La mort qu'ils méritent - Romain Gorce - E-Book

La mort qu'ils méritent E-Book

Romain Gorce

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Beschreibung

Dans cette nouvelle affaire, Jonas Maleck devenu enquêteur privé, se retrouve confronté à la disparition d'un directeur de boite de nuit lyonnais lié à Eddy Lespert. Ce premier domino tombé va entrainer la chute d'un empire.

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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A ma fille, Diane. Mention spéciale pour toi qui n’était pas encore là pour M.Monday. A ma fille, Naomi. Il faudra attendre quelques années avant de lire tout ça. A ma femme, qui sait que tout ça, ce n’est que mon imagination.

A mes parents et leurs yeux brillants. A mes beaux-parents, et leur exemplaire de Monday toujours posé sur la table basse du salon. Faites place, le petit frère est là !

Et à tous ceux qui font de moi un raconteur d’histoires en pénétrant mes pages.

Sommaire

Préface de Frédéric Souterelle

NOTES DE L’AUTEUR

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

Épilogue

Préface de Frédéric Souterelle

Dans la dernière scène de « M. Monday », Jonas Maleck est face à Kumi. Lorsqu’on le retrouve dans « La Mort qu’ils méritent », il est face à Kumi. Malgré les bouleversements personnels du personnage principal entre les romans, le lecteur retrouve ses repères puisqu’il est en terrain connu. Cependant, un coup de vieux a été pris. Le plus étonnant, c’est que le plus flagrant semble être du côté de la jeune Japonaise. La cervelle du flic (exflic) lyonnais ne doit pas être une sinécure à explorer.

Du côté Maleck, on sent quelques relents de Wallander, ou de Phillip Marlowe. Romain Gorce connaît ses classiques, dirait-on, et doit avoir un fond de Henning Mankell.

À la sortie du 2ème volume de ce nouveau maître du suspense, on est frappé par la gestion de l’espoir… quasiment absent des deux romans. Chez Gorce, le noir est très noir.

Et ce qui est saisissant pour moi – à titre rigoureusement personnel, pour avoir déjà eu la joie de rencontrer l’auteur et de discuter avec lui au restaurant au hasard de l’une ou l’autre de mes escapades à Lyon –, c’est la dichotomie chez cet homme agréable, de bonne compagnie, éminemment sympathique et à la conversation passionnante. Jamais il ne viendrait à l’esprit de quelqu’un qui le croiserait, sans savoir, que dès qu’il a cinq minutes devant lui, ce grand bonhomme au sourire d’enfant et à l’œil pétillant va découper des gens en rondelles ou en griller façon merguez, dans des pages qui ne se comptent plus.

De quoi est fait Romain Gorce ? Je l’ignore totalement. Mais si, à l’instar d’un certain Américain du Maine, il raconte ce qu’il voit en cauchemar, c’est qu’il est un french Stephen King, version beau gosse, et surtout que je me réjouis de ne pas être dans sa tête.

« Pourquoi écrire des horreurs ? » revient à la simple question : « Pourquoi écrire ? ».

Comme ses collègues comédiens, ou toute autre forme artistique, l’auteur est là pour raconter des histoires, divertir et faire réfléchir ses contemporains dans le meilleur des cas. Et, quel que soit le genre choisi (comédie, drame, roman historique ou, comme ici, policier et thriller), la seule façon de faire passer une émotion réside dans la sincérité du texte à travers ses personnages. Résultat : on rit, on pleure, on tremble. Et en dehors des personnages faits de chair et de sang (beaucoup de sang), il y a un personnage majeur chez Gorce qui n’apparaît nulle part ailleurs. La ville de Lyon. Sublime dans le premier opus, fatiguée et inconfortable dans le deuxième (les municipales de 2020, quelle blague ! – ou quelle tragédie !). Là aussi, le coup de vieux se ressent.

Bref, les méchants ont le même terrain de jeu, mais l’intrigue, les personnages anciens et nouveaux, et surtout le modus operandi, changent. Et lorsque l’on dit « méchants », « La Mort qu’ils méritent » nous enseigne surtout que le manichéisme n’existe que dans les contes. Or, le public ici se doit d’être averti. On parle d’une histoire à ne pas mettre entre toutes les mains.

Et en cela, Romain Gorce est révolutionnaire. Le jeune auteur est jeune, donc il ne respecte rien. Les tabous valsent et, avec eux, tous nos préjugés. Comme dans la série télévisée « Game of Thrones », il ne faut s’attacher à aucun personnage. L’écrivain tue, y compris ceux qui semblaient hors d’atteinte : les enfants.

À travers la littérature des XIXème et XXème siècles, nombre de mômes – ou gones – ont été maltraités avant de devenir les héros de leur propre vie. Ici, il n’y a aucune hésitation à les sacrifier pour faire avancer le récit. Les scènes sont difficilement soutenables, et certains mots dans leurs bouches m’ont figé sur place.

Dans le présent roman : enfant ou grande personne ne sont plus que des questions de prisme. Des pions dans une macabre partie d’échecs. La chair à canon a toujours existé. Chez Romain Gorce, elle prend vie. C’est terrible et, d’un point de vue strictement littéraire, génial.

Romain Gorce est maître de son œuvre et rien, surtout pas des paramètres ou censures d’une autre époque, ne saurait lui barrer la route.

Vous voilà, cher ami lecteur ou chère amie lectrice, à bord du vol « La Mort qu’ils méritent », à destination des enfers. La maison décline sa responsabilité quant aux zones de turbulence. Alors, accrochez-vous.

Mais quoi qu’il en soit, vous n’êtes pas prêts.

Frédéric Souterelle

Acteur, metteur en scène et directeur artistique

NOTES DE L’AUTEUR

Alors, nous y voilà.

Quoiqu’il arrive maintenant, dans ma vie, il y aura eu un avant et un après « M.Monday ».

À mon petit niveau, les retours, les séances de dédicaces, les avis sur les sites marchands… Tout ça aura balayé un satané doute qui assaille tout artiste : « Est-ce que j’ai ma place ? ».

Je ne parle pas de célébrité ou de richesse, mais de gens qui me disent des mots que j’ai moi-même dits ou pensés à l’égard d’une création artistique. Des mots qui confirment, qui adoubent et, putain, qu’ils font du bien, ces mots !

En revanche, ensuite vient… la suite. Continuer, arrêter, se rendre compte qu’on ne peut pas arrêter, alors continuer avec – tiens ! – encore des doutes, mais de natures différentes.

Bref, Jonas Maleck est là, comme je l’avais prévu dès l’écriture du premier tome. Nouvelle affaire. Nouvelle évolution. Il est devenu un membre de ma famille… ou mon ombre… ou un autre « moi », un alter ego. En tout cas, je le garde précieusement. Je le regarde dans le blanc des yeux, et je lui dis : « Pardon, Jonas, les héros doivent souffrir ». Et il me répond : « Pas grave. Je sais que, toi aussi, tu souffres en écrivant. Mais on aime ça, tous les deux, non ? ».

Oh, Bon Dieu, on aime ça !

P.S. : Ayez toujours Michael Kiwanuka dans un coin de votre oreille. Ainsi que quelques morceaux de piano un peu épiques (du genre Banished – Music of the betrayed, et tant d’autres).

Immergez-vous.

1

Julianna se demandait souvent à partir de quel moment l’Homme était devenu pour l’Homme plus dangereux que tout le reste. À quelle période de l’histoire de l’humanité, les loups, les maladies, la faim, le froid étaient-ils devenus des problématiques assez insignifiantes pour que l’homo sapiens n’eût rien d’autre à développer que ses plus bas instincts ?

