La monstrueuse Renégate ou Les derniers méfaits d’Analea Stedlana - Charlotte Gaborieau - E-Book

La monstrueuse Renégate ou Les derniers méfaits d’Analea Stedlana E-Book

Charlotte Gaborieau

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Beschreibung

Après avoir combattu des forces vengeresses, Analea fait face à de nouveaux défis. En effet, Yrazia, puissante créature avide de revanche, approche de son but. L’Arme est à ses côtés, la planète tremble : l’aube de la vengeance est enfin venue. Prise dans la tourmente de cette nouvelle guerre qu’elle n’a pas choisie, Analea retrouvera-t-elle la raison ?

À PROPOS DE L'AUTRICE

À neuf ans, Charlotte Gaborieau commence à rêver d'écrire un roman. Pendant dix ans, elle travaille sur de nombreuses ébauches. Finalement, son rêve se réalise avec la création de la dilogie mettant en scène Analea Stedlana ; un hommage à la fantasy, son premier amour littéraire depuis sa jeunesse.


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Charlotte Gaborieau

La monstrueuse Renégate

ou

Les derniers méfaits d’Analea Stedlana

Roman

© Lys Bleu Éditions – Charlotte Gaborieau

ISBN : 979-10-422-1562-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Partie première

Le rassemblement (du sang)

Chapitre premier

La traque

Le vent hurlait contre les oreilles horrifiées de la forêt, et ses branches devenaient plus cinglantes encore que la neige qui tombait. Au galop, les sabots éclaboussaient les troncs de poudre innocente.

Le fuyard était rapide ; il se glissait entre les arbres comme un oiseau qui, prisonnier de la voûte feuillue, cherchait désespérément les rayons du soleil. Il ne verrait pas l’aube.

Une flèche siffla près de son oreille et emporta une larme de sang. Le rouge rencontra le blanc. Le fuyard accéléra l’allure, sans autre bruit que les battements de son cœur contre le silence. Il se mêlait au pas cadencé des bêtes, son cœur : étrange tambour qui lui donnait du courage.

Une seconde flèche vint faucher sa jambe droite et il chuta. Les paumes pressées contre la neige, il put sentir la menace se rapprocher et il se releva subitement. Il tâcha de ne pas sentir la douleur ; ne regarda pas en arrière, de peur de voir dans la neige les traces écarlates de son passage.

Il vit au loin l’orée de la forêt –, il crut la voir. Mais les arbres semblaient faire la course contre lui ; ils le devançaient, couraient loin devant sans se soucier du souffle agonisant de leur adversaire.

Fauché à l’autre jambe, le fuyard tomba à nouveau à terre, sans un cri. À présent la douleur immobilisait ses pas, collait ses rotules abîmées au sol gelé. Il n’eut pas à attendre longtemps que les bêtes arrivent. Le regard résolument fixé au sol, à s’en faire mal aux yeux, il ne voyait que leurs pattes, devinait le reste.

Il devait y avoir une douzaine de chevaux, au vu des nombreux sabots qui s’impatientaient près de lui. On l’encercla sans bruit, comme pour s’assurer qu’il ne prendrait pas la fuite. À genoux, la menace ne faisait que le rapprocher un peu plus de la terre – sa prochaine demeure.

Des pattes plus fines, au sabot fendu, vinrent se poster face à lui. Quelqu’un descendit du dos de l’animal : une paire de bottes sanglées souleva un nuage de neige, bientôt caressé par quelques plumes bleu-vert.

Personne ne lui intima de se relever. Il y avait le silence omniprésent, les sabots qui s’impatientaient et la paire de bottes, immobile. Le fuyard était aussi effrayé qu’il avait envie de savoir qui l’avait poursuivi avec tant de ferveur.

Comme le reste de son village – le reste du monde peut-être, mais que pouvait-il en savoir ? –, il s’était nourri de rumeurs. On parlait de cavaliers fantômes, de reîtres ou de bêtes bien plus monstrueuses que ça. On parlait de feu et de sang, de silence et de râles. On n’était jamais d’accord. Toutes ces spéculations n’avaient en commun que l’issue : la douleur, souvent la mort.

