La morsure originelle - Sophie Zimmermann - E-Book

La morsure originelle E-Book

Sophie Zimmermann

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Beschreibung

Anna, studieuse et passionnée d'anthropologie, suit les cours du professeur Baker. Ce dernier la convoque dans son bureau pour lui transmettre un don précieux !

Anna, étudiante en anthropologie à l’université de Coven Hill, est convoquée dans le bureau du professeur Baker le jour du dernier examen avant la trêve d’hiver.
Quand il lui annonce qu’avant de disparaître, il va lui transmettre « la Morsure », une marque qui relie celui ou celle qui la porte à des dons mystérieux, elle n’y croit pas une seule seconde.
Et si cet épisode allait bel et bien changer le cours de sa vie ? Et si ses croyances rationnelles étaient remises en cause ?
Saura-t-elle ouvrir son esprit et voir au-delà du réel ?

Suivez les aventures de cette jeune femme rationnelle qui devra pourtant faire face à de mystérieux phénomènes...

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Sophie Zimmermann

La morsure originelle

La science apporte des réponses et est susceptible de trouver l’absolue vérité de l’existence, à condition de ne pas nier que l’impossible est possible.

Apparition

1.

Le campus grouille de monde, les étudiants ressemblent à des fourmis, se suivant sur les chemins dallés fendant la pelouse verte parsemée en ce temps de février. Le nez dans leurs livres, révisions de dernière minute obligent, la concentration se lit sur tous les visages. Moi, je suis prête pour mon dernier partiel avant la trêve du premier semestre, que j’attends avec impatience. Un peu de repos après cette période intense de travail ne va pas être superflu.

J’entre dans le hall de la faculté lorsque l’assistant du professeur Baker m’interpelle :

–Mademoiselle… Anna… Je dois vous parler, c’est urgent.

Plusieurs filles présentes aux alentours me lancent un regard noir, jalouses. L’assistant est plutôt canon. Quand il suit les cours au fond de la salle, beaucoup se munissent de petits miroirs pour le contempler en toute quiétude. Personnellement, j’ai mieux à faire et les propos du professeur sont plus intéressants que cette pâle copie d’Apollon.

Le professeur Baker enseigne la paléontologie et excelle en anthropologie, option que je suis. Son examen, qui a eu lieu lundi dernier, était corsé, mais il me semble m’être bien débrouillée. Je commence à paniquer et à imaginer le pire, le rouge me monte aux joues. Tricherie, perte de copie, tout me traverse l’esprit.

–Oui, qu’y a-t-il ? demandé-je le plus naturellement possible afin de cacher mon trouble.

–Pas ici, c’est confidentiel, répond-il en plissant ses yeux verts et en réajustant ses lunettes.

Il me fait signe de l’accompagner, je lui emboîte le pas et nous nous dirigeons vers les escaliers menant au demi-sous-sol.

Sur le chemin, il hèle un autre étudiant. De la sueur se forme maintenant sur mon front. Angoisse, mes jambes tremblent. Je n’écoute pas ce que l’assistant dit, impossible de suivre la conversation, je fixe béatement ses lèvres qui bougent en cadence au rythme de ses mâchoires carrées. L’étudiant croise mon regard, son stress est à hauteur dumien.

Les escaliers me paraissent interminables, beaucoup plus longs que d’habitude. Une sensation d’oppression m’envahit, augmentée par un effet de rapprochement des murs latéraux. Divagation ?

Tu perds les pédales,Anna.

Mes talons claquent trop fort sur le marbre, faisant écho dans le dédale des couloirs mal éclairés. Le bruit résonne contre mes tympans, me donnant la nausée.

À la vue du bureau du professeur Baker, mon cœur s’emballe. L’assistant nous précède, entre et nous invite à nous asseoir. Je jette un coup d’œil à l’horloge sur le mur d’en face, il reste vingt minutes avant le début du partiel de sédimentologie.

Le professeur Baker se tient derrière son bureau, plus fatigué qu’à l’accoutumée, totalement tassé, sa lampe néon accentuant ses cernes violacés et sa chemise beige lui donnant mauvaise mine. En classe, il est plutôt survolté, passionné par sa matière. Je n’en perds jamais une miette – quelle chance j’ai eue d’obtenir une bourse et de pouvoir suivre ses cours ici, à Coven Hill ! C’est le meilleur, il a fait tant de découvertes, notamment en anthropologie, sur les débuts de la lignée humaine. C’est ma passion et j’ai consacré beaucoup de mon temps et de mon énergie à la réussite de mes études, alors cette convocation me semble de mauvais augure.

Le professeur se redresse et nous regarde tour à tour par-dessus ses lunettes fines en métal argenté, posées sur son nez busqué. Ses yeux bruns sont à moitié fermés et il se pince les lèvres, comme s’il souffrait d’une douleur interne qu’il souhaitait maîtriser. Puis, il caresse doucement sa barbe grise, fournie, raccord avec ses cheveux. Son regard est perçant, comme s’il essayait de lire dans mes pensées. À cet instant, elles sont dispersées.

Une part de moi est impressionnée d’être dans son antre. Il m’arrive de déposer des devoirs, mais je ne passe jamais le seuil de la porte. Au mieux, j’aperçois quelques éléments intérieurs. De mon assise, j’ai accès à l’ensemble, mes yeux se posent partout, à toute vitesse. Des crânes d’Australopithèques, Homo habilis, Neandertal et autres sont disposés à plusieurs endroits, de vrais spécimens, pas ces moulages bas de gamme que nous manipulons en séances d’observation.

Et tous ces livres… Les étagères sont pleines à craquer, mon regard vadrouille sur les titres, un sur la fossilisation, un autre sur l’émergence des êtres humains, sur la position du trou occipital, sur l’évolution du prognathisme… J’ai envie de les découvrir, au moins de les feuilleter.

Néanmoins, face à cette excitation, mon stress devient incontrôlable, accentué par la lumière artificielle de cette pièce exigüe. La crise de claustrophobie me guette.

Pourquoi suis-jeici ?

Le professeur Baker se racle la gorge :

–Je vous ai fait venir pour une raison qui va vous sembler farfelue de prime abord, mais qui, pourtant, va changer vos vies à tous lesdeux.

Des fourmis se créent le long de mes doigts, en réponse à la pression que j’exerce sur mes phalanges.

–Je vais disparaître et ce fait est imminent, affirme-t-il.

–Euh, c’est-à-dire ? articule l’étudiant à côté demoi.

–Ne me pressez pas, jeune homme, je dois choisir les bons mots pour la transmission.

Il pointe son index en direction du mur à sa gauche.

–Alexis, s’il te plaît.

