La Mort difficile - René Crevel - E-Book

La Mort difficile E-Book

René Crevel

0,0
0,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Pierre Dumont est aimé par Diane Blok. Chez les Dumont, la folie guette: le père de Pierre, un ancien colonel, est dans un asile où il écrit chaque jour une lettre à la Marquise de Pompadour. Chez les Blok, «on se suicide beaucoup»: le père de Diane s’est ôté la vie lors d’une soirée mondaine. Diane souhaiterait mener une vie bourgeoise et conventionnelle. Pierre, l’écorché vif, le ricaneur anti-conformiste et désabusé, se plaît à railler ces «médiocrités paisibles». Il vit une passion dévorante pour Arthur Bruggle, un pianiste venu d’Amérique comme laveur de vaisselle. Cet amour pour son «frère de lumière», vers qui tendront tous les (im)possibles, le mènera au désespoir puis à la mort.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB

Veröffentlichungsjahr: 2020

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



René Crevel

LA MORT DIFFICILE

© 2020 Librorium Editions

Tous Droits Réservés

CHAPITRE IDE FIL EN AIGUILLES

Mme Dumont-Dufour et Mme Blok parlent de leurs malheurs. C’est-à-dire de leurs maris. Mme Dumont-Dufour qui eût été juriste, comme feu son père le président Dufour, si elle avait eu la chance de naître homme, soudain renonce à l’énumération des méfaits individuels, pour accuser dans un réquisitoire à portée sociale et avec des mots qui – elle en a donné son billet – ne sont pas mâchés, les lois elles-mêmes.

… Oui les lois, car, telle est la stupidité du code et son partis-pris que M. Dumont a eu beau mener sabbat, tant qu’il a pu, sa femme aujourd’hui n’a même pas la ressource du divorce.

Faute de ciel, les yeux prennent à témoin le plafond. Les mains font de leur mieux et Mme Blok pense que Mme Dumont-Dufour ne serait pas déplacée dans quelque grand salon orné de cinquante lustres, soixante-quinze pianos à queue et une infinité de girandoles. Mais à la vérité, il ne s’agit pas d’un salon, si grand soit-il. Mme Dumont-Dufour évoque tout un pays, un continent et davantage encore : son domaine des souvenirs. Le domaine des souvenirs. Une mer où transparaît une ville engloutie, car, chère Mme Blok, elles sont au fond de l’eau, bien au fond les illusions de Mme Dumont-Dufour. Que lui reste-t-il ici-bas, à présent ? Des regrets, la mémoire de gestes sans joie. Quant à l’avenir, on n’ose y songer. Si elle était de ces folles qui se paient d’imagination, sans doute pourrait-elle passer le jour à se fabriquer des revanches imaginaires. Hélas, Mme Dumont-Dufour qui aime la pompe, et ne s’en laisse imposer que par les hautes montagnes, les cartes de visites noires de titres, les corbillards empanachés, les messes de mariage avec leurs candélabres étincelants, leurs lys sans pollen, et les familles sur leurs trente et un, Mme Dumont-Dufour qui préfère la majesté des plumes d’autruche à la couleur des oiseaux du paradis, non seulement n’est point comblée dans ses hautes aspirations, mais encore doit se refuser à l’espoir de satisfaire jamais ses nobles goûts. S’il y avait une justice terrestre, dès ici-bas, aujourd’hui à son automne, elle eût fait les honneurs d’un domaine de souvenirs aussi paisiblement noble que le Versailles de la Maintenon. Au lieu de quoi, assez forte dans son orgueil, pour ne mépriser point l’exaltante humilité, et affirmer sans se faire prier que les hommes sont poussière et rien que poussière, mais honteuse des chambres qui donnent sur la cour, elle connaît la torture de ne pouvoir rien désigner à l’envie de Mme Blok. Son passé, le domaine des souvenirs. Ni plus ni mieux qu’un vulgaire cabinet de débarras, où d’ailleurs, il ne lui est même pas permis de reléguer définitivement les piètres accessoires de sa vie conjugale, puisque, c’est un fait le divorce lui demeure interdit.

Mme Blok sait-elle pourquoi ?

Mme Blok ne sait pas pourquoi, ne demanderait qu’à le savoir mais a peur de se montrer indiscrète.

Indiscrète ?

Une dextre souveraine apaise des scrupules.

Indiscrète ?

