La Malédiction du Perroquet - Marie Kneib - E-Book

La Malédiction du Perroquet E-Book

Marie Kneib

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Beschreibung

Autrefois, pas un navire ne prenait la mer sans craindre le capitaine Connor et son redoutable équipage de pirates. Seulement, voilà : un malheureux incident l’a privé de la confiance de ses hommes, de sa réputation, ainsi que de son corps… Victime d’une terrible malédiction, le voilà transformé en perroquet ! Il n’a désormais plus qu’une idée en tête : reprendre au plus vite son apparence humaine, pour retourner semer la panique le long des côtes du riche royaume d’Ilésie.

Pour cela, il doit entreprendre une expédition incroyablement périlleuse. D’autant plus que désormais, seuls des marins de bas étage acceptent de s’engager sous ses ordres. Mais la décision du capitaine Connor est prise. Tant pis pour les sirènes, les affreux monstres marins et les forces magiques !

Cap sur les eaux les plus dangereuses du monde connu : la mer Archaïque…


À PROPOS DE L'AUTEURE


Née à Metz en 1996, Marie Kneib est attirée très jeune par le monde de l’imaginaire et de la fantasy. Durant son adolescence, elle grandit à proximité des châteaux de Fontainebleau et de Vaux-le-Vicomte, ce qui lui donne le goût de l’histoire et l’incite à entreprendre des études dans ce domaine.
Bercée par les récits de J.R.R Tolkien, Robin Hobb, Mary Shelley, mais aussi Terry Pratchett, elle accorde une place importante à l’humour dans ses récits. Pour partager sa passion de l’écriture avec d’autres, elle participe à des ateliers d’écriture.
« La Malédiction du Perroquet » est son premier roman.





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Chapitre 1 : Un capitaine pas comme les autres

Les oiseaux, ils ont la vie plus dure que nous autres, pensait-il, à part les pies voleuses et les gros rapaces. En voilà une idée de faire des petites bêtes mignonnes, fragiles, comme des hirondelles de mer, quand l’océan c’est tellement brutal ? C’est beau l’océan, c’est gentil, mais ça peut devenir brutal, bougrement brutal en un clin d’œil.

Ernest Hemingway

Le vieil homme et la mer

 

 

Une déferlante s’abattit avec rage sur le pont du Boréas. Au milieu de la tourmente, la fière frégate faisait figure de frêle esquif. Chaque vague ébranlait un peu plus la charpente du navire, arrachant à la coque des crissements pitoyables. Perdu au milieu de la cohue des marins, Neven ne savait que faire. Jeune mousse tout juste enrôlé, il ne connaissait pratiquement rien à la vie en mer. Ses supérieurs aboyaient bien des ordres, mais un vent violent les emportait aussitôt au loin. Le reste de l’équipage n’était pas beaucoup mieux loti que lui. Ses compagnons improvisaient comme ils le pouvaient, essayant désespérément de maintenir le bâtiment à flot.

Un mur d’eau plus impressionnant que les autres vint arroser Neven de son écume. Les rafales de pluie s’étaient déjà chargées de changer ses vêtements en loques trempées, mais l’onde marine acheva de le glacer jusqu’à l’os. Déséquilibré par le roulis du bateau, il parvint à peine à rester sur ses pieds. Un éclat pourpre et azur accrocha alors son regard, et Neven leva la tête vers les cordages. Un perroquet au plumage lustré se balançait sur une corde, nullement gêné par le chaos autour de lui. Il ouvrit le bec en grand, et lâcha un grand bâillement légèrement ennuyé. L’animal se mit ensuite à lisser soigneusement ses ailes afin de déloger l’eau qui y coulait.

Cet instant d’inattention coûta cher à Neven. Le Boréas fit une brusque embardée sur le côté, poussé par une profonde lame de fond. La plupart des marins eurent le temps de s’y préparer, mais pas le mousse. Il trébucha et la force des éléments l’envoya rouler jusqu’à l’autre bout du navire, dans un cri d’épouvante. Neven passa par-dessus le bastingage, mais un réflexe salutaire lui permit de s’y raccrocher d’une main. Ses jambes pendirent dans le vide et, pendant un instant, il eut tout le loisir d’admirer l’abysse sombre et bouillonnant sous lui. Puis une poigne ferme se resserra sur son poignet et le hissa de nouveau à bord.

Il se retrouva nez à nez avec un colosse à la mine patibulaire, qu’il prit pour un démon apparu au milieu d’une bourrasque. Neven eut plus envie de fuir devant lui que de le remercier. Son sauveur avait le visage et les bras criblés de tatouages et de cicatrices, sans doute gagnés lors d’expéditions en mer. Tout en lui criait le pirate.

Le marin se mit à l’invectiver pour son incompétence. La tempête empêcha encore une fois Neven d’entendre ces réprimandes, mais l’haleine viciée de l’homme parvint bien jusqu’à lui, le faisant grimacer.

Comme tous les jours depuis qu’il avait mis pied sur le Boréas, Neven eut envie de pleurer sur le sort que lui avait réservé le destin. Lui qui se croyait promis à un grand avenir, il se retrouvait forcé de vivre parmi des canailles et des forbans de la pire espèce.

Cependant l’urgence de la situation se rappela vite à lui. Une nouvelle secousse fit trembler l’armature du navire et il s’empressa de courir à son poste. Sur le chemin, il croisa une femme à la silhouette longiligne et à l’air sévère. D’un pas décidé, elle se dirigea vers la proue, sans se soucier de la mer qui vomissait toujours sa colère sur le Boréas. Un bandeau rouge retenait ses longs cheveux noirs, les empêchant de voler devant ses yeux. Elle portait un luxueux pourpoint acajou brodé de fils d’or, miraculeusement épargné par les intempéries. Un tricorne pendait au-dessus de son front. Une voix retentit alors par-dessus la cacophonie marine, grave et rauque, assez pour que tout l’équipage s’arrête, figé comme des statues de terre cuite.

