La Machine à Assassiner - Gaston Leroux - E-Book

La Machine à Assassiner E-Book

Gastón Leroux

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Beschreibung

Après les aventures décrites dans La Poupée sanglante, la peur s'abat à nouveau sur Paris. Alors que le relieur d'art Bénédict Masson a été guillotiné pour avoir tué de nombreuses femmes, les mystères continuent. Bénédict Masson avait toujours clamé son innocence, qu'en est-il maintenant après sa mort ? La Machine à Assassiner est la suite directe de La Poupée sanglante de Gaston Leroux. On y retrouve le même mélange d'aventures, d'intrigue policière, de fantastique que dans la première partie. Et le tout écrit avec la même poésie noire. Un chef-d'oeuvre injustement oublié.

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La Machine à Assassiner

Avant-proposChapitre 1 - La « camomille » de mademoiselle BarescatChapitre 2 - Où, pour son malheur, mademoiselle Barescat, mercière, voit enfin Gabriel de prèsChapitre 3 - Où le courage de M. Birouste trouve encore l’occasion de se manifesterChapitre 4 - Aventure survenue à M. Lavieuville, marguillierChapitre 5 - Aventure survenue à M. Flottard, rôtisseur à PontoiseChapitre 6 - Une nouvelle qui répand la terreur…Chapitre 7 - Un singulier pensionnaireChapitre 8 - Ce que le vieux Norbert et Jacques Cotentin trouvèrent dans la sinistre demeure de Corbillères-les-EauxChapitre 9 - Gabriel et ChristineChapitre 10 - Un coup de marteau sur le crâne de M. Bessières, directeur de la sûreté généraleChapitre 11 - La poupée sanglanteChapitre 12 - La capitale s’agiteChapitre 13 - Ce que dit le professeur ThuillierChapitre 14 - Paris « pique »Chapitre 15 - Sur la pisteChapitre 16 - Idylle dans les neigesChapitre 17 - Oh ! j’ai froid, d’un froid de glace !Chapitre 18 - Un nouvel article signé XXXChapitre 19 - Derniers festins… derniers soupirs…Chapitre 20 - Une séance mémorable à l’InstitutChapitre 21 - Un coup de maître de M. Lebouc et ce qui s’ensuivitChapitre 22 - Une rencontre à l’Arbre-VertChapitre 23 - Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantesChapitre 24 - « Alas poor Gabriel ! »Page de copyright

Avant-propos

« La machine à assassiner ! » quelle est cette invention nouvelle ? et le besoin s’en faisait-il réellement sentir ?

Il ne s’agit peut-être, après tout, que de cette vieille invention, sortie des mains de Dieu, aux plus beaux jours d’Éden, et qui devait s’appeler : l’Homme !

En vérité, l’Histoire, depuis ses premières empreintes aux parois des cavernes jusqu’aux plus récents rayons de nos bibliothèques, est là pour attester que l’on n’a point encore trouvé de meilleure mécanique à répandre le sang !

Vouloir faire mieux que le Créateur, c’est là le fait d’un génie diabolique, une nouvelle forme de la lutte éternelle entre le Prince des lumières et celui des ténèbres !

Le Malin se glisse où il veut ! Pour ceux qui ont lu La Poupée sanglante qui est à l’origine de ce récit, il ne peut faire de doute qu’il ait élu domicile dans la boutique du vieil horloger de l’Île-Saint-Louis, ni que ce soit lui qui anime de ses maléfices le triple mystère qui, dans cet antique quartier, tout gris encore de la poussière des siècles, met aux prises, d’une part : l’inquiétante famille du vieux Norbert, lequel passe pour chercher le mouvement perpétuel, aidé de sa fille, la belle Christine, et de son neveu, le prosecteur Jacques Cotentin, – et, d’autre part : le marquis de Coulteray, cet être éternellement jeune, qui a quarante ou deux cents ans, on ne sait au juste, et qui fait, à côté de la marquise, sa femme (si pâle et toujours agonisante), une singulière figure d’empouse, – vieux mot qui, dans le langage satanique, désigne les vampires, tout simplement, – enfin, en troisième lieu : le terrible Bénédict Masson, le relieur d’art de la rue du Saint-Sacrement, qui vient d’être condamné à mort et exécuté pour avoir brûlé dans son poêle, une demi-douzaine de jeunes et jolies femmes – au moins !

Et, à ce propos, il convient de citer ici la dernière phrase du volume précédent, intitulé La Poupée sanglante. L’auteur avait traité de « sublime » l’aventure de Bénédict Masson. En quoi donc pouvait être sublime une aventure qui conduisit son héros à une mort aussi ignominieuse ? – « En ce que cette aventure, répliquait l’auteur, ne faisait que commencer… » Voilà des lignes qui, s’appliquant à un homme qui vient d’avoir la tête tranchée, apparaissent bien étranges… Aussi n’a-t-il pas moins fallu d’un second volume que voici et que nous appelons : La Machine à assassiner, pour qu’elles soient expliquées d’une façon peut-être redoutable, mais à coup sûr, normale…

… Normale, car nous avons la Science avec nous qui nous protège, nous soutient, nous encourage dans cette incursion vertigineuse aux bords du Grand Abîme…

– La Science, dites-vous ?… Tout à l’heure, vous parliez de Satan ?… Satan ?…

– Eh bien ?… eh bien ?… eh bien ?… Peut-être s’entendra-t-on un jour sur le nom qu’il faut donner à tout ce qui nous éloigne de la Candeur Première…