Ont-elles donc des secrets l’une pour l’autre ? Et puisqu’elles ont souffert l’une et l’autre, pourquoi épargner dans leurs confidences, les hommes, ces bourreaux. Elles sont deux femmes dans un salon d’Auteuil, deux sœurs de misère.

Des sœurs de misère. Voilà le mot. Bien entendu c’est Mme Dumont-Dufour qui l’a trouvé. Elle en est aussi fière que de ses plats de cuivre marocain et de ses vases de Chine. Des sœurs de misère. L’épithète ne manquera pas de faire son petit bonhomme de chemin. Mme Dumont-Dufour l’a prise pour étendard et sent qu’elle va de ce drapeau tirer des effets aussi surprenants que Lamartine du tricolore. Mme Dumont-Dufour a une égide, un signe de ralliement ; au reste, douée d’autres qualités et de plus rares que l’éloquence, si elle ressemble à Lamartine à sa fenêtre de l’Hôtel de Ville, Mme Blok qui connaît son histoire de France, volontiers la comparerait à Henri IV. On ne voit point de panache blanc, mais on sait qu’on n’aura qu’à suivre. Pensez donc, des sœurs de misère.

Un silence. Deux corps immobiles semblent creux. Mme Dumont-Dufour elle-même prend notion de l’infini par le vide, et, pour un peu, elle croirait qu’on lui a pompé l’âme avec quelqu’un de ces appareils à nettoyer les tapis.

Mais voici que les paupières de Mme Blok se mouillent. À la vérité ni les souvenirs pénibles, ni la tendresse qui lui fut offerte avec le thé et les toasts, ni le spectacle d’une désolation désignée par Mme Dumont-Dufour à chaque coin de phrase en panorama, n’expliquent cette humidité des cils, ces narines frémissantes. Non, la vérité pour une fois est toute simple, Mme Blok a faim, elle a faim de savoir.

Mme Blok vit avec sa fille Diane. Et Diane qui est toujours par monts et par vaux – entendez au cinéma, au théâtre, chez des amis et Dieu sait dans quels autres lieux, partout où une jeune fille d’aujourd’hui ne craint pas de s’aventurer – Diane qui en sait sûrement plus long que sa mère, puisqu’elle danse, boit du thé, des cocktails, fait de la peinture, connaît des artistes, Diane ne parle pas. Elle expédie les repas en deux temps trois mouvements. La bouche ne s’ouvre que pour manger.

Aussi, sa pauvre mère ne sait-elle rien d’un monde que ses malheurs ont éloigné d’elle.

Il y a bien le cousin Bricoulet. Honoré Bricoulet. Il arrive le matin, vers 10 heures, embrasse Mme Blok sur les deux joues, lui laisse entendre qu’un homme veuf (Mme Bricoulet a été ravie à l’affection de son cher Honoré il y aura bientôt dix ans) et une femme veuve (M. Blok s’est donné la mort voilà plus de deux lustres) peuvent faire un couple. Mme Blok s’attendrit. Bricoulet s’enquiert de l’état de sa fortune, chaque fois lui demande de nouveaux détails sur le suicide de M. Blok et ne se décide à lever le siège que lorsque Diane qui le déteste rentre pour le déjeuner et lui jette en guise de bonjour quelque bonne insolence.

Bricoulet parti, Mme Blok prend son courage à deux mains et réprimande sa fille.

— Tu n’as pas été aimable avec le cousin Honoré.

— Ce sale canard (Bricoulet parle du nez).

— Diane tu es injuste.

— Il vous a sans doute encore dit des douceurs, s’est attendri, vous a demandé en mariage. Ma pauvre mère. Il en veut à nos quatre sous. C’est un avaricieux fieffé. Il tondrait un pou.

Diane chantonne :

 

Bricoucou, Bricoucou

Bricoulet

Tondrait

un poupou, un poupou

Bricoulet

Tondrait

  un pou

 

Puis elle reprend : méfiez-vous du Bricoulet.

— Diane la colère t’égare.

— Ce n’est pas vous qui l’intéressez, mais vos malheurs. Il n’aime que la tristesse. Il a de drôles de goûts votre cher Honoré. On m’a dit qu’il adorait le mou de veau. Il fait le même repas que son chat.

Diane ne s’arrêterait plus. Bricoulet l’inspire. Mme Blok est obligée de mettre un frein. Le plus triste est que le cousin s’est rendu compte de cette hostilité. Déjà ses visites se font plus rares. Et Mme Blok qui voulait lui demander quelques renseignements sur Mme Dumont-Dufour et surtout sur son invisible mari qu’Honoré a connu dès le collège. Elle eût aussi aimé qu’un homme d’expérience lui donnât son avis sur le fils de Mme Dumont-Dufour, Pierre Dumont, un gendre possible, puisqu’il est le meilleur ami de Diane, comme elle fait de la peinture.

