre ! Rien n’aurait jamais dû se passer de la sorte, pour aucun d’entre nous, pas en un tel jour !

Laïrdhre serra les dents pour contenir les sanglots qui remontaient.

— Rien n’aurait dû se passer du tout, Mère, et malheureusement, nous n’y pouvons rien ! Espérons seulement que le rí nous enverra rapidement les renforts promis.

Elle se dégagea.

— Nous devons atteler des chariots pour emmener les blessés et prévoyons aussi des vivres.

Llyr regarda sa fille dans les yeux.

— Je sais ce que tu as en tête, Laïrdhre, mais en ce qui concerne ton frère, n’y compte pas. Il n’est pas transportable. Prends ceux qui le sont et isole les plus faibles dans les grottes. Je resterai ici avec Asgall et les plus gravement touchés en compagnie de ceux qui auront choisi de défendre le village.

Laïrdhre tiqua, mais sa mère avait raison.

— Très bien. Je les conduirai et je reviendrai ensuite.

Llyr entraîna sa fille par le bras.

— Allons d’abord à l’église leur exposer la situation et mettre en place les dispositions qui s’imposent.

Les deux femmes sortirent et se dirigèrent d’un pas pressé vers le sanctuaire à l’extérieur du bourg.

3

La fuite

Ils attelèrent les chevaux de trait aux chariots et chargèrent blessés et enfants, de même que les personnes les plus âgées. Ils joignirent des couvertures et des vivres pour plusieurs jours ainsi que quelques armes. Les grottes se trouvaient à trois kilomètres en amont de la Triogue, cachées dans les bois. Ils les atteignirent assez rapidement et installèrent les blessés à l’intérieur de la première, les enfants regroupés dans la seconde sous la surveillance des vieillards. Laïrdhre s’assura qu’ils ne manquaient de rien et reprit à la hâte le chemin de Gàrrai Inse. Au dernier moment, elle bifurqua et gagna la colline qui dominait le village pour avoir une vue d’ensemble de la plaine et du champ de bataille.

Les hommes d’O’Connor n’avaient pas avancé d’un pouce malgré leur nombre et Laïrdhre se demanda combien de temps tiendraient les siens en dépit des clans voisins venus en renfort. Elle contempla le bourg en contrebas et évalua leurs chances de résister. Construit à l’intérieur d’une ceinture de rempart de rondins, il était entouré d’un large fossé hérissé de piques masquées par un filet sur lequel reposait de la paille étalée en grande quantité pour donner l’illusion de champs fauchés. En cas d’attaque, ils lèveraient le pont de bois qui l’enjambait et enflammeraient les fossés à l’aide de leurs flèches tirées du chemin de ronde. Les femmes de Gàrrai Inse ne savaient peut-être pas toutes se battre à l’épée, mais la plupart connaissaient l’usage de l’arc et seraient tout à fait capables de viser juste. Les hommes d’O’Connor qui forceraient le passage en dépit des flammes, ignorant que le sol céderait sous leurs pas, s’empaleraient immédiatement dans la fosse.

Elle se crispa. Si les attaquants les débordaient et arrivaient à franchir leurs lignes en trop grand nombre, elle doutait que le fossé suffise à les décourager. Quant à l’enceinte, elle ne tiendrait pas éternellement non plus. Mais au moins gagneraient-ils un temps précieux. Elle dévala la colline au galop et réintégra le bourg. Toutes les personnes valides étaient en position sur les chemins de ronde, prêtes à agir, armées d’arcs et de faux. Elle les rejoignit et ils se relayèrent pour monter la garde. Au bout de plusieurs heures, une troupe s’annonça et elle reconnut les tartans de son clan et de celui des MacDaill. Luaran, Naill, Briain et les frères de Luàgaid arrivaient au grand galop, accompagnés de quelques-uns de leurs hommes. Elle redescendit vivement à leur rencontre. On leur ouvrit les portes et ils s’engouffrèrent pour piler à ses pieds.

Elle se jeta dans les bras de ses frères, bientôt rejointe par Naill.

— Comment va notre père ?

Ce fut Luaran qui lui répondit.

— Bien, autant que faire se peut. Il fulmine contre Mac Murchada qui tarde à nous envoyer des troupes. Nous avons beaucoup de pertes !