Chapitre 1 - La « camomille » de mademoiselle Barescat

Voici une petite rue paisible, endormie depuis deux siècles, où le plus gros événement de la journée pour certains fossiles qui achèvent de sécher derrière la porte de leur boutique ou les rideaux de leur fenêtre est un couple de touristes égarés qui passe, une visite inattendue chez le voisin, la sortie inopinée d’une jeune personne qui a mis une toilette neuve, les stations répétées de « la demoiselle de l’horloger » chez le relieur d’art, et, tout à coup, ce quartier apprend que le relieur d’art est arrêté pour avoir chauffé son poêle avec une demi-douzaine de pauvres femmes qui s’en sont ainsi allées en fumée et qu’il a été surpris dans sa besogne d’enfer par cette même demoiselle de l’horloger qui n’a dû qu’à un miracle d’échapper au sort qui l’attendait !

Il n’est certes point difficile d’imaginer la perturbation apportée dans les mœurs et les habitudes de ce coin de l’Île-Saint-Louis et, particulièrement, dans la société de Mlle Barescat, mercière, par ce drame épouvantable.

Du quai de Béthune à l’Estacade, on vivait sous le « régime de la terreur »… comme disait Mme Langlois, ex-femme de ménage de cet affreux Bénédict.

Le commerce de la serrurerie avait fait, dans l’Île-Saint-Louis, de brillantes affaires, pendant les mois qui s’étaient écoulés entre l’arrestation et l’exécution de Bénédict Masson. Il n’y eut jamais tant de verrous aux portes et jamais les portes ne furent mieux fermées la nuit.

Par peur de quoi ? Que Bénédict Masson ne s’échappât ?…

Peut-être, mais il y avait aussi autre chose…

Personne n’allait plus chez l’horloger depuis que le bruit s’était précisé que, de ce côté, il y avait encore « un sacré mystère ! » (selon l’expression de M. Birouste, herboriste)… « un sacré mystère que le procès du relieur n’avait nullement éclairci ».

Les uns parlaient à mi-voix d’un séquestré ; les autres (comme M. Birouste) assuraient qu’il s’agissait d’un malade tout à fait exceptionnel que le prosecteur, aidé de l’horloger et de sa fille, traitait d’une façon non moins exceptionnelle et il ajoutait :

« S’il est bien gardé, c’est qu’il est peut-être dangereux… je ne puis vous dire qu’une chose, c’est que je sais que le prosecteur lui travaille le crâne !… Souhaitons pour le quartier qu’il ne s’échappe pas ! »

Comme on le voit, les propos de M. Birouste n’étaient point rassurants dans un moment où l’Île-Saint-Louis n’avait vraiment pas besoin qu’on lui apportât de nouveaux sujets d’inquiétude.

Cependant, l’exécution de Bénédict Masson, à Melun, avait calmé bien des nerfs… Certaines arrière-boutiques revirent peu à peu leurs réunions du soir et c’est ainsi que nous allons pouvoir assister « à la camomille » de Mlle Barescat qui était servie le mercredi et le samedi, à domicile, quand les neuf coups de l’heure avaient sonné à Saint-Louis-en-l’Île.

Ce ne fut pas sa plus brillante « camomille »… Il n’y vint que trois personnes « pour y faire honneur », mais l’événement qui s’y produisit, par son importance immédiate et par ses conséquences incalculables, en fit certainement une « camomille » historique…

M. Birouste, le voisin immédiat de Mlle Barescat et qui, justement en sa qualité d’herboriste, lui procurait sa camomille à prix réduit, se présenta le premier. Il fut bientôt suivi de Mme Camus, la loueuse de chaises, une protégée de M. Lavieuville, marguillier, un personnage d’importance ; mais, ce soir-là, le principal ornement de cette petite réunion fut, sans contredit, Mme Langlois elle-même.

Mme Langlois, comme nous avons pu en juger déjà, quoique femme de ménage, n’était point « la première venue » ; elle avait eu une situation. Après avoir été demoiselle de magasin, elle s’était mariée et avait dirigé une petite entreprise de modes où elle avait promptement fait faillite, fort honnêtement du reste, et elle travaillait depuis la mort de son mari comme une mercenaire, « mais le front haut », pour désintéresser ses derniers créanciers et retrouver son bonheur perdu ! Ce César Birotteau femelle était restée volontairement dans le quartier qui avait vu sa déconfiture, pour qu’il assistât à ses efforts de fourmi et, s’il plaisait à Dieu, à son triomphe.

Avant cette terrible affaire de Bénédict Masson, de qui elle avait épousseté si longtemps le pauvre mobilier, elle avait l’estime du quartier. Pour la retrouver tout entière et prouver qu’elle était la première à se réjouir du châtiment suprême qui attendait le monstre, elle avait eu le courage, elle, faible femme, d’aller à Melun (renseignée exactement qu’elle avait été sur le jour de l’exécution par M. Lavieuville, chez qui elle travaillait deux heures par jour, pour le gros ouvrage, et qui était intime avec « un gros bonnet » du parquet). Elle était donc allée à Melun, où elle avait assisté (au premier rang, disait-elle) au supplice du Barbe-Bleue de Corbillères.