Son assistant fouille sur une tablette à hauteur d’épaule. Parmi toutes les babioles, il choisit une boîte mordorée. Il en sort une pierre totalement noire, a priori de type volcanique. En la posant sur le bureau, j’ai l’impression qu’elle a changé de teinte, le professeur passe sa main par-dessus et une minuscule flamme apparaît.

J’ai presque envie de rire tellement ce bibelot est ringard, mais heureusement, mon respect pour le professeur m’en dissuade.

Plus j’observe ce feu, plus j’ai froid. Un courant glacial me fouette le visage, s’insinuant dans ma chair ; subitement, l’air ambiant perd quinze degrés. Je boutonne ma veste en jean, doublée de fausse fourrure blanche, jusqu’aucou.

–Anna, Jason… Croyez-vous au destin ? nous demande le professeur en croisant les mains devantlui.

J’observe ce garçon à ma droite – des traits harmonieux, châtain aux yeux noirs, quelques taches de rousseur, allure sportive. Je fouille dans ma mémoire et le visualise dans l’amphithéâtre, assis au troisième rang, plutôt discret, sans camarades autour delui.

Il me regarde en retour, un peu décontenancé, tout comme moi. Est-ce une interrogation orale ? Peut-être, pour compléter la note de notre partiel… ou nous départager. Si c’est pour être major de cette épreuve, je suis prête à tout et bien que Jason ait l’air sympathique, je prends la parole avant qu’il ne réagisse :

–Le destin peut avoir une définition différente que l’on se place d’un point de vue culturel, philosophique ou psychologique. Je pense qu’il traduit, depuis la nuit des temps, une peur de l’être humain, celle de subir des épisodes hasardeux et incompréhensibles, sans pouvoir contrecarrer ces phénomènes. Le destin correspond à une succession de circonstances, parfois négatives pour l’individu, lui permettant de faire face en apposant un nom sur ce qui lui arrive, autrement dit une explication rationnelle. L’espèce humaine a besoin de trouver des réponses aux faits qui l’affectent, son désir de maîtrise est immense et le destin serait le summum du contrôle, puisque tout serait préplanifié. Objectivement, nous ne supervisons rien, ni ce qui nous entoure ni les autres êtres vivants, le destin représente également cette impuissance, la fatalité de l’existence…

Je ne suis pas complète dans ma démonstration. J’ai un flash intellectuel, je dois faire un lien avec la paléontologie, le professeur y sera réceptif.

–Au cours des découvertes anthropologiques, des rituels ont été observés à divers endroits et en plusieurs lieux, on peut penser que le concept de destin était déjà appréhendé par nos prédécesseurs comme la crainte de l’avenir, inconnu, donc potentiellement anxiogène.

Le professeur Baker sourit.

–Bravo, bel exposé, je reconnais ta prose, Anna, mais réponds par oui ounon.

–Ah, dis-je, déçue. Alors… non, je ne crois pas du tout au destin, je crois au hasard et au poids de nos choix, finis-je en m’affalant sur ma chaise et en frictionnant mes mains l’une contre l’autre pour me réchauffer.

–Et toi, Jason ?

–Eh bien ! Moi non plus, professeur, je n’y crois pas, je ne serais pas un bon scientifique si j’envisageais cette idée non éprouvée de destin !

–Parce que le hasard l’est ? réplique le professeur en fronçant les sourcils.

–Non, balbutie Jason, déconcerté, enfin oui, si on travaille sur les probabilités des événements, on peut s’apercevoir que la modélisation du hasard est possible.

–Et le paranormal ?

Un petit rire m’échappe.

–Pardon, professeur, mais je ne comprends pas où vous voulez en venir.

Il me regarde avec paternalisme.

–Plus jeune, on m’a transmis undon…

L’idée que le professeur devienne peut-être sénile me traverse l’esprit – après tout, il semble âgé avec ses cheveux poivre et sel. Et l’heure défile, mon examen commence dans peu de temps. Malgré mon admiration pour lui, je m’impatiente et je m’agite.

Je regarde l’horloge derrière Alexis – qui n’a pas bougé, le visage impassible –, elle doit être en panne, elle affiche l’horaire de notre arrivée. Coup d’œil à ma montre, les aiguilles sont dans la même position ; je tapote nerveusement sur l’écran, cassée également !

–L’heure est venue de le léguer… à vous deux, termine le professeur.

Cette fois, j’éclate de rire. Je fais toujours ça en situation d’extrême anxiété, c’est nerveux.

–Si vous êtes en train de faire une blague ou une caméra cachée, franchement c’est très réussi, professeur Baker, déclaré-je avec une voix trop aigüe. Je crois qu’il est temps que je parte, je vais être en retard au partiel de Mme Perry.

Cependant, lorsque j’essaie de me lever, je ne décolle pas de la chaise. Mes mains, posées sur les genoux, sont ancrées à mon pantalon, comme engluées. Je me sens extrêmement lourde et fatiguée.

Ne pouvant tourner la tête, je ne vois que le professeur Baker, les yeux révulsés, le corps parcouru de violents spasmes. J’ai envie de crier, mais aucun son ne sort, je suis littéralement figée. Dans le temps et dans l’espace.

La flamme qui a jailli plus tôt de la roche noire grossit, encore et encore, se propageant sur le bureau, jusqu’à atteindre le professeur. Les traits de son visage se tordent de douleur ; sa peau rougit sous l’effet des flambées, elle se délite, il disparaît.

À travers les teintes mélangées de jaune et d’orange, je décèle une intense et profonde tristesse dans le regard de son assistant.

–Je sais que tu n’es pas prête, Anna, mais il est temps, conclut le professeur Baker d’une voix rauque, le corps consumé, méconnaissable. Demain, une marque, la Morsure, apparaîtra sur votre bras et vous débuterez votre destinée.

Le professeur brûle dans un éclat incandescent, les derniers lambeaux de muscle et d’épiderme de son crâne s’étiolent jusqu’à ce qu’il ressemble à ceux fossilisés de ses étagères. Il ne reste que des os, un squelette roussi qui ne tardera pas à redevenir poussière.

L’odeur de la mort est insupportable, âcre, elle sature mon odorat. Les cendres de son corps volettent et s’engouffrent dans mes narines. J’ai froid, très froid malgré le feu omniprésent. Un brouillard épais trouble la pièce et tout devientnoir.

2.

–Anna ! Hé ! Anna, réveille-toi !

Je suis secouée au niveau des épaules, l’esprit dans le coton.

–Hum, je veux dormir, juste encore unpeu.

–Ton réveil a déjà sonné trois fois, je ne supporte plus son bruit strident. J’ai envie de l’exploser !

J’ouvre un œil et regarde ma colocataire assise sur mon lit en train d’agiter la mini-horloge en forme de chalet montagnard.

