La Morte vivante - Wilkie Collins - E-Book

La Morte vivante E-Book

Wilkie Collins

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Beschreibung

Automne 1870, les armées françaises et allemandes sont engagées dans de violents combats. Quelques soldats français ont trouvé refuge dans une maison d'un petit village, ils sont accompagnés de deux jeunes femmes anglaises : Mercy Merrick est infirmière des ambulances françaises, sa vie a toujours été difficile et sans joie. Grace Roseberry est orpheline et va en Angleterre pour rejoindre une vieille tante. Elle ne connaît pas cette dame âgée qui est sa seule famille, elle sera sa demoiselle de compagnie. Tandis qu'elles font connaissance, un obus tombe sur la maison. Grace est touchée et laissée pour morte. Les soldats français vont évacuer mais Mercy reste avec les blessés jusqu'à l'arrivée des allemands. Mercy réalise qu'elle est seule à connaître Grace et que la mort de celle-ci peut être une chance de refaire sa vie. Elle va prendre l'identité de Grace,et rejoindre l'Angleterre. Les soldats allemands arrivent, parmi eux un médecin. Ils laissent partir Mercy, désormais Grace Roseberry. Les blessés français sont soignés par le médecin allemand et celui-ci en profite pour jeter un coup d'oeil au corps de la jeune anglaise morte. Un rapide examen lui révèle que Grace Roseberry est vivante...

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La Morte vivante

La Morte vivantePROLOGUE. LA CHAUMIÈRE SUR LA FRONTIÈREDRAME MABLETHORPE HOUSEÉPILOGUEPage de copyright

La Morte vivante

Wilkie Collins 

Monsieur Émile de Girardin

Témoignage de ma sincère gratitude,

Ch. Bernard-Derosne.

Août 1875.

PROLOGUE. LA CHAUMIÈRE SUR LA FRONTIÈRE

La scène se passe en France , dans l’automne de l’année mil huit cent soixante-dix, – l’année de la guerre entre la France et l’Allemagne.

Les personnages sont : – le capitaine Arnault, du *** de ligne ; – le docteur Surville, attaché aux ambulances françaises ; – le chirurgien-major Wetzel, de l’armée allemande – Horace Holmcroft, officier anglais, correspondant militaire d’un journal anglais ; – Mercy Merrick, infirmière des ambulances françaises ; – Grace Roseberry, jeune Anglaise retournant en Angleterre.

CHAPITRE PREMIER LES DEUX FEMMES

Une horrible nuit.

Il pleut à torrents.

Vers la fin de l’après-midi deux détachements français et prussiens se sont heurtés par hasard près du village de La Grange, sur la frontière française.

Dans ce rapide combat les Français ont eu l’avantage et quelques centaines d’Allemands ont été rejetés chez eux.

Une chaude affaire ; mais comme elle succédait presque immédiatement à celle de Wissembourg, elle s’est perdue dans le bruit de cette funeste journée : à peine les journaux en ont-ils dit quelques mots.

La nuit s’avance.

Le capitaine Arnault, qui commande la compagnie française, est assis dans une des chaumières du village.

C’est le logis du meunier.

Le capitaine lit à la lumière d’une mauvaise chandelle quelques dépêches prises à l’ennemi.

Il a laissé s’éteindre la flambée allumée dans l’âtre… Quelques tisons brûlent encore et éclairent faiblement les alentours du foyer.

Le sol est jonché des sacs vides du meunier.

Le lit, une couchette grossière, s’élève dans un coin de la chambre dont les murailles sont couvertes d’images d’Épinal, représentant des sujets religieux ou militaires : un étrange et naïf musée de campagne.

La porte qui fait communiquer cette pièce à la cuisine est arrachée : on s’en est servi en pièce de brancard pour porter les blessés après le combat.

Ils sont là, couchés sur de la paille, le mieux possible, dans cette cuisine, soignés par un chirurgien de leur nation et une infirmière anglaise attachée a l’ambulance.

La porte a été remplacée par un morceau de toile grossière, qui forme portière.

Une autre portière est demeurée intacte, elle conduit de la chambre dans la cour, elle est close.

Soigneusement fermée aussi l’unique fenêtre, et les volets en sont fixés par une solide barre de bois.

Au dehors, le capitaine a placé lui-même les sentinelles ; il n’a négligé aucune des précautions qui peuvent assurer à ses hommes une nuit de repos.

Il continue attentivement la lecture des dépêches tombées entre ses mains, et il prend des notes sur ce qu’il lit.

La portière de toile se soulève : le docteur Surville entre et s’avance près de la petite table ronde devant laquelle l’officier est assis.

« Qu’y a-t-il ? demanda brusquement celui-ci.

– Simple question… dit le docteur. Avons-nous quelque chance d’être tranquilles toute la nuit ?

– Qu’avez-vous besoin de le savoir ? reprit le capitaine avec un mouvement de défiance.

– Les blessés le demandent… Ces pauvres gens sont inquiets pour ces quelques heures. Ceux d’entre eux que la souffrance laisserait dormir n’osent céder au sommeil… Que leur répondre ? »

Le capitaine leva les épaules.

« Vous devez certainement savoir quelque chose, reprit le chirurgien.

– Je sais que nous sommes maîtres du village pour le moment… je n’en sais pas plus long. Voici les papiers dérobés à l’ennemi. »

En même temps il les froissait avec impatience entre ses mains.

« Je n’y ai trouvé, reprit-il, aucun renseignement qui puisse vraiment m’éclairer. Tout ce que je sais c’est que le gros de l’armée allemande est plus près du point que nous occupons que le gros de l’armée française. Tirez de là les conclusions que vous voudrez. Je n’ai rien de plus à vous dire. »

Ces plus derniers mots n’avaient rien de bien encourageant.

Le capitaine Arnault se leva, ramena sur sa tête le capuchon de son caban, alluma un cigare à la chandelle, et se prépara à sortir.

« Où allez-vous, capitaine ? demanda le docteur.

– Faire ma ronde aux avant-postes.

– Vous n’avez donc pas besoin de cette chambre ?

– Pas avant pas quelques heures. Auriez-vous le désir de transporter ici un de vos blessés ?

– Je pensais à la dame anglaise, reprit le docteur. La cuisine n’est pas pour elle un lieu bien convenable. Elle serait mieux ici, et l’infirmière, qui est aussi Anglaise, pourrait lui faire compagnie. »

Le capitaine Arnault sourit d’un air assez peu obligeant.

« Hé !… hé !… deux jolies personnes… Le docteur Surville est donc toujours l’ami des dames ?… Faites venir ici vos deux belles Anglaises, si elles ont le courage ou l’imprudence de se confier à vous. »

Seulement, avant d’avoir atteint l’extrémité de la chambre, il se retourna.

« Faites attention, dit-il, que vous avez affaire à des femmes, et que toutes les femmes sont curieuses.

– Que voulez-vous dire ? »

Le capitaine indiqua du doigt les volets fermés de la fenêtre.

« En avez-vous jamais connu une seule, reprit-il, qui, si le désir lui vient d’ouvrir une fenêtre, soit capable de résister à ce désir-là.… Vous me direz qu’il pleut, qu’il vente, qu’il fait un temps du diable. Cela qu’il n’y fait rien. Vos deux protégées n’en peuvent pas moins avoir envie de décrocher les volets. C’est ce que je ne veux pas. Je ne me soucie point que cette lumière révèle notre position aux espions prussiens. Heureusement la pluie redouble.

– C’est un déluge.

– Tout est donc pour le mieux, cela nous sauve. »

Sur cette remarque consolante il ouvrit et referma rapidement la porte qui donnait sur la cour et s’éloigna décidément.

Le docteur souleva de nouveau la portière rustique.

« Mademoiselle Merrick, dit-il, croyez-vous pouvoir prendre quelques instants de repos ?

– Pourquoi non ? » répondit une douce voix dans la cuisine.

Il y avait une mélancolie frappante dans l’accent que l’étrangère avait mis à prononcer ces deux mots.

« Passez donc dans cette chambre. Vous pouvez y amener avec vous cette dame anglaise. Le capitaine veillera au dehors pendant une grande partie de la nuit. »

Une ou deux minutes s’écoulèrent.

Les deux femmes parurent.

L’infirmière entra la première.

C’était une personne grande et mince, infiniment gracieuse dans son uniforme de mérinos noir, avec le col, les manches, le tablier blancs.

Elle portait au bras gauche un brassard où la croix rouge de la convention de Genève avait été brodée.

Sa pâleur et sa tristesse étaient touchantes ; l’expression de son visage, l’abandon de ses attitudes, tout indiquait en elle un long état de souffrance morale.

Il y avait une singulière grandeur native dans la façon dont elle portait la tête : ses grands yeux noirs et ses traits réguliers devaient la rendre toujours belle et charmante, sous quelque costume qu’elle se fît voir.

Sa compagne était plus petite et aussi plus brune ; sa physionomie avait de certains attraits piquants de nature à faire comprendre l’insistance polie du docteur à la servir.

En quoi ce docteur avait agi comme aurait fait tout autre homme.

Le suffrage universel du sexe fort aurait proclamé que c’était là une jolie femme.