— C’est suffisant pour aujourd’hui ! Vous m’avez amplement prouvé votre incompétence, et j’ai perdu assez de temps à vous regarder vous couvrir de ridicule. L’entraînement est terminé.

Le perroquet décolla des cordages et alla se poser sur l’épaule de la pirate. Au même moment, cette dernière claqua des doigts, avant de replacer les mains sur ses hanches. Aussitôt, la houle se calma, le vent retomba et la pluie s’atténua. Même les épais nuages amoncelés au-dessus du navire commencèrent à s’éloigner, laissant place à un soleil éclatant. De fauve hargneux qui arquait le dos et hérissait les poils, la mer se changea en chaton ronronnant sur son injonction.

— Je n’en reviens pas que vous soyez aussi incompétents ! À ce rythme-là, nous ne serons jamais capables de traverser la Mer Archaïque. J’étais déjà le capitaine du Boréas alors que vous nagiez encore dans vos couches et pourtant je n’ai jamais vu d’équipage aussi minable ! Si nous n’atteignons pas notre objectif dans les délais, aucun d’entre vous ne touchera à une seule pièce du trésor. Est-ce bien compris ?

La même voix tonitruante résonnait à nouveau, mais la bouche de la femme pirate demeurait close. Neven assistait à la scène avec gêne. Il savait très bien qui était celui qui s’exprimait ainsi, et ce n’était pas la pirate. À ses yeux, il s’agissait d’un phénomène contre nature et malsain.

En effet, si l’équipage attendait avec angoisse la fin de ces remontrances, ce n’était pas aux lèvres d’un homme qu’ils étaient pendus, mais au bec du perroquet.

Les petits yeux noirs de la créature brillaient d’énervement. Il gesticulait en tous sens, lançant injures et imprécations à ses marins, en utilisant parfois des langages inconnus de Neven. Pendant un instant, Neven fut agacé de voir que cette créature impie maîtrisait un savoir que lui-même ne possédait pas. Il chassa néanmoins ce sentiment désagréable en se convainquant qu’il devait s’agir de dialectes sataniques. Il posa alors les mains sur ses oreilles, voulant se préserver de cette corruption auditive. Malheureusement pour lui, son geste attira le regard du volatile, qui abandonna son perchoir humain pour voler en cercles autour de Neven, toujours aussi rempli d’animosité.

— Tu crois peut-être que ces critiques ne te concernent pas, Neven ? Laisse-moi te remettre les idées en place. Aujourd’hui, c’était toi, le pire de tous, comme à ton habitude. Tu as de la chance que j’ai promis à ta mère de garder un œil sur toi. Si je ne tenais pas autant à mon honneur, je te débarquerais au premier port venu ! Et vous autres, pas la peine de ricaner. Vous ne vous en êtes pas beaucoup mieux sortis que lui, à la différence près que, contrairement à notre nouvelle recrue, vous êtes censés connaître la vie en mer. Allez, racailles ! Retournez à vos postes. Je ne veux plus vous voir !

Les marins obéirent, Neven y compris, pressés de s’éloigner de ce tyran à plumes. Le mousse repartit se perdre dans la masse de l’équipage, là où l’attendait quelque tâche pénible.

 

Excédé, l’oiseau fit lui aussi demi-tour et revint se percher auprès de la pirate richement vêtue. Celle-ci lui lança un regard ombrageux et plein de non-dits. Le volatile releva la tête en une mimique outrée.

— Pas de ça entre nous, Luiana. Je ne suis pas trop sévère avec eux, je t’assure. Ils ont besoin d’un capitaine ayant de l’autorité pour progresser. Tes pouvoirs sont une grande chance pour nous et ils permettent d’entraîner l’équipage, mais bientôt ils ne suffiront plus à nous garantir la maîtrise des eaux, tu le sais bien. Veux-tu que je te rappelle ce qui nous attend, sur la Mer Archaïque ? Krakens, serpents géants, vaisseaux fantômes et tout un tas d’autres créatures que je n’ose même pas évoquer… Et je dois faire face à tout cela avec une bande de boit-sans-soif[1] incapables de survivre seuls à une simple tempête. Tu t’en rends compte ?

Pour toute réponse, Luiana tapota gentiment le haut du crâne du perroquet. Le capitaine se laissa aller à cette caresse pendant un instant, espérant que le contact suffirait à chasser ses noires pensées. Puis il bouffa à nouveau les plumes, colérique, en voyant des matelots pointer le doigt vers l’oiseau et Luiana, légèrement moqueurs.

— Non, mais vous voulez que je vous aide, oui ? Remettez-vous au travail immédiatement. Ou vous vous retrouverez à éponger le pont jusqu’à la fin de vos jours !

La menace suffit à tous les disperser et le capitaine se retrouva de nouveau seul avec Luiana.

— Allons, ma douce, retournons à notre cabine. J’en ai assez vu comme cela et je crains de ne pouvoir en supporter plus.

Les prunelles d’onyx de sa compagne le tancèrent d’un regard dur. Il ne sut dire si elle réprouvait de le voir se décourager si vite, ou bien si c’était simplement le surnom qui l’importunait. Luiana avait toujours été quelqu’un de très fier. Malheureusement, il ne pouvait en avoir le cœur net.

— Excuse-moi si je t’ai froissée, Luiana. C’est juste que je suis las. J’ai l’impression que jamais je ne parviendrai à te rendre ta voix. Si tu savais à quel point ton chant de rossignol me manque…

Cette confession lui obtint un sourire de sa compagne. Le capitaine du Boréas en fut revigoré, bien que celui-ci ne soit pas tout à fait sincère. Le chant de la pirate lui manquait, mais certes pas les incessantes disputes de couple qui les opposaient avant qu’elle ne perde l’usage de la parole. Ce secret honteux, il le gardait jalousement, ne souhaitant pas perdre l’amour de sa bien-aimée. Coincé dans un corps de perroquet, il ne se trouverait pas une nouvelle conquête de sitôt. Le calme qui régnait sur le Boréas depuis que Luiana était devenue muette lui pesait, de toute manière. Devoir revêtir les traits d’un oiseau aussi, d’ailleurs.

