La liberté des papillons - Anne-Lise Marie-Sainte - E-Book

La liberté des papillons E-Book

Anne-Lise Marie Sainte

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Beschreibung

L’histoire d’un antihéros paranoïaque

Entre réalisme et irréalité ! Un retraité solitaire fait l’acquisition d’une propriété, représentation matérielle d’un mode de vie idéalisé. Il ira de déception en désespoir. Ce vieillard naïf, cet antihéros paranoïaque, dont les relations sont faussées par sa vision irréaliste de la vie des autres, devient attendrissant au fil de ses aventures. Les habitudes, le savoir, la musique, jalonnent le parcours de cet éphémère. Une mise en lumière de l’inertie du travail et des affres de la solitude.

Le héros du récit a passé une vie entière à économiser pour atteindre son rêve : posséder le manoir du village. Cette histoire est celle de la rencontre de deux personnages antagonistes, d’un côté, un ancien ouvrier désirant goûter sa retraite bien méritée, de l’autre, un nanti ruiné qui ne veut pas lâcher son mode de vie et surtout, son dernier bien aussi facilement....

Un roman sur la vieillesse et les affres de la solitude

EXTRAIT

La grande allée menant à ma future demeure était jonchée de pierres tout du long ; du portail au pas des larges marches goudronnées qui s’encanaillaient les unes sur les autres, jusqu’à devenir à son Olympe une terrasse accueillante. Finalement, j’entrai par les deux hautes et larges portes d’entrée blanches, d’où j’apercevais déjà l’édifice intérieur. Le hall d’entrée était immense et clair. Lorsque je levai la tête pour contempler tous les détails de cette beauté, j’aperçus, marchant sur la mezzanine vertigineuse - une sorte de balcon de théâtre où le côté cour et le côté jardin donnaient ici lieu aux entrées respectives du couloir cour et du couloir jardin - un homme qui la traversait de part en part. Je m’imaginai en quelques instants les coulisses - chambres, les coulisses - buanderies, la salle maquillage- toilettes, les loges - salle de bains.

A PROPOS DE L’AUTEUR

Anne-Lise Marie Sainte, née le 7 mai 1984, est journaliste, animatrice radio. Passionnée de piano et de littérature, elle écrit de la poésie, des romans et des nouvelles.

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@Anne Lise Marie Sainte, 2014

ISBN numérique : 979-10-236-0002-5

[email protected]

http://www.publishroom.com

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Anne Lise Marie Sainte, née le 7 mai 1984, est journaliste, animatrice radio. Passionnée de piano et de littérature, elle écrit de la poésie, des romans et des nouvelles.

Sommaire

La demeure

Le labeur

Chez le notaire

Les mensonges

Où je vais

La préparation des festivités

Monsieur Castellade

Les festivités

Les grandes décisions

Hugo, le majordome

La contemplation

La machine à laver

L'année 1972 et l'usage de la musique

Le papillion

L'anniversaire

A l'origine

Les entrepreneurs

La collection postale

La surprise

L'art de discuter

L'heure du thé

La retraite maladive

L'ivresse

La dernière ronde

Le coma

Bulletin historique du noble jeu de l’arc : le jeu du papegault

Le bibliothécaire

La parallèle

L'illustration

Le savoir

La demeure

La grande allée menant à ma future demeure était jonchée de pierres tout du long ; du portail au pas des larges marches goudronnées qui s’encanaillaient les unes sur les autres, jusqu’à devenir à son Olympe une terrasse accueillante. Finalement, j’entrai par les deux hautes et larges portes d’entrée blanches, d’où j’apercevais déjà l’édifice intérieur. Le hall d’entrée était immense et clair. Lorsque je levai la tête pour contempler tous les détails de cette beauté, j’aperçus, marchant sur la mezzanine vertigineuse - une sorte de balcon de théâtre où le côté cour et le côté jardin donnaient ici lieu aux entrées respectives du couloir cour et du couloir jardin - un homme qui la traversait de part en part. Je m’imaginai en quelques instants les coulisses- chambres, les coulisses- buanderies, la salle maquillage- toilettes, les loges- salle de bains. Deux escaliers immenses en bois de cèdre menaient jusqu’à l’heureux balcon, regard et scène de tous les personnages qui y entraient avec raison. La magnificence de l’architecture devait surprendre tous ceux qui voyaient cette merveille et je fus satisfait de voir qu’elle était à première vue aussi belle à l’intérieur qu’à l’extérieur. Impressionné par la grâce de cet endroit, j’entrepris de monter les marches pour découvrir ce que renfermait l’arrière de la scène.

La hauteur et la profondeur des lieux semblaient enfermer au moins un secret par pièce. L’escalier m’invitait donc à arpenter les marches en premier. Je décidai de monter par le côté gauche. Je voulais l’atteindre au cœur cette maison comme elle m’avait frappé en pleine poitrine dès que je l’avais vue. C’était une « occasion à saisir » comme le suggérait le panneau proche du portail. Je pouvais dépenser jusqu’à un million pour que ce magnifique bijou m’appartienne. Cet homme, que j’avais aperçu quelques instants plus tôt sortir couloir- jardin, s’arrêta net devant moi. Tout mon être n’espérait qu’une chose, que cet homme ne soit pas à cet instant et dans cette demeure pour les mêmes raisons que moi. Il avait une forte corpulence, on aurait dit un homme d’affaires avec son costume et son regard négociateur. Il semblait fort sympathique sans penser que cette bonhomie naturelle se devait au préjugé que les personnes fortes sont de bonnes conditions morales comme le seul atout qu’elles auraient à offrir. Il semblait avenant. Il me tendit sa main pour me saluer et, accompagné d’un franc sourire, il s’empressa sans me dire un mot, de me faire découvrir les recoins de la maison. Il avait donc gardé ma main dans la sienne alors même que je la lui avais prêtée pour lui dire bonjour l’instant précédent.