Elle portait un long vêtement de laine grise, qui la couvrait jusqu’aux pieds.

Il fallait toute la souplesse naturelle d’une taille exquise pour donner de la tournure à un vêtement si vulgaire et si lourd.

Néanmoins la langueur de sa démarche et l’altération de sa voix quand elle remercia le médecin des bons soins qu’il prenait d’elle donnaient à penser qu’elle était exténuée de fatigue.

Ses regards cherchèrent vainement à s’orienter dans la demi-obscurité de cette chambre.

Elle saisit vivement le bras de l’infirmière de l’air d’une femme qui a récemment éprouvé quelque violente frayeur et dont le système nerveux en est encore ébranlé.

« Une seule recommandation, mesdames, dit le docteur. Ayez soin de ne pas toucher à ce volet, car il ne faut pas qu’aucune lumière filtre au dehors. Du reste, pas la peine de vous installer ici de votre mieux. Rassurez vos craintes, si vous en avez encore, et souvenez-vous qu’il y a ici un Français qui vous est tout dévoué. »

Il appuya sur ces derniers mots tout en portant galamment à ses lèvres la main de la jeune dame brune.

Au même instant apparut un fâcheux.

C’était un des soldats qui veillaient dans l’ambulance et qui venait annoncer qu’un des blessés, ayant dérangé son bandage, perdait beaucoup de sang et paraissait évanoui.

Le docteur se soumit de la plus mauvaise grâce du monde aux obligations de son métier et aux lois de l’humanité.

Il sortit en maugréant.

Les deux femmes étaient demeurées seules.

« Voulez-vous vous asseoir, madame ? demanda l’infirmière.

– Ne m’appelez pas madame, je vous prie, répliqua la jeune femme avec beaucoup de cordialité. Je me nomme Grace Roseberry. Vous plaît-il de me dire votre nom ? »

L’infirmière hésitait.

« Il n’est pas aussi joli que le vôtre, balbutia-t-elle. Appelez-moi Mercy Merrick. »

Sa voix tremblait.

S’était-elle donc donné un nom qui n’était pas le sien ?

Y avait-il quelque bruit fâcheux attaché au vrai nom qu’elle n’osait prendre ?

Mlle Roseberry ne songea guère à faire d’observations à ce sujet.

« Comment vous remercier, s’écria-t-elle, de toute votre bonté envers une étrangère ?

– Je n’ai fait que mon devoir, répliqua Mercy Merrick assez froidement. Ne parlons point de si peu de chose.

– Il faut en parler, au contraire. Dans quelle situation m’avez-vous trouvée après le combat de ce soir ? Ma voiture brisée, mes chevaux volés, moi-même perdue dans un pays que je ne connais point, dépouillée de mes bagages et de mon argent, et de plus trempée jusqu’aux os par cette affreuse pluie. C’est à vous que je dois d’avoir trouvé un abri dans le campement français… Je porte vos vêtements… sans vous je serais morte de froid et de peur. »

Mercy, d’abord, ne répondit pas.

Seulement elle avança une chaise, pour la jeune dame, près de la table, et s’assit elle-même à quelque distance, sur un vieux coffre, dans un coin de la cheminée.

« Puis-je vous faire une question ? demanda-t-elle tout à coup.

– Cent questions, répondit Grace, si vous voulez. »

En même temps elle regardait le feu expirant et la triste physionomie de sa compagne, assise dans le coin le plus obscur de la pièce.

« Cette misérable chandelle éclaire à peine, dit-elle avec impatience. Elle va s’éteindre tout à l’heure. Ne pourrions-nous donc rendre ce réduit plus gai ?… Sortez de votre coin, je vous en prie, et faites rapporter du bois et d’autres chandelles. »

Mercy ne bougea pas et secoua la tête.

« Les chandelles et le bois sont choses rares ici, répliqua-t-elle. Il faut que nous prenions patience, dussions-nous même rester dans l’obscurité. Dites-moi, continua-t-elle, en élevant un peu le ton de sa voix calme, comment avez-vous osé essayer de franchir la frontière en temps de guerre ? »

Grace répondit, mais d’une voix sourde.

Sa gaieté passagère l’avait abandonnée tout à coup.

« J’avais des motifs pressants, dit-elle, pour retourner en Angleterre.

– Seule ?… Vous n’avez donc personne pour vous protéger ? »

La tête de Grace s’inclina sur sa poitrine.

« J’ai laissé mon unique protecteur… mon père… dans le cimetière anglais, à Rome, répondit-elle. Ma mère est morte il y a quelques années au Canada. »

L’infirmière quitta brusquement son coffre et se leva.

Les derniers mots sortis de la bouche de Mlle Roseberry l’avaient comme galvanisée.

« Vous connaissez le Canada ? demanda Grace.

– Oui. »

Ce fut toute sa réponse, faite à contre cœur, si brève qu’elle eût été.

– Êtes-vous allée à Port Logan ?

– J’ai vécu à quelques lieues de Port Logan.

– Quand cela, donc ?

– Il y a quelque temps… »

Là-dessus Mercy Merrick retourna à son coffre, et changea le sujet de la conversation.

« Vos parents qui sont en Angleterre doivent avoir conçu de grandes inquiétudes à votre égard ? » dit-elle.

Grace fit un geste.

« Je n’ai point de parents en Angleterre. On pourrait bien difficilement trouver une personne au monde plus dénuée d’amis que moi… Nous revenions du Canada quand la santé de mon père s’affaiblit, et le docteur recommanda le climat de l’Italie. Sa mort m’a laissée non seulement sans amis, mais presque sans ressources. »

Elle s’arrêta, chercha la poche du vêtement gris dans lequel l’infirmière l’avait enveloppée, et y prit un portefeuille.

« Toutes mes espérances, reprit-elle, sont contenues dans ce petit portefeuille. C’est le seul et unique trésor que je sois parvenue à sauver quand on m’a volé tous mes bagages. »

Mercy pouvait tout au plus apercevoir le portefeuille que Grace lui montrait dans l’obscurité croissante de la chambre.

« Avez-vous là beaucoup d’argent ? demanda-t-elle.

– Je vous ai dit que non, mais seulement quelques papiers de famille et une lettre de mon père, me recommandant à une vieille dame qui habite l’Angleterre, et qui est sa parente par alliance ; je ne l’ai jamais vue. Cette dame a bien voulu consentir à me recevoir comme lectrice et demoiselle de compagnie. Si je ne retourne pas bientôt en Angleterre, quelque autre personne prendra ma place.

– Et vous n’avez pas d’autre moyen de vivre ?

– Aucun. Mon éducation a été bien négligée… Nous menions une vie presque sauvage dans le fin fond de l’Amérique du Nord, et je suis à peine en état de remplir les devoirs d’une gouvernante. Je dépends donc absolument de cette étrangère qui veut bien me recevoir par considération pour mon père. »

Elle remit le portefeuille dans la poche de son vêtement et termina son petit récit aussi naturellement qu’elle l’avait commencé.

« Mon histoire est une triste histoire, n’est-ce pas ? » dit-elle.

La voix de l’infirmière prit tout à coup une singulière aigreur.

« Il y a de plus tristes histoires que la vôtre, fit-elle. Il y a des milliers de pauvres femmes qui ne demanderaient comme suprême bonheur que de pouvoir prendre votre place en ce monde… »

Grace tressaillit.

« Peut-on envier un sort tel que le mien ? s’écria-t-elle.

– Certes on peut envier votre existence sans tache et la chance que vous avez d’être accueillie honorablement dans une maison respectable. »

Grace se retourna vivement, cherchant à distinguer l’expression de la physionomie de sa compagne.

« Comme vous dites cela d’une singulière façon ! » murmura-t-elle.

Cette fois elle ne reçut pas même de réponse ; le lugubre personnage assis sur le coffre était immobile.

Grace se leva et fit approcher sa chaise du siège que l’infirmière s’était choisi.

« Il doit y avoir quelque chose de romanesque dans votre existence, dit-elle. Comment en êtes-vous venue à la situation où je vous vois ici ?… Vous remplissez de terribles devoirs, et vous m’intéressez plus que je ne puis dire. Donnez-moi votre main. »

Mercy refusa la main qu’on lui tendait et recula sur le coffre.

« Ne sommes-nous donc pas amies ? demanda Grace avec étonnement.

– Nous ne pouvons pas être amies.

– Pourquoi ? »

L’infirmière gardait un opiniâtre silence.

Grace se rappela l’hésitation de cette jeune femme à dire son nom.

« Vais-je deviner juste ? demanda-t-elle. Je crois bien que vous devez être quelque grande dame déguisée ?… »

Mercy se prit à se sourire à elle-même… doucement et amèrement.

« Moi… une grande dame ! fit-elle. Pour l’amour de Dieu, taisez-vous !… »

Mais la curiosité de Grace était trop vivement surexcitée.

Elle insista.

« Encore une fois, reprit-elle avec douceur, soyons amies. »

Et tout en parlant elle posa sa main sur l’épaule de Mercy, qui la repoussa rudement.

Ce geste brutal aurait mis hors d’elle-même la femme la plus patiente du monde.