Ils s’éloignèrent de la proue pour se diriger vers la cabine du capitaine, là où ils pourraient discuter en paix et s’accorder un peu de repos. Derrière eux, les marins s’assuraient de chasser l’eau restée coincée dans les voiles de perroquet[2], afin qu’elles puissent sécher au plus vite.

Autant dire que chacun y allait de son petit jeu de mots sur la dénomination des voiles et la nature du capitaine. Ce dernier pria Luiana d’accélérer le pas pour ne pas avoir à les entendre.

— Je n’en peux plus de tout ça. Quatre ans que nous supportons les effets de cette malédiction, toi et moi… Chaque jour, je regrette de m’être lancé à la recherche de ce trésor à Salariffe, tu sais ? Rien que de penser à ce qui se passera si nous ne défaisons pas ce maudit sort avant le prochain solstice d’été, cela me donne des sueurs froides.

La pirate échangea avec lui un regard entendu. S’ils ne déjouaient pas la malédiction à temps, elle garderait son handicap à jamais et lui ne redeviendrait jamais humain. Un destin peu enviable dont ils ne voulaient pas.

Ils atteignirent leur cabine avant que le perroquet n’ait pu se lancer dans un nouveau monologue désespéré. La porte grinça dans un chuintement de bois mouillé et le capitaine n’oublia pas de ronchonner sur le mauvais état de son navire. Il était très pointilleux quant à l’entretien du Boréas et il sortait de ses gonds à la moindre trace d’usure.

Luiana ne réagit pas à ses plaintes. Gérer les sautes d’humeur de Connor aurait été un travail de tous les instants et elle n’en avait pas la force.

Connor. Ce nom, Luiana devait être la seule à le connaître encore, tout comme elle était l’une des rares personnes de ce navire à se souvenir de ce qu’il était, avant la malédiction.

— Quand je pense que quatre années se sont déjà écoulées ! Il y a quatre ans, j’étais un grand pirate, craint et redouté sur toutes les mers du globe. Maintenant, regarde-moi ! Plus personne ne se rappelle qui je suis et les meilleurs éléments de mon équipage ont déserté pour m’abandonner, entouré d’une bande de minables. Même mes hommes n’ont plus de respect pour moi !

Luiana le laissa pleurnicher, le temps d’entrer dans la cabine et de se mettre à l’abri des oreilles curieuses de l’équipage. Le peu d’autorité que Connor possédait encore, il le perdrait bien vite, si quelqu’un le surprenait à se lamenter de la sorte.

Sans le soutien de Luiana, tout pouvoir lui aurait déjà échappé depuis longtemps. Sa compagne se battait pour lui, tenant le navire d’une main de maître. De nombreux marins l’avaient affrontée en combat singulier pour prendre le contrôle du Boréas, mais tous avaient échoué. Luiana s’assurait également qu’aucune mutinerie n’aboutisse. Connor lui devait énormément et il comptait bien rembourser sa dette envers elle, une fois la malédiction levée.

La cabine du capitaine reflétait ce passé glorieux, mais révolu. Ici, l’odeur de crasse et de sueur véhiculée par les marins n’entrait pas. À la place, la senteur veloutée d’encens et de bougies exotiques emplissait l’air. Le mobilier était taillé dans les bois les plus précieux et regorgeait de dorures et de moulures délicates. Les pieds de tables et de chaises représentaient des bustes de femmes dénudées et cependant élégantes, comme les déesses d’antan. Des pièces d’or traînaient un peu partout, au côté d’astrolabes, boussoles et compas. Une lanterne accrochée au plafond englobait le tout d’une lumière chaude et douce, faisant de la cabine un petit havre de paix coupé du monde.

Connor quitta l’épaule de Luiana pour gagner un perchoir confectionné spécialement pour lui. L’objet était un chef-d’œuvre de sculpture. Connor avait commandité un grand artiste pour réaliser cette petite merveille d’or et d’argent, façonnée à partir d’une dent de narval subtilisée lors de l’abordage d’un baleinier. Cette pièce d’orfèvrerie fine était décorée de scènes de combats épiques où pirates, cétacés et monstres marins jouaient le rôle principal.

Pourtant, en dépit de toutes ces fioritures, il restait avant tout un perchoir et le pied d’ivoire servait surtout de réceptacle aux fientes du perroquet, lorsque le capitaine ne pouvait aller se soulager au grand air.

— Tu dois penser que ce que je fais est inutile, que nous ne parviendrons jamais à briser le sort. Mais tu dois bien comprendre que je ne peux pas abandonner. Je ne veux pas finir ma vie sous cette forme honteuse. Quand bien même je mourrai lors de notre voyage sur la Mer Archaïque, au moins je ne succomberai pas en lâche. C’est bien là la dernière chose qu’il me reste.

Pour toute réponse à cette déclaration pleine de verve, Luiana lui tendit un biscuit. Connor hérissa ses plumes, très mécontent qu’elle ne le prenne pas au sérieux.

— Tu te moques de moi, c’est ça ? Femme de peu de foi ! Parfois, je me demande pourquoi je t’ai choisie, alors que du temps de mon triomphe, j’aurais pu avoir toutes les femmes du monde…

Il n’en fallut pas plus pour vexer Luiana. Elle retira sa main, tenant toujours le biscuit, puis s’en alla chercher un livre épais. Elle voulut s’écarter pour s’asseoir et se plonger dans sa lecture, mais Connor l’arrêta avant qu’elle n’ait pu faire trois pas.