–Chelsea, arrête ! Il est fragile.

Elle repose l’objet sans délicatesse sur ma table de nuit, puis arrache vivement ma couette pour la jeter à terre, m’extirpant unrâle.

–Bon, je t’ai fait du café, ça t’aidera, tu as une mine abominable.

–Merci pour ces aimables paroles, rétorqué-je en me redressant sur les coudes.

–Va falloir que tu fasses un grand ravalement de façade, je te prêterai mon anticernes, ajoute-t-elle en faisant tourner son doigt devant mon nez. Moi, je n’en ai pas vraiment besoin.

Sa remarque est prétentieuse, mais réelle, le teint de Chelsea est parfait comme tout son visage, d’une symétrie harmonieuse, et le maquillage superflu, puisque ses longs cils noirs soulignent à merveille ses yeux saphir.

–J’ai fait un cauchemar épouvantable, d’un réalisme… J’en ai encore des frissons, raconté-je.

Elle ne m’écoute déjà plus et sort de la pièce en sautillant, ses boucles blondes suivant le mouvement le long de sondos.

En m’asseyant sur le bord du lit, j’inspecte mes bras. Rien. Idiote, ce n’était qu’un mauvais rêve, pas le premier qui plusest.

J’attrape une pince pour attacher mes cheveux avant d’enfiler mon pull informe sur mon top de pyjama.

Je traverse le court couloir jusqu’à notre cuisine. Chelsea, assise sur un tabouret haut, picore des céréales tout en regardant par la fenêtre au-dessus de l’évier en inox, dans lequel la vaisselle traîne depuis hier. Je me dirige vers le frigo, y récupère le jus d’orange et bois à même la bouteille.

–Je déteste quand tu fais ça, c’est dégoûtant, Anna. Tu mets de la bave partout, ce n’est vraiment pas hygiénique.

–Et moi je déteste quand tu me réveilles brutalement. Ça me met de mauvaise humeur.

–Comme si tu avais besoin de ça pour l’être ! Bon, et ton dernier partiel ? Un truc sur les roches, c’est ça ? Bien passé ?

–C’était de la sédimentologie ! m’indigné-je en me mettant à table.

–Je ne suis qu’une pauvre étudiante en langues étrangères, je n’y connais rien en cailloux.

Je soupire – de désespoir ou d’agacement. J’adore Chelsea, mais elle est exaspérante parfois. Je réfléchis à mon partiel tout en beurrant une tartine, j’ai peu de souvenirs en fait, puis le sujet me revient :

–Ah oui, c’était sur les particules d’argile !

–Waouh ! Quatre heures là-dessus, ça a dû êtrelong.

–J’ai un trou de mémoire… Je ne me rappelle pas avoir rendu ma copie ni être revenue ici, paniqué-je.

–Quand je suis rentrée à l’appart, vers vingt-deux heures, tu dormais déjà, je t’ai entendue ronfler.

–N’importe quoi ! Je ne ronfle pas. Bizarre, je n’arrive pas à me remémorer ma journée en détail.

–Je pense que tu es surmenée, tu n’as pas arrêté de réviser ces derniers temps, tu dois certainement faire un burn-out. J’ai lu quelque part que ça arrivait lorsqu’on est épuisé et stressé.

–Oui, ce que tu dis est tout à fait plausible. Ça expliquerait également mon atonie de ce matin.

–Je ne dis pas que des sottises.

–Je me reposerai tout à l’heure après avoir déposé mon mémoire à lafac.

Elle décale son tabouret pour s’approcher de moi et me scrute.

–Quoi ? Tu veux encore me faire des compliments sur ma tête de ce matin ? m’agacé-je en levant les yeux auciel.

–Non, je pense que tu es irrécupérable aujourd’hui. Tu es toute chiffonnée. Je voulais savoir si tu comptais répondre aux avances de Steven ?

Steven suit les mêmes cours que Chelsea. Je l’ai rencontré samedi dernier quand elle m’a traînée dans ce bar lounge, pour selon elle « me détendre en cette période studieuse ». Je ne suis restée qu’une petite heure.

–Il est sympa, mais… non, il ne m’intéressepas.

–T’es dingue, toutes les filles de l’amphi le trouvent irrésistible, il a un corps de rêve et ses piercings lui donnent un côté bad-boy plutôt charmant.

–Si tu le trouves si mignon, tente ta chance.

–J’ai essayé, qu’est-ce que tu crois ? Mais il n’a d’yeux que pour toi, je pense qu’il préfère les brunes et il m’a rebattu les oreilles sur ta façon de mâchouiller ta lèvre quand tu réfléchis, ton accent frenchy le fait craquer et il adore ton grain de beauté près du nez. Sans parler de tes yeux gris, avec des éclats dorés. Blablabla… Ça m’a saoulée. Bref, je n’ai aucun espoir. Il est croc detoi.

Je hausse les épaules, mais elle ne se découragepas :

–Pourquoi tu ne veux pas ? Je ne dis pas de te marier avec lui et d’avoir des enfants, mais amuse-toi, tout simplement.

–C’est trop tôt, Paul m’a quittée il y a cinq mois seulement.

–Je dirais plutôt… il y a cinq mois déjà !

–Tu ne comprends toujours pas, me lamenté-je, c’était mon amour de lycée, celui avec qui je voulais faire mavie.

–Anna, tu devrais arrêter de te torturer et tourner la page. Commence déjà par jeter cette guenille depull.

–Il y a son odeur.

–Oui, et la tienne par-dessus, réplique-t-elle en grimaçant. Ilpue.

Je sens les larmes monter, comme à chaque fois que je parle de lui. Nos moments à deux me reviennent avec force et s’enchaînent à la façon d’un diaporama dans mes pensées.

–Oh non, ma belle, excuse-moi !

Elle me prend dans ses bras et me couvre de bisous, tout en caressant mes joues. C’est pour ce genre d’attitude qu’elle est monamie.

–Je suis vraiment rustre. Désolée, Anna, je ne voulais pas te rendre encore plus triste, je voulais simplement te booster.

–Tu sauras ce que c’est…

–… quand je tomberai follement amoureuse, je sais. Enfin, si c’est pour me retrouver dans le même état que toi, je ne suis pas pressée.

J’attrape un morceau d’essuie-tout et me mouche bruyamment.

–Prends la salle de bain avant moi, c’est pour me faire pardonner et ta tête nécessite vraiment un grand chantier.

***

Paul et moi étions dans la même classe depuis la sixième. Nous n’étions sortis ensemble qu’au lycée, en début de terminale, nous rendant compte qu’être amis n’était pas suffisant. Nous nous connaissions par cœur, pas besoin de se dire les choses. Une relation amoureuse paisible, toute tracée. Nous étions « Paul et Anna », l’un n’allait nulle part sans l’autre, deux inséparables.