Grace, indignée, recula à son tour.

« Ah ! s’écria-t-elle, indignée, vous êtes méchante !

– Je suis bonne, répondit l’infirmière, avec une tristesse navrante.

– C’est par bonté que vous me repoussez !… et quand je vous ai dit mon histoire ?…

– Ne me demandez pas la mienne… ne me faites pas parler, s’écria-t-elle, vous le regretteriez cruellement… »

Grace ne se tint point pour battue.

« J’ai eu confiance en vous, moi, continua-t-elle. Vous me refusez la vôtre, je reste votre obligée et vous ne voulez point m’aimer. Ce n’est point généreux.

– Eh bien !… dit Mercy Merrick, asseyez-vous. »

Le cœur de Grace battait bien fort dans l’attente de la révélation qui allait lui être faite.

Elle rapprocha encore sa chaise du coffre, mais d’une main assurée Mercy repoussa cette chaise.

« Non, pas si près de moi, dit-elle avec âpreté. Vous ne savez pas ce que vous faites.

– Grand Dieu !…

– Pas si près, attendez… Vous ne vous doutez guère de ce que je vais vous dire. »

Grace obéit cette fois sans souffler mot.

Il y eut une minute de silence.

Une faible lueur échappa à la chandelle mourante et montra Mercy presque accroupie sur le coffre, appuyant ses coudes sur ses genoux et cachant sa figure dans ses mains.

Une seconde après, la chambre était plongée dans une complète obscurité.

Au moment juste où l’ombre enveloppa les deux femmes, l’infirmière commença de parler.

CHAPITRE II. MADELEINE… AUX TEMPS MODERNES

« Quand votre mère était de ce monde, dit-elle brusquement, vous est-il jamais arrivé de traverser avec elle, à la nuit, les rues d’une grande ville ? »

Singulière question.

Mercy Merrick n’entamait point d’une façon ordinaire la conversation confidentielle que Grace Roseberry avait exigée de sa nouvelle amitié.

Grace répondit simplement :

« Je ne vous comprends pas.

– Je vais donc essayer de me faire mieux comprendre, » dit l’infirmière.

La rudesse naturelle et la froideur composée de sa voix disparurent tout à coup ; sa grâce, sa tristesse avaient repris le dessus.

« Vous lisez les journaux comme tout le monde, n’est-ce pas ?… continua-t-elle. Avez-vous jamais lu les histoires de ces malheureuses créatures, nos semblables, mourant de faim, repoussées de tous, et que le besoin a entraînées dans le péché ? »

Grace, dont l’étonnement allait croissant, répondit qu’elle avait lu bien souvent de pareilles choses dans les journaux et dans les livres.

« Et si ces pauvres pécheresses affamées sont des femmes…, avez-vous entendu parler des refuges établis pour les protéger et les ramener au bien ? »

Grace était stupéfaite.

Un vague soupçon de quelque horrible et triste chose qu’elle allait apprendre lui traversa l’esprit.

« Je ne sais que penser, dit-elle brièvement. Que voulez-vous dire ?

– Répondez-moi, reprit l’infirmière en insistant. Avez-vous entendu parler de ces refuges ?… Avez-vous entendu parler de ces femmes ?

– Oui.

– Éloignez encore un peu votre chaise de moi. »

Elle s’arrêta.

Sa voix, sans perdre de sa netteté, descendit jusqu’à ses tons les plus bas.

« J’étais autrefois une de ces femmes, » dit-elle.

Grace se redressa et laissa échapper un cri étouffé.

Puis elle demeura pétrifiée… incapable d’articuler un seul mot.

« J’ai été dans un refuge… poursuivit doucement et tristement l’autre femme. J’ai été dans une prison… Désirez-vous toujours être mon amie ?… Désirez-vous toujours vous asseoir auprès de moi et me serrer la main ?… »

Elle attendit une réponse, mais vainement.

« Vous voyez que vous aviez tort, dit-elle avec une nouvelle douceur, quand vous me traitiez de méchante… et que j’avais raison quand je vous disais que j’étais bonne. »

Grace cependant se remettait peu à peu.

« Je ne voudrais pas vous offenser… » murmura-t-elle avec embarras.

Mercy Merrick l’interrompit.

« Vous ne m’offensez pas, dit-elle sans la plus légère teinte d’amertume dans les inflexions de sa voix. Je suis accoutumée d’être clouée au pilori de ma vie passée. Quelquefois je me demande à moi-même si tout cela a été ma faute. Je me demande si la société n’avait pas des devoirs à remplir envers moi quand j’étais une enfant, que je vendais des allumettes par les rues… et surtout quand j’étais une ouvrière laborieuse, ne comptant que sur mon aiguille pour me procurer le pain quotidien. »

Sa voix alors trembla pour la première fois ; elle s’arrêta un moment, et, reprenant bientôt son empire sur elle-même :

« Il est trop tard pour revenir sur ces choses cruelles, continua-t-elle avec résignation. La société souscrira pour me régénérer,… mais la société ne pourra me ramener en arrière. Vous me voyez ici dans un poste de confiance… faisant patiemment, humblement tout le bien que je puis faire. À quoi bon ? Ici ou ailleurs, ce que JE SUIS ne peut jamais effacer ce que J’AI ÉTÉ. Depuis trois ans passés, tout ce qu’une femme sincèrement repentante peut faire, je l’ai fait. À quoi bon ?… Dès qu’on sait l’histoire de mon passé son ombre hideuse m’enveloppe, et les meilleurs frémissent et me repoussent. »

De nouveau elle attendit.

Un mot sympathique allait-il sortir des lèvres de l’autre femme et venir la consoler ?

Non.

Mlle Roseberry était humiliée ; Mlle Roseberry était confuse.

« Je suis bien fâchée pour vous. »

Ce fut tout ce qu’elle put dire.

« Tout le monde est bien fâché pour moi, répliqua l’infirmière avec son inaltérable patience, mais la place perdue ne peut être regagnée. Je ne puis retourner en arrière !… Je ne le puis ! s’écria-t-elle dans un furieux transport de désespoir, réprimé au moment même où il lui avait échappé. Vais-je vous raconter ma vie ? reprit-elle. Voulez-vous écouter l’histoire de la Madeleine… aux temps modernes ? »

Grace recula d’un pas ; Mercy la comprit aussitôt.

« Je ne vous dirai rien qui puisse vous faire rougir, dit-elle. Une personne dans votre position ne pourrait pas comprendre les luttes et les épreuves par lesquelles j’ai passé. Mon histoire ne commencera qu’au refuge. La supérieure m’avait mise dans une bonne place, et cette situation, je l’avais honnêtement acceptée… On me regarda comme pouvant être ramenée au bien. Je justifiai la confiance qu’on avait eue en moi ; je fus une fidèle servante. Un jour pourtant ma maîtresse m’appela. C’était une bonne maîtresse, si jamais il en fut. « Mercy, » me dit-elle, je suis bien triste ; on a su que je vous avais prise dans un refuge ; je perdrai tous mes autres domestiques ; il faut vous en aller. » Je retournai auprès de la supérieure, une autre excellente femme. Elle me reçut comme une mère. « Nous essayerons encore, Mercy ; ne vous laissez pas abattre. » Je vous ai dit que j’avais été au Canada ? »

Grace, en dépit d’elle-même, commençait à s’intéresser au récit de Mercy.

Elle répondit avec une certaine chaleur et en se levant :

« Oui… oui… vous me l’avez dit. »

Puis elle retourna à sa chaise, placée à une distance salutaire et significative du coffre.

L’infirmière poursuivit :

« Ma dernière place a été, au Canada, chez la femme d’un officier : de braves gens qui avaient émigré. Ils me témoignaient beaucoup de bienveillance ; je menais une vie paisible et agréable, et je me disais : « Est-ce là l’honneur perdu que j’ai regagné ? ... Suis-je retournée en arrière ? » Ma maîtresse mourut. De nouveaux voisins nous arrivèrent. Parmi eux, il y avait une jeune personne, et mon maître pensa à se remarier. J’avais le malheur, dans ma situation, d’être ce que l’on appelle une jolie femme. J’excitai la curiosité des étrangers. Les nouveaux venus firent des questions sur mon compte, et les réponses de mon maître ne les satisfirent pas. Ils découvrirent qui j’étais. Encore la vieille histoire ! « Mercy, je suis bien fâché ; on fait des cancans sur vous et sur moi ; nous sommes innocents, mais il n’y a pas à dire… il faut nous séparer. » Je partis, mais j’avais acquis une connaissance précieuse durant mon séjour au Canada, et j’ai trouvé à en faire usage ici.

– Quelle est cette connaissance ?

– Nos plus proches voisins étaient des Canadiens français, reprit Mercy. J’ai appris à parler le français.