Elle en avait vu des cas incroyables. Des affaires insensées où la question à se poser n’était pas : « Cette personne est-elle coupable ? », mais simplement : « Pourquoi ? ».

Qu’est-ce qui poussait un être humain à aller audelà du simple meurtre ? Car il ne s’agissait pas de crimes passionnels, de folie passagère, de jalousie ou d’une de ces autres raisons qui devient « acceptable » quand on est juge. C’était de la pure cruauté, de la haine à peine masquée, soutenue par une ingéniosité diabolique et un machiavélisme défiant toute logique. Tout cela afin d’annihiler l’humanité d’une victime, dissoudre son espoir, avant de lui donner la mort. Le terme « donner la mort » n’étant que trop vrai dans ces cas-là. Plus qu’un don, un soulagement, une libération…

Quand la mort devient un cadeau, les instants qui la précèdent doivent être… Et quand la personne qui vous accorde cette libération est la même qui vous la fait souhaiter avec tant d’ardeur… C’est à cet instant que l’âme se brise.

Des nuits de réflexion à étudier des affaires en cours, et passées, à lire des ouvrages sur la psychologie humaine pour en arriver à un point, certes subjectif, mais qui était son unique conclusion : après avoir maîtrisé la nature et jonglé avec ses éléments, après avoir satisfait ses besoins primaires… que restait-il à l’Homme pour donner un sens à son existence ?

Devenir Dieu.

L’Homme devient dangereux quand il a trop de temps pour penser. Penser à sa condition de mortel, aux prétendues questions philosophiques de ses origines, de sa place sur Terre. Il prend peur, cherche une échappatoire à la mort, mais l’immortalité est bien la seule chose qu’il ne peut atteindre. Si seulement il pouvait mourir après les autres…

Quel meilleur moyen de s’assurer que ces autres vous précèdent dans l’au-delà ?

Donner un coup de pouce au destin.

Après plus de vingt ans à traîner dans les tribunaux, la juge savait qu’elle avait raison. Julianna ne pouvait s’empêcher de rire d’elle-même quand elle pensait à la Justice. Rien n’était moins juste que la Justice. Elle avait pourtant voué sa vie à cette chimère.

Mais son âme de femme, son rôle de juge et sa condition d’être humain réussissaient à s’accorder sur la légitimité d’un type de meurtre : celui commis par vengeance. Les affaires de vengeance avaient toujours résonné différemment en elle, même bien avant d’être dans sa quête personnelle. Sa réflexion ne portait pas sur un rétablissement de la peine de mort « légale », mais sur les bienfaits cathartiques et salvateurs de la loi du talion. La nuance était légère, certes, mais bien présente. Une ligne facilement franchissable que les codes de la société moderne empêchaient de dépasser au nom d’un civisme mal placé, d’une humanité de façade. Ceux qui qualifiaient cette loi de « barbare » l’appelaient de tous leurs vœux lorsque le meurtre frappait leur famille.

Les choses changeraient. Le peuple en avait de plus en plus besoin. Il fallait mettre fin à cette forme d’impunité distillée par la Justice elle-même. Peut-être que sa propre quête y contribuerait, ou pas, ça lui était égal.

L’évolution de sa pensée avait profondément influencé son travail et sa réputation. En bien d’abord. Durant ses premières années en tant que juge, les bruits de couloir disaient que ses collègues la surnommaient Thémis, en référence à la divinité grecque de la Justice et de l’Intransigeance. Quoi de plus valorisant que d’être associée au symbole même de l’équité ? Elle avait réussi à sauvegarder son ego, pourtant, en privé, elle ne cachait pas sa fierté d’être reconnue en tant que telle, surtout pour une femme. Puis les années creusèrent leur sillon dans sa foi, tout comme les semelles des passants le faisaient sur le sol de la salle des pas perdus du Palais de justice. Invisibles d’abord, puis parvenant, à force d’usure, à entamer la couche supérieure, la plus dure, celle qui protège. Il devenait difficile de croire en l’Homme, de compter sur les lois. De juge, elle était devenue le témoin quotidien de la dégénérescence quasi programmée de la race humaine. Elle ne pouvait prononcer que des condamnations inadéquates, à mesure que l’histoire avançait et que l’être humain développait des trésors d’ingéniosité pour détruire son prochain. Alors Thémis prit les choses en main et décida que des sanctions légales plus lourdes percuteraient plus profondément la conscience des coupables, soulageraient les victimes, marqueraient les esprits des spectateurs et des médias… Elle avait pris pour résolution secrète, celle de suivre, autant que possible, les réquisitions souvent sévères des procureurs, et s’était plus régulièrement adressée aux journalistes pour prêcher sa bonne parole de justice pour le peuple. Thémis s’était évertuée à rédiger de nombreux articles dans les revues spécialisées pour exhorter ses collègues à faire de même, à taper du poing sur la table, pour redevenir l’épouvantail, le véritable glaive qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être.

Tout cela, sans réel succès… car l’Homme restait un prédateur à l’imagination et à la folie sans limites.

Puis, après des années d’usure, d’horreur et d’impuissance, au détour d’une conversation captée aux toilettes dans l’enceinte majestueuse du Palais aux vingt-quatre colonnes de Lyon, Thémis comprit que ce surnom n’était plus d’usage, lorsqu’elle avait le dos tourné. Désormais, les gens l’appelaient Minos… Un juge des Enfers, le plus haut placé, le plus dur aussi. L’irrévocable. Était-ce un changement négatif ? Péjoratif ? Elle l’ignorait, et s’en fichait. S’ils voulaient qu’elle soit Minos, elle serait Minos. Peut-être que ce passage de la déesse du ciel à celui des enfers était une preuve que l’environnement judiciaire s’était métamorphosé. Et puis aujourd’hui, tous le savaient, elle vivait en Enfer, et le temps de sa vengeance, le temps de leur vengeance, elle comptait bien y régner.

2

C’était étrange de voir le trouble voiler les yeux de Kumi lorsque j’évoquais toutes ces choses qui peuplaient mes pensées. Il y avait eu cette voix, que j’avais d’abord assimilée à mon frère décédé, mais qui, d’après elle, venait plutôt de ma noirceur de l’âme. Un autre moi qui surgissait parfois pour m’attirer sur des routes sombres et nouvelles. Ces hallucinations auditives n’étaient pas pour la rassurer, mais Kumi mettait cela sur le compte du traumatisme encore frais dans ma tête. En secret, je me confortais dans l’idée que c’était bel et bien Arthur qui me guidait.

En revanche, le détail qui l’avait réellement alertée était ces apparitions. Des hallucinations visuelles, cette fois. J’avais la panoplie complète du syndrome post-traumatique. Régulièrement, depuis quelques mois, quand la nuit était installée et que j’étais sur le point de m’endormir, je voyais des silhouettes noires se dessiner dans l’encadrement de ma porte. Une grande et fine, accompagnée d’une plus petite, trapue. Elles semblaient avancer vers moi avant de s’évaporer. Puis elles réapparaissaient au même endroit pour recommencer inlassablement, comme prisonnières d’une boucle. Les premières fois, tétanisé, j’avais dû allumer ma lampe de chevet pour chasser ces ombres. D’autres fois, la peur m’avait obligé à dormir comme un enfant, la lumière allumée. Puis, une nuit, je les avais observées, confrontées, et même affrontées. Je m’étais levé d’un bond dans le noir pour aller à leur rencontre, avec pour seul effet de les faire se volatiliser. J’avais pris cela pour une victoire. La noirceur faisait dorénavant partie de moi, je savais qu’elle évoluait et gagnait du terrain. Je n’en connaissais pas la limite. Je la voyais dans ces silhouettes, se matérialisant pour une raison qui m’échappait. Essayait-elle de communiquer ? De me transmettre quelque chose ou m’avertir ? En tout cas, ces nuits-là, nous nous faisions face.