Le fuyard reçut une gerbe de neige en plein visage et se décida à lever la tête. Il fut surpris à la vue de la créature qui le surplombait. Ce n’était ni un fantôme ni un sombre reître ; encore moins un monstre atroce. C’était plutôt un corps féminin, enveloppé dans une tenue de combat sombre et sanglée. Sa peau était si blanche que la neige dut pâlir de jalousie. À l’ombre d’une tignasse brune, deux yeux couleur ambre le toisaient. Des ailes robustes jaillissaient de son dos, flot de plumes trop coloré dans la clarté de la neige, et l’obscurité du jour.

Le fuyard jeta un regard circulaire, dans l’espoir d’identifier chacun des poursuivants qui avait pris place autour de lui. Eux étaient des reîtres, fidèles aux bruits qui couraient. Des Traqueurs. Exception parmi leurs sinistres montures, un cerf ailé – un arsenevara – se tenait derrière la créature qui lui faisait face.

Il songea que ses blessures l’avaient rendu fou. Il s’en inquiéta d’autant plus lorsqu’il surprit le regard argenté d’un gathere sur lui, comme s’il s’intéressait. Cette créature magique, à l’allure de renard et aux talents métamorphes, ne se voyait presque jamais sous ces froides latitudes. Les rares individus qui bravaient encore la neige dans les environs hibernaient à coup sûr. Le fuyard évita son regard perçant et scruta la neige avec force. Décidément, la guerre parvenait même à dérégler les lois soigneusement créées par Mère Nature.

— Sana emetheneisa wei. Tiyn tamat danaem rosenaisa wei, lança la femme ailée d’un ton abrupt. (Qui es-tu ? Vers quel village cours-tu ?)

Le fuyard cessa de respirer. Il hésitait. La terreur aurait dû lui insuffler ce courage aveugle qui fait courir au sacrifice. Il pensa à son village. Il pensa à lui-même ; il se dit qu’il n’avait pas envie de mourir, pas déjà. Il se demanda s’il pouvait mentir, mais déjà son silence penseur le trahissait.

Il reçut un coup dans les côtes et se décida à indiquer une direction de son doigt tremblant.

Sans hésiter, tous les cavaliers s’élancèrent. On attacha le fuyard à une monture, pour entraver toute tentative de fuite. La femme ailée fermait la marche, et pourtant elle était les yeux du groupe. Ses iris ambrés se fixaient loin au-delà des têtes encapuchonnées des reîtres. Elle devinait déjà, après les arbres, le village désigné par la main traîtresse.

Une dizaine de maisons s’agglutinait autour d’une route cahoteuse. Une poignée d’enfants jouait paisiblement, et quelques adultes déambulaient entre les bâtisses.

La sombre cavalerie prit soin de faire le tour du hameau. Il fallait exhiber le traître, l’identifier aux yeux de tous. Montrer que les héros n’existaient pas, que pour sauver son égoïste cuir il suffisait de tanner celui des autres.

Les enfants s’affolèrent, et les parents commencèrent à chercher en eux-mêmes l’instinct de survie qui les tirerait d’affaire. Ce qu’ils voyaient, c’étaient les monstres campés sur leurs bêtes, porteurs d’un augure de mort. Ils ne voyaient pas le fuyard. Aucune épouse ne se jeta à terre, aucune progéniture ne courut aveuglément vers lui.

Au signal aphone, une pluie d’axoa ynixem s’abattit sur le village. Il lui suffit de quelques secondes et d’une grande explosion pour s’embraser.

La femme ailée se tourna vers le fuyard.

— Tu es un traître doublé d’un menteur, cracha-t-elle. Mène-nous à ton véritable village, ou nous ferons tuer ces honnêtes gens.

Elle ne prit même pas la peine de désigner les villageois affolés, il les voyait plus que toute autre chose. Il les voyait se lamenter, mourir d’envie de sauver leurs maisons et pourtant, rester pétrifiés de peur. Leurs visages étaient déformés par les flammes. Il s’imagina à leur place.

La femme ailée battit d’un grand coup d’ailes, ravivant le feu qui avait élu foyer sur l’arche d’entrée.