– Et vous êtes retournée a Londres ?…

– Où donc aurais-je pu aller, dans ma position ? répliqua Mercy. Oui, je suis retournée encore une fois auprès de la supérieure. Une épidémie s’était déclarée dans le refuge, je me rendis utile comme infirmière. Un des médecins me remarqua et devint amoureux de moi, comme on dit. Il m’aurait épousée. La supérieure, en honnête femme, crut devoir lui révéler la vérité. On ne le revit plus. La vieille histoire !… Je commençais à être lasse de me dire à moi-même : « Je ne puis aller en arrière !… » Le désespoir s’empara de moi ; le désespoir qui endurcit le cœur. Je me serais suicidée ; je me serais rejetée dans mon ancienne vie… mais il y avait un homme qui… »

À ces derniers mots, sa voix, qui était redevenue calme, même durant la dernière partie de son triste récit, s’altéra de nouveau.

Elle s’arrêta, suivant en silence les souvenirs et les pensées qui l’agitaient.

La curiosité de Grace, décidément excitée, lui conseilla de rappeler par un mot qu’elle était toujours là.

« Quel était cet homme, demanda-t-elle, et comment devint-il votre ami ?

– Mon ami ?… Il n’a pas même su que j’étais au monde. »

La nouvelle étrangeté de cette réponse n’eut d’autre résultat que d’augmenter naturellement l’anxiété de Grace et son désir d’en apprendre davantage.

« Vous alliez cependant dire que… fit-elle.

– J’allais dire qu’il me sauva. Et il m’a vraiment sauvée ; vous allez savoir comment. Un dimanche, le chapelain ordinaire du refuge ne put nous dire l’office. Il fut remplacé par un étranger, presque un jeune homme. La supérieure nous apprit que l’étranger s’appelait Julian Gray. Je pus le voir sans qu’il me vît. Le texte de son sermon était tiré de ces paroles de l’Évangile : « Il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas à se repentir. » Je ne puis dire ce que des femmes plus heureuses auraient pensé de ce sermon ; tout ce que je sais, c’est que parmi nous, au refuge, il n’y avait pas d’yeux qui ne fussent pleins de larmes. Pour moi, il toucha mon cœur comme jamais homme ne l’avait touché ni auparavant ni depuis. Le violent désespoir qui me déchirait s’adoucit au son de sa voix : le misérable cercle de ma vie s’agrandissait et s’embellissait presque à mes yeux tandis qu’il parlait. À partir de ce jour, j’ai accepté la rudesse du sort, je suis devenue patiente. J’aurais même été quelque chose de plus, j’aurais été une femme heureuse si j’avais pu prendre sur moi de parler à Julian Gray.

– Qui vous empêchait de lui parler ?

– J’avais peur.

– Peur de quoi ?

– Peur de rendre ma triste vie plus triste encore. »

Une femme qui aurait eu quelque sympathie au cœur pour cette infortunée aurait deviné le sens de ces derniers mots.

Grace se trouva simplement embarrassée, et ne devina rien.

« Cette fois encore, je ne vous comprends pas, » dit-elle.

Il n’y avait plus d’autre alternative pour Mercy que de confesser clairement la vérité.

Elle fit un geste qui n’était que trop expressif.

« J’ai redouté de le voir s’intéresser à mes chagrins, dit-elle, et de lui donner mon âme en retour de sa pitié. »

L’absence de toute communauté de sentiments entre elle et Grace se trahit bien en ce moment.

Grace, sans avoir la moindre conscience de sa cruauté, s’écria :

« Vous !… ».

L’infirmière tomba à ses pieds.

Mais un mouvement subit de Grace lui dit nettement, presque brutalement que sa confession était allée assez loin.

« Je vous excède, mademoiselle ?… dit Mercy. Ah ! vous ne savez pas quel fardeau peut supporter le cœur d’une femme. Avant d’avoir vu Julian Gray, je ne considérais plus les hommes que comme des objets de remords et d’horreur. Mais laissons ce sujet. Le prédicateur du refuge n’est plus maintenant pour moi qu’un souvenir, le seul souvenir heureux de ma vie ! Je n’ai plus autre chose à vous dire. Vous avez absolument voulu connaître mon histoire… Vous la connaissez à présent.

– Pas tout entière. Vous ne m’avez pas appris comment vous avez trouvé ici un emploi ? » dit Mlle Roseberry, dont la curiosité n’était pas encore satisfaite.

Mercy traversa la chambre et rapprocha les derniers tisons qui brûlaient encore.

« La supérieure avait en France des amis, répondit-elle, quelques-uns attachés aux hôpitaux militaires. Il n’était pas bien difficile de me procurer une place dans ces conditions. La société peut trouver à m’employer ici. Ma main est aussi légère que celle d’une femme honnête, mes paroles de consolation sont aussi douces aux malheureux… »

En même temps elle indiquait du geste la chambre où étaient étendus les blessés.

« … Aussi douces, reprit-elle, que si je jouissais de la meilleure réputation de vertu. Et si une balle termine ma carrière, tant mieux ! La société sera débarrassée de moi à bon compte. »

Elle demeura muette et pensive, considérant les débris de ce feu mourant… comme si elle y eût vu l’image de sa vie.

La plus simple humanité commandait absolument de lui dire quelques mots.

Grace réfléchit… s’avança d’un pas… s’arrêta… et trouva enfin ce qu’elle cherchait, c’est-à-dire la plus triviale de toutes les phrases qu’un être humain puisse adresser à son semblable.

« S’il y avait quelque chose que je pusse faire pour vous… ? » dit-elle.

Puis elle s’arrêta court, et cette phrase ne fut jamais terminée.

Mlle Roseberry croyait s’être montrée suffisamment compatissante envers la malheureuse femme qui l’avait secourue et abritée.

L’infirmière releva sa noble tête et s’avança sans répondre vers la porte.

Elle retournait à ses devoirs de charité.

« Mademoiselle Roseberry aurait pu me serrer la main. » pensait-elle.

Mlle Roseberry s’était bien dit aussi qu’elle l’aurait dû, son embarras était grand et son anxiété réelle.

« Que pouvez-vous faire pour moi ?… » s’écria Mercy, au moment de franchir le seuil.

La froide politesse de sa compagne la jetait dans un nouvel accès de révolte passagère.

« Pouvez-vous faire que je ne sois plus moi ?… Pouvez-vous me donner le nom et la place d’une femme pure ?… Ah ! si j’avais seulement vos maigres chances dans la vie !… Si j’avais, même avec votre avenir incertain, votre position honorable !… »

Elle porta la main à son cœur.

« Mais je n’ai rien de tout cela ! fit-elle. Restez ici, reprit-elle, pendant que je vais retourner à ma besogne. Je vais voir si vos vêtements sont secs, vous ne porterez pas les miens plus longtemps. »

Elle allait sortir sur ces mots mélancoliques, dits d’une façon touchante et sans la moindre amertume ; mais elle remarqua que le bruit régulier de la pluie contre les vitres de la croisée ne se faisait plus entendre.

Alors elle revint sur ses pas, et oubliant la recommandation du capitaine, elle ouvrit le volet de bois et regarda au dehors.

La lune s’élevait, voilée sous d’épaisses vapeurs dans le ciel orageux ; la pluie avait en effet cessé ; mais en même temps l’obscurité propice qui dérobait la position des Français aux espions prussiens se dissipait.

C’est à quoi Mercy ne pensa point ; elle se dit seulement que dans quelques heures, si rien de fâcheux ne survenait, la jeune Anglaise pourrait continuer son voyage.

Encore quelques heures et le jour se lèverait.

Mercy allait refermer le volet.

Avant qu’elle ne l’eût fixé, un coup de feu retentit.

Il paraissait avoir été tiré des avant-postes contre la chaumière.

Il fut presque immédiatement suivi d’une seconde détonation plus rapprochée.

Mercy laissa retomber le volet et écouta.

CHAPITRE III L’OBUS PRUSSIEN

Un troisième coup de feu plus près encore de la chaumière.

Grace, qui prenait peur, s’approcha de la fenêtre.

« Que signifie cela ? demanda-t-elle.

– Ce sont des signaux des grand’gardes, répliqua tranquillement l’infirmière.

– Est-ce qu’il y a quelque danger ?… Est-ce que les Prussiens sont revenus ?… »

Ce fut le docteur Surville qui répondit à cette question : il souleva le rideau de toile et s’avança dans la chambre.

« Les Prussiens marchent sur nous, dit-il, leur avant-garde doit être proche. »

Grace s’affaissa sur la chaise qui était près d’elle, elle tremblait de tout son corps.

Mercy courut au-devant du docteur.

« Allons-nous défendre la position ? » lui demanda-t-elle.

Le docteur Surville baissa la tête d’un air de mauvais augure.

« Impossible, murmura-t-il, nous ne sommes pas en force… un contre dix. »

Le son aigu des clairons français se fit entendre.

« On sonne la retraite, reprit le médecin. Le capitaine n’est pas homme à penser deux fois à ce qu’il doit faire. Maintenant prenons soin de nous-mêmes. Il faut que dans cinq minutes nous soyons hors d’ici. »

Une première décharge de mousqueterie éclata.

L’avant-garde prussienne attaquait les avant-postes français.

Grace s’accrocha au bras du docteur.

« Emmenez-moi avec vous !… s’écria-t-elle. Ô monsieur, j’ai déjà eu tant à souffrir des Prussiens !… Ne m’abandonnez pas quand ils reviennent. »

Le chirurgien fut vraiment à la hauteur de la situation ; il plaça la main de la jolie Anglaise sur sa poitrine.