L’héroïsme qu’elle avait montré en cette circonstance et le récit qu’elle avait fourni (de visu) d’un événement si impatiemment attendu, l’avaient presque mise « à la mode », si bien qu’il ne faut pas s’étonner de ce que Mlle Barescat l’eût priée, ce soir-là, « à sa camomille »…

Aussi bien chacun lui fit fête et il n’est point jusqu’au chat de la mercière qui ne l’accueillit de son plus agréable ronron…

Maintenant il est neuf heures et demie et nous approchons de la minute historique.

« Ma foi, je ne sais pas si nous aurons le bonheur de « posséder » ce soir M. Tannegrin, prononça Mlle Barescat, mais nous ne l’attendrons pas plus longtemps. Tant pis pour les retardataires. Qui veut de ma camomille ?

– Dommage ! fit entendre Mme Camus, la loueuse de chaises, car celui-là est toujours rigolo… Mais, par le froid qu’il fait, il doit avoir son rhumatisme… »

Quand on eut ainsi donné un souvenir à M. Tannegrin, ancien clerc d’huissier, défenseur officieux près de la justice et diseur, au dessert, de monologues, on fit fête à la camomille de Mlle Barescat qu’elle savait agrémenter « d’un rien d’anis étoilé », ce qui en faisait, suivant l’appréciation de la loueuse de chaises, « un breuvage exquis » !

« Le thé énerve et empêche de dormir, disait Mlle Barescat, tandis que la camomille est digestive et bonne pour l’intestin !… quant à l’anis étoilé…

– Nom vulgaire de la badiane, laissa tomber la voix grave de M. Birouste, l’herboriste, plante de la famille des magnoliacées, antispasmodique, galactalogue, stimulante, à recommander pour les flatulences…

– Ah ! vous voilà toujours avec vos grands mots, vous ! releva Mme Camus, qui regrettait l’absence de M. Tannegrin, le diseur de monologues.

– Sans compter que c’est avec ça que l’on fabrique l’anisette ! repartit M. Birouste, qui était un véritable puits de science.

– L’anisette ! j’ai toujours aimé ça, moi », proclama Mme Langlois, qui n’avait encore rien dit.

Elle se rendait parfaitement compte de son importance et savait combien ses paroles étaient attendues. Aussi elle se réservait. Elle se faisait prier pour raconter l’exécution de Melun comme une demoiselle de l’ancienne petite bourgeoisie pour se mettre au piano.

Enfin, sur la prière de tous, elle se décida. Elle raconta ce voyage héroïque dans tous ses détails. Elle n’oublia rien. Avec un mot de M. Lavieuville, elle était allée tout de suite chez l’avocat général « qu’elle avait trouvé encore au lit » et qui l’avait recommandée au capitaine de gendarmerie, lequel l’avait placée au premier rang et qui l’avait reçue dans ses bras, quand le couteau était tombé, car alors, elle était « plus morte que vive ».

« Lui aussi ! fit M. Birouste.

– Quoi ? Lui aussi ?…

– Eh bien, lui aussi, il était plus mort que vif !…

– Pensez-vous ! un capitaine de gendarmerie !…

– Non ! non ! je parle du guillotiné…

– Ah ! bien ! il ne s’agit que de s’entendre !… Avec vous, on ne sait jamais !…

– Oui, il est toujours un peu « prince sans rire », ce Birouste !… fit Mme Camus, qui ne l’aimait pas…

– Alors, vous avez eu le courage, comme ça, de le regarder bien en face ! questionna Mlle Barescat… reste tranquille, Mysti !… Je ne sais pas ce qu’il a ce soir (le chat), mais il ne tient pas en place et il est comme un crin !

– Oui, mademoiselle Barescat, je l’ai regardé bien en face !… et nos yeux se sont croisés !… et il m’a reconnue !… Ah ! nous nous en sommes dit des choses dans ce moment-là !… Il ne s’en vantera pas, je vous prie de le croire !…

– Il y a des chances ! acquiesça M. Birouste.

– Oh ! avec vous il n’y a pas moyen de causer ! gémit Mme Camus. Laissez-la donc ! nous ne saurons rien si vous l’interrompez tout le temps !

– Pendant ce temps-là, M. Birouste était bien tranquille dans son lit ! fit remarquer avec un sourire acide Mme Langlois.

– Avez-vous eu des renseignements particuliers sur ses derniers moments, sur le réveil dans la prison, par exemple, se hâta de demander Mlle Barescat, qui savait qu’il était de son devoir d’empêcher qu’autour de sa camomille la discussion ne s’envenimât.

– Ah ! ma chère mademoiselle, ne m’en parlez pas ! Quand on l’a réveillé (car il dormait comme un loir) il a dit : « Eh bien, vrai ! ça n’est pas trop tôt ! » Et ce qu’il a passé à la justice !… Ce qu’il a pris pour son rhume, l’avocat général…

– L’avocat général était enrhumé ? demanda M. Birouste.

– Oh ! vous ! s’écria Mme Camus, indignée, vous êtes plus cynique que l’autre ! Ces gens-là on devrait les guillotiner deux fois !

– Merci ! fit M. Birouste.

– Mais je ne parle pas de vous ! Vous croyez qu’on ne pense qu’à vous. Je dis que des gens comme ce Bénédict…

– Avez-vous lu les vers qu’il a laissés pour la Christine ? interrompit Mlle Barescat.