L’homme ouvrit la première pièce qu’il me fit découvrir avec une hâte et une joie non restreinte.

- Voici la première chambre. Elle vous plaît ?

Il attendait une réponse immédiate. Sa bonne humeur n’avait pas rompu depuis notre rencontre.

De prime abord, cette pièce était comme tout ce que j’avais vu jusque- là et qui m’avait ébloui. Nous nous insérâmes un peu plus profondément dans la pièce pour la définir sous tous ses détails.

- Vous avez ici un grand lit pour deux personnes, une table de chevet de chaque côté, une armoire XVIIIe, une coiffeuse d’époque dont le miroir a été changé il y a quelques semaines. Je vois que vous approchez de la fenêtre. Je vous invite à regarder ce que vous n’avez encore pu voir. Le jardin à la française, Monsieur ! Alors, elle vous plaît ? me demanda- t- il en soulevant l’épais rideau beige.

Je m’approchai comme il me l’avait conseillé de la fenêtre. J’y vis le somptueux jardin- sortie des artistes dont la brève description qu’il m’avait suggérée ne rendait pas vraiment compte de la grandeur de l’étendue verte. C’était un parc. Je continuai d’avancer pour scruter les détails de la chambre que j’avais décidé de faire mienne si tout se passait comme je le souhaitais depuis la vision monumentale du portail éloigné de la maison qui laissait tous les regards indiscrets hors de ma future vie jusque cette chambre où je me trouvais déjà tellement bien. Je ne dis pas un mot et sortis en souriant poliment à l’homme qui m’avait amené jusqu’ici. Il me suivit et sembla hésiter à me faire continuer la visite. Je n’avais répondu à aucune des questions qu’il m’avait posées. Bien sûr, cette chambre me plaisait et cette maison et ce jardin et tout ce que je n’avais pas encore vu. Je scrutais la chambre, mais l’homme aussi. Qui était- il ? Probablement l’homme qui essaierait de me vendre cette maison au plus haut prix pour avoir une commission plus forte. Il était peut- être le propriétaire de cette magnifique maison et voudrait la vendre au prix de ses souvenirs. Je n’avais pas les moyens de payer les préjudices moraux de devoir quitter cette maison. Ceux qui vendent leur maison l’estiment toujours plus chère que ce qu’elle vaut vraiment. Comme si les souvenirs et le temps qu’ils avaient passé à l’intérieur étaient la plus- value nécessaire ou siégeaient en fait en gardien obligeant jusqu’à votre arrivée inattendue et bénie, mais pas à titre gracieux. Je préférais alors qu’il soit un homme envoyé par l’agence immobilière.

J’avançai donc le premier, mimant d’être plus dubitatif que lui et ouvris une seconde porte. Celle- là se trouvait en face de ma future chambre. J’attrapai la poignée et, dans un mouvement leste, la poussai sans la suivre en la laissant claquer contre le mur. Elle rebondit dans un bruit léger pour revenir un peu sur son chemin. Je jetai un œil de là où j’étais. Je ne bougeai pas comme si ce que je voyais était suffisant pour me faire une opinion négative. Je ne laissais transparaître aucun sourire, aucune déception. J’avais même délaissé le doute et dans une neutralité étonnante, je lui demandai :

- Combien en voulez- vous ?

- Pardon ?

- Quel est le prix de cette maison ?

- Je ne décide pas le prix. Je ne fais que les visites. Je suis le maître d’hôtel de M. Castellade. Très pris par ses affaires, il est entendu que je fais visiter la maison. Je lui transmettrai toute proposition, Monsieur, soyez- en sûr !

J’étais rassuré de savoir que cet homme ne pouvait pas me juger. Je m’étais monté la tête, il n’essayait pas de m’avoir, pas même de marchander. Sa bonne corpulence montrait probablement que son patron était de bonne composition et qu’il nourrissait bien ses employés. Pourtant, mes diverses mésaventures m’avaient appris qu’il valait mieux attendre que l’autre donne un prix. Je proposerais un million, mais si elle n’en valait pas la moitié ou en valait plus, alors il me rirait au nez de vouloir acheter cette maison malgré un manque de bon goût et des meilleures connaissances pour arriver à en estimer sa valeur. Par peur du ridicule et de me faire du tort, je lui suggérai ainsi d’aviser son patron de prendre rendez- vous avec moi et de m’envoyer une estimation par courrier pour la vente de sa maison. Je lui signifiai de bien insister sur le fait que la maison m’intéressait et de m’envoyer les conditions pour l’acquérir dès qu’il serait apte à la céder. Je lui laissai mon adresse sur un papier que le majordome me tendit naturellement. Je pris congé de lui, l’esprit impatient d’avoir des nouvelles de son patron. Le majordome me raccompagna jusqu’aux portes immenses par lesquelles j’étais entré. Je me retrouvai sur le haut perron- lever de rideau. Je repartis comme j’étais venu. Je marchai de nouveau sur la longue allée caillouteuse qui me traîna jusqu’à la sortie pour rejoindre ma voiture garée sur le trottoir, en attendant de pouvoir la garer bientôt dans la cour, que je voulais mienne.