Après l’obtention du baccalauréat, je suis partie en faculté de biologie et géologie, lui a préféré la physique-chimie. Nous habitions le même studio, rêvant nos vies futures, moi paléoanthropologue et lui chercheur au CNRS, dans notre grande et jolie maison moderne, mais agrémentée de quelques objets vintage ; avec nos deux enfants, dont les prénoms avaient déjà été choisis.

À ces souvenirs, je pleure sous la douche. Chaque jour est un supplice depuis qu’il m’a annoncé qu’il ne souhaitait plus poursuivre notre relation. Pourtant, il m’a poussée à accepter cette opportunité, ici, aux États-Unis.

En fin de dernière année de licence, l’université a organisé un concours pour suivre un cursus équivalent en Caroline du Nord avec le professeur Baker comme tuteur. De renommée mondiale, auteur des livres que j’amassais sur mon bureau, j’ai tout donné pour être la meilleure et mon acharnement a été récompensé.

Néanmoins, au moment des résultats, j’ai paniqué, réalisant que je devais partir et laisser Paul derrière moi. Lui ne voulait pas que je renonce à cette aventure. Il m’a promis que tout allait bien se passer, qu’on surmonterait cette épreuve, que la distance n’était pas un problème, que notre amour était plusfort.

Les premiers mois se sont déroulés sans trop de heurts. Puis, Noël nous a ressoudés, nous étions gonflés de bonnes résolutions et intentions pour le second semestre.

Cependant, lorsque je suis rentrée en France l’été suivant, je l’ai trouvé différent, notre alchimie était brisée. Nous avons eu une violente dispute au sujet de cette fille, qui lui envoyait quantité de messages et qui likait tous ses commentaires sur les réseaux sociaux. Il m’a menti, dit qu’il la connaissait à peine, qu’elle avait eu son numéro par un de ses copains, qu’elle ne l’intéressaitpas.

Cette peste n’a pas perdu de temps, elle a occupé ma place laissée vacante et Paul m’a oubliée dans sesbras.

Se faire larguer par téléphone, en pleine nuit – il n’a même pas eu la délicatesse de prendre en compte le décalage horaire –, a été particulièrement éprouvant. Des mots durs : « Je ne t’aime plus », « Notre amour s’est étiolé quand tu es partie », « C’est ta faute, tu aurais dû rester ». Et même si tout le monde a essayé de me remonter le moral, leurs paroles m’ont exaspérée : « Tu en retrouveras un, mieux, regarde autour de toi », a dit ma mère ; « Un de perdu, dix de retrouvés », a dit mon père ; « Tu es si belle qu’ils vont se bousculer à ta porte et, quand tu auras retrouvé quelqu’un, Paul va s’en mordre les doigts », a dit ma grand-mère.

Ils ne comprennent rien à rien, je ne veux personne d’autre, je veuxPaul.

En sortant de ma douche, j’essuie la buée sur le miroir de la salle de bain avec ma serviette éponge. Mon reflet m’arrache une grimace : Chelsea a raison, ma tête est épouvantable avec mes yeux bouffis et injectés de filets de sang. De plus, mon mascara de la veille a coulé en dessous, un vrai panda, en moins craquant.

Je fouille dans les affaires de mon amie, sur l’unique étagère sous le lavabo. Je récupère un masque – prétendument magique –, que j’applique, puis le laisse poser tout en m’habillant, me contorsionnant dans notre salle d’eau exigüe. Cependant, il n’a aucun pouvoir ; une fois retiré, j’ai toujours des poches immondes sous les iris. Je tente ensuite de me maquiller. J’étale du fond de teint en couche épaisse pour cacher ma peau grise, puis du fard à paupières et, enfin, une bonne dose de noir sur mes cils, mais soudain, je ressens une violente douleur à l’intérieur du bras gauche – j’en plante la petite brosse dans mon œil, dommage collatéral.

Les cloches de l’église en face sonnent, il est neuf heures pile, instant où je chancelle. À terre, je respire difficilement, une sensation de trou béant au niveau du biceps me ronge. J’y presse fermement ma main droite pour tenter d’atténuer cet effet.

Quelque chose me mord, profondément, générant un calvaire insoutenable, bloquant mon souffle, accélérant mon rythme cardiaque. Combien de temps cela va-t-il durer ? Plusieurs secondes déjà, qui semblent s’éterniser. Puis tout s’arrête net. Je halète. Je desserre ma main et je la vois : la Marque.

C’est une arcade dentaire insérée dans ma peau, rouge vif, du sang s’en écoule. Mon cœur s’emballe, mes poumons sont hors service, j’hyperventile. J’attrape du savon et frotte avec frénésie. J’entre ensuite dans la douche, vide toute la bouteille de gel liquide dessus, puis celle du shampoing. Je me sens encore plus mal avec ces effluves chimiques s’infiltrant dans mes narines. Je griffe maintenant la zone carminée, plantant mes ongles dedans, de rage. Des vertiges me happent, je sors pour récupérer un peu d’air, trempée ; puis vomis dans les toilettes.

Chelsea tambourine à la porte. Sa voix assourdie parvient jusqu’à mon cerveau et me permet de me ressaisir.

–Anna, qu’est-ce qui se passe ? Tu fais un de ces vacarmes ! Tout va bien ?

–Oui, oui, dis-je en m’essuyant la bouche, j’ai juste un truc qui n’est pas passé, j’arrive dans quelques minutes.

Mon cauchemar me revient entête.

Et si je n’avais pas rêvé ?

3.

Après avoir remis de l’ordre dans la salle de bain et placé mes vêtements dans la machine à laver, je me mets en route pour la faculté. J’ai désinfecté la morsure et la plaie ne saigne plus. La douleur est sourde et supportable.

En milieu de matinée, j’arrive dans un hall quasi désert avec quelques étudiants flânant par-ci par-là. L’objectif : demander des explications au professeur Baker. Je fonce pour rejoindre son bureau. Devant la porte, j’entends du remue-ménage à l’intérieur, des meubles déplacés ou des objets bousculés. Je frappe du poing, hypertendue.

–Oui ? Qui est-ce ?

–Anna.

La clé de la serrure tourne et je suis déçue de tomber nez à nez avec l’assistant, Alexis. Je regarde par-dessus son épaule en me hissant sur la pointe des pieds.

–Je veux voir le professeur.

–Euh… Le professeur Baker n’est plus là depuis longtemps.

Mme Perry se matérialise à côté de moi. Élégante, comme d’habitude, dans son tailleur pantalon noir, avec ses cheveux blancs aux reflets violets entortillés en un chignon tressé.