Il songea un instant à se jeter de lui-même dans les flammes : il y avait assez de témoins pour que son geste entre dans l’Histoire. Mais ils ne connaissaient pas son nom, et peut-être les villageois serviraient-ils eux aussi de bûcher à sa suite. Il désigna une autre direction.

Le fuyard s’appliqua à emprunter des détours pour ralentir leur progression. Il comptait sur l’atmosphère fraîche et humide de la forêt pour lui éclaircir les idées, mais les arbres alignés comme des soldats l’oppressaient de leurs branches dénudées. Il n’avait aucun moyen de prévenir ses proches ; il continua d’avancer.

Ils arrivèrent bientôt aux abords du village désigné par la main traîtresse et menteuse. Il était un peu plus grand que le précédent, et les habitants étaient plus nombreux à occuper les rues.

Sur leur passage, les gens se terrèrent rapidement dans leurs maisons, sans attendre plus d’explications. L’épouse du fuyard, en le voyant, manqua de s’évanouir, mais eut assez de force pour retenir sa progéniture aveuglée par le sort du père. On alla quérir la cheffe du village.

Seule la créature ailée s’entretint avec elle ; les autres ne semblaient pas doués de parole. Son but était de rallier la cause des villageois au charmant minois des Traqueurs, de fournir armes et force pour les aider à se frayer un chemin jusqu’à la gloire de leur maîtresse, Yrazia. La cheffe ne faisait même pas semblant d’écouter. Elle maintenait, en guise de rempart contre la perfide proposition, ses bras croisés contre sa poitrine. Lorsque la femme ailée faisait une pause, elle glissait un « non » catégorique en guise de ponctuation. Elle finit par imposer le point final.

Avec un silence impeccable, les Traqueurs se répartirent alors auprès des bâtisses où les habitants s’étaient réfugiés. Et sous les yeux médusés de la cheffe, le village prit feu.

La tradition voulait qu’on laisse un survivant après chaque carnage. Il fallait bien que les faits d’armes se racontent : la résistance finirait par tomber. La cheffe remplirait le rôle à merveille. Son esprit, déjà, luttait pour savoir si elle devait se considérer martyr ou tyran. Elle raconterait l’histoire à merveille ; et le fuyard, réfugié comme le lâche qu’il était dans l’une des maisons consumées, n’entrerait définitivement pas dans l’Histoire.

Lorsque les flammes laissèrent place à la fumée, le gathere se glissa entre les ruines mornes qui tentaient de rester dignement debout, mais que le grincement trahissait. Son pelage flamboyant, par mimétisme, arracha un cri de douleur à la cheffe. Il la fixa de ses iris éclairés et elle se tut. Elle se retrouva seule, pantelante, au milieu des décombres fumant de feu son village.

À quelques centimètres de son pied, délicatement couchée sur les cendres, reposait une plume bleu-vert.

Lorsque la troupe pyromane atteignit une clairière suffisamment dissimulée, la femme ailée entreprit de compter les Traqueurs. Ils étaient quatorze.

Elle descendit du dos de l’arsenevara, tira une dague de son fourreau et se mit à lentement arpenter les trois rangs que les cavaliers avaient formés. Elle leur ordonna de descendre, ce qu’ils firent en désordre – sans grande surprise : ils étaient aussi doués à se mouvoir gracieusement qu’à faire la conversation. Une fois qu’elle les eut inspectés, elle s’approcha de chacun d’eux, un par un, sa dague en position de menace.

La plupart ne réagirent même pas, quelques-uns dégainèrent eux-mêmes leurs armes en guise de réflexe. Le dixième tressaillit. La femme ailée s’arrêta. Elle pouvait voir son souffle chaud rencontrer l’air frais dans un petit nuage blanc. Elle pouvait l’entendre respirer avec difficulté, il sanglotait. Elle pouvait presque entendre son cœur se déchaîner sous son déguisement. C’était un corps chaud qui avait froid et peur, et qui savait ce qui l’attendait, désormais.