Encore groggy d’avoir laissé la maison sans plus d’indications sur son prix, sans même savoir si un autre visiteur avait déjà fait une proposition, et n’ayant pas non plus fini la visite que j’avais entreprise, je me dirigeai vers le centre- ville. Ce que j’avais vu me suffisait. Malheureusement, je craignais que ce ne soit le cas de toute personne s’aventurant dans son sein avec l’intention d’acheter une grande maison où vivre dans la tranquillité comme je me le prédestinais. Seul ou en famille. Les enfants couraient déjà dans le jardin et la chère femme faisait sauter les crêpes dominicales coutumières. Je ne pouvais prendre le risque de la laisser me filer entre les doigts. En rentrant au Quartier de la mer, je décidai de chercher le numéro de Castellade sans attendre qu’il me contacte et de me référer au nom que l’homme de ménage m’avait subrepticement évoqué lors de l’une de nos courtes conversations. Je décidai d’appeler un peu plus tard, à un moment où un homme occupé comme je l’imaginais qu’il le soit pourrait être rentré.

Dans le centre- ville, il y avait une pâtisserie discount. Je m’y arrêtai pour prendre un éclair au chocolat pour seulement 50 centimes. La douceur et la volupté de l’éclair allongèrent le sentiment de bien- être qui s’estompait doucement depuis la sortie de ma future demeure. Je tentais tant bien que mal de retenir ce sentiment comme on replonge dans son lit pour retrouver un rêve merveilleux dont on nous extirpe forcément pour de mauvaises raisons. Il était déjà fini quand je revins dans la voiture.

Le paysage me conduisit naturellement jusque chez moi, dans le Quartier de la mer. Les automatismes de mes mains, de mes pieds me ramenèrent jusque devant ma porte où je garais toujours ma voiture. Pas un jardin, pas une mince cour ne donnaient le change. La porte était voyante par son impromptue présence habitée plus que par sa prestance. Les regards des badauds, des marcheurs, des véhiculés. Tout le monde avait une vue sur ma vie. Je sortais. Ils me voyaient. Je ne sortais pas. Ils le savaient. Les rideaux étaient très épais pour ne plus laisser les regards entrer chez moi ni le soleil du reste, mais les fins de semaine, je ne voulais pas les passer dans cette obscurité alors je les laissais ouverts malgré moi. C’était un appartement de sous- pied pour ainsi dire. Seule ma tête était au même niveau que les pieds des autres. De fait, mon plancher était au même niveau que personne d’autre. Il me fallait cette grande habitation. Plus j’y pensais, plus je voyais tous les défauts que la mienne contenait. La porte desservait immédiatement la rue et présentait l’inconvénient majeur d’être proche du bruit incessant des voitures qui y passaient de long en large toute la journée, tous les jours et de tout son long, des marcheurs rieurs qui la jouxtaient et souvent tapaient avec leurs sacs de provisions ou leur parapluie, les fenêtres qui leur paraissaient invisibles ou indignes de tranquillité. J’avais trouvé le calme nécessaire à ma survie dans la résidence de ma prochaine vie.

Je m’installai patiemment dans mon fauteuil en attendant d’appeler M. Castellade pour savoir ce qu’il en était du prix de la maison. Je m’imaginais, en attendant l’heure fatidique, le reste des pièces que je n’avais pas encore eu l’occasion de découvrir ou plutôt celles que j’avais laissé filer pour investir le reste de mon avenir et rompre mon imaginaire. Toutes ces pièces que je découvrirais jour après jour et année après année. Elle dérogeait à tout ce qui m’avait contenu jusqu’ici. Elle était immense et belle. Elle était ce que je voulais, plus qu’à d’autres moments ma propre mort, alors même qu’elle insistait pour que je la remplisse comme mon cœur vide d’errer dans ce bouge étroit, dans un quartier mal assorti à mes rêves.

Le labeur

L’éternel effort, la volonté constante, l’unique passion, la pression des longues habitudes, le souvenir d’un futur en chantier, l’attente rébarbative du lendemain qui rapproche la sortie convoitée de la date butoir que je me suis fixée, celle- là même qui annonça le dernier jour de ma fructueuse besogne quotidienne. Je me souviens très bien du dernier jour que j’eus à passer dans cette manufacture.

J’arrivais à peine avec mon déjeuner dans le sac à dos que je tenais dans mes mains cloquées pour l’ouvrir de son contenu et l’y ranger dans le réfrigérateur commun à tous les ouvriers, que j’oubliai presque, en prenant mes habitudes, que ce jour était différent. Des hommes s’en servaient, mais personne comme moi ! Je m’en suis servi tous les jours sans exception aucune et même quand il ne fonctionnait pas, souvent cela durait une semaine tout entière, je mangeais mes repas rincés, mais en aucun cas je n’aurais donné de mon modeste salaire à la cantine de la fabrique de vêtements. Sous aucun prétexte. Ces repas auraient pu reculer la date de mon départ de plusieurs semaines voire de plusieurs mois.