— Attends, ne te monte pas la tête pour si peu ! Je ne voulais pas me montrer injuste avec toi, je te le jure. Puis-je tout de même avoir le biscuit, je te prie ?

Sa demande arracha un sourire à Luiana. Cet idiot de Connor ne changerait jamais.

 

* * *

 

L’équipage du Boréas manœuvrait le navire avec soin, ne désirant pas s’attirer à nouveau les foudres de leur capitaine. Ils quittaient le large pour mouiller dans la baie des Songes, une petite crique protégée par d’imposantes falaises, où la frégate serait à l’abri. Depuis plusieurs mois déjà, le Boréas côtoyait ces rivages paisibles, accordant à Connor le temps nécessaire pour préparer son équipage au grand voyage à travers la Mer Archaïque. Les îles qu’ils approchaient ne comportaient que mangroves recouvertes de palétuviers, préservant ainsi le bâtiment de toute attaque par la terre.

Neven n’avait toutefois pas le privilège de participer à l’agitation ordonnée et bien rodée qui régnait sur le pont. Une aussi noble tâche n’était pas de son ressort. À la place, ses bras ployaient sous le poids d’un seau lourdement rempli. En tant que nouveau venu, il écopait de toutes les basses besognes et les réprimandes du capitaine n’arrangeaient rien. La corvée la plus dégradante de toutes lui était donc échue : vider les pots de chambre de l’équipage.

Il sentit une goutte de sueur rouler entre ses omoplates, lui brûlant le dos aussi sûrement que les railleries des marins. Seuls les effluves nauséabonds flottant autour de lui tenaient ces vautours à distance. Neven vit la délivrance arriver lorsqu’il atteignit le bastingage. Dans un ultime effort, il déversa le contenu du baquet par-dessus bord. Ses muscles protestèrent vivement, mais il les ignora. Pas question de tout renverser pour devoir briquer le pont après, sa tâche était déjà assez pénible sans cela.

Il reposa le seau à terre, heureux d’être enfin délesté de sa charge, mais cet instant de béatitude ne dura pas. Bientôt, il se souvint que sa journée de travail commençait à peine. Quant à ladite journée, elle-même augurait toute une vie de labeur. Le désespoir resserra de nouveau son emprise sur Neven.

— Dis donc, p’tit mousse, tu en fais une tête ! Je sais bien que le Coco n’a pas été très aimable avec toi, mais il ne faut pas se mettre dans des états pareils.

Neven reconnut aussitôt le marin qui l’avait sauvé un peu plus tôt, mais il lui fallut quelques secondes pour remettre un nom sur ce visage balafré. Mishrad, si sa mémoire ne lui jouait pas des tours. Visiblement, les relents s’échappant encore du seau à côté de Neven n’avaient pas suffi à le tenir éloigné. L’instant d’hésitation de Neven fut accueilli par une grande claque dans le dos, si forte que le mousse faillit en perdre l’équilibre.

— Alors, p’tit, t’as donné ta langue au chat ? Ou au perroquet, peut-être ?

Mishrad éclata d’un rire gras, fier de sa blague. Neven poussa un profond soupir, désespéré de n’être pas mieux entouré.

— Tu n’as rien d’autre à faire, Mishrad ? J’ai du travail et je suis sûr que toi aussi.

Les mots de Neven sortirent avec plus d’amertume que prévu. Il savait pourtant que c’était dangereux pour lui. Le mousse était frêle comme une brindille, incapable de tenir tête aux mastodontes de l’équipage si une bagarre éclatait. Il n’avait rien d’un combattant, encore moins d’un pirate. Il possédait la peau pâle des hommes habitués à la vie en intérieur. De longues mèches dorées tombaient sur ses tempes, tandis qu’au milieu de son crâne, un duvet blond commençait tout juste à repousser, signe d’une ancienne tonsure. Même ses yeux verts paraissaient doux et amènes, en dépit de son agacement. Avec un physique pareil, Neven aurait dû faire profil bas et éviter les ennuis à tout prix, mais une petite voix intérieure le poussait à faire tout l’inverse.

— Allons, le mousse, on ne parle pas comme ça à ses aînés. Et pour ta gouverne, j’ai droit à des pauses, vu que moi, je n’ai pas déçu le capitaine.

— Nous avons tous déçu le capitaine. De toute manière, je ne pense pas qu’il serait ravi de te voir prendre ta pause alors que nous rentrons le Boréas dans la baie. Tu ne crois pas ?

— Ne joue pas les défaitistes, nous ne sommes pas tous aussi mauvais que toi. Quant au Coco, disons qu’il ne peut pas surveiller tout le monde. Après la tempête qu’il nous a envoyée, je considère que j’ai droit à un peu de repos.

Au nom de Coco, Neven fronça les sourcils. Si le capitaine attrapait Mishrad à l’appeler ainsi, le marin ne ferait pas de vieux os. Le mousse décida cependant de ne pas aborder ce sujet dans leur conversation. Ce serait le problème de Mishrad s’il se retrouvait dans des ennuis, pas le sien.

— Je n’aurais pas réussi à faire couler le Boréas à moi seul, n’exagère pas.

— Oh, te connaissant, je n’en suis pas si sûr. Tu as quand même un certain talent pour tout faire de travers. En tout cas, tu pourrais montrer un peu plus de reconnaissance à l’homme qui t’a sauvé la vie.

Ce qu’il n’aurait pas donné pour éviter d’être redevable à ce scélérat ! Neven se tint désormais appuyé contre le bastingage, ses corvées oubliées, concentré sur son échange avec le pirate.

— Tu ne m’as pas sauvé, Mishrad. Tout ceci n’était qu’une simulation. Personne ne serait mort.

— À ta place, je n’en serais pas si sûr. Au vu de tes talents de pirate, le Coco ne t’aurait peut-être pas repêché. Dans tous les cas, je t’ai évité une baignade bien désagréable. Je suppose que tu n’as même pas appris à nager dans ton monastère, hein ?