– Oui, j’ai lu ça dans les journaux, répondit Mme Langlois, mais moi aussi, j’en ai des vers !… des vers de sa main !…

– Non !…

– Si !… Tenez ! je les ai apportés !… Comprenez !… c’est un souvenir !… une affaire pareille !… Sans compter qu’on me les paierait cher !… Je les ai chipés dans son buvard, la dernière fois que « j’ai fait » son bureau… C’étaient encore des vers pour la Christine, lisez !…

– Oh ! que c’est drôle ! » s’écrièrent d’une même voix Mlle Barescat et Mme Camus.

En effet, Mme Langlois sortait de son sac un papier qu’elle dépliait et qui présentait des lignées inégales – preuve que c’étaient des vers – mais d’une écriture extraordinaire, faite de lettres énormes qui semblaient se combattre ou se confondre dans un chaos multicolore, car telle lettre était verte, telle autre rouge ou bleue, ou jaune, et il y avait autour de tout cela de fulgurants paraphes violets. Les manuscrits de Barbey d’Aurevilly, à côté de ceux-ci, étaient d’un enfant bien sage. Et ils lurent :

« J’ai ramassé mes péchés… (les invités : ce n’est pas ce qui lui manquait !)… je les ai mis devant moi et j’ai pleuré ! (il pouvait ! il pouvait !)

« Une caravane partait pour le ciel ; j’ai endossé mes péchés et je l’ai suivie. Mais un ange m’est apparu et m’a dit : « Où vas-tu si piteusement ? Avec ce fardeau dont tu es chargé, tu n’arriveras jamais au Paradis ! »

« Et l’ange Christine m’a aidé à le porter, cet horrible fardeau ! »

« Eh bien ! c’est du propre ! Il n’y a plus rien à dire !… conclut Mlle Barescat. Elle l’a aidé à aller en paradis ! compris !

– Et cette écriture, je la reverrai toute ma vie, proclama Mme Camus.

– C’est une écriture d’assassin !… prononça M. Birouste qui avait mis ses lunettes.

– Ah ! encore un mot ! dit Mme Langlois en rangeant précieusement son manuscrit… Vous savez que l’École de médecine a réclamé sa tête !…

– Oui ! on l’a dit dans les journaux !…

– Et vous ne savez pas qui l’a emportée !…

– Non !

– Un garçon qui n’est pas tout à fait inconnu dans le quartier… Ah ! je l’ai bien reconnu, allez !… Il était planté à la porte du cimetière comme s’il avait déjà peur qu’on lui chipe sa marchandise !…

– Je parie que c’est Baptiste !… s’écria M. Birouste.

– Qui est-ce, Baptiste ? demanda Mlle Barescat.

– Eh ! le garçon d’amphithéâtre dont je vous ai parlé… l’aide de Jacques Cotentin !…

– Ah ! mais, je me rappelle ! s’écria à son tour Mlle Barescat… cet être répugnant qui avait toujours une grande boîte sous le bras quand il venait le soir chez l’horloger.

– Juste !

– Eh bien, je vais vous dire… continua Mlle Barescat… la dernière fois que je l’ai aperçu, c’était le jour même qu’on venait d’exécuter le Bénédict ! Il pouvait être neuf heures et demie… peut-être un peu plus !… une auto s’est arrêtée devant la porte de l’horloger… vous pensez si je m’en souviens !… ça n’arrive pas tous les jours, une auto devant la porte des Norbert… et cet homme-là en est descendu !… L’auto est repartie tout de suite… La porte de l’horloger s’était ouverte et « le carabin » de la Christine, qui semblait attendre le Baptiste, lui a pris aussitôt la boîte qu’il apportait… la porte s’est refermée… Attendez !… attendez !… c’est depuis ce jour-là, du reste, qu’on n’a plus ôté les volets de la boutique… c’est comme une tombe maintenant, cette maison-là !…

– Oui !… fit la voix grave de M. Birouste… le mystère continue… »

Il y eut un silence… et puis Mlle Barescat :

« Enfin ! qu’est-ce que vous pensez de tout ça, vous, monsieur Birouste ?

– Je ne pense pas, déclara solennellement M. Birouste, je réfléchis !…

– Enfin, parlez-vous sérieusement, oui ou non ?

– Très sérieusement… je ne sais que penser parce que je réfléchis !…

– Enfin, votre idée, vous, madame Langlois ? demanda Mme Camus… M. Birouste se moque toujours de nous.

– Vous êtes bien sûre, mademoiselle Barescat, demanda Mme Langlois, que ces choses se passaient le matin même de l’exécution ?…

– Sûre comme je vous vois !

– Et ce Baptiste avait sa boîte sous le bras ?

– Je vous le dis…

– C’est que là-bas, aussi, à Melun, il tenait sa boîte sous le bras !…

– Ça serait donc qu’il aurait apporté la tête au « prosecteur » ! s’écria Mme Camus.

– On ne sait jamais avec des carabins !… déclara péremptoirement Mme Langlois… moi, j’ai fait le ménage d’un interne de la Pitié… eh bien, il n’y avait que des têtes de mort sur son bureau… Il s’en servait comme de presse-papiers !… de vraies têtes de mort !… On a beau être carabin ! Des sacrilèges pareils, ça devrait être défendu !…

– Vous parlez comme des enfants ! » prononça alors M. Birouste ; et elles se turent toutes trois car, au ton dont cela avait été dit, elles avaient compris que M. Birouste ne plaisantait plus et parlait, lui, comme un homme, comme un homme qui avait quelque chose à dire, et voici ce qu’il dit :

« La science n’est faite que de ces sacrilèges-là !… »

Nous ne pensons calomnier personne en avançant que M. Birouste était un petit esprit. Nous ne parlons, bien entendu, que de cet herboriste-là, car nous connaissons des herboristes qui sont des esprits remarquables, mais M. Birouste était un petit esprit.