Mais Bricoulet s’est vengé sur la mère de l’inimitié de la fille et jusqu’à cette après-midi Mme Blok n’a rien su de Mme Dumont-Dufour avec laquelle, pourtant, elle a passé l’été dernier à la mer. Août, il est vrai, n’est pas le mois des confidences et il a fallu ce jour d’automne, dans un salon d’Auteuil tout gris et sans souvenir de robe blanche, pour que ces dames selon les propres termes de Mme Dumont-Dufour, se découvrissent sœurs de misère.

Or parce que Mme Blok a l’imprudence d’avouer qu’elle s’ennuie quasi uniformément du 1er janvier à la Saint-Sylvestre, sans autre distraction que le concert Colonne, une fois par semaine en matinée le samedi après-midi, Mme Dumont-Dufour accumule des promesses de potins qui font monter des larmes aux yeux de sa sœur de misère, comme le fumet d’un bon plat, l’eau, à la bouche du gourmand.

Habile à juger d’un coup d’œil son public, après avoir découvert cet appétit elle a décidé d’attendre pour servir son régal. D’abord, quelques vérités premières en hors d’œuvre. Mme Blok commence à se mordre les lèvres tandis que Mme Dumont-Dufour s’élève au-dessus des gens, des faits et des choses.

Rien ne saurait s’opposer à son ascension.

Le mot pitié tombe au milieu d’une phrase. Et c’est une petite dissertation.

La pitié par ci, la pitié par là, oui la pitié chère amie, la pitié… et Mme Dumont-Dufour d’affirmer que pas une minute elle n’en a oublié la pratique. Au reste comment vivre si on l’ignore. La perfection n’est pas de ce monde. L’humanité ne vaut pas cher. On ne sait d’ailleurs ni à qui ni à quoi s’en prendre. Tant de facteurs interviennent : la malchance, l’hérédité, les mauvais penchants. Pauvre Mme Dumont-Dufour, en dépit d’un esprit méthodique, d’une intelligence raisonnable et d’un cœur sage, rien ne lui a réussi. Ainsi Pierre, son fils, dont la nourrice était alcoolique (voilà pour la malchance) a un caractère emporté. D’ailleurs il a de qui tenir, son père (voilà pour l’hérédité) s’est toujours montré d’une telle violence. Mais tout cela ne serait rien si le dit Pierre n’avait le goût bizarre et une curiosité (voilà pour les mauvais penchants) dont sa mère à bon droit s’affole, car, si l’on peut se réjouir de l’affection qu’il porte à cette chère Diane, comment ne pas redouter les pires catastrophes de l’amitié qu’il a pour des métèques venus on ne sait d’où. Des métèques, oui. La France, Paris, et ce qui est plus grave, Pierre Dumont se trouvent entre leurs mains. La jeunesse perd la tête. Que Mme Blok veille sur Diane, Mme Dumont-Dufour est bien forcée de laisser aller Pierre là où il veut, mais elle en souffre assez la pauvre femme. Tant de nuits blanches et de jours noirs. La chair est faible. Les jouvenceaux du XXe siècle cèdent à toutes les tentations de la moderne Babylone et chaque année en fabriquent de nouvelles. Du temps de Mme Blok et de Mme Dumont-Dufour les garçons étaient amoureux des femmes du Maxim’s, des poules, comme disait M. Dumont. Les jeunes filles rêvaient des tziganes, de leurs brandebourgs, de leurs belles moustaches. Aujourd’hui les femmes du Maxim’s sont remplacées par on ne sait quelles aventurières, des prostituées de tous les pays et de tous les sexes. Il n’y a plus de tziganes, mais des nègres qui jouent du saxophone. On a inventé des vices, des boissons, des stupéfiants, comment tout cela finira-t-il ? Mme Dumont-Dufour a bien raison de dire qu’il faut de la pitié. Elle le sait, elle ne sait que cela. Mon Dieu, la douloureuse expérience de l’existence…