Elle rejeta sa capuche en arrière d’un coup sec et découvrit le visage angélique d’une jeune fille. Elle avait à peine vingt ans. Ses joues rosies par l’air cinglant se noyaient sous les larmes ; et ses cheveux, inégaux, avaient dû être coupés à la hâte. Elle se jeta à genoux.

La jeune espionne balbutia quelques mots pour implorer le pardon, la clémence peut-être, de la femme qui se tenait devant elle. Elle offrit même ses services en gage de sa vie, mais elle tremblait trop pour être utile.

La femme ailée s’accroupit et lui recommanda de ne pas trop crier. L’espionne acquiesça avec un gémissement presque animal. Elle lâcha un petit cri lorsque la dague pénétra son cœur, avant de s’écrouler sans bruit dans la neige. La femme ailée planta sa dague dans le sol, au-dessus de sa tête, en guise de sépulture. Elle déposa une plume bleu-vert sur le cœur meurtri.

Analea et les treize Traqueurs repartirent au galop vers Nox.

Chapitre second

L’école des atrocités

Sur la toile blanche tendue contre le mur, une petite fille blonde pleurait. Seule. Elle serrait contre sa poitrine ce qui ressemblait à un chiffon coloré. Ce bout de tissu semblait avoir beaucoup d’importance à ses yeux. Sa vie elle-même semblait s’y accrocher, à l’image de ses mains crispées dessus dans un mouvement protecteur.

La fillette était très jolie. Ses cheveux, d’un blond platine presque blanc, tombaient en une cascade interminable de boucles dans son dos. Ses yeux, semblables à deux inestimables émeraudes, étaient noyés dans un océan de larmes.

Elle semblait fragile, agitée de spasmes qui faisaient trembler son petit corps tout entier. Sa peau était d’une blancheur étonnante, pareille à de la porcelaine. Et ses mains très fines semblaient puiser toute la force de son corps pour s’agripper à son haillon. Elle était incapable de relâcher cette étreinte. Dans son dos, deux petites ailes aux reflets orangés pendaient tristement, comme abattues. C’était une syrix : créature mi-humaine mi-oiseau, cousine lointaine du phénix.

Un souffle de vent balaya le paysage désolé dans lequel tout chez cette petite fille, de ses cheveux platine à sa robe blanche, semblait déplacé. Elle leva ses beaux yeux embués et observa le désastre qui l’entourait. Puis elle se tourna et s’éloigna sur deux jambes instables.

***

— Ça, cracha Yrazia en arrêtant la diffusion de ses souvenirs, c’est ce qui vous attend si notre mission échoue.

Les petits élèves restèrent un moment éberlués face à la toile, à présent parfaitement blanche. Ils avaient entre sept et neuf ans, et ils recevaient ce jour-là leur premier cours de ce que la Dame des Roses Noires appelait « Notre Histoire ». Au fond de la salle, Analea, juchée sur le dossier de sa chaise, griffonnait quelques esquisses inspirées du discours de l’Hôtesse. En deux ans, elle avait entendu ces paroles une demi-douzaine de fois. Elle les connaissait par cœur. Elle n’était pas particulièrement touchée par les souvenirs qu’Yrazia s’acharnait à montrer, mais elle avait l’impression de mieux comprendre. Sa mission prenait du sens.

— Comme vous le savez, poursuivit Yrazia d’une voix plus douce, notre monde, Lewsyn, est divisé en secteurs depuis plusieurs décennies. Chaque espèce, chaque race a eu droit au sien, mais il est un peuple qu’on a massacré avec l’espoir de ne plus jamais le revoir. Leurs anciennes terres, les terres brûlées de Nox, feu royaume Varenthe, ont été laissées à l’abandon. Infertiles, inutiles. C’était comme une offre, comme un présent pour nous, mes enfants. La Séparatrice pensait avoir supprimé toute la lignée des syrix, mais c’était oublier une survivante : moi.

Elle fit une pause, comme pour mesurer la résonance du dernier « moi » contre les murs attentifs de la classe. Elle ajusta :

— La survivante.

Les élèves continuaient à la regarder avec un air ébahi.

— Savez-vous pourquoi le monde nous a tués ? demanda Yrazia.