J’ai déposé mon écuelle dans le haut du réfrigérateur comme à mon habitude et descendu les marches tourbillonnantes en fer qui claquaient, comme prêtes à s’émietter sous chacun des pas des ouvriers qui les descendaient et finissaient pour la plupart par remonter en fin de journée. C’était une fabrique à esclaves dont une dizaine d’hommes étaient ressortis les pieds devant. C’était des suicidés du temps trop long dans nos ateliers dont la seule fenêtre était tellement sale qu’on aurait dit que la nuit tombait toute la journée. Les dernières heures de travail en étaient plus longues et monotones que si nous avions confectionné ces vêtements sous la houle froide ou le soleil caniculaire.

Pratiquement que des hommes. Assez rare pour souligner que dans cette entreprise ne venaient se réfugier que des hommes sans famille, des anciens prisonniers, des mauvais employés de bureau et, vers la fin, des immigrés clandestins, des Algériens, des Sénégalais. Les quelques femmes qui travaillaient dans l’usine étaient aux postes les plus pointus. Elles corrigeaient nos erreurs, mais ne nous adressaient que très rarement la parole si cela n’avait pas un lien direct avec la confection même. Elles avaient consenti un temps à déjeuner à la même table que les hommes puis elles avaient invoqué des comportements gênants et préféraient déjeuner à une table réservée à la gent féminine uniquement. Je ne savais pas si, en la matière, c’était une avancée ou un pas en arrière pour les droits de la femme. Longtemps, j’ai pensé qu’elles dénigraient le travail de leurs mères en refusant cette égalité qu’elles réclamaient tant et avaient obtenue à la suite de longs efforts. Après l’une des rares conversations que j’avais entretenues avec Annie, sans doute la plus douce des ouvrières qu’il fut donné à cette manufacture régionale, elle m’avait expliqué que leur droit était aussi de pouvoir circuler comme elles l’entendaient dans l’usine et de se protéger des regards obscènes qui les dévisageaient à longueur de journée. Je lui avais demandé si elle avait peur de moi. Elle ne m’avait pas répondu et était repartie à ses affaires tandis que ses alter ego in- justifiaient du regard cette courte entente cordiale entre collègues. Plusieurs jours, elle était restée un peu comme une paria de ses consœurs, mais n’ayant plus réengagé la conversation avec moi ni avec aucun autre, elles la ré- inclurent dans leur communauté qui n’avait pour passe d’entrée que le simple fait d’être une femme. Aucune sympathie, aucun comportement différent de la part des hommes n’auraient pu les faire changer d’avis. Ainsi, les femmes de cette usine avaient peur des hommes qui y travaillaient et s’éloignaient de nos actes probables en érigeant des barrières entre nous. Je ne comprenais toujours pas où était l’avancée pour ces femmes de recréer des distinctions même dans la peur du harcèlement. Le danger de quoi, d’ailleurs ? Celui des présupposés, j’imagine. Des hommes sans aucune autre forme de vie que la sienne à leurs côtés ont forcément des démons à cloîtrer et, malgré toutes les secondes chances que la société évoque, nous n’en étions pas pour le moins reclus d’une société informe à nos multiples usages.

Arrivé dans l’atelier qui paraissait sale à toute heure de la journée, je m’asseyais à ma dite place usuelle comme chacun et nous commencions notre labeur quotidien pour gagner, ou devrais- je plutôt dire, pour quêter notre salaire de chaque fin de mois. Les ventes n’avaient aucune incidence sur nos salaires et personne ne s’en plaignait. Tout le monde devait être comme moi, ravi d’avoir un emploi. L’enrichissement de mon patron ne me dérangeait pas tant que je ne perdais pas mon travail. Je ne pensais déjà plus le dernier jour. J’avais arrêté cette activité une vingtaine d’années auparavant. Du coup, je faisais du mieux que je pouvais pour ne pas réfléchir aux efforts maintenant surannés que me forçaient mes rêves, à la contrainte maladive de me lever chaque matin pour gagner le pain quotidien et rentrer chaque soir dans le repaire qui me servait à reposer mon corps usé, dans une répartition dont je n’étais encore qu’au début.

Chacun devait faire comme moi. Personne ne parlait. Les langues se déliaient à la pause de midi. La plupart d’entre eux étaient soumis à leurs actes passés, les anciens bandits, les mauvais élèves, les nouveaux Français. Je parlais peu. Je gardais ma concentration pour la suite de la journée. Souvent, la chaleur s’enfouissant de l’intérieur et ne trouvant pas d’échappatoire dans cette grande cave, l’odeur de la transpiration quotidienne d’une centaine d’hommes déjà pas tous très frais dès le matin et des quelques femmes en exil au fond de la pièce, se mêlait à l’odeur de l’huile pour les machines, le tout empestant autant que si nous avions travaillé dans les cuisines d’un restaurant où aucune hygiène alimentaire n’aurait jamais été respectée. On aurait dit une classe de bons commis tant les bruits des machines étaient les seuls échos que j’avais entendus durant ces années faites des règles semi- carcérales, des réprimandes puis des difficultés de compréhension à l’heure du déjeuner.

Quand 16 heures s’afficha sur le cadran de l’horloge ronde et banale de la grande salle, me vint enfin à l’esprit que la dernière heure se faisait. Me surprit alors un sentiment de carence et loin de l’amertume que j’avais cru dissimuler plutôt bien toutes ces années, se révéla en fait une morosité inattendue de laisser derrière moi ce qui avait été ma vie pour enfin me destiner à celle dont celle- là avait servi.