— La situation paraît bloquée pour le moment, lui expliqua Briain, c’est pourquoi nous sommes là. Il fera nuit dans une heure et les combats cesseront provisoirement. Nous allons devoir camper sur nos positions, mais nous devons évacuer les blessés. Nous avons besoin de chariots et de vivres par la même occasion. Comment vont Imar et Asgall ?

Naill leur fit part du décès d’Imar et de l’état désespéré d’Asgall tandis que les frères de Luàgaid se rendaient au chevet de Sorg, maintenant hors de danger. Llyr, prévenue de leur venue, se jeta dans leurs bras. Les deux garçons restèrent saisis par la transformation physique de leur mère, mais ne la commentèrent pas. Ils montèrent voir leurs frères pendant que Laïrdhre faisait atteler les derniers chariots et aidait à les remplir de provisions et de couvertures.

Ils revinrent, le visage fermé. Llyr voulut absolument qu’ils se restaurent avant de repartir, mais ils refusèrent, pressés de retourner au combat. Elle serra ses deux fils dans ses bras, les larmes aux yeux, et Laïrdhre se jeta contre eux avec émotion.

Avant de se remettre en selle, Briain prit sa sœur à part, le front soucieux.

— Demain sera décisif. Si nos renforts n’arrivent pas, nous risquons de nous faire déborder et alors Dieu seul sait ce qu’il adviendra de nous. Si, pour une raison ou pour une autre, la situation empire et devient incontrôlable ici, ne vous obstinez pas à résister et fuyez ! Les hommes d’O’Connor ne feront pas de quartier !

Il prit solennellement sa main.

— Notre père vous demande à toi et Naill de veiller sur notre mère, Laïrdhre. Obligez-la à quitter la maison quand il le faudra !

Laïrdhre acquiesça, la gorge nouée.

— Nous le ferons, Briain. Et toi, veille sur notre père et sur Luaran. Ramène-les-nous, sains et saufs, et revenez vite !

— Je te le promets… murmura-t-il, ému.

Il serra Naill à son tour contre lui.

— Prends soin d’elles, mon frère !

Naill hocha la tête.

— Moi aussi, je te le promets.

Ils sautèrent en selle. Encadrant les chariots, ils passèrent la grande porte et le pont de bois au trot puis prirent le galop dans la plaine. Les battants se refermèrent derrière eux dans un grincement sinistre et l’on remonta le pont-levis.

Plus tard, dans la nuit, les chariots revinrent chargés de blessés et des morts. Ils firent un tri par urgence pour organiser les soins et l’attente commença. Les combats redémarrèrent avec acharnement dès l’aube, et toujours pas de renforts à l’horizon. Vers le milieu de la matinée, comme ils l’avaient redouté, ils croulèrent sous le nombre. Fràech et Othar se concertèrent.

— Tu parlais hier du pire évité, Othar, mais je le crois maintenant devant nous ! cria Fràech avec colère. Nous sommes en train de nous faire décimer à cause d’un homme sans parole ! Sans doute encore une histoire de « politique » ! Ne nous leurrons pas, Mac Murchada n’enverra personne ! Retirons-nous avant d’être pris en tenaille, nous serons plus utiles à défendre Gàrrai Inse !

MacDaill hocha la tête, désabusé. C’était déjà miracle qu’ils aient tenu si longtemps ! Les deux tiers de leurs troupes étaient au sol. Ils donnèrent l’ordre de se replier et rallièrent le village en catastrophe. On abaissa le pont de bois et ils s’engouffrèrent au triple galop sous la grande porte, talonnés de près par les Làmh Thiar.

Ils se répartirent sur les coursives en position de défense et allumèrent leurs flèches, attendant le dernier moment pour agir. Lorsque les Làmh Thiar ne furent plus qu’à quelques mètres des fossés, ils tirèrent et ils prirent feu instantanément. Lancée au grand galop, la première ligne tenta de braver les flammes et de passer. Mal lui en prit, car le sol s’effondra sous ses pieds et cavaliers et chevaux culbutèrent et s’empalèrent dans la fosse. La seconde ligne essaya de freiner son élan, mais nombre d’entre eux furent entraînés dans le mouvement et s’y écrasèrent aussi tandis que les plus téméraires s’envolaient par-dessus. Certains churent encore dans les flammes, mais d’autres réussirent à passer et à prendre appui de l’autre côté. Ils sautèrent à terre et s’attaquèrent alors à détruire le pont-levis à la hache, se protégeant des flèches qui pleuvaient, leur bouclier au-dessus de leur tête.