Les enfants adoptèrent un air pensif, si concentrés qu’on eut dit qu’ils faisaient semblant de réfléchir. Certains murmuraient des mots imperceptibles, mais aucun n’avait vraiment de réponse. Les enfants ne comprenaient pas bien, encore, les concepts de mort ou de guerre qu’Yrazia débitait avec brutalité et sans ambages. Mais ce cours, ils l’entendraient encore des dizaines de fois en grandissant.

— Analea !

La jeune femme se leva brusquement et alla se planter devant la toile.

— Regardez-la bien, les enfants. Ne voyez-vous pas quelque chose qui cloche ?

Les élèves ouvrirent de grands yeux mais ils ne virent pas. Ils étaient trop innocents pour ça. Yrazia fit faire un demi-tour à Ana. Ses immenses ailes bleu-vert se dressèrent comme une évidence aux yeux des enfants, qui commencèrent à regarder les leurs, à les tâter pour en comparer la composition.

— Analea n’est pas une syrix, reprit Yrazia, c’est pour cela que ses ailes n’ont pas la couleur du feu. Analea est différente de vous, mes enfants.

Toutes les petites créatures avaient effectivement les mêmes ailes d’un orange de feu. Yrazia elle-même avait changé. Elle ne revêtait plus le déguisement de sorcière qui lui avait permis de reconstituer son peuple, sa petite résistance dans le feutré des Terres des Cendres Enflammées. Toujours aussi séduisante et provocatrice, sa peau avait pâli de nouveau, ses cheveux étaient devenus presque blancs et deux ailes flamboyantes avaient poussé dans son dos dénudé.

Les petits élèves n’avaient pas le regard sévère, pas encore. Ils étaient trop jeunes pour comprendre les violences qui agitaient ce monde, trop jeunes pour réaliser qu’eux-mêmes deviendraient des tueurs passé leur quinzième anniversaire.

— Nous autres, syrix, reprit Yrazia, sommes différents des autres créatures. Les autres créatures le savent, elles nous jalousent nos belles ailes, notre capacité à voler, à renaître de nos cendres. Et qu’ont-ils fait pour assouvir leur jalousie ?

C’était une question rhétorique, même les petits élèves le savaient. Yrazia, en plus d’être cheffe d’armée, avait un certain amour pour le grandiloquent et le dramatique. Une nouvelle fois le silence emplit la pièce, troublé par quelques propositions de réponses murmurées timidement. Yrazia projeta de nouveau ses souvenirs sur la toile blanche. Cette fois-ci, le point de vue était le sien. Elle marchait – l’image était chaotique – dans les ruines de son ancien royaume, jonché de corps meurtris.

— Ils nous ont tués, acheva-t-elle.

Les petits syrix ouvrirent des yeux encore plus grands, profondément choqués par les images qui se déroulaient devant eux. L’un d’entre eux se mit à pleurer et cacha son visage dans ses mains. Irritée, Yrazia claqua des doigts en direction d’Ana et lui indiqua le bambin d’un signe du menton.

Machinalement, Analea traversa la salle de classe et s’agenouilla à côté de l’enfant. Elle lui prit les poignets, les écarta de son visage et l’obligea à regarder les atroces images. Il pleura de plus belle, entraînant avec lui quelques enfants à la sensibilité encore trop aiguisée.

— Zuo, mon chéri, dit Yrazia en s’approchant du marmot. Tu viendras me voir à la fin de l’heure d’accord ?

Son sourire se voulait rassurant mais il était carnassier.

— Bien, où en étais-je ? reprit-elle en arrêtant la diffusion. Oh, c’est vrai. Ils nous ont tués, massacrés, démembrés, brûlés. Tout était bon pour exterminer notre belle lignée. Heureusement pour nous les enfants, il suffit d’une seule femelle syrix, même si elle s’unit à une autre créature, pour donner naissance à de beaux œufs de syrix. Sinon, vous ne seriez pas là…

Une petite main se leva.

— Comment vous avez fait pour survivre, Mère ?

Les enfants n’étaient pas véritablement tous des enfants d’Yrazia, mais ils étaient tous ses descendants. Elle leur apprenait très tôt à l’appeler Mère, ce qui lui donnait une joie indescriptible. Yrazia adorait raconter comment elle seule avait échappé à la mort.