Neven baissa la tête. Il aurait dû être habitué à ce genre de piques, mais étrangement cela le blessait toujours autant. Ce n’était pas de sa faute s’il ne parvenait pas à s’intégrer à ce monde d’hommes rudes.

Pourtant, tout le destinait à la piraterie. Lors d’une traversée en bateau, la mère de Neven s’était retrouvée emprisonnée par des pirates. Il n’avait pas fallu attendre longtemps avant qu’elle ne se joigne à l’équipage des forbans et devienne une combattante redoutable.

À la naissance de Neven, une idée saugrenue lui était cependant venue : celle de donner une bonne éducation à son fils. Alors au lieu de le laisser grandir sur un navire, au milieu des canons, des cordages et des pistolets, elle l’avait envoyé au monastère. Cette abbaye se trouvait sur les terres du roi d’Ilésie et pratiquait le culte de la déesse Alessa, si bien que l’adolescent ne tarda pas à prêter allégeance à ces deux entités. Neven y apprit aussi les arts de la parole et de l’écriture, ainsi qu’à bien se comporter. Des connaissances utiles, certes, mais pas essentielles au quotidien d’un pirate. Contrairement à la maîtrise d’un couteau ou d’un mousquet.

Neven aimait sa vie au cloître, entre le silence des livres et le chant des prières, mais il avait dû dire adieu à tout cela après que sa mère se fut éteinte, fauchée par un boulet de canon. Elle s’était toujours crue invincible, comme protégée par une aura divine, et n’avait donc pas pris la peine de mettre d’argent de côté, préférant le dépenser dans de grandes beuveries. Tous les ans, elle revenait au monastère payer les frais de pensionnat de son fils avec un butin souvent acquis la veille.

Sans le sou, Neven ne put garder sa place à l’abbaye, malgré son désir de poursuivre ses études. Néanmoins, sa déveine ne s’arrêta pas là. Dans un bref instant de lucidité, juste avant de mourir, sa mère avait assuré son avenir en demandant à un perroquet pirate de prendre soin de lui.

À son arrivée sur le Boréas, Neven était un garçon précieux. Les moines lui avaient inculqué le mépris de la piraterie et il éprouvait une certaine honte à devoir vivre au contact de ces voleurs. En ce qui concernait Connor, c’était pire encore. Quand Neven avait appris qu’un homme se cachait derrière l’animal, la nouvelle l’avait horrifié. Il s’était cru confronté à un véritable démon. Même maintenant, il se sentait toujours mal à l’aise en présence du capitaine, mais également un peu vexé que cet animal à plumes ait plus de charisme que lui.

— Au risque de te déplaire, si, justement, je sais nager. En revanche, peut-être que tu aurais de meilleures manières si tu avais toi aussi suivi les enseignements du Quatuor Sacré et alors tu ne m’importunerais pas pendant que je travaille.

— Allons bon, ne fais pas ta mauvaise tête ! Je t’aide juste à passer le temps plus vite en t’apportant une distraction dans ton travail.

Neven préféra ne rien répliquer. Mishrad voulait l’accompagner dans son travail ? Eh bien qu’il en soit ainsi ! Le jeune mousse prit le chemin de la descente[3], résistant de justesse à l’envie de bousculer le marin au passage. Le pirate le suivit, de toute évidence décidé à lui empoisonner l’existence.

Après l’entraînement du matin, une forte odeur d’humidité, d’algue et de renfermé régnait dans les ponts inférieurs. Les vagues y avaient même charrié un poisson qui gisait mollement au milieu du passage. Plusieurs marins s’étaient regroupés autour et une bagarre éclata vite pour savoir qui aurait le privilège d’en faire son repas. Les pirates avaient souvent le ventre creux et refusaient de laisser une telle aubaine leur filer sous le nez.

Pendant un bref instant, Neven eut l’espoir que Mishrad se mêle lui aussi à la rixe. Le truand jugea néanmoins la bataille perdue d’avance et resta sagement éloigné du conflit. Continuer à enquiquiner le dernier venu à bord lui semblait une perspective bien plus alléchante.

Neven prit le chemin des quartiers de nuit des marins, nid de rat puant la transpiration et l’alcool. Pour le mousse qui s’évertuait à conserver un mode de vie sain, ce lieu ressemblait à l’enfer. Souvent, il préférait se glisser hors de cette pièce horrible pour vivre ses nuits en solitaire. Sa petite taille l’aidait à passer inaperçu et ses absences se faisaient rarement remarquer.

Neven saisit à bras-le-corps un nouveau seau empli d’immondices. Il fronça les narines, tentant d’ignorer l’odeur de charogne qui s’en dégageait. Il avait la gorge fragile, et déjà, il pouvait sentir la nausée approcher. À cela s’ajoutait une propension naturelle pour le mal de mer qui n’arrangeait rien.

— Allez, gamin. Respire par la bouche et ça devrait bien se passer.

Neven faillit répondre par une remarque acerbe, mais il s’arrêta vite, stupéfait. Mishrad venait d’empoigner un seau lui aussi, avec beaucoup moins de difficultés que Neven. Le mousse leva un sourcil blond, étonné. Il ne s’attendait pas à cela.

— Attends, je peux savoir ce que tu es en train de faire ?

— Ça ne se voit pas ? J’aide les plus démunis, comme l’a ordonné le grand Enekan, ou une autre connerie du genre. Moi qui croyais que ton éducation n’avait tourné qu’autour de ces bondieuseries ?

Neven cligna des paupières plusieurs fois pour vérifier qu’il n’était pas en plein rêve, éberlué. Jusque là, il avait cru Mishrad trop dépravé ou trop idiot pour seulement connaître le nom d’un des quatre grands dieux.

— Tu veux dire que tu essayes vraiment de te montrer amical envers moi ? Sans rire ?

— Il faut bien que quelqu’un le soit.