« C’est le cœur d’un Français qui bat sous votre main, lui dit-il. Le dévouement d’un Français vous protège ! »

La tête de Grace retomba sur son épaule.

Surville croyait à ce qu’il disait ; mais il pensa qu’il y avait deux femmes et il regarda du côté de Mercy comme pour lui rappeler qu’il avait à son service une seconde épaule.

Celle-là aussi était charmante.

Il oubliait que la chambre était plongée dans une complète obscurité… ce regard caressant fut perdu pour Mercy.

Au reste elle ne pensait guère au docteur et ne songeait qu’aux malheureux blessés qui agonisaient dans la pièce voisine.

Doucement elle rappela le médecin au sentiment des devoirs et de sa profession.

« Que va-t-on faire des malades et des blessés ? » demanda-t-elle.

Surville leva une épaule… celle qui était libre.

« Nous pouvons emmener les plus valides, dit-il. Il faut malheureusement laisser les autres. Personnellement, ne craignez rien, chère dame. Il y aura toujours une place pour vous dans le fourgon des bagages.

– Et pour moi aussi ? » demanda Grace d’une voix suppliante.

Le bras protecteur du médecin s’arrondit autour d’une taille délicate et répondit par une pression significative.

« Vous devez, en effet, vous occuper de cette jeune dame, dit Mercy, quant à moi, ma place est avec les hommes que vous laissez en arrière. »

Grace écoutait avec effroi.

« Pensez à ce que vous risquez, fit-elle, en restant ici. »

Mercy lui montra le signe qu’elle portait au bras droit.

« N’ayez aucune crainte pour moi, répondit-elle, la croix rouge me protégera. »

Un roulement de tambour avertit le galant docteur de prendre son poste de chef de l’ambulance sans le moindre retard.

Il conduisit Grace à une chaise et posa sur son cœur les deux mains de la jeune femme, cette fois, pour se faire pardonner une courte absence.

« Attendez ici, je reviendrai vous prendre, dit-il. Ne craignez rien, ma charmante amie. Dites-vous que Surville est un homme d’honneur, et que Surville vous est tout dévoué ! »

Il oublia encore une fois l’obscurité et adressa un nouveau regard plein de tendresse et de muets hommages à sa charmante amie.

« À bientôt ! » s’écria-t-il.

Il lui baisa la main et disparut.

Au moment où le rideau de toile retombait sur le médecin, le bruit aigu de la mousqueterie faisait place à celui du canon.

Un obus éclata au beau milieu du petit jardin de la chaumière, à quelques pas seulement de la croisée.

Grace s’agenouilla avec épouvante.

Mercy, au contraire, sans perdre un instant son empire sur elle-même, s’avança vers la fenêtre.

« La lune s’est levée, dit-elle. Les Prussiens peuvent canonner le village. »

Grace se jeta sur elle en lui demandant du secours.

« Emmenez-moi ! criait-elle. Allons-nous rester ici pour y être tuées ?… »

Mais elle s’interrompit stupéfaite, à la vue de l’infirmière se tenant immobile à la fenêtre.

La silhouette de Mercy se dessinait dans un rayon de lune.

« Êtes vous donc de fer ? dit-elle. Rien ne vous peut effrayer ? »

Mercy sourit tristement.

« Pourquoi aurais-je peur de la mort ? répondit-elle. Et quelle raison ai-je de tenir à la vie ? »

Le canon ébranla la chaumière pour la seconde fois.

Un second obus tomba dans la cour, à l’autre extrémité du bâtiment.

Étourdie par le bruit de l’explosion, folle de terreur, à mesure que le danger semblait menacer de plus près la masure du meunier, Grace enlaça ses bras autour de l’infirmière.

Elle oubliait que cette même femme, elle n’aurait pas voulu toucher sa main cinq minutes auparavant.

« Où peut-on être le plus en sûreté ?… s’écria-t-elle. Où me cacher ?

– Comment voulez-vous que je vous dise où tombera le prochain obus ? » répondit tranquillement Mercy.

La courageuse attitude de cette femme semblait redoubler l’épouvante de sa compagne.

Grace ne tenait plus Mercy embrassée ; elle regardait autour d’elle d’un œil égaré, cherchant le moyen de fuir.

Elle se précipita vers la cuisine, mais aussitôt elle recula devant les clameurs, le bruit, et la confusion provoquée par l’enlèvement des blessés que l’on portait dans le fourgon.

Elle vit la porte qui conduisait dans la cour.

Elle y courut avec un cri de joie.

Elle venait de poser la main sur le verrou quand le troisième obus tomba sur le toit de la chaumière même.

Reculant encore, Grace porta machinalement ses mains sur ses oreilles.

L’obus perça le toit de chaume et vint éclater dans la chambre.

Mercy, qui n’était pas blessée, bondit vers la fenêtre.

Les fragments de l’obus embrasaient le plancher à travers les décombres brûlants ; à travers la fumée, Mercy aperçut le corps inanimé de la pauvre jeune femme avec qui elle se trouvait depuis une heure, seule, dans cette chambre.

Même, en ce moment terrible, le sang-froid de l’infirmière ne se démentit pas.

Elle saisit d’abord les sacs vides du meunier amoncelés en tas dans un coin, et s’en servit, piétinant sur cette toile épaisse pour étouffer le feu du plancher.

Cela fait, elle vint s’agenouiller près de Grace.

La jeune femme était-elle morte ?…

Était-elle seulement blessée ?…

Mercy souleva une de ses mains inertes et chercha le pouls.

Tandis qu’elle en cherchait les battements, le docteur Surville, alarmé sur le sort des deux femmes, entra précipitamment.

Il soupçonnait bien que quelque malheur était arrivé.

« À moi ! criait Mercy, à moi, docteur !… J’ai peur que l’obus ne l’ait touchée, reprit-elle en lui cédant la place. Voyez si elle est dangereusement blessée ? »

L’anxiété du médecin devant cette charmante victime se traduisit brusquement par un juron dans lequel les R roulaient plus qu’il ne convenait sans doute.

« Enlevez-lui ses vêtements d’abord, cria-t-il. Pauvre ange ! Elle a tourné en tombant ; le cordon qui retenait son manteau s’est tordu autour de sa gorge. »

Mercy la déshabillait, le docteur la soulevait dans ses bras.

« Apportez une chandelle, dit-il avec impatience ; ils vous donneront la dernière qui brûle dans la cuisine. »

Il essayait lui aussi de trouver le pouls ; sa main tremblait, le bruit et la confusion qui régnaient dans cette cuisine l’étourdissaient.

« Grand Dieu ! s’écria-t-il, je n’ai depuis longtemps éprouvé pareille émotion. »

Mercy rentrait la chandelle à la main.

La lumière révéla la terrible blessure qu’un éclat d’obus avait fait à la tête de la jeune Anglaise.

La contenance du docteur Surville changea en un instant.

Toute expression d’angoisse disparut de sa physionomie ; son attitude professionnelle se couvrit soudain comme d’un masque.

Qu’est-ce qui faisait en ce moment l’objet de son admiration ?

Un corps inanimé reposant sur son bras… rien de plus.

Les grands yeux noirs de Mercy le surveillaient avec la plus vive attention.

« Cette dame est-elle sérieusement blessée ? demanda-t-elle.

– Ne prenez pas la peine de tenir plus longtemps cette lumière, telle fut la froide réponse du jeune docteur. C’est fini… Je ne puis plus rien faire pour elle.

– Morte ?… »

Le docteur Surville confirma ce mot d’un signet et, brandissant son poing dans la direction des avant-postes :

« Maudits Allemands !… » cria-t-il.

Une dernière fois il regarda ce visage éteint, naguère si brillant de jeunesse, puis il leva les épaules.

« Les hasards de la guerre ! » dit-il, en soulevant le cadavre et en le déposant sur le lit qui était dans le coin de la chambre.

Après quoi il manifesta son dégoût en crachant sur les éclats de l’obus qui venait de faire explosion.

« Il faut la laisser ici, reprit-il. C’était tout à l’heure une personne charmante, ce n’est plus rien maintenant. Allons, mademoiselle Merrick, venez ; dans quelques minutes il ne serait plus temps. »

Il offrit le bras à l’infirmière.

On entendit un grand bruit de ferraille.

C’était le fourgon qui se mettait en marche.

La retraite était commencée.

Mercy jeta un regard vers la pièce voisine et vit ses chers blessés qui allaient demeurer sans secours aux mains de l’ennemi.

Elle refusa l’offre de Surville.

« Je vous ai déjà dit que je resterais ici, » répondit-elle.

Surville joignit les mains en signe d’obligeante insistance.

Mercy lui montra la porte de la chaumière.

« Allez ! dit-elle. Ma résolution est bien prise ! »

Jusqu’à la fin le docteur se montra digne de lui ; il sortit avec une grâce et une dignité à nulle autre pareilles.

« Madame, dit-il, vous êtes sublime ! »

Sur ce dernier compliment, cet amant passionné de la galanterie, fidèle quand même à son admiration pour le beau sexe, s’inclina, mit la main sur son cœur, et disparut.