Par la suite, ces apparitions avaient toujours concordé avec le même cauchemar. Après plusieurs semaines à le vivre et le revivre, j’en parlai enfin à Kumi lors d’une de nos séances.

— Il n’est pas si effrayant, dis-je tout bas. Je sais pas pourquoi je me réveille en sueur… en panique. Évidemment que cet homme est violent, mais… je sais pas…

— Continuez, souffla-t-elle après un silence. Décrivez-moi ce que vous voyez.

— L’image est dans les tons de bleu et de blanc, presque brûlée, comme quand on prend une photo à contre-jour. Je les vois derrière cette immense baie vitrée, dans cette maison moderne, carrée, gigantesque. Il y a peu de meubles, et ceux qui sont là sont blancs. Immaculés. Je crois que je suis sur une plage, j’entends le fracas de la mer derrière moi. En tout cas, j’observe de loin. En contrebas.

Je connaissais cette scène par cœur, pourtant, j’avais besoin de temps pour bien trouver les mots. Décrire les images était chose facile… Pour les sensations, c’était une autre histoire.

— Je les vois tous les deux, continuai-je, les yeux fermés pour mieux visualiser la scène, elle est brune, porte une robe blanche et se situe à droite du canapé blanc, face à la baie vitrée. Elle a toujours une main tendue vers lui pour essayer de le calmer. Elle crie, sanglote, je ne sais pas si elle pleure. Lui est de l’autre côté du canapé. Grisonnant, plus âgé qu’elle, moustachu, bedonnant, il a un couteau dans la main. Il semble lui hurler dessus. Je ne sais pas ce qui se passe entre eux. Aucun son ne me parvient, mais c’est comme s’ils passaient l’éternité ici, à négocier, menacer, supplier… Comme si le drame serait à jamais en suspens. Le sang prêt à éclabousser ce décor immaculé.

— L’impression d’impureté est-elle en vous dans ce rêve, ou autour de vous ?

— C’est un cauchemar, coupai-je sèchement, pas un rêve. Ça ressemble à quelque chose d’angélique, mais la pourriture rôde autour d’eux, elle attend.

— Mais elle n’apparaît jamais ?

Je m’accordai un temps de réflexion pour répondre le plus justement possible. Je scrutai les ténèbres de la pièce.

— Je ne l’ai pas encore vue…, ajoutai-je enfin, elle est là, mais je ne la vois pas.

— Et donc, l’homme s’apprête à frapper…

— Hum… non… enfin, peut-être… ils sont coincés dans une boucle…

— Comme vos visiteurs nocturnes…

— Oui…, soupirai-je, dans les deux cas, il y a cette répétition aliénante qui me pousse à bout.

— On dit que si le cerveau vous déconnecte d’un cauchemar, c’est que vous n’êtes pas prêt à voir la suite. Qu’il faut que vous trouviez un chemin pour… résoudre le problème. Vous, votre cerveau… vous cherchez tous les deux des réponses. Vous avez affronté les ombres en vous levant, en les défiant, puis le cauchemar est apparu…

— Vous pensez que cette scène est le symbole de mon inaction ? De tout ce que j’ai perdu ou failli perdre par inaction…

— Je ne suis pas psychologue, se défendit Kumi, en tout cas, pas dans le sens où on l’entend. Et je suis encore moins experte en rêve, mais je ne crois pas que ce soit ça. Les rêves n’accusent pas, ils posent une problématique quand la conscience est au repos.

Cette dernière phrase m’interpella sans que je sache quoi en faire. Je me passai la main sur le visage et caressai ma barbe naissante.

— « Les rêves n’accusent pas », répétai-je dans un murmure. Trouver le sommeil n’est déjà pas facile, si c’est pour être réveillé en hurlant…

— Vos ennemis sont à l’extérieur, Jonas, pas en vous.

— La journée, ils sont à l’extérieur, la nuit…

— Vous avez des pensées sombres ?

— Pas celles que vous avez en tête.

— Mais vous en avez.

Je ne répondis pas. Elle m’observa. Un rituel entre nous. Elle attendit encore un instant, puis choisit ses mots :

— Vous la craignez autant que vous l’aimez, cette nuit.

Mon silence lui suffit. Puis, après un temps :

— Vous êtes un peu comme une forêt, Jonas. Plaisant le jour, attirant même… mais la nuit, vous devenez simplement… flippant.

Kumi sourit à l’utilisation de ce dernier mot, loin de son vocabulaire habituel. Notre nouvelle relation lui permettait cet écart. Elle ferma son calepin dans un claquement et se leva comme pour me donner congé.

— Alors, docteur ? Est-ce que je suis malade ?

— Pas plus que la semaine dernière et j’espère moins que la prochaine, répondit-elle, maligne.

— Les jours qui viennent devraient être plus calmes, mentis-je, mon état ne devrait pas empirer.

— À votre place, je ne m’avancerais pas trop. Et faites vérifier cet œil…

— Oh, ça ? dis-je en portant les doigts à la petite plaie. Ce n’est rien. Je me suis cogné…

— Contre un poing ?

Je ne répondis pas. Pourquoi lui mentir ? Et puis, je n’avais pas de comptes à lui rendre. Mes affaires m’attendaient sur la table de l’entrée, je m’en saisis avant d’ouvrir la porte.

— Semaine prochaine ?

— Semaine prochaine, confirma-t-elle.

Un simple échange de regards suffit à traduire toutes les formules de politesse et de convenance. Dehors, l’atmosphère lourde de la fin de printemps laissait présager des semaines de moiteur et de longues nuits à lutter contre la canicule.

Et contre les ombres.

3

La liste des véhicules disponibles était hallucinante. Le prix était un peu élevé, mais la réputation du site n’était plus à faire, et Christophe avait économisé trop longtemps, fait trop de sacrifices pour reculer maintenant. Le jeune professeur n’avait pas vraiment de préférence. Marque, couleur, année… Il restait un amateur dans le domaine et se demandait franchement si l’investissement valait le coup, mais comme il aimait le dire sur le forum du site : « Si j’essaie pas, je saurai jamais ! ». Les autres l’encourageaient et le rassuraient en lui disant que les bagnoles vendues ici étaient de super qualité, et qu’une fois qu’il aurait posé les mains dessus, il en redemanderait.

Tous les fournisseurs étaient reconnus, validés et cooptés par les membres plus anciens. Chaque véhicule vendu ou loué était intraçable et était livré en temps et en heure dans un endroit discret. C’était la plus grosse crainte de Christophe. Il avait trop entendu des mecs se faire arnaquer par des revendeurs des pays de l’Est. Alors oui, les prix étaient cassés, mais les bagnoles étaient des épaves, les faux papiers tellement grossiers, que même un débutant pouvait les détecter, et vous pouviez attendre des mois avant de recevoir votre commande. La réputation faisait vite effet dans ce domaine, et tous ces escrocs perdaient leur clientèle en quelques semaines. Trop risqué pour bosser avec des amateurs ; là-dessus, rien de tel que le Made in France !

Christophe avait toujours eu cette « passion », mais le manque d’argent, et surtout de courage, l’avait souvent fait renoncer. Le risque était simple : la prison, l’humiliation, sa vie détruite. Et si le jeune homme s’était destiné à une carrière de professeur des écoles en maternelle, ce n’était pas pour côtoyer des drogués ou des tueurs. Les plus gros crimes qu’il avait à gérer étaient la disparition d’un goûter ou des accidents de pipi.