Tant pis pour Mme Blok qui crève d’impatience près du piano dans un fauteuil de tapisserie genre Aubusson, aujourd’hui, Mme Dumont-Dufour a l’âme d’un président de cour d’assise ou d’un avocat. Jamais elle ne s’est sentie d’une telle éloquence. Et elle s’en donne, ne néglige aucune ressource de l’art du bien parler, dont son père lui-même ne craignait pas d’user pour ses rapports domestiques. Sa voix glisse sur le malheur avec la majesté d’un cygne noir. Va-t-elle mourir au milieu des meubles, témoins de toute sa souffrance, devant une visiteuse qui ne sait pas la suivre dans son vol ? Déjà elle dit sa propre oraison funèbre, alourdit les syllabes, les prolonge, les reprend, les caresse de la langue comme si elles portaient la promesse d’un sommeil à jamais libérateur. Une minute elle songe en faire des armes pour la défendre contre l’insolence de Pierre, et la méchanceté universelle. Mais, dans son désespoir, elle accepte la mort, l’appelle et déjà ce sont des fleurs qu’elle unit en couronnes, et les couronnes à leur tour deviennent des étoffes, des voiles dont elle se drape, statue du malheur conjugal devant Mme Blok qui ronge son mors, voudrait se lever, lui demander si elle va longtemps encore se moquer d’elle. Un peu plus et la paisible Mme Blok songerait à un ultimatum. Dites-moi de suite pourquoi vous ne pouvez obtenir le divorce, sinon…

Pas moyen hélas de placer un mot, on lui dit qu’il ne faut pas être sévère. Si cette découverte doit servir de conclusion à l’exposé des théories métaphysiques et morales, le récit tant attendu va peut-être enfin commencer.

Mme Blok est pour une conclusion. N’importe laquelle. Donc joyeuse :

— Il ne faut pas être sévère.

— D’accord, mais il y a des limites, reprend l’infatigable Mme Dumont-Dufour. Ainsi M. Dumont ne s’est-il pas livré à des excès tels, que, pour désavouer un être dont, du reste sa femme ne s’est jamais sentie, même au temps de la lune de miel, tout à fait solidaire, au nom que la loi l’oblige de porter, elle a joint (comme pour le diminuer d’autant) celui, combien plus honorable de feu son père, le président Dufour.

C’est ainsi que Mme Edgar Dumont, elle est devenue Mme Dumont-Dufour.

À vrai dire les deux patronymes quasi jumeaux, à chaque bout du trait d’union ne sont pas sans la consoler un peu, mais, parce qu’elle n’aime pas les succès faciles, elle ne veut pas laisser voir qu’elle est fière de s’appeler Dumont-Dufour à Mme Blok qu’elle croit juive.

Elle ne peut tout de même pas s’empêcher de constater à haute voix que le nom double, en dépit de son apparente simplicité, donne notion de ce que serait une noblesse de la Troisième République, si on se souciait encore d’honorer les mérites des Français de la classe moyenne, une classe, chère amie, qui n’a jamais cessé de donner au pays ses serviteurs d’élites.

Mme Dumont-Dufour, par exemple est la fille d’un magistrat et, son mari, tout indigne qu’il se soit montré, n’en est pas moins colonel.

Ici un temps.

Le cousin Bricoulet n’a jamais dit à Mme Blok que M. Dumont fût colonel. Mais puisque colonel il y a, tout s’explique. Mme Blok emplit le salon d’Auteuil d’un « Ah ! » jumeau de celui que ne put manquer de lancer Christophe Colomb, lorsqu’il eut découvert l’Amérique, ou la manière de faire tenir debout un œuf à la coque.

Mais déjà Mme Dumont-Dufour sape ce triomphe :

— N’allez pas croire que c’est parce que M. Dumont est colonel que je ne puis divorcer et que je me trouve condamnée à une carte sans prénom !

Elle épelle devant un bristol imaginaire

 

« MADAME DUMONT-DUFOUR »

 

et constate : quoi de plus triste qu’une carte sans prénom.

— Et la mer sans poisson, a envie de répondre Mme Blok, qui, décidément, ne sait plus s’empêcher de penser que Mme Dumont-Dufour est une poseuse.

Néanmoins elle essaie encore de la résignation, et hoche la tête de haut en bas, puis de gauche à droite. Cependant, l’autre qui ne lui épargne aucun détail d’ajouter : « Je n’ai pas encore quarante-quatre ans et plus personne ne m’appelle Louisa, Louisa ainsi m’avait baptisée ma marraine, ma marraine, qui… »

Après la pitié, après la douloureuse expérience de l’existence, la marraine.

Non, Mme Blok ne va pas se laisser faire.