Plus que l’épicier, pas autant que le pharmacien, la nature lui avait créé une position mixte entre les deux règnes. À lui la casse et le séné, la rhubarbe et le jalap, le bouillon blanc et la rose de Provins, le mouron pour les petits oiseaux et la graine de moutarde ; c’est déjà beaucoup pour un petit esprit, mais ce n’était pas assez pour M. Birouste. Sous prétexte qu’il connaissait les lois qui président à la conservation des plantes, il n’était pas loin de prétendre à avoir pénétré celles qui régissent toute la nature. En tout cas, on ne pouvait devant lui faire allusion à la science, à ses miracles, à ce qu’elle nous réserve dans un proche avenir sans le voir se dresser comme jadis M. Prud’homme dès qu’il s’agissait de la garde nationale ou des grandes institutions du pays qui avait eu l’avantage de « lui donner le jour ».

Comme lui il disait :

« Rien de ce qu’on fait de nos jours ne m’étonne ! »

Nous avons vu également que rien non plus n’étonnait Jacques Cotentin, qui, lui, était un grand esprit. Ce qui revient à dire que dans les problèmes les plus vastes, les plus redoutables et qui font craintivement se détourner la moyenne des intelligences raisonnables, les grands et les petits esprits se rejoignent ; cependant, une légère différence : là où les grands esprits marquent encore un peu d’inquiétude, les petits affirment avec assurance… Conclusion quand même ! Ne sourions jamais de ce que dit un imbécile ou un homme de génie : ils ont quelquefois raison tous les deux, tandis que les gens raisonnables ont souvent tort…

Mlle Barescat, Mme Camus et Mme Langlois étaient sans doute imbues de ces vérités premières, car elles étaient loin de sourire.

Monté sur son cheval de bataille (la science), le héros de la guimauve et des quatre-fleurs, l’ange conservateur de la bourrache et du romarin passa son auditoire en revue. Il le méprisait du reste profondément, ce que nous avons pu voir à certaines reparties moins humoristiques que peu respectueuses pour le sexe auquel M. Birouste avait dû sa mère. Enfin, ces dames étaient attentives. Il les regarda avec sévérité :

« Ne parlez jamais légèrement des hommes de science !… Vous me mettez « hors de mes gonds » quand je vous entends traiter de carabin un Jacques Cotentin !… Jacques Cotentin, mesdames, est un grand savant !… Si vous ne le savez pas, permettez-moi de vous l’apprendre !… Il a publié des articles que vous ne sauriez comprendre, mais qui m’ont fait réfléchir, moi !… Je sais, d’autre part, que l’École de médecine a les yeux sur lui et que l’on attend de ses travaux un de ces miracles qui datent dans l’histoire de l’humanité !… Lequel ?… Je ne saurais préciser !… La présence chez lui de cet étrange malade, que Mme Langlois nous a dit s’appeler Gabriel, se rattache-t-elle à ce miracle-là ?… C’est possible ! D’autres doivent être renseignés… j’ai un neveu, le petit Célestin que vous connaissez, qui a commencé par travailler chez moi, qui fait sa médecine, qui fréquente « les travaux pratiques » de l’école, qui connaît Baptiste et qui en a entendu parler là-bas comme d’un aide précieux et fort mystérieux chargé de mettre à la disposition de Jacques Cotentin des pièces anatomiques qui lui sont livrées par certains professeurs, dans des conditions tout à fait exceptionnelles…

« Ces pièces anatomiques, encore toutes frémissantes de la vie, permettent sans aucun doute au jeune prosecteur de se livrer à des expériences in anima vili en rapport avec les théories qu’il n’a fait qu’aborder dans ses remarquables communications à la Nouvelle Revue d’anatomie et de physiologie humaine… Ces théories posent nettement la question : « Où finit la vie ? où commence la mort ?… » et savez-vous bien qu’avec sa restauration possible de l’énergie utilisable dans les êtres vivants, nous pouvons envisager le moment où nous supprimerons la mort !…

– Supprimer la mort ! éclata Mlle Barescat dans un cri plein d’espoir.

– Oh ! nous n’en sommes pas encore là ! laissa tomber M. Birouste en manière de douche froide.

– Malheureusement ! soupirèrent les autres dames.

– Mais qui sait ? reprit M. Birouste, d’un air inspiré, nous n’en sommes peut-être pas si loin !… Que faisons-nous, aujourd’hui, sinon supprimer la mort dans presque toutes les parties du personnage humain ?… La chirurgie, avec sa greffe des organes ou des chairs, ne refait-elle pas presque entièrement l’individu ?… Cette dernière guerre lui a donné l’occasion, hélas ! de refaire des visages entiers. La mécanique s’en est mêlée et une locomotion artificielle est venue ajouter son miracle à celui de la chirurgie !… Événement inouï, on a vu faire revivre un cœur mort !…

– Comment cela ? Comment cela ? Ah ! monsieur Birouste, vous allez un peu loin ! s’écria Mlle Barescat, haletante (elle avait souvent des étouffements et était persuadée qu’elle mourrait du cœur).

– Nullement, mademoiselle… de la façon la plus simple du monde ! On a ouvert un petit volet dans les côtes !

– Ah ! mon Dieu ! Et vous appelez cela simple, vous !