Je me refusais à toute hâte même si langoureusement l’angoisse de sortir de cette usine pour ne plus jamais revenir s’empara de moi, devant des collègues qui ne savaient pas que je destinais ma sortie comme étant la dernière. Je ne prévins personne. Peut- être cela aurait- il créé des passions, des jalousies mal contenues ? Ou au contraire m’aurait- on dissuadé de franchir une ultime fois cette porte, par peur de l’inconnu ?

Au son de l’alarme vicieuse, je suis resté assis une dizaine de minutes laissant tous les ouvriers se ruer vers l’escalier sur lequel on ne pouvait pas être plus de deux de peur de devenir le pauvre malheureux qu’on électrocute aux portes du paradis. Quand ils furent tous sortis, je fis une ronde du regard. Chaque parcelle d’établi de chaque ouvrier était soigneusement rangée pour la suite de leur labeur du lendemain. Des bouts de ficelle, de papier et de tissu, très peu pour ce dernier, jonchaient le sol comme chaque soir, la salle de travail laissait la preuve de la sueur de la journée se ramasser par la tranquillité rafraîchissante de la soirée. Avec l’habitude, j’eus l’impression que les machines fonctionnaient encore comme si le bruit du travail n’avait jamais cessé. Parfois, je les entends encore. Je m’approchai de la fenêtre qui, même extrêmement sale, quasiment opaque, m’avait servi d’échappatoire toutes ces années. J’étais encore de ce côté et l’escalier était un obstacle encore non franchi qui aurait pu être la pire des tragédies de ma vie, ne pas prendre la respiration nécessaire à la sortie du ventre de la mater alors que le cœur battait jusque- là. Mon cœur bat, mais si l’escalier arrête ma respiration, alors je serai mort- né.

La porte du bas de l’escalier claqua et je vis entrer la fraîcheur de la soirée, la femme de ménage. C’était la première fois que je voyais son visage. Nous partions toujours tellement vite que, personnellement, je n’avais jamais croisé son regard, ni vu son visage ou ses mains. Je la saluai et me dirigeai instamment vers mon établi pour récupérer mes affaires et la laisser à son labeur nocturne. Elle me salua à son tour et poursuivit en me demandant si j’avais passé une bonne journée.

- Oui.

J’étais tellement étonné que cette femme m’adresse la parole que je ne lui retournai pas la question. Visiblement, elle ne connaissait pas les coutumes des femmes de la fabrique qu’elle ne rencontrait probablement jamais non plus.

- Vous avez fini plus tard ce soir ?

Je laissai un temps astronomique entre ses mots et les miens, pour être sûr qu’elle me regardait bien à cet instant et qu’elle ne s’offusque pas si je répondais à une question qu’elle ne m’avait peut- être pas adressée. Elle répéta.

- Non, je suis resté pour être un peu seul.

- Ici ?

- Cela fait exactement 43 ans que je travaille dans cette usine et c’est la première fois que je vous vois. Ça fait combien de temps, vous ?

- 7 ans environ, je crois. 

Elle avait commencé à épousseter les grandes armoires qui renfermaient la matière première. Je n’avais rien rétorqué à sa réponse. Sept ans que ces lieux étaient communs à nos deux vies, mais dès que nous les quittions, ils ne gardaient aucune trace de notre passage. Un parmi tant d’autres, quarante- trois ans ou sept, ce lieu ne compte pas en ces termes. Ce lieu ne compte pas de toute façon ! Je laissais derrière moi des personnes qui resteraient à jamais inconnues. Je laissais des hommes se complaire dans leur vie égale et semblable. Je ne renie pas avoir partagé avec ces hommes la soumission et le labeur. Je ne renie pas non plus avoir passé plus du tiers de ma vie dans la platitude d’une vie sans excès, sans folie aucune, dans la prévision de tous les instants, des habitudes non désirées, des désirs jusqu’à présent frustrés. De l’alimentation la plus rudimentaire à l’économie cacochyme d’eau, d’électricité, de verbe. Je m’étais moi- même économisé toutes ces années. C’était sans doute cela, à l’époque, qui m’avait fait choisir cet emploi plutôt qu’un autre. Travailler à l’économie de pensée. Je m’asseyais et répétais les gestes quotidiens d’une monotonie lassante plus que d’une grande ardeur physique. Ce fut difficile à mes débuts, puis vint l’habitude de la douleur, si bien que je ne la sentis plus au bout des deux premières années. Bien sûr, je travaillais moins vite, mais je ne cherchais ni la gloire ni la reconnaissance.

Le labeur ne pouvait s’associer avec la vie que je convoitais. Cela aurait été antagonique. Comment vivre de ses rentes en travaillant ? Elles ne pouvaient se vivre en même temps par essence. Je finis par conclure que l’une devait servir l’autre, même si je m’étais volontiers privé de la première partie de mon existence. Finalement, je travaillais pour arrêter de travailler. Probablement fallait- il qu’il en soit ainsi pour que je puisse mieux apprécier la concrétisation de mon astreinte d’esprit les années durant ?