Puis, dernièrement, avec l’arrivée de leur fils, sa femme Jennifer et lui avaient dû s’adapter à un nouveau rythme. Leur vie pas très mouvementée était dorénavant régie par Arsène, qui décidait si oui ou non ils dormiraient, ou bien si le week-end serait calme ou agité… Jennifer elle-même était très prise par le petit et, quand Christophe rentrait, elle était fatiguée et irritable. Sa libido s’était envolée avec leurs heures de sommeil. Les agacements devenaient plus fréquents, même si sans gravité. En moins d’un an, le nouveau père de famille avait dû faire une croix sur ses habitudes de célibataire, qu’il avait pourtant gardées même en couple, laissant la place à des frustrations et des petits manques qui se faisaient de plus en plus grands. Les rêves et fantasmes du passé en avaient profité pour se frayer un chemin et atteindre la surface de ses envies. « Et pourquoi pas maintenant ? », pensait-il. Sa femme et son fils se couchaient tôt, il pouvait s’enfermer dans son bureau et prétendre reprendre ses parties de jeux vidéo en ligne. Elle râlerait peut-être, mais, avec quelques attentions quotidiennes, elle verrait ça comme un retour à leur vie d’avant. Au pire, elle soupçonnerait la présence d’une autre femme dans sa vie, mais, pour le coup, Christophe n’aurait rien à se reprocher. Et dans le pire des cas, il lui dirait la « vérité » :

— Je discute sur des forums automobiles… regarde !

Elle le traiterait d’idiot et ce serait fini en douceur.

Et puis, il y avait cet argent qu’il avait accumulé au fil des années pour un projet commun qui pouvait devenir un projet plus personnel, un rêve enfoui qu’il était temps de déterrer. Alors il avait fouillé internet à la recherche de son Graal. De site en site, de forum en forum, de cooptation en parrainage… Cela lui avait pris plusieurs semaines. C’était fou à quel point un homme pouvait se montrer tenace quand une envie lui bouffait le cerveau et les tripes. Certains administrateurs avaient même enquêté sur lui. En tout cas, c’est ce qu’ils lui avaient dit. Christophe avait posté sa candidature et avait attendu des semaines avant de recevoir un jour un lien vers le site caché. On était loin du Dark Web, les gars étaient trop malins pour ça, s’ils voulaient des clients, ils devaient rester accessibles. En fait, il s’agissait simplement de sites privés, dont la sécurité était maximale et la couverture impeccable. Un soir, il avait reçu un appel téléphonique étrange d’un numéro masqué. Au bout du fil, une voix d’homme transformée numériquement lui avait transmis les règles de navigation. Un vocabulaire à proscrire à l’écrit, le champ lexical à utiliser, les sanctions en cas de non-respect de ces obligations, tout était résumé sur son profil personnel. Ça ne rigolait pas, et Christophe avait presque commencé à regretter d’avoir pénétré ce monde. Pour conclure, la voix avait précisé que, pour se désinscrire, il devrait suivre une procédure précise qui resterait secrète jusqu’au dernier moment, mais qui assurerait son silence futur.

— Quelle est votre réponse ? avait demandé la voix robotique.

— Je… j’accepte.

— Très bien, la conversation est enregistrée et fait office de signature de contrat.

Puis le professeur s’était retrouvé seul au bout du fil. L’estomac noué. Cela allait plus loin qu’il ne l’avait craint. La sphère privée était touchée, mais Jennifer ne devait rien savoir. Tout ça pour avoir le droit de naviguer sur un site illégal d’amateurs de… véhicules.

Lors de sa première visite, le nouveau venu avait ressenti une excitation, qu’il savait malsaine, l’envahir. L’illégalité lui faisait tourner la tête, mais la peur de faire une bourde pour son baptême du feu reprit le dessus. Ne pas se faire griller, et ne pas passer pour un abruti de débutant auprès des autres. Il fut surpris de voir la bonne ambiance qui y régnait. On était loin de l’ambiance sombre, sale et sexuelle que sous-entendait l’aspect underground et hors-la-loi de ce qui réunissait tous ces gens ici. Les forums regorgeaient de sujets anodins, bien loin des trafics illégaux. Les membres étaient bien plus nombreux que ce qu’il aurait imaginé, plusieurs dizaines au moins et, évidemment, une quasi-totalité d’hommes. Sexisme ordinaire ou réalité du terrain, Christophe n’aurait su dire. Même si certains vivaient dans des pays non francophones, tout le monde parlait en français, c’était l’une des règles. Il était possible de discuter en privé avec d’autres personnes connectées, mais aucun historique n’était enregistré. C’était tout un nouveau monde qui s’ouvrait au jeune professeur. Chacun partageait son expérience sur telle ou telle italienne dernière génération. D’autres, les anciens, racontaient comment ils avaient vu l’arrivée des modèles asiatiques sur le marché dans les années 1990. « Kawasaki était sur toutes les lèvres à l’époque », écrivaient-ils. Et Christophe lisait les débats enflammés qui suivaient : « Celui qui n’a pas mis les mains sur une coréenne ne peut pas dire qu’il connaît les motos asiatiques, bande de débutants ! Ça, c’est une moto qui rugit, bordel ! », le tout suivi de smileys bon-enfant. Comment faisaient-ils la différence entre tous ces… modèles, ces moteurs, ces années de mise en circulation, les carrosseries ? « Tout est dans l’expérience ! », disaient certains. Mais il était clair qu’il n’aurait jamais assez d’argent pour en essayer plusieurs. Il se sentait vraiment ridicule au milieu de ces « routards ». Pour autant, les échanges étaient agréables à suivre, les conseils apparaissaient dans chaque post de membres, et il n’y avait aucun jugement sur l’inexpérience des nouveaux. Le jeune homme avait passé la nuit à arpenter les conversations pour se faire une idée de l’univers dans lequel il mettait les pieds, participant même à certaines d’entre elles pour demander conseil. Celui qui revenait le plus souvent était que, pour profiter des offres du site, le mieux était de devenir fournisseur soi-même. Voler un véhicule, quel qu’il soit, et le proposer sur le site. Une marche bien trop haute pour que le nouvel inscrit tente de la gravir.

Au petit matin, alors que le soleil pointait et qu’Arsène émettait les premiers pleurs d’une longue série, Christophe savait au fond de lui qu’il devait foncer. Voiture ou moto, italienne, japonaise, polonaise, il ne savait pas, mais c’était là que son avenir s’écrivait. La journée passa, il était éreinté, mais heureux d’avoir l’impression de faire partie d’une confrérie, et celle des amoureux de la mécanique était connue pour être conviviale… même si la sienne était particulière.

Les semaines suivantes lui permirent de se familiariser avec le vocabulaire et d’affiner son choix final. Et enfin, tôt un matin, il vit l’annonce qui lui fit sauter le pas. Une Ducati de 2008, rouge flamboyant, affichant un kilométrage vierge. Mieux qu’une première main ! Le prix était élevé, mais Christophe avait immédiatement sauté sur le bouton « Je pose une option » pour entrer en contact direct avec le propriétaire. Cliquer sur ce bouton coupait toute possibilité aux autres de participer à la négociation. Le client avait alors trois jours pour trouver un accord avec le vendeur, faute de quoi, l’annonce était à nouveau mise en ligne. La bonne nouvelle était que ce vendeur était noté 4,6 étoiles sur 5, et avait plus de douze ventes à son compteur. C’était rassurant pour un premier achat. La fenêtre de chat éphémère s’ouvrit sur son écran.