Mercy désormais était seule avec la morte.

Les derniers bruits de la fuite, le dernier roulement des voitures au galop allaient s’éteignant dans le lointain.

Aucune nouvelle fusillade venant des positions occupées par l’ennemi ne troubla plus le silence.

Les Prussiens savaient que les Français battaient en retraite.

Dans quelques minutes ils allaient prendre possession du village abandonné ; on allait les entendre marcher à leur tour.

Ce calme était terrible.

Les malheureux blessés eux-mêmes, qu’on avait laissés dans la cuisine, attendaient leur sort.

Dans la chambre, Mercy considérait le lit.

Les deux femmes s’étaient rencontrées dans le trouble de la première escarmouche à la tombée de la nuit.

Séparées à leur arrivée dans le village par le devoir qui réclamait l’infirmière, elles s’étaient retrouvées dans la chambre du capitaine.

Les relations qui s’étaient établies entre elles avaient été bien rapides et ne semblaient point devoir jamais se métamorphoser en amitié.

Mais ce fatal accident remplissait de pitié l’âme de Mercy.

Elle prit la lumière et s’approcha du cadavre de celle qui avait été tuée à ses côtés.

Elle s’agenouilla près du lit, admirant le calme suprême de cette figure sans vie.

Grace avait eu une physionomie étrange ; une fois qu’on l’avait vue, vivante ou morte, on ne pouvait plus l’oublier.

Son front était assez bas et couvert ; ses yeux très-beaux, mais il y avait entre eux plus que la distance régulière ; sa bouche et son menton étaient remarquablement petits.

Mercy de sa douce main, arrangea les cheveux épars et disposa les vêtements froissés de la morte.

« Il n’y a pas cinq minutes, pensa-t-elle en elle-même, je souhaitais ardemment de changer de position avec vous ! »

Elle se détourna avec un soupir.

« Je le voudrais encore bien plus à présent !… » dit-elle.

Le silence commençait à l’oppresser.

Elle marcha doucement jusqu’à l’autre bout de la chambre.

Les vêtements dispersés sur le plancher, ses propres vêtements qu’elle avait prêtés à Mlle Roseberry, attirèrent son attention quand elle les heurta du pied.

Elle souleva la robe, la secoua, car elle était couverte de poussière, et la déposa sur une chaise.

Puis elle porta la lumière sur la table, et se glissant vers la fenêtre, elle écouta les premiers bruits qui allaient annoncer l’approche des Prussiens.

Un léger murmure du vent à travers les arbres, c’était tout.

Elle quitta la fenêtre et alla s’asseoir auprès de la table en réfléchissant profondément.

Y avait-il quelque service à rendre à la morte, dont l’accomplissement était urgent, dans l’intervalle qui allait s’écouler encore avant que les Prussiens ne parussent ?

Mercy se rappela la conversation qu’elle avait eue avec son infortunée compagne.

Mlle Roseberry avait parlé du but qu’elle poursuivait en retournant en Angleterre.

Elle avait fait mention d’une dame, d’une parente par alliance, à qui elle était personnellement tout à fait étrangère, qui cependant devait la recevoir chez elle et qui l’attendait.

Mercy qui savait comment la pauvre créature était morte, ne devait-elle pas écrire à sa seule amie ?

Qui le ferait si ce n’était elle ?

Personne ne le pouvait.

Un seul témoin restait de la catastrophe qui venait d’avoir lieu dans la chaumière, et ce témoin était elle-même.

Elle reprit la robe sur la chaise et chercha dans la poche le portefeuille de cuir que Grace lui avait montré.

Le seul moyen de connaître l’adresse à laquelle il fallait écrire en Angleterre n’était-il pas d’ouvrir ce portefeuille et d’examiner les papiers qu’il renfermait ?

Mercy ouvrit donc le portefeuille… et s’arrêta, éprouvant une étrange répugnance à pousser plus loin ses recherches.

Un moment de réflexion la convainquit que ses scrupules étaient déplacés.

Si elle respectait le portefeuille, les Prussiens ne se donneraient pas la peine d’écrire en Angleterre.

Devait-elle laisser l’inspection de ces papiers aux yeux de ces barbares qui s’avançaient, des hommes ou des brutes ?

Elle était femme, la morte était sa compatriote.

Elle vida tout ce que contenait le portefeuille sur la table.

Cette action insignifiante devait décider de tout le cours de son existence à venir.

CHAPITRE IV LA TENTATION

Plusieurs lettres, liées ensemble par un ruban, attirèrent d’abord l’attention de Mercy.

L’encre dont on s’était servi pour écrire les adresses avait pâli par l’action du temps.

Les lettres, adressées alternativement au colonel Roseberry et à l’honorable madame Roseberry, contenaient une correspondance entre le mari et la femme, remontant à une époque où les devoirs militaires du colonel l’obligeaient à de longues absences.

Mercy ne pensa pas qu’elle dût continuer à les lire et passa à l’examen des autres papiers. Ils consistaient en quelques feuilles jointes ensemble à l’aide d’une épingle, couvertes d’une écriture de femme, et portaient ce titre : MON JOURNAL À ROME.

Le journal avait été écrit par Mlle Roseberry elle-même ; il avait été principalement consacré à fixer le souvenir des derniers jours de son père.

Mercy replaça ce journal et la correspondance dans le portefeuille ; le seul papier qui restât alors sur la table était une lettre.

L’enveloppe, qui n’était pas cachetée, portait cette adresse :

LADY JANET ROY,

MABLETHORPE HOUSE,

Kensington,

LONDRES.

Mercy tira la lettre de l’enveloppe.

Les premières lignes lui apprirent que c’était là précisément la lettre d’introduction du colonel auprès de l’unique protectrice qui restait à Grace, après l’arrivée de celle-ci en Angleterre.

Elle la lut d’un bout à l’autre.

Le colonel y disait nettement que cette recommandation était le dernier effort et le dernier espoir d’un mourant.

Le colonel Roseberry s’étendait avec tendresse sur les mérites de sa fille et avec regret sur les imperfections de son éducation, qu’il attribuait aux pertes pécuniaires qu’il avait subies, pertes qui l’avaient forcé d’émigrer au Canada comme un pauvre.

Puis venaient de chaleureux remercîments adressés à Lady Janet.

« Je vous dois de mourir l’esprit en repos sur l’avenir de ma chère fille. Je confie à votre généreuse protection le seul trésor qui m’ait été laissé sur cette terre. Durant votre longue existence vous avez noblementusé de votre rang élevé et de votre grande fortune pour faire le bien. Je pense qu’il vous sera surtout compté là-haut d’avoir consolé les derniers moments d’un vieux soldat en ouvrant votre cœur et votre foyer à sa pauvre enfant privée de son dernier appui. »

La lettre se terminait là.

Mercy la déposa, le cœur bien gros, sur la table.

Quelle heureuse destinée la pauvre fille avait perdue !

Une grande dame, noble, riche, l’attendait dans sa maison, une femme assez bonne, assez généreuse pour que le cœur d’un père ait pu se reposer sur elle du sort de sa fille à son lit de mort.

Et cette fille gisait là, maintenant ; la bonté de Lady Janet devenait inutile ; il n’était plus besoin de Lady Janet.

Le capitaine français avait laissé sur la table tout ce qu’il fallait pour écrire.

Mercy replia la lettre de façon à pouvoir écrire la nouvelle de la mort de Mlle Roseberry sur le verso de la page blanche.

Elle était encore occupée à peser les expressions dont elle devait se servir, quand le son de quelques voix plaintives venant de la chambre voisine frappa son oreille.

Les blessés laissés en arrière demandaient du secours, les soldats abandonnés perdaient courage.

Elle entra dans la cuisine.

Un cri de bonheur accueillit son apparition… sa vue suffisait à réconforter les hommes.

Elle passa d’un lit de paille à un autre avec des paroles de consolation qui leur rendaient quelque espoir ; elle les pansa au passage, et ses mains habiles et légères soulageaient leurs souffrances.

Ils embrassaient le bord de son vêtement ; ils l’appelaient leur ange gardien ; ils souriaient à cette belle créature allant et venant au milieu d’eux, et penchant au-dessus de leurs couches sa gracieuse figure compatissante.

« Je serai avec vous quand les Prussiens viendront, dit-elle, courage, mes pauvres enfants ! vous n’êtes pas abandonnés par votre bonne amie.

– Nous avons du courage, à présent, madame ! disaient-ils. Dieu vous bénisse ! »

Si la canonnade avait recommencé à ce moment, si un obus avait frappé mortellement Mercy quand elle secourait les affligés, quel chrétien aurait hésité à déclarer qu’il y avait une place dans le ciel pour cette femme.

Très-bien.

Mais si la guerre arrivait à sa fin et la laissait vivante, il n’y avait point de place pour elle sur cette terre ?

Quel était son avenir ?

Avait-elle un foyer ?

Elle reprit la lettre destinée à Lady Janet.

Mais, au lieu de s’asseoir pour écrire, elle resta devant la table regardant cette feuille d’un œil distrait.

Une idée folle avait pris naissance dans son esprit au moment où elle rentrait dans la chambre ; elle souriait faiblement elle-même à cette extravagance.