– Et par ce volet, le chirurgien a pratiqué des pressions rythmiques qui ont rétabli la circulation suspendue, c’est-à-dire qu’il a ressuscité le mort !

– Ah ! mon Dieu ! C’est comme qui dirait Lazare ! soupira Mme Camus, que cette conversation « médusait ».

– On a fait mieux !

– Ah ! Ça n’est pas possible ?

– Carel ! Vous avez bien entendu parler de Carel ?

– Oui ! oui : Carel ! Les journaux en ont parlé…

– L’un de ceux pour qui les Américains ont créé l’Institut Rockefeller ! Eh bien, il a conservé un cœur vivant dans un bocal… parfaitement… Il l’a plongé dans un certain sérum, connu de lui, et le cœur vit toujours.

– Et le cœur vit toujours ?…

– Toujours !… Il a fait de même pour un morceau de cerveau… Il aurait pu le faire pour un cerveau tout entier !…

– C’est incroyable !… Mais alors, questionna Mlle Barescat, ce Jacques Cotentin serait un savant dans ce genre-là ?…

– Parfaitement !… Mais moi, après avoir lu de lui ce que je vous ai dit et aussi ce que je ne vous dis pas… parce que, je vous le répète, il y a des choses que vous ne sauriez comprendre… je déclare qu’il laissera un jour derrière lui tous les Carel et tous les Rockefeller de la terre !…

– Pas possible !… Et vous croyez qu’il fait des expériences avec son Gabriel ?

– Mademoiselle Barescat, je ne suis point dans le secret des dieux, je veux dire des savants qui sont les dieux du jour, je n’ai fait qu’émettre des hypothèses ! L’homme de science ne vit que d’hypothèses !

– Leur Gabriel n’est peut-être, après tout, qu’un mutilé de la guerre qu’ils veulent rafistoler, émit Mlle Barescat. Encore un peu de camomille, madame Camus ?

– Trop aimable, mademoiselle Barescat.

– Il est bien beau, Gabriel ! prononça Mme Langlois.

– Je voudrais bien le voir de près ! » déclara Mlle Barescat.

Chapitre 2 - Où, pour son malheur, mademoiselle Barescat, mercière, voit enfin Gabriel de près

À ce moment, Mme Camus se leva :

« J’entends des pas dans la rue ! Je parie que c’est M. Tannegrin ! fit-elle en se dirigeant vers la porte. Ça ne serait pas trop tôt qu’on nous fasse rire un peu !… Toutes ces histoires me donnent la chair de poule à moi !…

– Écoutez le vent qui chante ! Avec ça qu’il commençait à neiger quand je suis arrivée ; M. Tannegrin ne viendra pas par ce temps-là ! » opina Mme Langlois.

Cependant, les pas se rapprochaient avec rapidité et deux coups furent frappés à la porte.

« Je reconnais sa façon de frapper ! déclara Mme Camus, c’est M. Tannegrin !

– N’ouvrez pas avant d’être sûre ! » lui cria Mlle Barescat.

Mais, déjà, Mme Camus avait poussé le verrou et ouvert la porte.

D’abord, il y eut un tourbillon de vent et de neige qui s’engouffra dans la boutique… et puis, rapportons ici le témoignage que les invités de Mlle Barescat et la maîtresse de maison elle-même durent faire quelques jours plus tard, et à leur corps défendant, de l’événement sensationnel qui entra dans cette boutique comme porté par la tempête.

Disons tout de suite que cet événement était « un enlèvement », mais quel enlèvement !

D’abord, Mme Langlois :

« Je vais tout vous dire, monsieur le commissaire… Faut jamais faire un vœu ni un souhait parce que, c’est comme dans la fable, ça peut vous sauter au nez !… Mlle Barescat, qui nous avait priées à sa camomille, venait à peine de dire : « Je voudrais bien le voir de près, votre Gabriel »… que le voilà justement qui entre, comme un démon de la tempête, tout couvert de sang avec ça… et portant Mlle Norbert, la demoiselle de l’horloger, évanouie sur son bras comme si elle ne pesait pas plus qu’un fichu de dentelle… à elle aussi le sang lui coulait de la figure… Nous avons tous poussé un cri comme vous pensez bien… un cri horrible ! Moi, j’ai crié : « C’est lui, Gabriel !… »

« Ah ! Seigneur !… je vivrais cent ans !… Nous étions comme des statues de la terreur, quoi ! devant une invasion pareille !… Cette neige, ce sang !… et cet homme qui nous menaçait de son revolver !… La première fois que j’avais vu cet homme-là chez l’horloger, il m’avait paru beau ! mais maintenant je ne pourrais plus dire ! Je ne vois plus que ses yeux qui étaient épouvantables !… des yeux d’assassin !… oui… Vous me protégerez !… J’ai confiance… j’ai confiance dans la justice de mon pays !… Ah ! ça oui !… pour des yeux d’assassin, c’étaient des yeux d’assassin !… Quand il me regardait, je croyais que j’étais assassinée !… Je vivrais cent ans !… je l’ai déjà dit !… je me répète !… Faut me pardonner… ma pauvre tête !…

« Ce qu’il a fait ?… Il a commencé par fermer la porte derrière lui d’un coup de talon… Aïe donc !… à la défoncer !… puis il a poussé le verrou !… Ah ! je vivrais cent ans !… Là-dessus, M. Birouste, l’herboriste, qui s’était réfugié derrière le comptoir, a crié : « Haut les mains ! faites comme moi !… » Alors, nous avons tous montré nos mains… comme au cinéma ! et le chat de Mlle Barescat s’est enfui, d’un bond terrible… on ne l’a plus revu depuis !…