–Anna, tout va bien ? Vous êtes livide !

–Je vais bien, Madame, merci de vous inquiéter, je veux juste voir le professeur Baker.

Mme Perry s’approche de mon visage, si près que j’aperçois les marbrures bronze dans ses yeux foncés, ainsi que ses petites rides autour des lèvres.

–Vous êtes droguée ?

–Mais enfin, non, bien sûr que non ! Je veux juste parler au professeur Baker.

L’assistant et sa collègue se regardent, interloqués.

–Mais, Anna, le professeur est décédé il y a une semaine déjà, me dit Alexis. Nous avons fait un communiqué, les examens ont été maintenus afin de préserver les étudiants pour ne pas les perturber. C’est ce que le professeur souhaitait, que la vie continue.

Un étourdissement me saisit et me fait vaciller, l’assistant me tient par le bras pour me soutenir.

–Anna, je crois que vous êtes surmenée, la période des partiels est toujours éprouvante et votre perfectionnisme me fait penser que vous n’avez pas dû vous ménager. Et même si nous avons appris que le professeur avait de graves soucis de santé, cela n’atténue en rien notre chagrin. Je sais que vous aimiez beaucoup ses interventions. Ai-je tort ? me questionne Mme Perry avec une voix douce et bienveillante.

J’acquiesce en subissant mes haut-le-cœur.

–Je m’occupe d’Anna, j’ai des biscuits à l’intérieur. Elle est peut-être en hypoglycémie. Le rangement du bureau attendra, déclare Alexis en s’écartant pour me laisser entrer.

–Oui, je dois filer, j’ai des choses urgentes à faire. Prenez soin d’elle, ordonne-t-elle en s’éloignant.

Alexis ferme la porte lorsque je m’affale sur une des chaises après avoir lâché mon sac à dos contre le mur. Je ne sais plus où j’en suis. L’impression que je deviens folle se répand dans mon esprit. Il me tend une petite bouteille d’eau que je vide de moitié, avant de la lui rendre.

–Hier, j’ai vu le professeur, qui brûlait, à cause du feu, ici ! Il y avait aussi cet étudiant, Jason, vous vous teniez derrière le bureau et pouf, le brouillard.

Mon débit est rapide, trop rapide, je bouge les bras et les mains, je perds les pédales, je m’en rends compte, mais je ne peux pas être plus structurée dans mes propos.

–Peut-être que c’est vous qui m’avez droguée, l’invectivé-je en le pointant du doigt. Ce serait ça, je ne suis plus moi-même et j’ai des symptômes qui correspondent à une prise de stupéfiants violents. Pourtant… j’ai eu très mal, j’ai untruc…

Je me lève en ôtant ma veste en jean, que je jette sur le dossier, puis remonte la manche de mon pull en laine. La morsure est là, rouge, légèrement enflée.

–Ah, super, j’ai des hallucinations persistantes ! poursuis-je d’une voix hystérique.

–Calmez-vous, Anna, dit-il avec apaisement en s’asseyant sur le bord du bureau. On peut se tutoyer si tu es d’accord, nous allons passer quelques moments ensemble à partir de maintenant.

Je m’assieds de nouveau avec mollesse, à l’écoute de la suite.

–Tu n’es pas folle, je vois la marque tout comme toi et je te conseille de ne pas la montrer.

Un grand soulagement naît en moi, immédiatement suivi d’une peur immense. Ma langue est pâteuse et colle à mon palais.

–Dites-moi comment l’enlever.

–Tu ne peuxpas.

–Vous savez… je ne crois pas à ces trucs paranormaux, aux petits bonhommes verts, ou que sais-je encore… Je suis une scientifique dans l’âme.

–Je n’en doute pas, mais admets que ce qui t’est arrivé estréel.

–Oui, baragouiné-je, mais il y a certainement une explication.

–Effectivement, et je peux te la donner.

J’écoute attentivement tout en respirant profondément, enfin une justification rationnelle.

–Le professeur t’a transmis sondon.

Je pars dans un fou rire, incontrôlable, qui se transforme vite en sanglots.

–Je n’ai pas de don, je suis juste une étudiante qui veut devenir paléoanthropologue et qui travaille beaucoup pourça.

Il s’approche pour mettre sa main sur mon épaule, mais je recule, méfiante, en me calant contre mon dossier.

–Je ne choisis pas les bons mots… Le professeur savait toujours quoi dire en toutes circonstances.

Il se perd dans ses pensées, ses yeux verts semblent vides. Il passe les mains dans ses cheveux épais, enlève, puis remet ses lunettes pour gagner du temps.

–Je sais comment tu travailles, tu aimes construire tes argumentaires avec méthodologie et détails, alors je vais te raconter ma rencontre avec le professeur Baker, ce sera une bonne entrée en matière,non ?

–J’apprécie que vous demandiez mon avis, alors je vous écoute, rétorqué-je avec une pointe de mauvais esprit.

–Il y a un peu moins d’un an, le professeur m’a accosté. N’importe qui aurait fui ce vieux fou, mais je savais que je devais lui faire confiance, que ma rencontre avec lui n’était pas fortuite. Il m’a aidé à me retrouver et il m’a formé.

–À faire ses cours ?

–Non, à accompagner ses successeurs, ceux à qui il donnerait sondon.

–Lequel ? En quoi cette morsure hideuse en est-elleun ?

–Pour être précis, je devrais plutôt dire ses dons. Vois-tu, les dons originels sont de deux types : ceux qui contrôlent un des quatre éléments terrestres et ceux qui contrôlent l’esprit. Comme tu as pu le constater hier, le professeur maîtrisait le feu et concernant les esprits, il avait la faculté de manipulation mentale, il pouvait littéralement modifier la réalité perçue par les personnes. Le premier type est transmis de façon aléatoire, tu auras un des quatre possibles ; le second est systématique.

–Tout cela est bien joli, mais je n’y crois pas. Vois-tu…

J’insiste lourdement sur le « tu ».

–… je n’adhère pas aux phénomènes surnaturels, spirituels… ou autres.

–Parce que tu en aspeur.

–Je ne suis pas une trouillarde ! m’emporté-je. C’est juste que… ces machins sont bizarres. Et si c’était vrai, on en entendrait parler.

–On en entend parler pour différentes raisons : soit, comme dans ton cas, on est choisi pour transmettre cette énergie universelle, soit on est ouvert à la recevoir. Dans les deux possibilités, il faut la comprendre et l’appréhender.

–Bon, imaginons que j’envisage de croire à tes inepties, qu’est-ce que je fais ? Mis à part cacher ma morsure, dis-je avec une moue de dégoût.

–Je préférerais attendre Jason pour vous exposer la suite.