D’un coup d’œil, Neven lui fit bien comprendre qu’il n’était pas prêt à avaler ça et s’engagea sur la route menant au pont principal.

Distrait par leur conversation, il oublia de regarder où il mettait les pieds. Sa chaussure se prit dans une latte branlante et le mousse partit en avant. Mishrad le rattrapa par le bras, l’empêchant de tomber et de renverser le contenu de son seau au sol.

— Regarde un peu où tu vas, gamin ! On dirait que tu as deux pieds gauches. Et, d’accord, je ne suis pas complètement désintéressé, je l’avoue. Le Coco a promis une meilleure part du butin à celui qui t’aiderait à mieux t’intégrer à l’équipage. Et tu me connais, je ne crache jamais sur un peu d’or. Allez, donne-moi ça, tu n’as pas le bras pour porter une charge pareille.

Mishrad lui enleva son seau et le souleva comme s’il ne pesait rien.

Quelques minutes plus tôt, Neven se serait énervé face à l’explication du marin. Au lieu de quoi il demeura calme, ne pouvant résister à la tentation de se montrer opportuniste. Si Mishrad lui offrait de faire son travail, Neven n’allait pas cracher dessus.

Et si son camarade se faisait réprimander quant à son laxisme concernant ses propres tâches, ce serait encore mieux.

 

 

Des miettes de biscuit plein le bec, Connor étudiait une carte avec attention. Ses serres glissaient sur le vieux parchemin et il s’évertuait à ne pas l’abîmer d’un coup de griffe malheureux. Grâce à ce précieux parchemin, il saurait comment se rendre à Las Hayas, un comptoir légendaire perdu au cœur de la Mer Archaïque dont personne jusqu’alors ne connaissait l’emplacement exact. De quoi réapprovisionner ses cales, mais aussi, avec un peu de chance, recruter des pirates dignes de ce nom avant de se lancer dans la dernière étape de leur périple.

Non loin de là, Luiana était assoupie dans le grand lit de Connor, blottie entre des draps de lin. Elle avait bien besoin de se remettre de ses efforts. Sa compagne recourait trop souvent à ses pouvoirs et cela l’affaiblissait. Connor n’aurait pas dû lui en demander tant.

De sa patte griffue, il agrippa un compas, puis essaya d’effectuer des mesures sur sa carte. À part mettre en danger l’intégrité du papier jauni, il n’arriva à rien. Il laissa retomber l’instrument, frustré de ne pouvoir préparer correctement l’expédition qui allait bouleverser sa vie.

Pour ne rien arranger, son ventre commença bientôt à crier famine, brisant sa concentration. Le biscuit donné par Luiana n’avait pas suffi à apaiser sa faim dévorante. Il savait pourtant qu’elle ne lui offrirait rien de plus. La bougresse profitait de sa transformation pour le soumettre à un régime strict.

Par chance, Connor avait depuis longtemps découvert le moyen de tromper son ennui et son appétit.

Il s’envola jusqu’à se poser près de la fenêtre de sa cabine, un hublot rond bordé de métal doré ; rien que du fer peint pour imiter l’or, en vérité. À l’aide de ses griffes et de son bec, il parvint à descendre la poignée jusqu’à ce que la vitre s’ouvre. Le capitaine avait longuement travaillé cette technique et désormais, plus aucun mécanisme ne lui résistait. Tant pis si cela lui laissait un goût métallique sur la langue.

Il s’élança dans les airs, avant d’aller planer au-dessus des haubans de son navire. S’il y avait un avantage à posséder le corps d’un perroquet, c’était bien de pouvoir voler. Dans ces moments, Connor avait l’impression de dominer le monde entier.

Il ne pouvait cependant pas s’éloigner loin. Un oiseau exotique tel que lui ne ferait pas long feu seul en pleine mer. Il partit se mêler à d’autres perroquets. Il les avait fait mener à bord peu après sa transformation. Beaucoup de rumeurs couraient à ce sujet, les marins allant jusqu’à dire qu’il se plaisait mieux parmi ses congénères que parmi les hommes. Rien n’était moins vrai. Seulement, cela lui permettait d’aller espionner son équipage sans que nul ne s’en rende compte, y compris Luiana.

De son œil vif, il repéra bientôt Mishrad et Neven, en pleine conversation sur le pont. Sa colère redoubla en voyant que le mousse avait réussi à refourguer son travail à un autre. Par les dieux, ce n’était pas ainsi que le petit allait s’endurcir et devenir un vrai pirate !

Il se força néanmoins à réprimer ses humeurs et à se poser gentiment sur l’épaule du mousse. Connor adopta alors l’air le plus bête de son répertoire et pencha la tête sur le côté. Il attendit un instant, puis voyant que Neven ne lui portait aucune attention, il mit sa dignité de côté et lui assena un coup de bec. Cela attira l’œil du mousse sur lui, et Connor s’exclama d’une voix volontairement aiguë et désagréable :

— Biscuit ! Coco veut biscuit ! Donne, donne !

Le jeune homme ne réagissant pas, Connor entreprit de lui pincer les doigts, jusqu’à ce qu’il accède à sa requête. Il avait déjà testé cette méthode maintes fois, sans jamais en être déçu.

— Tu n’es peut-être pas dans les petits papiers du capitaine, mais ce Coco-là a l’air de bien t’apprécier, ma parole !

Le rire gras de Mishrad déplut tout autant à Neven qu’au capitaine. Si Connor connaissait ce surnom que lui donnait son équipage, il ne l’affectionnait pas pour autant. Il préféra néanmoins se montrer magnanime, une fois de plus. Qu’il agisse avec trop de cruauté, et ses hommes pourraient bien se mutiner. Il avait le moyen de se venger de Mishrad sans faire appel à son autorité de capitaine, après tout. Il se jeta sur le marin, et se mit à picorer son visage et ses mains avec énervement, le tout en piaillant :

— Biscuit, biscuit ! Coco veut !