« Quant à Gabriel, lui, il ne disait rien !… Mais, après avoir écouté à la porte, il a déposé la Christine sur le comptoir tout de son long… et il s’est mis à chercher comme qui dirait un mouchoir dans ses poches… bien sûr pour essuyer le sang qui coulait toujours du front de la demoiselle. Mais il ne trouva pas de mouchoir !… et alors !… oh ! alors, monsieur le commissaire… la boutique de Mlle Barescat !… ce qu’elle a pu prendre, la boutique !… je vivrais cent ans !… »

Pour savoir ce que Gabriel a pu faire de la boutique de Mlle Barescat, laissons parler Mlle Barescat elle-même. Si son récit est un peu décousu, n’en voulons pas trop à la vieille demoiselle qui, depuis cette heure historique, a perdu un peu de la fraîcheur de ses facultés, cherche un peu ses mots, tombe parfois dans un anéantissement profond, pour en ressortir tout à coup comme si elle était touchée par une pile et rejeter la tête en arrière si brusquement, si spasmodiquement que les choux de ruban de son bonnet à « l’ancienne » semblent danser sur son faux chignon une façon de shimmy épileptique.

« Ah ! monsieur le commissaire, pour un mouchoir ! car il cherchait un mouchoir ! si encore il me l’avait demandé ! Mais pas un mot ! Tout de même, quand j’ai vu qu’il fouillait dans mes tiroirs, qu’il bousculait mes rayons, j’ai voulu m’en mêler, pas vrai, monsieur le commissaire ? Je suis bien aise de vous voir. Comment vous portez-vous ? Hein ? Quoi ?… Vous nous protégerez, monsieur le commissaire… Vous nous protégerez, sans quoi, comme dit Mme Langlois, il n’y a plus de justice ! Et vous, vous êtes juste, monsieur le commissaire ! Je suis une pauvre vieille demoiselle bien tranquille, qui n’a jamais voulu se marier, malgré les occasions, et il m’arrive une histoire pareille ! Demandez à toutes ces dames qui sont venues à la camomille de Mlle Barescat depuis vingt ans ! Oui, monsieur le commissaire, je suis à vous… Je vous appartiens… Vous êtes un homme juste !… J’y suis… Quand j’ai donc vu qu’il fouillait dans mes tiroirs, et comment ! j’ai voulu m’en mêler ; mais au premier geste que j’ai fait, M. Birouste, l’herboriste, m’a crié : « Haut les mains ! » et il a même, sauf votre respect, monsieur le commissaire, et que j’en demande pour lui bien pardon du Bon Dieu, juré comme un portefaix ! Il paraît que le Gabriel ne nous aurait pas manqués avec son revolver si nous n’étions pas restés comme ça, les mains en l’air, comme au cinéma que je vous dis… Monsieur le commissaire, vous êtes allé au cinéma… Oui ! bien ! vous êtes un homme juste !… Vous protégerez une vieille demoiselle qui… Oui ! bien ! j’y suis ! Et toujours pas un mot ! Si encore il avait parlé, on aurait pu s’entendre. Mais il ne voulait peut-être pas qu’on reconnaisse sa voix !

« Sans compter qu’il était habillé comme un déguisé du temps de la Révolution : une longue cape, un chapeau à boucle, toujours comme au cinéma… Mme Langlois avait raison !… Mais la vie, monsieur le commissaire, voyez-vous, la vie !… eh bien, il se passe dans la vie des choses qu’on ne voit même pas au cinéma !… Ainsi… jamais je n’ai vu « à l’écran », comme on dit, une boutique de mercière comme a été traitée la mienne !… Un vrai massacre !… moi qui ai tant d’ordre !… on aurait dit qu’un fléau avait passé par là !… un volcan n’aurait pas fait mieux ! Ah ! monsieur le commissaire, mon shirting et mon madapolam, il marchait dessus ! C’était-il des dentelles qu’il lui fallait ?… Tout mon « trou-trou », ça n’est plus qu’une éponge ! et mes boîtes de coton perlé !… mes écheveaux de soie japonaise !… Eh ! allez donc ! Tous les cartons vidés d’un coup, jetés en vrac sous nos pieds !… si c’est pas un malheur ! et ma laine de Hambourg !… et la petite laine Saint-Pierre !… ah ! j’en aurais pleuré… j’aurais voulu l’étrangler ! mais sitôt que je remuais tant soit peu… j’entendais M. Birouste qui criait : « Haut les mains, n… de D… !… » sauf votre respect, monsieur le commissaire… et tout ça, tout ça pour arriver à ma mousseline blanche qui a paru faire l’affaire de Gabriel et avec laquelle il a pansé la pauvre demoiselle ; mais moi, qui est-ce qui me rendra mon shirting et mon madapolam ? Ce sera-t-il vous, monsieur le commissaire ? »

Quant à Mme Camus, la loueuse de chaises, voici quels furent ses premiers mots :

« Il était terrible, mais qu’il était beau ! J’en ai vu de beaux hommes, monsieur le commissaire, je sais ce que c’est, allez ! je n’ai pas toujours été loueuse de chaises chez les curés. Telle que vous me voyez, moi, monsieur le commissaire, j’ai été demoiselle de comptoir dans un temps où, dans mon commerce, la demoiselle de comptoir, c’était tout ! je vous prie de croire qu’on les choisissait les moins moches possible… J’en ai reçu des billets parfumés et j’en ai vu défiler des « gants jaunes » : c’est comme ça qu’on les appelait de mon temps, qui a connu de beaux hommes… Mais un aussi beau que celui-là, ma foi, non, je n’en ai jamais rencontré !