[J-ars] : Salut GAS78, je dois absolument partir travailler ! Ta moto m’intéresse vraiment, mais c’est la première fois que je me lance. On s’parle ce soir pour la négo ? [GAS78] : Bonjour, J-ars, aucun problème ! On a trois jours. Je vais être tendax sur le prix, parce que c’est de la super came ;) [J-ars] : Merci ! Je saurai être convaincant haha ! À ce soir.

Aussitôt fermée, la fenêtre ne laissait aucune trace dans l’historique de l’utilisateur. Christophe éteignit son ordinateur. Depuis qu’il visitait quotidiennement ce forum, il avait hésité à mettre un mot de passe, mais cela n’aurait fait qu’éveiller les soupçons alors que même son téléphone portable était toujours en accès libre. « Une preuve que je n’ai rien à cacher », clamait-il toujours. Et puis, le forum lui-même nécessitait l’entrée d’un code. Son historique de navigation s’effaçant chaque soir, il n’y avait aucune chance que Jennifer tombe sur le site. Et quand bien même, il avait bien le droit de parler de voitures !

Ce matin-là, il partit pour l’école, le cœur léger, pensant à sa future acquisition, tout en embrassant son fils, souriant à sa femme avec amour, sans savoir qu’il ne les reverrait jamais, et que sa mort allait être le grain de sable qui enrayerait tout un empire.

4

L’odeur qui envahissait le sous-sol aurait donné la nausée à n’importe qui, mais, pour eux, c’était un parfum de victoire qui s’échappait du corps en feu. L’homme ne leur avait pas révélé les informations qu’ils voulaient, mais cela n’avait pas d’importance, il était puni. Leur seul regret était que sa mort ne pourrait pas servir d’exemple à ses semblables, car personne ne saurait la vérité. Le quatuor de spectateurs avait dû creuser, enquêter, violenter quelques personnes et suivre leur instinct. Ce dernier leur avait donné raison.

Il hurla longtemps après que ses pieds avaient commencé à brûler. Les flammes n’avaient pas tardé à lui lécher les mollets et, ensuite, ce furent ses jambes qui prirent feu en quelques secondes. Puis tout le buste. Les bras. Et la tête dont les cheveux s’embrasèrent en diffusant cette odeur si caractéristique de cochon grillé. À chaque fois, c’était le même refrain, leur corps nu, attaché sur leur chaise, se secouait inutilement dans tous les sens, comme pour éteindre le brasier. Les cris montaient dans les aigus, rendant la mort ridicule. Des spasmes apparaissaient à mesure que les nerfs se consumaient. Les cordes vocales brûlées, seuls les petits crépitements de peau et le claquement des flammes brisaient le silence du sous-sol. Et lorsqu’il n’avait plus rien pour se nourrir, c’était le feu qui mourrait.

Comme à chaque fois.

Seuls changeaient l’instant de la mort, et quelques petits détails. Chacune des morts dont ils avaient été témoins différait sur des petits détails. Certains s’évanouissaient très vite à cause de la douleur, tandis que, pour d’autres, c’était la souffrance qui les maintenait en vie. Les poilus brûlaient vite. Les gros dégageaient une odeur particulière. Le cœur des plus âgés lâchait rapidement, et les plus jeunes se débattaient comme des bêtes et agonisaient plus longtemps. C’était ainsi qu’ils les voyaient à présent, comme des anecdotes dans leur quête. Dès qu’ils étaient identifiés, ils cessaient d’être humains aux yeux de leurs quatre bourreaux. Ils devenaient coupables, sources d’informations, simples étapes…

— La mort qu’ils méritent, souffla la voix de Julianna.

Puis ils partirent. Deux d’un côté et deux de l’autre, sans s’adresser la parole, sans se regarder. Ils sauraient où se retrouver pour la suite de leur longue route commune.

5

Lorsque nous avions annoncé à notre famille que nous allions habiter ensemble quelque temps, leur réaction nous avait plutôt surpris. C’était Erika qui avait insisté pour qu’on fasse ça dans les règles. Pour ma part, j’étais parti pour faire comme d’habitude, c’est à dire, ce que je voulais. Mais vu les circonstances, je ne me sentais pas la force d’argumenter. Ma petite sœur était en pleine reconstruction avec, encore, de nombreuses phases de rechute, je me voyais mal lui refuser ce modeste effort. Cela faisait des mois qu’elle faisait tout pour que je ne culpabilise pas de son agression. Et de mon côté, j’avais passé le même laps de temps à tout faire pour l’aider à oublier ces heures horribles. Qu’elle le veuille ou non, j’étais fautif. C’était mon enquête, et ce taré l’avait enlevée sous ma fenêtre. Ma petite sœur.

Chaque fois que je posais mes yeux sur elle, ses cicatrices toujours apparentes et ses gestes empruntés pour éviter les douleurs me ramenaient à cette nuit-là. D’après les médecins, les séquelles et douleurs physiques nécessitaient du temps. Pour le bout d’oreille manquant, Erika refusait la chirurgie reconstructrice qui lui était offerte. J’avais tenté de la convaincre, elle s’était emportée, j’avais capitulé. Le tout en moins de trente secondes. Concernant les troubles psychiques, c’était une grande inconnue. Du temps, de l’attention, de l’amour… mais peut-être que rien n’y ferait. Ma sœur disparaissait parfois dans son monde, son corps assis à côté de moi devenait une coquille vide. Cela durait des secondes ou des minutes, puis elle réapparaissait en m’offrant un sourire de circonstance. Sourire que je gobais pour la rassurer. C’étaient ces moments-là qui étaient les plus éprouvants pour moi. Je l’imaginais de retour là-bas, avec lui, sans moi. Je pouvais sentir son cœur s’emballer, son âme revivre ces instants, son être tomber dans ce gouffre de catatonie. Et moi, je me retrouvais impuissant, encore.

Lors de notre première réelle discussion après l’affaire Monday, je lui avais tout dit, du début à la fin, sans omettre aucun détail, et surtout pas ma décision finale, quand je l’avais eu au bout de mon arme. J’avais craint sa réaction. Elle avait souri et une étincelle avait ravivé la flamme dans ses yeux. C’était une flamme ténue qu’un léger souffle aurait pu éteindre, mais elle était bien là. Erika m’avait écouté, avait digéré l’information puis m’avait remercié. Nous nous étions étreints et je lui avais murmuré dans l’oreille :

— Maintenant, je ne te quitte plus.

Dès sa sortie de l’hôpital, nous avions emménagé dans notre nouvel appartement. Toujours à Lyon, mais dans un endroit plus calme et plus familial. La Croix-Rousse. Perché en haut de la colline du même nom, ce lieu empli d’histoire nous avait conquis en quelques minutes. Petit village au milieu de la métropole, et berceau de la révolution des canuts, le quartier se voulait à part. Les gens du coin se disaient croix-roussiens, avant d’être lyonnais, mais vous acceptaient dès lors que vous y emménagiez. Un marché six fois par semaine, de nombreuses écoles, parcs et aires de jeu, de bons restaurants et des bars à ne plus savoir qu’en faire, tout ça dans une ambiance… croixroussienne. Une fois là-haut, vous dominiez le Lyon d’en bas, et n’y mettiez les pieds que par nécessité. Nés et élevés à Bron, à l’autre bout d’ici, ma sœur et moi avions peu eu l’occasion de venir. Et comme pour beaucoup de gens de la région, la Croix-Rousse semblait trop haut, trop loin, trop calme.... C’était une nouvelle vie. Erika touchait sa pension d’invalidité en attendant de savoir ce qu’elle allait faire de sa vie. Une chose était sûre, Interpol était du passé. De mon côté, j’avais démissionné de la PJ puis lancé mon activité d’enquêteur privé, pour rassurer mon entourage tout en me prenant rapidement au jeu. La collocation avec ma sœur et ma relation suivie, mais à distance, avec Malorie m’obligeaient à me mêler plus franchement au monde. Le plus difficile dans ce chapitre de ma vie était de comprendre ce nouveau « moi » que je pouvais aussi bien détester, admirer, redouter… tenter de maîtriser.