Je restai discuter plusieurs minutes avec Karen. Notre discussion ne fut pas d’un grand intérêt si ce n’est celui de découvrir le nouveau visage de cette ouvrière nocturne. Cette rencontre était le signe définitif que ce jour était bien différent des autres. Une élection au long cours avec une politique qui ne pouvait se mettre en œuvre qu’au fil d’une longue abstraction contenue. Après avoir partagé mon départ avec Karen autour de quelques mots sur la météo et le manque d’humanité des locaux dont nous avons cherché un moment une couleur autre que le gris sali des années de la non- réfection des murs secs, je la saluai ce coup- ci pour lui dire adieu, la remerciant pour la compagnie imprévue et agréable d’une rencontre sans lendemain qui me marquerait toute ma vie.

Je montai les tourbillons journaliers, me trahissant d’un ultime regard devant la façade triangulaire ocre et grise, qui renferma quarante- trois ans comme un couvercle retenant la condensation du fruit de mon labeur, ma vie. Je suis certainement plus essoré qu’avant. Elle m’aura vidé de toute mon eau, je n’ose dire de mon âme que j’avais essayé de garder intacte tout ce temps, mais comment pourrais- je affirmer que cela ne changeait en rien ma conception de ma prochaine vie ? Je restai le temps d’avoir ces pensées puis tournai les talons en direction de ma niche humaine qui augurait le tour prédestiné de la quitter aussi.

Chez le notaire

Le lendemain matin, je me levai pour assister à l’entretien avec M. Castellade ; entretien que j’avais réussi à obtenir en appelant comme prévu, tard dans la soirée. J’étais tombé de nouveau sur le majordome, qui ne m’avait donné aucune nouvelle indication sur le prix de la maison comme je l’aurais voulu. Je m’étais donc obligé à rester éveillé une majeure partie de la nuit, à tenter d’estimer la maison avant les négociations. Je n’avais pas internet, c’était une dépense coûteuse et inutile. J’avais récupéré le nécessaire dans ma pièce des divertissements, celle où je rangeais notamment les prospectus d’agences immobilières. Ceux- là étaient les mieux rangés. Quarante ans de cumul de ces prospectus. Toutes ces années, les photos des devantures et des intérieurs (les salons, les chambres, la salle de bain, parfois des jardins mal entretenus) qui figuraient dans ces prospectus ne m’alléchaient pas. Ces prospectus m’aidaient à rêver. Ils avaient sur moi le même effet que l’unique fenêtre de la fabrique. Malgré la transparence des images, je n’avais de cesse d’imaginer ce qui pouvait se passer à l’intérieur. Derrière la fenêtre sale de l’usine, il y avait cette nuit blanche. J’avais donc passé la majeure partie de la nuit à comparer mes souvenirs de la journée aux diverses résidences proposées dans le Figaro et autres propositions de valeur des agences immobilières de luxe. Un million était un minimum, mais elle pouvait autant en valoir dix. Même en examinant tous les détails, il y avait toujours un champ de sélection qui déterminait un autre prix. Le lieu de la résidence, la conjoncture étant variable, ne m’indiquait rien ; l’année de celle- ci, plus elle était vieille plus elle était chère, il en allait de même avec les résidences neuves faites de panneaux solaires et de tout le confort actuel et le prix des souvenirs de tous les habitants qui s’y succédèrent.

À mon réveil, je rangeai le désordre que j’avais moi- même installé la nuit dans la pièce qui servait de refuge à mes rêves. Je dormais d’ordinaire dans le salon qui était adjoint à la minuscule cuisine qui ne contenait que deux plaques de cuisson de gaz, un réfrigérateur assorti d’un coin congélation au- dessus et six placards. Deux posés au- dessus de l’évier, idem en dessous et les deux derniers installés sous la table où je prenais tous mes repas et qui servait également de plan de travail pour cuisiner ou de bureau lorsque je remplissais mes papiers.

Je me dirigeai vers la salle de bain après avoir fini de remettre de l’ordre pour filer au plus vite à mon rendez- vous avec M. Castellade. La salle de bain était combinée avec les toilettes. J’avais vécu dans la nécessité toutes ces années et il ne suffisait que d’une mince douche, d’un lavabo et de toilettes, même vétustes, pour que je subsiste jusque- là. Les changer aurait encore été une dépense superflue puisqu’il n’aurait fait que servir le propriétaire de cet endroit. Je préférais récolter soigneusement de l’eau de pluie pour évacuer mes urines, mes défections et mes vomissements plutôt que de verser une somme pour faire ce qu’il y avait de plus naturel et que je considérais donc comme des dispositions pouvant être attribuées par l’État comme la nourriture de base, les impôts locaux et les cercueils.

Je fis un détour par la cuisine et coupai un morceau de pain un peu sec, l’enfilai dans ma bouche et partis avec un contentement non restreint, mais surtout avec l’appréhension de mon futur entretien avec l’homme qui jugerait bon ou pas de me laisser sa maison après d’âpres discussions, j’en étais certain.