— Cette créature du diable ne va pas nous lâcher, ce n’est pas possible ! Va-t’en, sale bête !

Connor ne relâcha pas ses efforts, et Neven se retrouva plié en deux de rire, face à l’hilarité de la scène. Mishrad tenta tant bien que mal d’agripper l’oiseau pour l’éloigner de lui, mais Connor était trop rapide et futé pour se faire avoir de la sorte.

— Toi, au lieu de te moquer, tu pourrais plutôt m’aider à me débarrasser de cette bestiole. 

— Je voudrais bien, Mishrad, mais nous n’avons pas le droit de toucher aux perroquets. Ordres du capitaine.

— Tu as de la chance que j’ai besoin d’or, gamin, ou tu te serais déjà pris un coup de pied aux fesses… Ah non ! Pas les cheveux, espèce d’oiseau de malheur ! Tiens ! Le voilà, ton satané biscuit !

Connor poussa un cri de victoire et se jeta sur le gâteau offert de force par le marin. Il commença à le picorer gaiement, tout en tendant l’oreille à la conversation entre le mousse et le pirate. Il aimait savoir ce qui se tramait au sein de son équipage.

— Ça m’apprendra à faire des réserves, tiens. C’est ça, régale-toi, imbécile de piaf !

— Allons, ne fais pas cette tête. Je suis certain que le capitaine t’offrira une meilleure part du butin, s’il découvre que tu nourris ses perroquets.

Connor releva la tête, outré à cette idée. Offrir une plus grande part du butin à un marin ! Et puis quoi encore ? Ces incapables étaient déjà payés bien trop cher. Ils ne méritaient pas un denier de plus !

— Toi, le mousse, tu pourras l’ouvrir le jour où tu serviras à quelque chose sur ce navire. En attendant, tu ferais mieux de respecter les plus hauts gradés que toi.

— Désolé si j’ai du mal à te respecter alors qu’un simple perroquet arrive à te maltraiter, rétorqua à nouveau le mousse avec cynisme.

— Tu devrais faire attention, petit. Je t’ai empêché de tomber à la baille tout à l’heure, mais cela pourrait toujours s’arranger !

Leur dispute fut interrompue par un toussotement énervé. Neven et Mishrad se retournèrent comme un seul homme, pour se retrouver en face du maître-canonnier, le second de Connor. Ils furent aussitôt pris d’angoisse, sentant qu’ils allaient recevoir une vive réprimande.

— Vous deux, je peux savoir ce que vous faites, à bayer aux corneilles ? Je croyais que tu devais aider le cuistot à éplucher ses légumes, Mishrad. Alors, tu te dépêches d’y aller, avant que je ne t’y traîne moi-même. Quant à toi, Neven, tu nous as déjà causé assez de soucis pour aujourd’hui. Tu ne crois pas ?

Les deux matelots hochèrent aussitôt la tête et se confondirent en excuses, avant de filer rejoindre leurs postes respectifs. Pris de court, Connor dut s’accrocher à l’épaule de Mishrad de toutes ses griffes. Vexé de se faire ballotter et malmener ainsi, il faillit s’envoler à la recherche d’un hôte moins capricieux. Il changea néanmoins d’idée en comprenant que rester avec Mishrad était le meilleur moyen de se rendre jusqu’à la coquerie[4], là où il pourrait se gaver jusqu’à satiété. Une chance qui ne se représenterait sans doute pas deux fois.

Du coin de l’œil, Neven regarda son coéquipier partir à l’autre bout du bâtiment. Il aurait dû se réjouir du départ de Mishrad et, pourtant, il pressentait déjà que les idioties du pirate lui manqueraient.

Neven poussa un profond soupir et se remit à l’œuvre. Il avait trop de travail et pas assez de temps pour s’encombrer l’esprit de regrets ridicules.

Chapitre 2 : Le prix de la gourmandise

Certains pirates s’assuraient l’immortalité par de grands actes de cruauté ou de bravoure. D’autres en amassant de grandes richesses. Mais le capitaine avait depuis longtemps décidé qu’il préférait, en fin de compte, s’assurer l’immortalité en évitant de mourir.

Terry Pratchett

La huitième couleur

 

Connor allait passer une nuit épouvantable, à la suite de cette journée.

Pourtant, tout avait bien continué. Perché sur l’épaule de Mishrad, le perroquet s’était donc infiltré jusqu’aux cuisines, l’eau à la bouche, ou plutôt au bec. Cet eldorado culinaire regorgeait de denrées aux senteurs délicieuses, qui le changeaient de la sempiternelle odeur d’alcool et de crasse qui régnait sur le Boréas. Mille saveurs appétissantes arrivèrent jusqu’à lui dans une bourrasque et il lui sembla qu’il n’aurait pas assez d’une vie pour les humer toutes. Les rumeurs disaient que la nourriture en mer était toujours infecte, mais le Boréas faisait exception à cette règle.

Lors d’un raid, Connor et son équipage étaient parvenus à mettre la main sur un jeune chef des plus doués. Ce dernier avait rapidement accepté le poste de coq, plutôt que de finir lui-même haché menu. Coriandre, cardamome, curcuma, il n’y avait pas une épice qu’il ne maîtrisât point à la perfection. Il accueillit néanmoins Mishrad avec froideur, les bras croisés sur son tablier.

— Tu étais censé être là il y a une heure.

— Je sais, je suis vraiment désolé Yrvain. Je te jure que je vais me racheter, et…

— Je n’ai pas de temps à perdre avec toi. Les casseroles à récurer sont dans le coin, là-bas. Je veux que tout soit fini dans une heure.

Le cuistot avait beau être plus jeune que Mishrad et moins imposant, ses ordres ne souffraient pas de réplique. Le marin soupira et se dirigea vers l’immense pile que venait de lui indiquer son supérieur.