L’effet domino provoqué par la fin de l’affaire avait eu son lot de surprises. J’avais été contraint de me faire tout petit, et même de quitter Lyon pour quelques semaines. Réfugié dans une maison de campagne prêtée par Eddy Lespert, le plus grand et le plus kitsch chef de la mafia lyonnaise, qui exauçait, et exaucerait tous mes vœux depuis que je lui avais livré l’assassin de sa fille cadette, j’assistais, stoïque, au grand déballage de la presse nationale, puis locale. À ma connaissance, nous étions huit à savoir le fin mot de l’histoire, et ils étaient des milliers, voire des millions, à vouloir le connaître. Je revivais les heures de l’affaire Dupont de Ligonnès. Le jeu de piste des journalistes, les suppositions des badauds, les justifications des préfets et ministres… Où était passé Monday ? Allait-il frapper à nouveau ? Certains affirmaient l’avoir aperçu sur une aire d’autoroute, d’autres clamaient avoir été témoins de son passage à telle ou telle frontière. Les uns félicitaient la police, les autres les traitaient de bons à rien…

Au sein des services des forces de l’ordre, j’avais aussi mes fans et mes contradicteurs. Malgré le soutien du commissaire Laval, mon silence et ma démission ne jouaient pas en ma faveur. Ceux qui pensaient que je lui avais mis une balle dans la tête avant de l’abandonner dans une décharge me prenaient pour un fou… ou un justicier. Les autres imaginaient que j’avais simplement échoué et me lançaient des regards de compassion, de reproche ou de condescendance. Des rumeurs avaient même couru que j’étais Monday depuis le début. Je les ignorais. Tous. La vérité était ailleurs, et jamais ils ne la connaîtraient.

J’avais changé. J’avais dû changer. Ma vision du monde. Ma perception de l’humain. Je cohabitais avec la noirceur de l’âme, si chère à Kumi, et en comprenais les forces et les faiblesses. Je voyais à travers son prisme, parfois trompeur, parfois salvateur. Le plus dur étant de savoir faire la différence sur l’instant. C’était une arme, un poison, un bouclier, une illusion…

J’avais quelques dossiers en cours. Des divorces conflictuels, des créanciers en colère, des patrons suspicieux… Il était question d’adultère, d’héritage, d’escroquerie… Notre époque regorgeait d’occasions de tromper son prochain, ce qui octroyait aux gens comme moi un surplus de travail non négligeable. J’avais l’avantage d’avoir fait la une des journaux, et le mystère qui planait autour de ma personne suffisait à m’attirer les bonnes grâces des veuves et des orphelins de toute la région. Si on ajoutait à ces affaires tous les « partenaires » d’Eddy qui faisaient appel à moi, je pouvais dire que mon temps était bien occupé et mon compte en banque assez rempli. Malgré tout, il m’arrivait régulièrement de rejeter les demandes « obscures » de ces potentiels clients. D’une part, parce qu’il s’agissait parfois de cas qui frôlaient la limite de la légalité, et que je ne pouvais pas me permettre de flirter avec elle si tôt après ma démission, et d’autre part, parce que je refusais de laisser croire à Eddy que je puisse lui être redevable d’une manière ou d’une autre. Pour l’heure, la balance penchait franchement de mon côté, et savoir Lespert à mon crédit était un avantage dont je ne comptais pas me passer avant longtemps. De temps à autre, j’acceptais donc de rencontrer ses partenaires, tout en feignant le désintérêt, et prenais certaines affaires en n’oubliant pas de leur dire que je rendais service à Eddy. Je raflais ainsi le cash et la reconnaissance de tout le monde.

Tout s’était mis en place rapidement après la fin de l’enquête. Mon « geste » envers le clan Lespert ferait date, et sa gratitude éternelle, en plus de ma relation sous-marine avec sa fille aînée, faisait de moi un individu à part dans son petit monde. J’étais intouchable.

C’était d’ailleurs pour cette raison que je ne m’étais pas méfié quand Farès m’avait téléphoné, ce matin-là, pour me demander de venir au restaurant d’Eddy. Si je refusais d’être à la solde du vieux, je ne voulais pas pour autant passer pour un ingrat. Je me déplaçais et j’écoutais. Un poids de plus dans le balancier de Maleck.

Farès occupait de nombreuses fonctions. Messager, bras armé, informateur, relation sociale… Il avait glané son surnom de Kalam, « la parole » en arabe, grâce à des décennies de sourire et de construction d’un réseau tentaculaire, grâce à son bagout. Le triumvirat Lespert était complété par Hanri, le gitan à la carrure impressionnante et aux mots rares. Mon estomac et ma mâchoire avaient déjà goûté à la force de ses poings. D’aucuns le disaient idiot, j’attendais le jour où il se révèlerait. Feu ses parents avaient patienté toute leur vie… en vain. Les trois hommes se connaissaient depuis l’enfance, avaient grandi ensemble, et avaient gravi les échelons de la pègre lyonnaise. Affichant cent quatre-vingt-dix ans à eux trois, et ressemblant à un mix entre les Gipsy Kings et les Bee Gees, ils demeuraient, contre toute attente, la pierre angulaire du banditisme de la capitale des Gaules.

J’avais appris à me méfier d’eux, à ne pas me fier aux apparences. Ils avaient plus d’une fois démontré l’étendue de leur pouvoir, leur mainmise sur le secteur et la peur qu’ils pouvaient inspirer. C’était peut-être aussi, ça, leur force : tromper leur monde. Je n’osais imaginer le nombre de cadavres qu’ils traînaient derrière eux. Je m’endormais souvent le soir en me demandant ce qu’il était advenu de Monday… La question m’avait fréquemment brûlé les lèvres en leur présence, sans jamais en franchir le seuil. Un jour peut-être…

Je débarquai dans le restaurant « Le Dernier Lyonnais », situé dans le Vieux Lyon, non loin de mon ancien appartement. J’empruntai la porte de service menant à son bureau sans demander la permission au gérant présent. Il me détestait pour ça. Arrivé en haut de l’escalier, je frappai et attendis, cette fois, qu’on m’invite à entrer.

Hanri m’ouvrit. Le portier le plus dépenaillé qu’il m’ait été donné de rencontrer. Pour autant, il afficha un sourire chaleureux. Je savais qu’il m’avait à la bonne, et, pour être franc, je l’aimais bien aussi.

— Ça va, Hanri ? Tu souffres pas trop de la chaleur ?

— Quand tu grandis dans une caravane, tu crains pas la chaleur et la froideur.

Farès était assis près du bar, à ma droite, sur un canapé en cuir d’un vert douteux. Comme souvent, il était au téléphone. Eddy était à son bureau, face à l’entrée. Ici, les trois hommes avaient réuni dans leur décoration tout le mauvais goût des années 1970 et 1980, sans oublier quelques références cramoisies de la mafia de l’époque. Ils étaient comme des poissons dans l’eau. À chacune de mes rares visites, j’avais l’impression de voyager dans le temps. Cependant, ce triangle avait un sommet un peu plus haut que les autres. Pour une raison que j’ignorais, des décennies auparavant, Edmond Lespert avait pris la place du leader. S’il était commun de penser que Hanri en aurait été incapable à cause de sa « simplicité » d’esprit, Farès quant à lui avait tous les atouts pour une telle position. Mais la répartition des rôles semblait leur convenir, et le trio fonctionnait à merveille depuis bien avant ma naissance.