Il regarde l’heure et ajoute :

–Je pensais qu’il serait venu de lui-même en découvrant sa marque.

–On peut aller chez lui, ça évitera d’attendre pour rien, proposé-je en tapotant sur le bureau avec mes ongles tout en levant les yeux auciel.

Il soupire.

–Oui, j’ai toutes les adresses des étudiants. Et désolé si tu as l’impression de perdre ton temps.

Il attrape sa veste. Je fais de même et me lève d’un bond, prête à tout pour me sortir de cette situation grotesque et régler le problème au plus vite. Au moment de partir, mes yeux se posent sur un carton bourré de livres du professeur.

–J’ai vu comme tu les regardais avec envie hier, sers-toi. Il aurait été ravi que tu les possèdes, il avait beaucoup d’estime pour ton travail, tu étais une élève qu’il appréciait.

Enfin un moment agréable dans cette journée surréaliste. Je feuillette rapidement plusieurs ouvrages, les manipulant avec précaution. Un, en particulier, attire mon attention, le professeur y a placé de nombreux Post-it et a griffonné des notes dans les marges. Je prends celui-là, sur les rituels des préhumains aux premiers Homo sapiens. Je le dépose dans mon sac à dos en prenant soin de le caler au mieux. Je me sens comme une enfant, avec un cadeau rare et précieux. Un trésor.

Alexis s’empare d’un trousseau de clés sur le bureau, puis ouvre la porte, casque à lamain.

–On va prendre ma moto pour aller plusvite.

Après avoir déposé mon mémoire au secrétariat, je rejoins Alexis dehors, sur le parking. J’enfile le casque qu’il me tend, récupéré dans son coffre, puis grimpe derrière lui. J’ai hâte de retrouver Jason, je trouve rassurant le fait que lui aussi ait une marque comme la mienne.

***

Dix minutes plus tard, nous arrivons devant la maison de Jason. Mes mains sont glacées, le froid ayant traversé le textile de mes gants, je les frotte tout en descendant de lamoto.

Sa famille doit être aisée, habiter dans ce nouveau quartier étudiant, entièrement écologique, avec maisonnette individuelle, est hors de prix. Alexis me précède dans l’allée. Il s’arrête brusquement :

–La porte a été forcée, tu restes derrière moi et tu ne touches àrien.

Il regarde autour de lui avant de monter le petit perron et entre en silence. Rapidement, il scrute l’intérieur avant de se déplacer dans la salle de bain, puis revient sur sespas.

–Il n’y a plus personne.

La petite pièce a été entièrement retournée ; le paravent, délimitant l’espace lit du reste, renversé. L’unique commode a été vidée de son contenu qui jonche le sol. Dans le coin cuisine, même constat, les placards sont ouverts, les casseroles et couverts à terre. Des débris de verre et de céramique s’éparpillent sur le lino. C’est le chaos, mais autre chose me fait frémir.

Je m’approche du lit où une tache rouge macule les draps :

–Regarde, c’est du sang ? J’en ai perdu moins que ça, spécifié-je en touchant mon bras au niveau de ma marque.

–Oui, tout ça n’est pas normal… Comme toi, il aurait dû revenir pour demander des explications. Au lieu de ça, pas de nouvelles et son appartement est vandalisé. Qui a pu faire ça ? Et surtout, où est-il en ce moment ?

Mon cœur tambourine dans ma cage thoracique. Ma vue s’est parée d’un voile, rendant les contours flous. Je commence à me dire que cette histoire prend une tournure encore plus inquiétante que ce que je pensais.

–Va prendre l’air, Anna, tu es livide.

Je ne me fais pas prier et, une fois sur le palier, je tente de calmer ma respiration haletante et irrégulière. Je pince mes joues, sentant que le sang n’y circuleplus.

Alexis me rejoint :

–Ça va aller ?

–Bon, on fait quoi maintenant ? demandé-je sur un ton sec pour me redonner de la contenance – hors de question de paraître faible devantlui.

–On appelle de l’aide, déclare-t-il en sortant son téléphone.

***

Quelques minutes plus tard, les sirènes se font entendre. Deux véhicules déboulent, leurs pneus crissent dans la cour commune, alertant les voisins – tous des étudiants – qui commencent à sortir un à un, l’air ahuri.

Nous sommes toujours assis à l’extérieur, sur la marche devant la porte d’entrée, lorsque le chef de police en personne descend de sa voiture et vient à notre rencontre. Deux policiers délimitent la zone et repoussent les badauds qui affluent, curieux.

Le chef est de taille moyenne, un léger embonpoint, il a des joues rebondies et des yeux qui paraissent d’autant plus petits qu’il les plisse de façon régulière, tel untic.

De l’autre voiture, un agent descend, ainsi que deux personnes portant des valisettes en métal. L’agent est en costume-cravate noir, distingué. Ses cheveux courts sont impeccablement lissés et son regard est celui d’un homme assuré. Il nous salue d’un signe de tête discret avant de se placer à la droite du chef, les mains croisées dans ledos.

–Voici l’agent Maxwell, c’est lui qui va superviser l’enquête, grommelle le chef de police.

–Ah bon, dis-je, étonnée. Vous êtes duFBI ?

–Pas exactement, mais vous pouvez avoir confiance.

–C’est pour ça que je me suis déplacé, mademoiselle, me rassure le chef. Je viens avaliser cette démarche atypique. Quand les ordres viennent d’aussi haut, les protocoles sont un peu chamboulés, mais je reste maître de ma ville, hein ! Quelques-uns de mes gars vont assister l’équipe détachée. Et je serai personnellement joignable pour toutes questions.

L’agent spécial opine, plus pour lui faire plaisir selon moi. Le chef de police se donne de l’importance, alors que le maître des décisions est bel et bien l’agent.

Pendant que le chef s’informe de nos découvertes, l’agent Maxwell indique d’un geste de mains aux deux autres individus l’accompagnant de commencer leur tâche. Sur le palier, ils enfilent à la hâte, mais avec une grande précision, des blouses blanches intégrales, des lunettes, des surchaussures et des gants, puis entrent dans l’appartement de Jason.

Le chef de police consigne nos dires dans un carnet qu’il a sorti de la poche de sa veste. Il se gratte le nez, puis la tempe. Alexis veut ajouter un mot, mais le chef lui assigne un « chut » autoritaire. Manifestement, il réfléchit. L’agent Maxwell, quant à lui, nous écoute sans riendire.

–Vous êtes amis ? Comment se fait-il que vous vous soyez rendus chez lui ? nous questionne le chef de police.

–Pour tout vous dire, nous nous sommes parlés hier pour la première fois et nous avons beaucoup de points communs, indiqué-je.

Parler de la Morsure et du professeur Baker me semble inapproprié, je poursuis en omettant cette information.