— Votre marraine a eu raison de vous appeler Louisa, vous n’avez pas à vous plaindre. Louisa Dufour c’est joli. Quel dommage que vous ne puissiez divorcer, refaire votre vie.

Comme des petits chiffons rouges sur une mare aux grenouilles, Mme Blok agite des mots : « Divorcer… Refaire sa vie ». Et Mme Dumont-Dufour de répéter avec des points d’orgue à chaque syllabe :

Re-fai-re-sa-vie.

Quel air songeur sur un visage d’épouse martyre ! Mais Mme Blok qui sait que la fille du président Dufour n’est pas une rêveuse, se jure qu’elle ne sera point dupe et ne déguerpira point avant de savoir pourquoi… À vrai dire, elle n’a pas même le temps de formuler cette résolution que déjà on lui demande.

— Et vous chère amie, comment vous appelez-vous ?

Mme Blok jette son prénom « Herminie », et c’est la série des compliments qui commence :

— Herminie c’est doux.

— Louisa c’est énergique.

— Herminie c’est innocent.

— Louisa c’est spirituel.

— Herminie un nom de blonde (Mme Blok est filasse).

— Louisa un nom de brune (Mme Dumont-Dufour est noire comme geai).

— Herminie un vrai nom d’amoureuse.

— Louisa… Louisa… (allons, Mme Blok ne sera point chiche)… Louisa un vrai nom d’impératrice.

— Vraiment vous pensez que Louisa est bien.

— Si je le pense.

Et, sans avoir l’air de rien, Mme Blok de revenir à ses moutons :

Louisa Dufour, voilà qui sonne. Quel dommage que vous ne puissiez divorcer.

— Oui, grand dommage. Mais vous ne pouvez savoir combien je suis heureuse que vous aimiez Louisa. Mon fils Pierre n’arrête pas de me faire enrager avec mon prénom. Il va même jusqu’à prétendre, (les enfants ont perdu tout sens du respect), que Louisa c’est un vrai nom de fille à soldats. L’autre jour il avait le toupet de le dire devant votre cousin Bricoulet. Je le gifflerais bien qu’il ait ses vingt ans sonnés, et puis, je vous le demande un peu, mon père m’aurait-il laissé baptiser comme une fille à soldats.

Les talons de Mme Blok usent le tapis :

— Vous disiez donc, chère amie, que vous ne pouviez divorcer. Pourquoi ?

La victime des lois des hommes se recueille :

— Parce que le colonel Dumont est…

Le ton de confidence veut que la voix s’éteigne à la fin de la phrase et Mme Blok n’a pas entendu. Elle hurle : Comment ?

Il n’y a plus d’effet à ménager, et l’on clame (cette fois ton de victoire) M. Dumont est fou, fou, fou.

Hier samedi, au concert Colonne, on donnait du Bach, Mme Blok a encore dans les oreilles le défi de Pan et de Phœbus, « fou, fou, fou, sa raison s’égare », et voici que la folie d’un colonel de la troisième République fait les frais d’un chant à deux voix, fou, fou, fou…

Mme Dumont-Dufour qui n’a pas très bon souffle se tait la première.

Mme Blok ne tarde pas à l’imiter et c’est un nouveau silence dont Mme Blok profite pour essayer d’imaginer le colonel :

Un colonel, un officier supérieur, il doit avoir une moustache qui lui barre toute la figure à la mode de 1907.