Kalam me fit un signe rapide pour me saluer, Lespert jeta son journal et me salua d’un air débonnaire.

— Merci d’avoir fait aussi vite, Maleck.

— J’étais dans le coin, mentis-je pour ne pas lui donner l’impression d’avoir accouru à sa demande.

— Avant de commencer, tu as des nouvelles de Malorie ?

Je ne répondis pas.

— Allez, tu peux me le dire ! Elle ne me répond qu’une fois sur deux.

— Appelle-la deux fois.

Le tutoiement était désormais chose naturelle. La première fois que j’avais tenté ma chance, Eddy m’avait regardé avec de grands yeux surpris. Je lui avais précisé que puisque je tutoyais Hanri et Farès, je ne voyais pas pourquoi lui aurait droit au vouvoiement, même en tant que beau-père potentiel. Il avait réfléchi, acquiescé. Fin du débat.

— Bravo ! Tu as entendu, Hanri… Maleck fait de l’humour…

— C’est raté, non ? questionna le vieux gitan.

— Plutôt, oui. Alors, elle va bien ?

Je ne parlais à personne de ma relation avec Malorie. Même Erika ne savait que le strict minimum.

— Si tu m’as fait venir pour ça…, repris-je, avant que Lespert ne me coupe.

— Non, non, ce n’est pas pour ça… Farès ! appela-t-il.

Kalam raccrocha dans la seconde. Hanri et lui nous rejoignirent autour du bureau.

— J’ai besoin que tu me retrouves quelqu’un. Tu connais la boîte de nuit Le Syndrome, dans le 7e ?

— De nom. C’est pas le genre d’endroit que je fréquente.

— Ah bon ? ironisa Farès.

Je lui répondis par un sourire.

— J’ai plus de nouvelles du patron depuis plusieurs jours, ajouta Eddy.

— C’est un ami ?

— Un employé, précisa Kalam.

— Tu crois qu’il est parti avec la caisse ? questionnai-je.

— Cédric ? Jamais de la vie.

— Il aurait pas le courage, renchérit Eddy.

Hanri attrapa à la volée un dossier au sommet d’un tas posé à côté du bureau et me le tendit. Je l’ouvris et fus surpris de constater que le Cédric en question était âgé de quarante-neuf ans. Je m’étais bêtement imaginé un homme plus jeune pour tenir une boîte de nuit. À y regarder de plus près, le dossier semblait constitué de feuilles qui m’étaient familières, et, pour cause, c’était des copies d’archives de la police. Je ne fis aucune remarque. Ce Cédric Pernel avait été poursuivi pour détournement de mineur et soupçonné de viol à plusieurs reprises, mais il n’avait écopé que de peines minimes. Là encore, je ne dis rien. Pourtant, je sentais la tension monter en moi.

— C’est ces documents qui nous assurent la bienveillance du petit Cédric.

— Attendez ! Vous avez les preuves qui peuvent l’incriminer pour tout ça ? dis-je en agitant le dossier.

— Plutôt dix fois qu’une, clama Hanri.

— Cédric est un sale type, reprit Eddy, mais il n’est pas assez con pour tenter de se barrer. Il bosse pour nous depuis plus de quinze ans, il gagne bien sa vie, il est protégé…

— Et il a toutes les gamines qu’il veut pour ses besoins ?

— Non, assura Kalam, on veille au grain. Il ne dépasse jamais la limite.

— Je ne veux même pas savoir où vous placez vos limites, Farès, rétorquai-je, de moins en moins inspiré par la requête du vieux.

Je pesai le pour et le contre. Ça ne me coûtait rien de jeter un œil à la vie de ce gars, et je n’oubliais pas le petit plus que cela rajouterait à ma créance si je revenais avec des infos. Pourtant, un truc me titillait et je ne me fis pas prier pour en faire part à mes trois hôtes.

— Pourquoi vous faites appel à moi ? Avec votre réseau, ce mec ne devrait pas pouvoir rester planqué plus de vingtquatre heures, non ?

— On a demandé. On n’a rien trouvé.

— « On a demandé. On n’a rien trouvé. » ? Eddy, c’est un peu léger comme réponse.

— J’ai mis un autre gars sur le coup, mais même lui ne trouve rien, pour le moment…

— Donc je suis… au mieux, votre second choix ? dis-je, faussement vexé.

— Tu nous as demandé de ne pas te mêler de trop près à nos affaires, rappela Farès. Là, on est bloqué et on a besoin d’un autre point de vue. Plus neuf, plus… toi.

Cette fois, je fis semblant de prendre le temps de la réflexion. Je me fichais d’être un second – voire un troisième – choix, mon ego gérerait, mais mon instinct grinçait. Un patron de boîte libidineux à la solde du clan Lespert qui disparaissait, ça ressemblait à l’affaire pourrie de trop de classiques du cinéma policier. Mais contrairement à cette référence, je n’étais pas proche de la retraite.

— Bon…, soupirai-je, il a disparu depuis quand ?

— Tu acceptes ? lança Kalam.

— Je jette un œil, je farfouille un peu et c’est tout, OK ?

Ils m’expliquèrent que Cédric avait disparu dans la nuit de samedi à dimanche, le week-end précédent. Cela faisait donc presque une semaine, ce qui ne me facilitait pas la tâche. Mais puisque je n’avais aucune obligation de résultat… D’un geste vif, Kalam me subtilisa le dossier des mains alors que je me levai pour prendre congé.

— On peut pas te laisser ça, Jo, s’excusa-t-il.

— Tu as peur que je le donne à Jaïs ?

— Bien sûr que non, mais on voudrait pas que tu l’égares.

Je les quittai sans aucune promesse de réussite. Avant de disparaître derrière la porte, je vis Farès me faire signe de la main qu’il m’appellerait bientôt. Même si j’avais tissé un lien spécial avec lui, il était peut-être celui que je craignais le plus, tant son influence sur la ville et ses contacts étaient colossaux.

Puisque nous étions vendredi, je décidai de me rendre le soir même au Syndrome, afin de questionner le personnel et jeter un œil au bureau de Pernel. L’ambiance devait rassembler tout ce que je détestais, mais mon nouveau statut faciliterait cette première phase de recherche. Pas de commission rogatoire, pas de « vous avez un mandat ? » et toutes ces conneries qui retardaient toujours les enquêtes de mes anciens collègues. Un simple « Eddy Lespert m’envoie », et toutes les portes s’ouvriraient comme par magie.

J’avais plusieurs heures devant moi avant que l’établissement n’ouvre ses portes, et encore plus de temps avant qu’il soit bondé de fêtards alcoolisés et à la langue déliée. J’envoyai donc un message à ma sœur pour lui proposer d’aller boire un verre en terrasse, dans un petit bar de la place Colbert sur les pentes de la Croix-Rousse. Les pentes étaient le sas de décompression entre l’enfer de l’hypercentre et la paix de la Croix-Rousse. La Place Colbert faisait office de purgatoire arboré.

À mon arrivée, elle était déjà assise à siroter une bière. Boisson contre-indiquée avec la prise de médicaments, mais je ne dis rien. Sa béquille était posée au sol, ses cheveux attachés, révélant son oreille meurtrie. J’admirais son abnégation.

— Tu étais encore en balade professionnelle ? me questionna-t-elle.

— J’ai reçu un appel de Farès…

Elle leva les yeux vers moi avec un air interrogateur.

— Oh… Et quoi de neuf de leur côté ?

— Eddy veut que je retrouve un gars pour lui.