–Je lui ai donné rendez-vous ce matin à la fac, mais il n’est pas venu, c’est pourquoi j’ai demandé à Alexis de m’accompagner chezlui.

–Ah, vous avez un petit béguin pour Jason ! s’exclame-t-il.

–Euh ! Non, pas dutout…

Il lève la main pour me faire taire.

–Bon, je garde un œil sur cette affaire…

Il se tourne vers l’agent :

–Agent Maxwell, n’hésitez passi…

Le talkie-walkie du chef de police se manifeste, il le décroche à la hâte de sa ceinture et appuie sur le côté, le message grésille : « Alerte agression, une jeune fille vient d’être retrouvée dans un état inquiétant, pronostic vital engagé, au 8, road trees ».

Mon cœur rate quelques battements… C’est mon adresse.

***

Arrivée devant mon immeuble, je me précipite vers l’ambulance sans regarder autour, Alexis sur mes talons. J’étouffe un cri en découvrant Chelsea sur la civière, intubée, les infirmiers lui prodiguant des soins dans le véhicule, jetant des compresses gorgées de sang dans un bac à déchets organiques. Son teint mat est si pâle. La bile remonte le long de mon œsophage.

–Vous la connaissez ? me demande une jeune femme.

–Oui, c’est ma colocataire. Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ? C’est grave ?

–Vous n’êtes pas de sa famille, donc je ne peux pas vous donner trop de détails.

–J’ai leur numéro, ils habitent à l’autre bout du pays. S’il vous plaît, je suis tellement inquiète, dites-moi ce qu’il enest.

Elle hésite, puis son collègue lui fait un signe d’approbation.

–Elle est mal en point, son pronostic vital est engagé. Elle avait perdu beaucoup de sang quand nous sommes arrivés sur place. Elle peinait à parler quand elle a appelé les secours par portable en précisant qu’elle avait été agressée. Elle a perdu connaissance ensuite. Nous l’avons trouvée inconsciente dans la cuisine, avec deux coups de couteau dans le ventre. Nous avons stabilisé son état avec difficulté et l’hélicoptère ne va pas tarder à arriver pour la transférer à l’hôpital, une équipe chirurgicale va la prendre en charge. Ils sont prêts et d’un excellent niveau.

Les palles de l’engin volant brassent l’air à quelques mètres au-dessus de ma tête, puis ralentissent pour permettre à l’hélicoptère de se poser sur la pelouse. Je regarde la scène comme si j’y étais extérieure. La civière de Chelsea passe devant moi, escortée par ses anges gardiens. Son visage, si beau, ressemble à celui d’une poupée, paisible. Contraste saisissant avec le reste, des agents de police courant dans tous les sens, les sirènes, les curieux entassés derrière la barrière de fortune, installée à la va-vite… L’anarchie.

Je retourne en pleurant vers Alexis qui s’est mis en retrait, relâchant toute la pression accumulée depuis ce matin :

–C’est ta faute, tout ça ! Hier, tout allait bien dans ma vie et maintenant, regarde ! crié-je en désignant les alentours avec ma main. J’aimerais me réveiller de ce cauchemar dans un lieu où tu n’existespas.

L’agent Maxwell vient vers moi, coupant mon envie de frapper Alexis.

–Bon, j’ai discuté avec le policier qui est arrivé en même temps que l’équipe médicale. Les choses se présentent mal. Vous êtes en mauvaise posture.

–Moi ? rétorqué-je, inquiète. Mais je n’ai rien à voir avec toute cette histoire !

–Pour votre colocataire, je n’en doute pas, vous étiez chez Jason au moment des faits, votre alibi est béton. Non, je veux dire par là que vous êtes potentiellement en danger.

Douche froide. Je n’ai pas pensé àça.

–Je pense que votre amie était au mauvais endroit au mauvais moment et que son agresseur vous cherchait. Il a tout retourné, fouillé le moindre recoin et écrit sur le mur de la cuisine : Anna, prépare-toi. C’est au feutre noir, ça sent le solvant… Ça a été fait il y a peu de temps. Je ne sais pas encore s’il y a un lien avec Jason, mais je n’exclue pas cette éventualité.

Des frissons me parcourent le dos, la peur s’insinue au fond de mon ventre et ma morsure me pince au plus profond de ma chair.

–Je vais vous accompagner pour faire l’état des lieux. Surtout, ne touchez à rien sans mon autorisation et restez derrière moi. Pour ce soir, je vais vous faire dormir dans un hôtel proche, d’ici à ce que je vous donne l’autorisation de vous réinstaller.

J’acquiesce.

–Tu peux venir avec moi, suggère Alexis. Tu te sentiras moins seule qu’à l’hôtel.

–Il a raison, mademoiselle, affirme l’agent.

L’échange entre eux est muet et pourtant, je sens qu’ils sont d’accord, sur la même longueur d’onde, comme s’ils se connaissaient… Je suis trop abasourdie pour dire non. Après tout, Alexis peut au moins faire ça pourmoi.

Je fais le tour de mon appartement avec l’agent. Le désordre est partout. J’ai entendu dire que les personnes cambriolées ressentent une véritable intrusion dans leur intimité, ainsi qu’un sentiment d’insécurité, et qu’il faut du temps pour se sentir à nouveau bien dans son cocon. Cela résume mes émois de l’instant.

J’essaie tant bien que mal de faire le point sur mes affaires. L’envie de ranger est grande, mais l’agent Maxwell, sur mes talons, veille à ce que je n’en fasserien.

Il m’autorise tout de même à prendre des vêtements pour que je puisse rester quelques jours chez Alexis. Je fourre également du nécessaire d’hygiène et le pull de Paul dans mon sac de voyage. J’aurais aimé qu’il soit là, lui seul aurait pu apaiser mon angoisse.

En remettant ma table de nuit en place pour récupérer un élastique dans le tiroir, j’ai envie d’emmener mon réveil en forme de chalet en bois. Ma grand-mère me l’a offert lorsque j’étais enfant et, pour supporter tous ces événements, il va faire office de grigri. Cependant, impossible de mettre la main dessus.

–Je n’ai pas l’impression qu’il manque grand-chose, mais je ne retrouve pas ma petite horloge.

–Elle a de la valeur ?

–Seulement sentimentale…

–Je pense que vous la retrouverez plus tard, quand je vous donnerai le feu vert pour nettoyer tout ce bazar !

–Oui, vous avez sûrement raison.

***

Après avoir donné toutes les informations nécessaires à l’agent Maxwell, Alexis et moi rejoignons sa moto. Je lui demande pourquoi un agent spécial est chargé de l’enquête sur la disparition de Jason et l’agression de Chelsea. La police a été clairement évincée. Il me répond qu’il n’y a aucune inquiétude à avoir, c’est lui qui a appelé une connaissance pour avoir les meilleurs sur l’enquête. Malgré mes intrusions, il ne m’en dit pas plus, me pressant de mettre mon casque.