J’arrivai. Devant moi, la haute maison me paraissait plus austère que le jour précédent. C’était sans doute dû à toutes les images que j’avais gardées de la nuit où j’avais vu les plus belles villas de France dans des cadres merveilleux, des formes géométriques, des propriétés du XVIIe rénovées, des pierres rouges formant une terrasse avec vue sur piscine, des résidences plain- pied cachées par de merveilleux arbres et des sapins des landes, des contemporaines aux lignes épurées, des bastides du XVIIIe dans les Bouches- du- Rhône mises en vente aux enchères publiques, d’anciens moulins rénovés dans le Lot, des pool- house, d’anciennes fermes restaurées, des bastides provençales et des mas restaurés dans la Drôme, des propriétés pieds dans l’eau et des propriétés du XVIe. J’avais devant moi une demeure haute et bourgeoise. Le large escalier que j’avais laissé hier me semblait avoir moins de marches et les deux portes de l’entrée, sur l’une desquelles je m’apprêtais à frapper, étaient moins hautes aussi. J’avais peur que la déception ne m’envahisse complètement quand le majordome ouvrirait la porte et que je reverrais le balcon qui mène aux coulisses. Sera- t- il devenu un pauvre espace entre deux couloirs qui se rejoignent déjà par le fond alors que cela était inutile ? Il pourrait y avoir un mur et j’y accrocherais un tableau immense. Le majordome aura- t- il perdu du poids lui aussi et sera- t- il donc moins sympathique qu’hier ?

J’attrapai la cloche à pleine poignée et la secouai de toutes les forces que la manufacture m’avait laissées. J’attendis un instant et je recommençai dans l’idée que la grandeur de la maison et l’épaisseur des portes ne laissaient pas filtrer les bruits de l’extérieur. La porte de droite s’ouvrit lentement, je jetai un coup d’œil et tombai sur le majordome m’ordonnant d’entrer. Il m’enquit de lui laisser mon pardessus, le plus neuf que j’avais. Je le lui laissai et le suivis après avoir monté les escaliers, dans l’un des couloirs. Le majordome me pressa tellement que je n’eus pas le temps de regarder autre chose que les marches. Ce n’était pas forcément plus mal que cela se passe ainsi. J’avais peur que mon regard ne dévisse encore l’un des subterfuges de cette maison que j’avais cru percevoir. Il faudrait que je revoie l’entrée probablement et toutes les pièces que je n’avais pas encore vues. Quoiqu’il en serait de la prochaine visite, cette maison était quand même idéale à mes rêves. L’anxiété probablement me faisait la renier, la haïr avant qu’elle ne me rejette, par le biais de la voix de M. Castellade. Nous nous arrêtâmes devant une porte, le majordome se retourna et me dit :

- Vous êtes prêt ?

Sa question était pernicieuse : soit elle ne voulait rien dire d’autre que de savoir si j’étais apte à entrer en discussion pour acquérir cette maison, soit il me mettait en garde contre un homme peu respectueux et de mauvaise humanité ou encore contre un éventuel refus dont il avait déjà connaissance et que j’entrais pour amuser son patron. L’expression de son visage ne révélait rien contrairement à notre première rencontre durant laquelle il m’avait paru plutôt sympathique, à tel point que j’eus l’impression à ces défunts instants d’avoir pris l’ascendant sur lui. Contrairement au jour précédent, j’avais répondu à sa question que je n’avais pas laissée en suspens comme dans mon hautaine manière d’hier. Je pensais aussi que son inexpression avait un rapport avec notre rencontre de la veille. Il était aussi dodu, pourtant. Il ouvrit la porte en bois lourd, je le vis à sa manière de la pousser et au bruit sourd que l’épaisseur de celle- ci fit quand elle se referma derrière moi.

L’homme était debout devant la grande fenêtre qui donnait sur le jardin- sortie des artistes à moins qu’il ne fût aujourd’hui le jardin- sortie de secours. Il ne se retourna pas immédiatement. J’en profitai pour décrypter les vêtements qu’il portait. Il était habillé de noir et de marron. Je ne pouvais pas vraiment décrire le tissu que j’avais rarement vu dans ma vie à part dans les boutiques qui me prenaient comme un otage alors même que je marchais la tête baissée dans la rue pour ne pas que la société de consommation ne m’invite à faire tourner l’économie de ce pays. J’aime autant que la ronde financière termine sa course dans mes poches. La douceur de son pantalon chatoyait jusque dans le fond de la pièce où je me trouvais encore. Il portait un trois- pièces de haute couture dont je ne voyais que le pantalon noir, justement coupé sur des chaussons qui semblaient de la même matière que la veste. Il regardait constamment dehors comme s’il ne m’avait pas entendu entrer. Je regardai alors autour de moi et vis les nombreux objets que cet homme semblait aimer accumuler comme j’accumulais les vieux prospectus et les livres, les autocollants et les magnétiques, et tout ce qu’on arrivait à me donner et que je gardais sans exception, qu’ils viennent à me servir ou qu’ils remplissent mon habitat, ma vie, mes vicissitudes.