— J’étais une petite fille comme vous à l’époque. J’étais donc assez petite mais déjà assez rusée pour échapper aux ennemis pendant un certain temps. Un vieil ami m’avait aussi appris, très jeune, à prendre d’autres formes. Je sais – et je savais déjà – me transformer en un bel oiseau au plumage noir et orange. Au moment du massacre, je me suis changée en oiseau. J’ai survolé les terres de Lewsyn des jours durant, jusqu’à trouver une terre qui me paraissait accueillante. C’était la terre des sorciers. Les observant à l’abri d’un bosquet, j’ai pendant dix jours parfait ma transformation de sorcière, et je les ai laissés m’adopter.

Quelques enfants applaudirent. Une autre petite main se leva.

— Pourquoi on garde Analea avec nous alors qu’elle n’est pas comme nous, Mère ?
— On peut la tuer, Mère ? renchérit une autre voix.

Yrazia éclata de rire. L’enfant ne savait même pas ce qu’il disait. Le mot, terrible, ne prenait pas encore tout son affreux sens dans son jeune esprit innocent. Mais il l’entendait chaque jour. « Tuer. »

— J’apprécie votre participation, les enfants. Mais on ne tuera pas Analea – pas aujourd’hui.

Elle fit un clin d’œil à Analea, qui esquissa un sourire placide.

— Analea aussi appartient à une espèce qui a souffert. Elle n’a pas les mêmes ailes que nous, mais elle a le droit de rester avec nous. Qui plus est, c’est une guerrière redoutable !

Les enfants se fendirent d’un « Oh » admiratif. Yrazia dispersa la classe, mais garda Zuo le pleurnicheur. L’enfant fut sévèrement réprimandé, mais l’Hôtesse savait lorsqu’il partit qu’elle n’était pas au bout de ses peines, avec ce petit. Elle congédia Ana mais lui commanda de revenir deux heures plus tard. Elle devait faire classe aux plus âgés.

Lorsqu’ils atteignaient treize ans, les jeunes syrix commençaient à se former au combat, sous les yeux attentifs de maître Benshe. Ce nouveau cours avait le bénéfice de canaliser leur énergie et de maintenir leur attention pour les classes théoriques, qui devenaient rapidement barbantes. Les enfants étaient d’une loyauté sans limite envers leur Mère, mais ils s’agaçaient en silence lorsque celle-ci radotait inlassablement sur son martyr passé et son génie actuel. Ils appréciaient en revanche les cours de stratégie de Haza, une syrix borgne qui avait l’œil pour les cartes, les cachettes et les guets-apens.

Les années passaient et les enfants venaient remplir les rangs de l’armée ailée. À leur quinzième anniversaire, Yrazia leur offrait un collier en forme de demi-lune. Il s’agissait de la réplique parfaite de celui que ses aïeux lui avaient offert, à elle dont le prénom signifiait littéralement « visage de la Lune ». Ce pendentif, qu’elle offrait aussi à ses plus fidèles alliés, rappelait à chacun son engagement, et pouvait être ensorcelé pour contenir des messages ou des cartes. Analea aussi en possédait un, désormais.

 

 

 

 

 

Chapitre troisième

Conseil de guerre

 

 

 

Maître Benshe corrigea la position des pieds de Zuo à l’aide de son bâton. Il ajusta ses genoux, acheva d’un coup au sommet du crâne pour lui intimer de s’ancrer dans le sol. Zuo retint une exclamation et s’élança contre le maître d’armes, les deux sabres en bois fendant l’air. Maître Benshe le repoussa d’une pichenette, à quoi le jeune élève répondit par un coup de sabre mal placé, mais qui fit mouche. Le maître le désarma sans grand effort et le força à reculer.

— Tu es sorti du cercle, Zuo.