Connor en profita pour s’éclipser discrètement, se laissant tomber de l’épaule du pirate. Il se déplaça ensuite en marchant, suivant Yrvain à pas de loup. Il quitta la première pièce, remplie de vaisselle sale, pour pénétrer dans une autre, où étaient regroupés les tonneaux de nourriture. Il se posta à l’ombre d’un d’eux, d’où il guetta les déplacements du cuisinier. Dès qu’il ouvrait un couvercle ou qu’un fruit tombait sous ses griffes, Connor se jetait avidement dessus, tout en prenant soin de ne pas se faire repérer.

Il ne se gêna pas pour profiter de ce paradis gustatif et s’empiffra autant qu’il le put. De toute façon, il partait du principe que tout sur le Boréas lui appartenait. C’était son droit de se servir dans les cuisines pour échapper aux caprices injustes de Luiana.

Une fois son méfait accompli, il rejoignit sa cabine sans un bruit. Il trouva Luiana encore endormie, et put donc refermer la fenêtre sans que sa compagne ne sache rien de sa petite expédition aux cuisines. Ensuite, il retourna sur son perchoir, afin de digérer son repas.

Il se félicita pour sa jugeote, très fier de lui-même. Mais dès le soir venu, il paya cher ses excès.

* * *

 

Un horrible mal de ventre le cueillit au beau milieu de son sommeil, le réveillant dans d’atroces douleurs. Pour ne rien arranger, la mer décida de se déchaîner et de faire tanguer le navire à lui en retourner les tripes.

Le bon sens ordonna à Connor de se rendre sur le pont pour aller soutenir ses bons à rien de matelots et s’assurer qu’ils ne couleraient pas le Boréas. Il n’en trouva néanmoins pas la force, le ventre encore trop lourd de son orgie de fruits et de gâteaux en tous genres. Au lieu de sortir à l’air libre, il demeura fermement ancré à une table, un petit gobelet de fer posé devant lui pour qu’il puisse y déverser le contenu de son estomac. Une nouvelle secousse atteignit la cabine et il sentit un goût de bile remonter à sa bouche.

— Luiana, par pitié, fais quelque chose. Demande à la mer de se calmer, je ne sais pas, moi. Mais si tu ne fais rien, je…

Un haut-le-cœur força Connor à se taire. D’une main secourable, Luiana vint caresser ses plumes afin de lui offrir un peu de réconfort. Elle lui indiqua qu’elle était impuissante à contrer la rage de l’océan d’un mouvement de tête. Au même instant, Connor fut accablé par une nausée, si bien qu’il ne remarqua pas son geste.

Le Boréas continua d’être ballotté avec force par la houle et tout le mobilier commença à trembler. Connor se mit à glisser le long de la table. Trompé par un vieux réflexe, il essaya de s’accrocher à tout ce qui l’entourait, oubliant que ses ailes ne fonctionnaient pas comme des mains. Sa tentative se solda par un échec cuisant et il s’affala sur la table la tête la première. Connor se frotta le bec et reprit maladroitement appui sur ses pattes. Il étira ses ailes et vérifia chaque plume une à une. Il craignait trop que l’une d’elles ne s’abîme. Se retrouver coincé au sol dans ce corps d’oiseau fragile était l’une de ses hantises.

— Tu t’en fiches de me voir souffrir, alors ? Par la malepeste, j’ai l’impression que cette satanée tempête est en train de redoubler. J’espère pour toi que ce n’est pas l’une de tes petites vengeances mesquines, ou tu vas me le payer !

Luiana le fusilla du regard, et à nouveau, elle secoua la tête. Cette fois, le capitaine saisit ce qu’elle voulait lui dire.

— Attends, tu n’arrives pas à contrôler cette tempête ? Le Boréas pourrait vraiment sombrer ? Tonnerre, c’est une catastrophe ! Il faut que j’aille superviser l’équipage, avant que ces imbéciles ne gâchent tout ! J’ai passé tellement de temps à m’occuper de ce navire, il est hors de question qu’il coule à cause de trois malheureux coups de vent ! Je vais...

Une vague plus imposante que les autres vint à nouveau assaillir le Boréas. Luiana tituba sous l’impact et Connor faillit lui aussi chuter. Cette fois, il eut la bonne idée d’accrocher ses serres au bois de la table, ce qui lui permit de ne pas être emporté.

Il se crut en sécurité, jusqu’à voir le gobelet de fer arriver vers lui à toute allure. Connor tenta de l’éviter, mais il ne fut pas assez rapide. L’objet le heurta en pleine tête, et sa vision vacilla, avant qu’il ne perde complètement connaissance.

* * *

 

— Tu crois qu’il est mort ?

— Comment voudrais-tu que je le sache ?

— Ben, c’est toi le toubib, Ed, t’es censé savoir ces choses-là. Je croyais que t’étais allé dans une grande université et tout...

— Je suis allé à l’université royale de médecine, oui. Mais j’y ai appris à soigner les humains. Pas les animaux, et encore moins les perroquets. Ces bestioles sont extrêmement rares, en Ilésie.

Connor ouvrit les yeux dans un grognement, tout cela pour se retrouver sous le nez d’un homme brun à la figure allongée. Un monocle était accroché à son œil gauche. Derrière le verre, un œil bleu l’examinait avec attention. Une blouse usée et constellée de taches brunâtres recouvrait les épaules du médecin.

Dans le dos d’Ed, il aperçut un grand ciel azuré, au milieu duquel trônait un soleil éclatant. Connor n’y comprenait plus rien. N’aurait-il pas dû faire nuit ?

— Je ne parlerais pas comme ça du capitaine, si j’étais toi. Luiana te regarde déjà d’un drôle d’air. Elle doit s’inquiéter pour lui. Il paraît qu’elle lui est restée fidèle même après qu’il se soit changé en oiseau. Une drôle de bonne femme. Mieux vaut ne pas être dans ses mauvais papiers.