Dans cette pièce, il y avait un bureau de grande classe avec des objets qui servaient à tout. Un presse- papier, une rangée de stylos à plume, debout les uns à côté des autres ; proche du bureau, un globe ancien sur pied, deux statuettes posées à même le sol, deux femmes identiques, les bras relevés, les mains se tenant la tête. Leurs traits étaient très expressifs, mais peu détaillés. Une grosse bouche, des yeux enfoncés qui assombrissaient leur regard, leur corps un peu cassé par on ne sait quelle nouvelle. Entre le mouvement d’une danse sculptée et figée dans le bois lascif. Probablement, le souvenir d’un voyage. Il se retourna et se dirigea vers son bureau puis tourna la tête. Je crois maintenant qu’il ne m’avait vraiment pas vu. Il s’arrêta net et changea de direction pour venir vers moi. Il me tendit sa main avec une nature calme, la même avec laquelle il avait avancé jusque- là, le regard empathique, presque bienveillant, quand il me vit dans le fond de sa pièce. Je lui serrai la main et le suivis jusqu’à son bureau où il m’invita silencieusement par un geste d’ouverture sur le reste de la pièce, mais dans la direction très précise du bureau où je l’avais interrompu, semble- t- il, dans ses pensées. À quoi pouvait- il bien penser ? Peut- être que l’entretien qu’il me dédiait lui évoquait la fin proche de l’occupation de cet endroit ? Ou alors se préparait- il pour donner les meilleurs arguments pour en tirer le meilleur prix ? Et peut- être même qu’il ne pensait qu’à sa prochaine maison, probablement plus belle que celle- ci et qu’il avait hâte que j’arrive pour en finir ? Si en deux jours, elle avait déjà rétréci à mes yeux, j’osais m’imaginer que s’il avait vécu ici des années, il ne la trouvait forcément que trop petite pour ses nouvelles ambitions ? Allais- je, moi aussi, me lasser de cette maison au fur et à mesure des années ?

Je m’assis. Il en fit de même. J’attendis dans un calme naturel qu’il entame la conversation, ce qu’il fit.

- Alors, vous avez visité ma maison ?

Il avait été direct et semblait parler sans ambages au ton de sa voix et de l’assurance avec laquelle il s’était assis et avait entonné le début de sa phrase. Je répondis par l’affirmative sans rien ajouter d’autre, laissant pourtant mes lèvres dans une attente et une paralysie inattendue. Il était temps, pourtant, que je prenne la suite de la conversation avant qu’il ne me demande combien j’étais prêt à mettre. Je ne savais pas quels termes utiliser pour bien négocier et la peur qu’il capte mon manque de connaissance que je me traînais, me paralysa la bouche. Ce genre d’information n’était pas indiqué sur les plaquettes des agences immobilières. Il reprit :

- Vous avez vu ce temps merveilleux ? C’est une belle journée pour négocier avec un nouvel ami.

Il se leva et s’approcha d’une desserte en fer qui semblait venir du Moyen- Orient. Il se servit un verre de whisky et m’en proposa un.

- Je vous sers un scotch ?

- Avec plaisir, merci Monsieur.

Il revint s’asseoir de l’autre côté de son bureau et me tendit le verre.

Nous trinquâmes et bûmes chacun une bonne gorgée de breuvage asséchant qu’il nous avait servi. J’avais accepté par respect et par amitié plus que pour le goût insipide et piquant de l’alcool. Il me regardait toujours avec son regard bienfaisant qu’il avait dû échanger avec le maître d’hôtel durant la nuit. Je me lançai enfin :

- Alors mon bon monsieur, vous ne m’avez pas dit combien vous en voulez de cette charmante maison ?

- Quel est votre budget exactement ?

Comment lui faire remarquer poliment que j’avais posé ma question le premier et qu’il était normal qu’il fût le premier à répondre ? Me voilà dans une impasse. Soit je suis impoli, soit j’ai peur de répondre et puis je sais que je n’ai pas l’avantage dans cette histoire. Je lui répondis que mon budget était variable et qu’il ne dépendait que de la nécessité de dépenser vaille son prix.

- Voulez- vous que nous visitions ensemble ?

Il m’asséna de questions et n’avait toujours pas répondu à mes attentes.

- Et vous, combien la vendez- vous ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, du prix que vous voulez en tirer.

- Visitons d’abord.

- Non, j’aime autant savoir si je visite pour le prix que vous m’annoncez ou si cela n’en vaut pas la peine.

Je m’étonnai de mon aplomb et je trouvai même que mes questions étaient plus que légitimes. J’adoptai une attitude de recul. Je lui expliquai que je n’étais pas un négociateur, en cela je ne mentais pas et cela me permit de lui livrer une part de ma peur tout en assurance. Je continuai en lui expliquant succinctement et avec les mots les plus neutres et faciles, les mots simples qui venaient comme tous les jours que je la prendrais ou pas au prix annoncé et que la négociation ne m’intéressait pas. Soit il connaissait sa valeur, soit je trouvais un autre propriétaire prêt à céder la sienne, qui saura ce qu’il veut tirer de ses propres biens. Peut- être n’était- il pas dans cet esprit de négociation ? Il n’appréhendait peut- être pas notre rencontre et me posait des questions avec de bonnes intentions ? C’est vrai, nous étions amis comme il me l’avait dit, à l’instant. En quarante- trois ans de manufacture, personne ne m’avait jamais avoué son amitié en un regard et avec un verre de bon scotch, nous devenions des êtres que tout rapprochait. Il ne fallait pas que je fasse fuir ce nouvel ami, le seul, à cause de mes propres appréhensions. Je redoutais maintenant qu’il renie cette amitié naissante. Il me répondit par un sourire avenant, accompagné d’un bout de papier qu’il me fit glisser sur le bureau. 900 000. Il l’avait souligné, ce qui m’irrita un peu, comme si le soulignement était une fin en soi et qu’il n’y avait plus rien à redire après cela. Je regardai l’homme, sceptique :

- Allons visiter.

Nous nous levâmes et partîmes dans les antres de la maison qui seraient forcément décevants puisque je m’étais imaginé cette maison parfaite et irréprochable depuis la première fois. Je décidai également d’être plus gentil avec mon nouvel ami et de soigner mon ton pour qu’il me garde dans ses bonnes dispositions.