Qu’arriverait-il si elle allait demander à Lady Janet Roy de lui donner auprès d’elle la place destinée à Mlle Roseberry ?

Elle avait rencontré la pauvre Grace dans des circonstances critiques.

N’avait-elle pas fait pour l’infortunée tout ce qu’une femme peut faire pour une autre ?

Ne l’avait-elle pas efficacement et généreusement secourue ?

Elle avait donc quelque droit à la bienveillance de Lady Janet, et si Lady Janet n’avait pas en ce moment une autre dame de compagnie et une autre lectrice en vue, qui sait ?…

En supposant qu’elle se décidât à plaider sa propre cause dans cette lettre même, que ferait la bonne et noble dame ?

Ah ! sans doute elle répondrait à sa lettre et écrirait :

Envoyez-moi des renseignements sur votre position, et je verrai ce que je puis faire.

Sa position !… des renseignements !…

Mercy se prit à rire amèrement.

Décidément elle allait écrire courtement, avec le moins de phrases possible, un simple récit des faits.

Eh bien, non !

Elle ne put tracer une ligne sur le papier.

La fantaisie qui lui avait traversé l’esprit n’était pas de celles dont on triomphe à volonté.

Son imagination était obsédée surtout par le tableau des avantages qu’on devait rencontrer auprès de Lady Janet ; elle se représentait la belle demeure de Mablethorpe House, le bien-être et la vie élégante qu’on devait y mener.

Encore une fois elle songea à la bonne fortune que Mlle Roseberry avait perdue en mourant.

Malheureuse créature !

Et tout cela parce que l’obus était tombé sur la maison au lieu de tomber dans la cour !

Les cruels caprices du sort !

Mercy repoussa la lettre encore une fois et se mit à marcher par la chambre avec impatience.

Oh ! le moyen de chasser ces images perverses qui la tourmentaient !

Elle essaya de songer à ceci, à cela, à toutes choses un peu, mais son esprit ne s’arrêtait point à ces pensées inutiles et se rejetait sans cesse sur l’AUTRE, l’idée fixe.

Elle contemplait son avenir.

Quelles étaient ses chances de repos et de sécurité quand la guerre serait terminée, si elle en sortait vivante ?

L’expérience du passé dessinait par avance avec une fidélité impitoyable, devant ses yeux, ce lamentable tableau.

Qu’elle allât ici ou là, qu’elle fit une chose ou l’autre, qu’elle essayât le bien encore une fois ou ne l’essayât pas, cela devait finir toujours de la même façon.

Curiosité et admiration causées par sa beauté ; recherches faites sur son compte ; découverte de son passé ; la société bien fâchée de l’apprendre ; la société souscrivant généreusement pour elle, et toujours, toujours, le même résultat final !

L’ombre funeste de l’ancienne faute l’enveloppant et une atmosphère pestilentielle la tenant en quarantaine au milieu des autres femmes !

La flétrissure, alors même qu’elle aurait mérité son pardon aux yeux de Dieu, la flétrissure, marque indélébile aux yeux des hommes !

Et il y avait seulement vingt-cinq ans qu’elle était née ; elle était dans tout l’éclat de sa jeunesse, dans la première force de la vie, et, suivant le cours de la nature, elle avait cinquante ans encore à continuer de vivre !

Elle s’arrêta au chevet du lit ; elle regarda de nouveau le visage de la morte.

Pourquoi l’obus avait-il frappé celle qui était riche d’espérances et épargné celle qui n’attendait que honte et douleurs ?

Ce qu’elle avait dit elle-même à Grace Roseberry lui revint à la mémoire.

« Si seulement j’avais ta chance !… Si seulement j’avais ta réputation et ton avenir !… »

Elle se pencha sur la pauvre figure inanimée et lui parla comme si elle pouvait encore l’entendre.

« Oh ! dit-elle avec passion, si tu pouvais être Mercy Merrick et si je pouvais être Grace Roseberry à présent !…»

Au moment où ces mots jaillissaient de ses lèvres elle fit un brusque mouvement, puis demeura là, pensive, muette, rigide comme le marbre.

Là, près du lit, ses yeux s’étaient levés, mais avec un air sauvage ils semblaient fouiller l’espace, son cerveau était en feu, son cœur l’étouffait.

– Si tu pouvais être Mercy Merrick et si je pouvais être Grace Roseberry, à présent ! » répétait-elle.

En ce moment où le cours de la vie semblait s’être arrêté dans ses veines, tout à coup son esprit prit son vol.

Puis elle fit un geste.

Son âme venait d’être frappée comme d’un choc électrique.

Oui, elle pouvait être Grace Roseberry si elle l’osait.

Qui l’empêchait de se présenter à Lady Janet Roy sous le nom de Grace et à la place de Grace ?

Quels risques courait-elle dans cette aventure désespérée ?

Cette démarche était sûre.

Grace le lui avait dit : Lady Janet et elle ne s’étaient jamais vues.

Les amis de Grace étaient au Canada ; ses parents d’Angleterre étaient morts.

Mercy connaissait le lieu que Grace avait habité au Canada : Port Logan.

Elle n’avait qu’à lire le journal manuscrit pour être en état de répondre à toutes questions qui lui seraient faites relativement au voyage à Rome et à la mort du colonel Roseberry.

Quant à la difficulté de tenir son rôle auprès de Lady Janet…

Elle n’avait pas à remplacer une jeune fille accomplie : Grace avait parlé d’elle-même, et les lettres de son père en parlaient aussi en termes très-nets, comme d’une personne dont l’éducation avait été négligée.

Tout, tout conspirait en faveur de la femme perdue qui voulait se relever enfin et quand même !

Les personnes qu’elle avait connues dans l’ambulance étaient loin ; elle ne devait jamais les revoir.

Ses propres vêtements étaient en ce moment portés par Mlle Roseberry ; ils étaient marqués à son propre nom.

Les vêtements de Mlle Roseberry, marqués du nom de Mlle Roseberry, séchaient à la disposition de Mercy dans la chambre voisine.

Enfin, enfin, la route libératrice, le moyen d’échapper à l’intolérable humiliation de la vie présente s’ouvrait devant elle.

Quelle perspective !

Une nouvelle identité qu’elle pouvait s’assurer si elle le voulait !

Un nom nouveau au-dessus des reproches !

Une nouvelle vie passée, dans laquelle tout le monde pourrait regarder, chercher, sans rien trouver qui fit baisser les yeux !

Son visage s’anima ; ses yeux brillèrent ; elle n’avait jamais été aussi irrésistiblement belle.

C’est que l’espérance rayonnait au loin, elle était tout illuminée de ce rayon sauveur.

Cependant, toute cette lumière s’éteignit.

Son visage redevint sombre.

C’est qu’elle envisageait sous un autre point de vue son audacieux projet.

Mais quel mal y avait-il à faire cela ?

Mercy écouta sa conscience qui lui parlait…

De Grace, d’abord…

Mais on ne saurait faire de mal à une morte ?

Elle ne nuirait donc pas à Grace ; elle ne nuirait pas davantage à ses parents : ses parents étaient morts comme elle.

Mais Lady Janet ?

Eh bien, si Mercy servait fidèlement sa nouvelle maîtresse, si elle se conduisait honorablement dans sa nouvelle position, si elle se montrait toujours prompte à obéir, reconnaissante pour les bontés qu’on aurait envers elle… si elle était toujours ce qu’elle devait être et ce qu’elle voulait être dans la paix céleste et la sécurité de sa nouvelle existence… quel mal ferait-elle à Lady Janet ?

Elle pourrait, elle voulait donner sujet à Lady Janet de bénir le jour où elle serait entrée dans sa maison.

Elle saisit avidement la lettre du colonel Roseberry, et la remit avec les autres papiers dans le portefeuille.

L’occasion s’offrait à elle ; toutes les chances étaient en sa faveur ; sa conscience ne lui disait rien contre l’essai de ce projet infernal.

« J’irai !… » dit-elle.

Quelque chose pourtant choquait encore la délicatesse innée de ses sentiments, quelque chose froissait encore le meilleur côté de sa nature, tandis qu’elle glissait le portefeuille dans la poche de sa robe.

Sa conscience !…

Était-elle sûre d’avoir bien interrogé sa conscience ?

Elle songeait à remettre le portefeuille sur la table, à attendre que son émotion se fût calmée.

Si alors elle envisageait de sang-froid le plan qu’elle venait de former et si, dans cet examen, elle n’y trouvait aucun mal, c’est qu’il serait juste…

Allons, Mercy, réfléchissez encore…

Mais, en ce moment, le sourd piétinement de fantassins en marche et les sabots des chevaux ébranlaient la rue du village et remplissaient la nuit.

Les Prussiens s’avançaient !

Quelques minutes encore et ils allaient entrer dans la chaumière ; ils forceraient Mercy de donner des renseignements sur elle-même, ils lui demanderaient ses papiers.

Pas un instant à perdre.

Sous quels traits allait-elle se présenter aux Allemands ?

Sous ceux de Grace Roseberry, la jeune fille pure, ou de Mercy Merrick, l’ancienne… ?