Je monte mécaniquement derrière lui, après qu’il a calé mon sac à l’aide de sangles à l’arrière.

Je suis ailleurs, les yeux dans le vague, je ne fais pas attention au trajet, mes pensées obnubilées par Chelsea.

Alexis s’arrête devant un portail coincé entre deux murs de vieilles pierres recouverts de lierre, tellement hauts que je ne peux pas voir ce qu’il y a derrière. L’énorme porte en métal argenté vieilli s’ouvre doucement en grinçant, contrastant avec l’automatisme moderne dont elle bénéficie. La moto roule au pas sur un chemin de dalles blanches, chic, mais un peu vieillot. De part et d’autre, des arbres, nombreux, des caduques et des persistants, s’élèvent à plusieurs mètres de hauteur, rendant le lieu apaisant. Et même si leurs branches sont quasi-nues pour certains en cette saison, leur densité est telle que je ne peux estimer la profondeur du terrain et, au bout de quelques secondes, j’aperçois cette maison… ou plutôt cette villa, style victorien au toit d’ardoises. Le bois de séquoia vert d’eau la composant est élimé à de nombreux endroits, mais cela n’entache en rien la splendeur du tout et lui donne même du cachet. J’aime particulièrement le porche aux colonnes taupe, formé de pierres gris clair. Ces dernières entourent également toutes les fenêtres, créant un rappel original. En haut à gauche, une tourelle finit la ligne du toit de façon royale.

Je gravis le perron et ne peux m’empêcher d’effleurer les edelweiss plantés dans des pots en céramique disposés gracieusement sur chaque marche. La texture laineuse de leurs pétales d’argent me caresse le bout des doigts. Je n’en ai vus qu’en photographie et je sais que la culture de ces étoiles de glaciers est délicate. De plus, ce n’est pas leur période de floraison, alors je suis étonnée d’en trouverlà.

Alexis n’a pas besoin d’ouvrir la porte, une femme apparaît dans l’encadrement. Juste sublime, type asiatique, avec des yeux marron irisés de reflets cuivrés et des cheveux noirs, soyeux, tombant jusqu’à ses hanches. Elle parle doucement en me regardant :

–C’estelle…

Elle inspire profondément en me sondant. J’ai une impression étrange, comme si elle me vidait de mon énergie. Mais je suis réellement épuisée et affamée de surcroît ; je n’ai rien mangé depuis ce matin.

Lorsqu’Alexis passe à côté de la jeune femme, elle tend ses lèvres. Il s’approche, mais le baiser qu’il dépose sur sa joue la contrarie.

Ambiance glaciale, pensé-je, je vais tenir la chandelle.

–Je te présente Laurine.

–Enchantée. Cette maison est la vôtre ? lui demandé-je, curieuse.

–C’était celle du professeur, aujourd’hui elle nous appartient.

Je suis sur le point de la questionner pour en savoir plus, mais Alexis me coupe la parole.

–Anna, je vais t’accompagner à ta chambre et Laurine va te préparer quelque chose à manger.

Il se tourne vers cette dernière :

–Aucune trace de Jason pour l’instant, c’est inquiétant.

–D’autant plus que je ne ressensrien.

–Ce qui est certain, c’est qu’il n’est pas mort, affirme-t-il.

–Oui, sinon je ne serais pas là en train de vous parler.

4.

À l’étage, la chambre qui m’est attribuée est jolie, plus grande que la mienne actuelle et que celle chez mes parents. Une commode en chêne repeinte couleur lilas siège dans un coin, s’accordant avec les draps à imprimé liberty du lit, dont la tête en fer forgé est tournée en volutes harmonieuses.

Je pose mes sacs sur un petit secrétaire à côté de l’unique fenêtre. Elle est légèrement entrouverte et l’air frais soulève les voilages beiges au-dessus du parquet.

Alexis la ferme et soupire.

–Je vais t’expliquer certaines choses, Anna, mais il nous faut du temps et la disparition de Jason… ce n’était pas prévu. Je ne sais pas s’il a fui, ou pire, s’il a été enlevé, mais notre priorité va être de le retrouver.

–OK.

Je ne suis même pas déçue. Pour l’instant, ce que je veux, ce ne sont pas des explications, mais seulement le rétablissement de mon amie, ainsi que la disparition de cette satanée morsure. En revanche, je décide de titiller Alexis. Pour me détendre.

–Et Laurine, c’est quoi pour toi ? l’interrogé-je. Elle semblait attendre bien plus qu’un simple bisou sur lajoue.

Touché… Il rougit, je l’ai mis mal à l’aise – tant mieux.

Il botte en touche :

–Je t’appellerai pour le repas. Il y a une salle de bain juste à côté, pourtoi.

Avant de sortir de la pièce, il se retourne :

–Tu as certainement envie de parler de tout ce qui se passe à ta famille. Cependant, je te le déconseille.

Le regard qu’il plante dans le mien me glace. Le ton autoritaire qu’il emploie me déplaît au plus haut point. Pour qui se prend-il ?

–Je suis grande, je fais ce que jeveux.

Il serre les poings et fait demi-tour. Au moment où il ferme la porte, mon téléphone sonne. Je sursaute, puis le récupère tant bien que mal au fin fond de mon sac à dos, sortant plusieurs objets au passage dont le livre du professeur Baker.

C’est Maman, quand on parle duloup…

–Mam.

–Ma petite chérie, je ne te dérange pas ? J’avais envie de t’appeler. Je n’arrive pas à dormir, t’entendre me permet souvent de chasser mes insomnies.

La douceur de ma mère me fait flancher, je ravale mes larmes.

–Tu as bien fait, tu sais que tu ne me déranges jamais.

–Hum, toi, il y a quelque chose qui ne va pas, tu as ta petite voix des mauvais jours.

Je vais tout déballer, la mort du professeur Baker, ma perte de mémoire, l’agression de Chelsea et l’horrible marque sur monbras.

Néanmoins, une force, extérieure, violente, m’en dissuade. J’imagine ma mère, assise dans le fauteuil du salon – sa place quand elle utilise son portable –, et vois sur son visage la détresse qu’elle aurait en écoutant mon histoire. Elle a déjà fait une attaque cardiaque… Je ne peux pas l’inquiéter, lui faire peur, en sachant qu’elle est si loin de moi et qu’elle se rongerait les sangs, tout comme Papa. Je dois les préserver.

–Je pense que j’ai un contrecoup, surplus de fatigue accumulée pour les partiels.