Yrazia contemplait l’entraînement depuis son perchoir. La petite lice dans laquelle avaient lieu les premiers enseignements de l’art du combat était entourée de quelques arbres noirs et peu feuillus. De là, la vision était parfaite. Zuo, vaincu, était sorti du cercle de pierres qui délimitait la zone de combat. Yrazia l’avait signalé d’un ton sentencieux. Le maître, pourtant, ne semblait pas découragé par son jeune adversaire. Zuo avait maintenant treize ans, et il ferait un excellent guerrier lorsqu’il aurait trouvé son équilibre.

Il repositionna l’enfant, s’écarta de deux pas et se tint prêt à l’attaque.

Soudain, le sol se mit à gronder. Yrazia tourna son regard vif à l’est, où s’élevait maintenant un épais nuage de poussière orangeâtre. L’étendue désertique se para d’une dentelle de chevaux et, contre le gris du ciel orageux, se dessinèrent de nombreuses ombres ailées.

Yrazia sauta à terre au moment où Analea atterrissait. La lieuse s’approcha encore puis posa un genou à terre, aplatit ses longues ailes bleues sur le sol et baissa la tête.

— Mère.
— Ma fille.

Yrazia saisit le menton d’Ana et lui commanda d’un simple regard de se relever. La guerrière prit dans une de ses poches une rose flétrie, noire de sang, qu’elle lui présenta.

— Yrisyera est tombée, Mère. Aiduen s’incline devant vous, qui avez su faire son excellence des années durant.
— Ainsi, les sorciers ont arrêté de danser, sourit Yrazia.

La belle syrix fit quelques pas, observant les troupes victorieuses qui mettaient le monde à ses pieds. Elle jaugea du regard les Traqueurs. Anciens sorciers, c’étaient tous d’anciens amants d’Yrazia, des amours d’un soir qui avaient dû, au petit matin, prêter allégeance ou mourir. Yrazia avait absorbé toute leur humanité, vidé de leur corps tout ce qui pouvait ressembler à une âme jusqu’à en faire des machines à tuer. Pourtant, elle venait à l’instant de découvrir qu’ils étaient capables de trahison. Leur envoûtement n’avait pas suffi. La mission avait été la plus longue et la plus laborieuse de toutes celles menées jusqu’alors, et elle devinait qu’une partie des Traqueurs absents l’étaient par déloyauté plutôt que par simple mort au combat. Elle sourit de plus belle lorsqu’elle remarqua ses braves syrix revenus sains et saufs. Héritage de leur mère, ils étaient tous capables de se transformer en oiseau, s’ils souhaitaient passer inaperçus.

— Venez, lança-t-elle. Venez tous, allons faire un festin et vous me raconterez cette aventure en détail.

La troupe se remit en marche avec fracas. Après avoir longé les trois lices d’entraînement cernées de pierres, ils traversèrent la forêt d’arbres tortueux, des ygig, où nichaient les syrix. À cette heure, seuls quelques enfants y dormaient sous la surveillance d’un adulte, et quelques soldats harassés se reposaient. La nuit, les troncs rouges et les branches dépourvues de feuilles revêtaient un chapeau flamboyant de plumes, étrange feuillage. Au sortir de la forêt, trois massives tours de grosse pierre cassaient la monotonie d’un sol qui ne savait qu’être plat. Les trois tours, octogonales, truffées d’ouvertures et coiffées de hauts toits pentus, étaient disposées en triangle. Au parfait milieu de ce triangle avait été creusé un grand puits qui s’enfonçait dans les entrailles de la Terre, et l’eau ocre qu’on en tirait était pratiquement la seule accessible sur le Secteur de Nox. Autrefois, le royaume Varenthe avait été verdoyant et quelques minces rivières avaient coulé dans leurs petits lits, faisant pousser des arbres courts mais robustes, marquant même les limites du royaume. Les aspérités en étaient encore visibles, aux frontières du secteur ; mais c’étaient désormais des rides de terre craquelée et poussiéreuse.