— Rien d’illégal alors…

— Non, répondis-je en commandant une bière au serveur, ils savent que je refuserais.

— Et le gars, c’est qui ?

— Tu connais Le Syndrome, la boîte ? Son patron s’est envolé.

Son regard s’éclaira soudainement et elle claqua des mains.

— Je me souviens de lui. J’allais souvent làbas, avant. Il est dégueulasse, ce mec. Il traîne toujours au carré VIP… un vrai cliché.

— Ils m’ont montré son dossier judiciaire…

— Ben voyons…, souffla-t-elle, visiblement aussi contrariée que moi de savoir ces papiers officiels si accessibles.

— Il est couvert par Lespert, mais ils le tiennent en gardant les preuves au chaud.

— Donc le mec n’est pas juste parti.

— Non, du coup… je vais au Syndrome ce soir…, annonçai-je en guettant sa réaction qui ne tarda pas à venir.

Erika écarquilla les yeux et afficha un sourire béat.

— Jonas Maleck au Syndrome ! Je payerais pour voir ça ! Tu vas être tellement mal à l’aise.

— T’es dure avec moi…, souris-je.

— Quoi ? Tu vas danser ?

— Non.

— Draguer ? Picoler ?

Je secouai la tête en silence pour la laisser me taquiner. Au moins, elle riait.

— Tu vas te rouler en boule dans un coin ?

— Oui, ça, c’est possible.

— Il va falloir qu’on t’habille pour l’occasion ? demanda-t-elle d’un air intéressé.

— Non, Erika. C’est pas une mission d’infiltration, je vais juste fouiller son bureau et poser des questions.

— T’es pas drôle, bougonna-t-elle.

Nous bûmes nos verres en silence, profitant de l’ombre des arbres et de la brise qui tentait d’alléger l’air. Sur place, deux jeunes jouaient à la pétanque, tandis que trois autres lançaient un bout de bois pour faire tomber des quilles. Nous les observions sans un mot. Les personnes avec qui vous pouviez passer du temps dans un silence dénué de gêne étaient aussi rares que précieuses. Avec ma sœur, c’était cinquante pour cent de notre relation. Pourtant, lorsque je reposai mes yeux sur Erika, je remarquai son « absence ». Elle était bien là physiquement, mais son esprit avait décollé… ou plutôt s’était enfoncé dans le noir. C’était un nouvel aspect de notre relation. Il y avait les discussions, les silences… et les absences d’Erika, que je respectais douloureusement. Après quelques minutes à l’observer ainsi, je vis la lumière se faire dans ses yeux. L’interrupteur avait été actionné. Elle se tourna, me sourit, mon cœur cessa de vouloir sortir de ma poitrine, ma colère s’estompa. La vie reprit. Puis elle brisa le malaise.

— Tu l’aimes, cette nouvelle vie ?

Il me fallut un instant pour trouver quoi répondre.

— Je sais pas encore.

— Plus que celle d’avant ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— La liberté ?

J’étais loin d’être sûr de ce que j’avançais.

— En tout cas, je trouve qu’elle te va bien. Je la questionnai du regard.

— Tu as changé. Tu changes encore. Tu t’es vite adapté, mais pas comme un mec qui n’aurait pas le choix, plutôt comme… je sais pas… comme si tu avais compris quelque chose.

— Pour être franc, j’oscille entre « être sûr de moi » et « ne pas du tout savoir où je vais ».

Elle acquiesça. Cela parut lui suffire. J’aurais pu m’étendre. Je ne le fis pas. Au lieu de cela, nous finîmes nos verres avant de poursuivre notre journée. Le soir, Erika recevait une ancienne collègue d’Interpol qui était aussi une amie. Elle avait décidé de cuisiner et me dit qu’elle me garderait une assiette. Je pris un coup de béquille quand je lui dis de se ménager.

Le reste de l’après-midi fut consacré à la collecte de quelques informations pour les affaires en cours. Privilégiant les déplacements à pied, je ralliais mes différents points de rendez-vous en maudissant le soleil. Lyon était très bien desservie en transport en commun. Les métros, les tramways, les bus, souvent électriques, quadrillaient une immense majorité de la ville. Lyon et sa couronne formaient une métropole de près d’un million et demi d’habitants avec ses milliers de voitures, ses tonnes de béton et son air parfois dense. Circuler en voiture m’aurait pris des heures… au frais. Le faire à pied était plus pratique, mais je finirai en nage.

Passées mes râleries, je pus récupérer photos, dossiers, et témoignages. Le tout glissé dans une enveloppe affranchie avec accusé de réception, je conclus une nouvelle affaire d’adultère inintéressante et banale au possible. Le temps de faire tout cela, le soleil déclinait doucement derrière Fourvière, me laissant le temps de remonter chez moi prendre une douche avant de filer au Syndrome, en voiture cette fois-ci.

6

Aux environs de 23 heures, je me garai sur un trottoir. Je restai là, guettant les allées et venues devant Le Syndrome. J’espérais voir apparaître Cédric Pernel pour m’éviter d’avoir à pénétrer la faune et la flore de cet… endroit. D’ailleurs, « boîte de nuit » était-il encore un terme utilisé par les jeunes d’aujourd’hui ? Ou bien discothèque ? Boîte ? La réponse m’importait peu, mais me rappelait sévèrement la différence d’âge et de mentalité. Cette réalité me frappait encore plus quand j’observais les têtes et les corps juvéniles qui s’agglutinaient devant l’entrée. Il m’était impossible de deviner leur âge. Les vêtements travaillés, ajustés, « modes » contrastaient avec les visages juvéniles et les comportements immatures. Plongeant mes doigts dans le petit sachet de pistaches posé sur mes genoux, j’en saisis une poignée que je décortiquai et avalai en prenant garde de ne pas salir les sièges et le sol. « C’est pas une voiture de flic, Jo ! C’est notre voiture », avait râlé ma sœur après ma dernière planque. Des coquilles partout, des bouteilles vides, des emballages, j’en avais entendu parler pendant des jours.

Passé minuit, et après être resté une heure à surveiller les lieux, je réalisai que n’importe quel passant me voyant dans cette voiture aurait pu appeler les flics tant mon comportement pouvait paraître suspect. Je me jetai à l’eau, énervé avant même d’avoir commencé, et fonçai vers le physionomiste posté à l’entrée. Je remontai la longue file d’attente et me présentai directement devant lui. L’homme, la quarantaine, hispanique, avait jugé classe de ne laisser de sa barbe qu’une touffe de poils sous le menton. Je n’eus pas le temps de poser mes deux pieds qu’il me lança sans même me regarder :

— Ça va pas être possible, monsieur.

Cela me renvoya aux rarissimes tentatives d’entrée en boîte de ma jeunesse.

— Et moi, je te dis que ça va être possible, murmurai-je durement à son oreille. Je viens de la part de Lespert pour essayer de retrouver ton patron.

Il s’écarta de moi comme si mon odeur l’incommodait et me considéra avec cet air circonspect propre à son métier.

— Oh, désolé…

Il ne l’était pas, mais m’ouvrit quand même.

— Je pensais pas que quelqu’un d’autre viendrait.

Passant le seuil de la porte, j’eus comme un picotement de mon sixième sens. Dans son bureau, Lespert avait évoqué d’autres hommes revenus « bredouilles » de leur recherche. Dès lors, je n’en avais eu qu’un en tête.

— À quoi ressemblait l’autre ?

— Euh… comment dire… il collait encore moins que vous au décor… sans vous vexer.

— Vieux. Imper. Flippant ?

— J’aurais pas dit mieux, avoua-t-il, impressionné.

— Bogart…, soufflai-je.