« Et il fallait qu’il le soit pour que je le remarque dans un moment pareil où nous pensions tous que c’était fini de nous, tant il avait l’air brutal !… ça n’est certainement pas M. Birouste qui nous aurait sauvés de là pour sûr ! je vous jure qu’il avait lâché ses grands airs, mossieu l’herboriste ! Il ne crânait plus, allez !… Il grelottait derrière le comptoir et s’époumonait à nous crier : « Haut les mains ! N… de D… ! » Tel que je vous le dis… je crois bien que si nous les avions baissées, les mains, il aurait pris le revolver que Gabriel avait posé à côté de lui et il nous aurait tiré dessus !…

« Un homme, ça ? qui fait de l’épate parce qu’il est herboriste !… C’est fini entre nous ! je ne lui achèterai plus de pulmonaire !… Vous me suivez, monsieur le commissaire ?… Et vous me comprenez, j’en suis sûre !…

« Pendant ce temps-là, l’autre ne pensait qu’à soigner sa Christine !… Tout pour elle !… Voilà ce que j’appelle un homme !… tout bandit qu’il est !… et il nous a fait passer un bien vilain moment !… Mais quel homme !… pas un muscle de sa face ne bougeait !… le sang ne lui faisait pas peur à celui-là !… Et quand il a voulu l’essuyer au front de sa victime, et qu’il ne trouvait pas tout de suite le linge qu’il lui fallait, ah ! je vous prie de croire que la boutique de Mlle Barescat n’a pas pesé lourd !… Entendu ! sûr qu’il avait enlevé la Christine !… Elle lui résistait… Il l’a emportée de force… Probable qu’il s’est produit un accident dans le petit voyage, d’où le sang dont ils étaient couverts !… Avec cela, il était poursuivi, traqué… Il a vu la lumière sous la porte de Mlle Barescat… Il a frappé au hasard… Mame Camus lui a ouvert… Il s’est jeté dans la boutique !… Voilà comment je m’explique les choses !… S’il y en a de plus malins que moi, qu’ils le disent !…

« La Christine n’ouvrait toujours pas les yeux… Il lui a jeté au visage tout ce qui restait de la camomille de Mlle Barescat, qu’avait refroidi !… Il n’a réussi qu’à la débarbouiller !… Cette pauvre demoiselle Norbert n’a vraiment pas de chance : qu’est-ce qui aurait cru ça ? Quand, le dimanche, à l’église, j’avais terminé ma tournée de gros sous – un métier difficile, monsieur le commissaire, car il faut avoir l’œil partout, surveiller à la fois ceux qui restent, ceux qui vont partir et ceux qui se défilent sans avoir mis la main à la poche – eh bien, j’avais encore un œil sur la belle Christine qui était sage comme une image de première communion et à qui on aurait, bien sûr, donné le Bon Dieu sans confession !… et voilà qu’on la trouve chez le Bénédict Masson, dans quel état !… Et voilà qu’elle ne valait guère mieux dans les bras de ce Gabriel !…

« Gabriel qui ? Gabriel quoi ? Le saura-t-on jamais ?… Est-ce que ça peut être vrai ce qu’on commence à raconter et ce dont nous avons peur ?

« En fait de Gabriel, je ne vois que l’ange du même nom qui peut être comparable à ce Gabriel-là !… Dieu, qu’il est beau !… Moi, je vous le dis comme je le pense, monsieur le commissaire, j’aurais pas pu lui résister, du temps que j’étais demoiselle de comptoir, bien entendu ! »

En ce qui concerne M. Birouste, dont le rôle est loin d’être terminé comme nous allons le voir très prochainement, ne retenons pour le moment que cette déclaration :

« Monsieur le commissaire, moi, je n’ai pensé qu’à une chose, à sauver la vie de ces trois pauvres femmes !… Grâce à mon sang-froid, à ma présence d’esprit – je laisse à d’autres le soin d’ajouter à mon courage – j’ai pu éviter que ce misérable ne laissât que des cadavres derrière lui ! Je n’ai fait que mon devoir, monsieur le commissaire, mais je l’ai fait ! Je vous le dis sans orgueil, simplement, comme il convient à un herboriste qui vit dans l’étude consolante des plantes et qui n’a rien d’un héros de mélodrame ! »

Maintenant que, par ce rapide aperçu sur l’état d’âme de nos personnages, nous pouvons nous faire une idée de la perturbation apportée autour de la « camomille » de Mlle Barescat par l’invasion foudroyante du terrible visiteur, nous allons continuer de narrer les faits tels qu’une enquête approfondie les a reconstitués depuis.

Pour la santé morale déjà fortement ébranlée de Mlle Barescat et de ses invités, il est heureux que le séjour de Gabriel chez la mercière de la rue du Saint-Sacrement ne se soit pas prolongé outre mesure. Gabriel était d’une brutalité farouche dans tous ses gestes, mais il était loin de paraître sans inquiétude. Souvent il allait appliquer son oreille à la porte de la rue, écoutant les bruits du dehors, et revenait donner ses soins à Christine, laquelle ne donnait toujours pas signe de vie.