Du reste, la vaste étendue désertique qu’était devenue Nox avait pour seul relief les fortes forêts qui la séparaient des centaures de Namenos, et des naïades d’Ahiltaïa, du nord-ouest au sud-ouest ; une petite chaîne de montagnes, qui en dissimulait de bien plus grandes et qui cachait les nains de Matria, au sud-est ; et un gros barrage qui empêchait les eaux d’Aiduen, terre de sorciers, de se déverser sur la lande, au nord-est. C’était en partie en asséchant Nox qu’Aiduen s’était noyé en îlots solitaires. Tout, autour de Nox, était sujet de désir aux syrix. Mais tout était un piège. Le secteur ne bénéficiait d’aucune protection des dieux, et d’aucun Mur. S’ils le voulaient, les sanguinaires centaures, les malicieuses naïades, les braves nains et les habiles sorciers n’avaient qu’à franchir une frontière qui n’était plus que fictive. Ils ne le faisaient pas, bien sûr. Ils voyaient ce qui se tramait et la stérilité de la terre les dégoûtait.

La troupe, entonnant maintenant des chants de gloire, pénétra dans la tour Io. C’était la tour des festivités, de l’échange et de la boisson. Les murs résonnaient de musique et on voyait souvent de jeunes syrix sortir en virevoltant par les hautes fenêtres. La tour Mo était dédiée à Yrazia. C’était le lieu du règne et de la guerre. Enfin, la tour No était celle de l’enseignement. De n’importe laquelle des trois tours et pratiquement de n’importe quel étage, on pouvait observer la désespérante platitude du royaume. De la terre floue à perte de vue et un coucher de soleil décevant. Assises sur le néant, les tours étaient si massives qu’on croyait d’abord à un mirage, un mauvais rêve. Elles étaient laides, énormes, elles obstruaient le ciel avec une suffisance grise. Elles étaient tout ce qui pouvait rappeler une splendeur passée.

Le banquet prit place dans une vaste salle du seizième étage. Le décor n’était pas sans rappeler le Manoir Oleste, où celle qui avait été la Dame des Roses Noires avait eu pour habitude de divertir ses hôtes en grande pompe et à grands frais. La décoration était vive, la musique assourdissante, la foule délirante. Ceux qui ne dansaient pas volaient d’un bout à l’autre de la pièce, emportant avec eux des bourrasques d’air inespérées dans la chaleur étouffante du bal. Une large rangée de tables longeait un pan de mur entier et offrait boissons et victuailles à ceux à qui la bataille avait laissé un petit creux. Contrairement à ce que les légendes racontaient, les syrix n’étaient pas carnivores. Ils se délectaient d’herbes et de fruits, quelques rares insectes, mais le sang était loin de s’inviter à table.

 

Lorsqu’elle en eut assez de se déhancher sur la piste, Yrazia invita ses chefs de guerre à la suivre à l’étage afin d’y démarrer le conseil. L’implacable syrix s’installa dans un grand fauteuil à l’extrémité d’une table de pierre ovale, puis elle invita d’un geste ses onze chefs à en faire de même.

— Aza ? appela Yrazia.

Une jeune syrix, d’une vingtaine d’années environ, apparut à une fenêtre et se glissa dans la salle avec un bruissement de plumes. Sans attendre d’autre ordre de sa Mère, elle barra toutes les fenêtres qui donnaient sur l’extérieur. On n’entendit bientôt plus que de la musique étouffée provenant de l’étage inférieur. En quelques regards et gestes de la main, elle alluma des dizaines de chandelles et fit dérouler une immense carte de Lewsyn le long d’un mur.

— Approche, continua Yrazia.

Elle remit à Aza un petit coffre de bois brun. Aza avait beau avoir de forts dons magiques, elle restait une frêle syrix. Analea vit ses petits bras trembler alors qu’elle s’approchait de la carte, le coffre sur les bras. Elle en sortit finalement un gros tampon en forme de demi-lune, qu’elle apposa de toutes ses forces sur le Secteur d’Aiduen. Toute la table applaudit, tapa du poing, il y eut quelques cris. Sur les genoux d’Ana, Mashi glapit de bonheur. Dans la pénombre vacillante, le gathere avait revêtu un pelage anthracite.

Yrazia se leva et cela suffit à ramener le calme.

— Mes chers enfants, commença Yrazia en fixant tour à tour chacune des créatures attablées, une nouvelle place forte est tombée. Aiduen a rendu les armes, après des mois de lutte acharnée. Gumnash, j’attends un récit palpitant !