La moustache du colonel… Madame Blok a beau être vertueuse elle doit bien s’avouer qu’elle a du mal à supporter son veuvage. Diane lui conseille toute la journée de se remarier, mais ne veut pas entendre parler de Bricoulet, pourtant le seul parti possible. Et Mme Blok qui a peur de sa fille reste fidèle à Dimitri Blok. Diane a beau dire, cette abstinence n’est pas si facile. Ainsi, rien que de penser à la moustache du colonel, cette pauvre Herminie est dans tous ses états. Elle a des fourmis au bout de chaque doigt, caresse les bras de son fauteuil et se dit que la moustache du colonel doit piquer quand on embrasse. Mais qui parle d’embrasser. Que penserait Diane si elle savait que sa mère se laisse ainsi aller. Diane sa fille, le devoir. Mais avant Diane, sa fille, le devoir, il y a Dimitri Blok, le mariage, l’amour. Maintenant, puisque Bricoulet compte pour du beurre, maintenant au fond il n’y a plus rien. Ah s’il y avait le colonel. Au temps de leur splendeur, les Blok avaient une villa à La Baule. Un de leurs voisins, revenu de Madagascar avec des galons de commandant et des fièvres qui le ravageaient, d’une voix rude affirmait : « Je suis sec comme un coup de trique. » Sec comme un coup de trique. Mme Blok aime la maigreur, les ventres creux semblables à ceux du Christ, sur les tableaux. Sec comme un coup de trique, ainsi doit être le colonel Dumont. Un coup de trique, la trique. La trique, Mme Blok rougit, car elle n’a pas oublié le sens que donnait à ce mot la commère d’une revue canaille, où M. Blok quelques jours après leur mariage l’avait menée. La trique. Le mot a un sens si précis que Mme Blok devient violette. Heureusement que Mme Dumont-Dufour s’absorbe toute entière dans la contemplation d’une serviette à thé. Pour le colonel, si colonel il y a, il ne saurait manquer d’être maigre. Sans doute, est-il allé en Afrique. La chaleur tropicale l’a fait fondre. Tout au moins elle l’a empêché d’engraisser. Et puis il a dû pratiquer divers sports. En tout cas, il monte à cheval. Donc pas de ventre. C’est bien ce qu’elle imaginait. Sec comme un coup de… Quoi, encore ces mauvaises pensées. Le colonel est maigre. Un point c’est tout. Et puis un officier, s’il perd sa jolie tournure, n’hésite jamais à porter corset. M. Dumont est bel homme. Pourquoi diable est-il devenu fou ?…

Mme Blok voit un grand diable en culotte rouge, les cheveux poivre et sel, tout ficelé d’or, qui se promène de long en large et du soir au matin, sous un préau. Les yeux sont verts dans une figure toute cuite. Et la moustache qui n’en finit plus. Quel air martial. Voilà un homme. C’est autre chose que son fils, ce blondin de Pierre dont Diane raffole. Pierre il est vrai, a, lui aussi, des yeux verts, mais ceux du colonel sont plus grands, plus clairs, puisque sa figure est toute cuite. Ses yeux. Un rien les effraie, et ils changent à chaque cauchemar comme un lac au moindre nuage.

Un fou.

Mais au fait, le colonel est-il si fou que cela, bien fou, vraiment fou ?

— S’il est fou, répond sa femme j’en sais quelque chose. Ne vous ai-je point dit qu’il n’a même pas le droit de divorcer. Il est fou à lier.

Et de prendre les mains de la visiteuse, de l’appeler « Herminie, ma pauvre Herminie. »

— Louisa, ma pauvre Louisa, répond l’écho du salon d’Auteuil.

Deux fauteuils se rapprochent. Une tête se cale et pleure sur une épaule, mais voici que de l’épaule amie, une fourrure glisse. Un petit bruit sec. C’est une tasse par terre. Du Chine qu’on lui avait fait admirer, avant de lui donner la permission de s’en servir. Mme Blok ne sait comment s’excuser.

— Mais le mal n’est pas grand. Au nom du ciel, Herminie, ne prenez pas cet air désolé, de quelle importance est une tasse, même de la plus précieuse porcelaine, pour qui vient de trouver une amie… car vous êtes mon amie, n’est-ce pas Herminie.

— Oh oui, Louisa. Je vous comprends si bien. Car moi aussi j’ai souffert. Il est vrai que je n’ai pas eu votre sagesse, votre mesure, et la main sur le renard coupable (à elle maintenant d’être éloquente) : j’ai brisé ma vie. J’ai tenu à épouser M. Blok, j’étais sentimentale, il avait de belles mains. Je ne me suis pas méfiée.

— Vous avez eu tort, mais voyez, la prudence elle-même n’est pas toujours récompensée. Je ne suis ni une excentrique, ni une exaltée. N’empêche que mon mari est fou. » Et Mme Dumont-Dufour, comme si le Dieu de vengeance lui-même parlait par sa bouche, martèle : fou à lier, je vous l’ai dit, je vous le répète, fou à lier. Ah ! tout colonel qu’il était, la débauche, le jeu, l’alcool, les filles l’ont mis dans un joli état.

Table des matières

CHAPITRE I DE FIL EN AIGUILLES

Chapitre II RATAPOILOPOLIS ?

Chapitre III LE DÎNER AVEC DIANE

Chapitre IV LA NUIT, LE FROID, LA LIBERTÉ, LA MORT

Chapitre V SECOURIR ENCORE

Guide

Couverture