Elle regarda le lit pour la dernière fois.

La carrière de Grace était bien terminée ; l’avenir de Grace était à Mercy si elle osait.

Sa nature résolue, forcée à faire un choix en un instant, choisit l’alternative la plus hardie.

Elle s’affermit dans sa détermination de prendre la place et le nom de la morte.

Les pas des fantassins prussiens approchaient.

La voix des officiers devenait distincte et l’on entendait les commandements.

Mercy, assise devant la table, attendait.

Ses yeux tombèrent sur le vêtement qu’elle portait encore…

À son bras droit la croix rouge.

En une seconde, elle fut frappée de l’idée que ce costume d’infirmière pourrait la jeter dans des dangers inutiles : il la mettait dans une position publique ; il pourrait conduire plus tard à des recherches, et ces recherches pourraient la trahir.

Elle regarda tout autour d’elle.

La robe grise dans laquelle elle avait enveloppé Grace attira son attention.

Elle la prit et s’en habilla.

Le nouveau vêtement était à peine noué autour de sa taille qu’elle entendit ouvrir la première porte extérieure, des armes résonnaient dans la chambre voisine.

Attendrait-elle qu’on la découvrît ou bien allait-elle se montrer aux soldats ? 

Il était plus aisé à un tempérament tel que le sien d’aller au-devant du péril que de l’attendre.

Elle s’avança vers la cuisine.

Mais le rideau de toile, au même instant, se souleva, et trois hommes se trouvèrent en face d’elle dans l’embrasure de la porte.

CHAPITRE V LE CHIRURGIEN PRUSSIEN

Le plus jeune des trois étrangers, à en juger par ses traits, sa constitution, et ses manières, était un Anglais.

Il portait une casquette et des bottes militaires, mais le reste de l’ajustement était bourgeois.

Près de lui se tenait un officier en uniforme prussien ; près de l’officier, le troisième et le plus âgé des personnages du groupe.

Ce dernier portait aussi un uniforme ; mais son extérieur était bien loin d’avoir l’aspect militaire.

Il boitait d’un pied, il se tenait courbé, presque ployé en deux, et, au lieu d’un sabre, il avait une canne à la main.

Après avoir regardé vivement avec une grosse lorgnette d’écaille d’abord Mercy, ensuite le lit, puis la chambre, il se retourna avec une brutale tranquillité de manières vers l’officier.

« Une femme malade dans le lit ; une autre femme qui la soigne, rien de plus dans la chambre. Aucune nécessité, Major, de poser ici une sentinelle.

– Aucune, » répondit le Major.

Il tourna sur ses talons et rentra dans la cuisine.

Le chirurgien prussien, au contraire, s’avança, poussé par son instinct professionnel dans la direction du lit.

Le jeune Anglais, dont les yeux semblaient rivés sur Mercy, tira le rideau de toile de la porte, et s’adressa respectueusement en Français à la jeune femme :

« Me permettrez-vous de vous demander si vous êtes Française ? dit-il.

– Je suis Anglaise, » répondit Mercy.

Le chirurgien entendit la réponse.

S’arrêtant tout court, et montrant le corps étendu sur le lit, il dit à Mercy en bon anglais, mais avec un fort accent allemand :

« Puis-je être bon à quelque chose ? »

Ses manières avaient une courtoisie moqueuse, sa voix rude était d’une monotonie sardonique.

Mercy se prit d’une aversion instantanée pour ce vilain vieillard boiteux, qui la regardait si brutalement avec sa grande lorgnette.

« Vous ne pouvez être bon à rien ici, monsieur, dit-elle vivement. Cette dame a été tuée quand vos troupes ont canonné cette chaumière. »

L’Anglais tressaillit et regarda le lit avec compassion.

Le Prussien se rafraîchit d’une prise de tabac et fit une seconde question.

« Le cadavre a-t-il été examiné par un médecin ? » demanda-t-il.

Mercy fit la plus brève et la plus maussade des réponses :

« Oui. »

Mais le chirurgien n’était pas homme à se laisser intimider par la mauvaise humeur d’une femme.

Il continua l’interrogatoire.

« Qui a examiné le corps ? demanda-t-il.

– Le médecin attaché à l’ambulance française. »

L’Allemand grommela quelques méprisantes remarques sur tous les Français, sur la médecine française, et sur toutes les institutions françaises.

L’Anglais saisit la première occasion de s’adresser lui-même encore une fois à Mercy.

« Cette dame est une de vos compatriotes ?… » demanda-t-il.

Mercy réfléchit avant de lui répondre.

La terrible résolution qu’elle avait prise, le but effrayant qu’elle poursuivait, lui commandaient une extrême réserve.

« Je crois que oui, dit-elle froidement, nous nous sommes rencontrées par hasard. Je ne sais rien d’elle.

– Pas même son nom ?… »

L’audace de Mercy n’était pas encore assez allumée pour qu’elle osât donner ouvertement à la morte son propre nom.

Elle se réfugia dans une dénégation opiniâtre.

« Pas même son nom, » répéta-t-elle.

Le vieillard la considéra plus brutalement que jamais… sembla réfléchir, et prit la chandelle sur la table.

Il s’en alla boitant jusqu’au lit et examina silencieusement le cadavre.

Quant à l’Anglais, il essayait de continuer la conversation avec Mercy sans cacher l’intérêt qu’il portait à cette femme charmante.

« Pardonnez-moi, dit-il ; mais vous êtes bien jeune pour être seule en temps de guerre, dans un endroit comme celui-ci. »

Le bruit d’une querelle dans la cuisine débarrassa Mercy de la nécessité immédiate de lui répondre.

Elle entendit les voix des blessés qui s’élevaient, ils semblaient se plaindre et les rudes voix des officiers allemands leur imposaient silence.

Les généreux instincts de la femme l’emportèrent aussitôt chez Mercy sur toutes les considérations de prudence.

Insouciante de se trahir et de se faire reconnaître comme l’infirmière de l’ambulance française, elle releva vivement le rideau pour entrer dans la cuisine.

Une sentinelle prussienne lui barra le passage et lui apprit, dans sa langue maternelle, que les étrangers ne pouvaient entrer.

L’Anglais s’interposa poliment et demanda à la jeune femme si elle avait quelque raison particulière pour désirer de pénétrer dans cette chambre.

« Ah ! les pauvres Français !… dit-elle vivement, son cœur lui reprochant de les avoir oubliés. Les pauvres blessés !… »

Le chirurgien prussien se retourna et prit la parole.

« Vous n’avez rien à faire avec les blessés français, grogna-t-il. Les blessés français sont mon affaire et non la vôtre. Ils sont nos prisonniers, et on va les porter à notre ambulance. Je suis Ignatius Wetzel, chef de l’état-major médical… c’est moi qui vous le dis. Taisez-vous. »

Il se tourna vers le factionnaire et ajouta en allemand :

« Rabattez ce rideau, et si cette femme insiste, mettez-la dehors de cette chambre. »

Mercy essaya de faire quelques observations.

L’Anglais prit son bras fort respectueusement et l’attira hors de la portée du factionnaire qui se montrait tout prêt à exécuter sa consigne.

« Il est inutile de résister, dit-il. La discipline prussienne ne fléchit Jamais. N’ayez d’ailleurs aucune inquiétude pour ces Français. L’ambulance sous les ordres du chirurgien-major Wetzel est admirablement administrée. Ces hommes seront bien traités, je vous en réponds. »

Il vit des larmes briller dans les yeux de la jeune femme tandis qu’il lui parlait ; son admiration pour elle n’en fit que doubler.

« Aussi bonne que belle ! pensa-t-il. Quelle adorable créature !

– Eh bien, dit Ignatius Wetzel, regardant Mercy à travers sa lorgnette, êtes-vous satisfaite et vous tairez-vous ? »

Elle céda.

Oh ! le sort !

Sans la résistance du chirurgien, son dévouement pour les blessés aurait pu l’arrêter sur la pente fatale où elle allait s’engager et renverser le plan infernal.

Si on l’avait laissée retourner à sa bonne œuvre, reprendre sa noble tâche d’infirmière, la fatale tentation se serait dissipée peut-être.

La maudite sévérité de la discipline allemande venait de rendre inutile le dernier cri de sa conscience et de son cœur.

Son visage s’assombrit, son visage devint plus dur.

Elle s’éloigna dédaigneusement du chirurgien Wetzel et prit une chaise.

L’Anglais la suivit et revint, lui aussi, à ses ennuyeuses questions.

« Ne croyez pas que je veuille vous effrayer, dit-il. Vous n’avez pas à avoir, je le répète, le moindre sujet d’inquiétude pour ces Français, mais il n’en est pas ainsi pour vous-même. L’action recommencera autour de ce village au point du jour. Je voudrais bien vous voir en un lieu plus sûr. Je suis officier dans l’armée anglaise… Mon nom est Horace Holmcroft. Je serais enchanté de vous être utile, et je le puis si vous y consentez. Vous voyagiez donc en France ? ».

Mercy serra plus étroitement autour d’elle la robe qui cachait son costume d’infirmière et commit silencieusement son premier acte de fraude.

Elle baissa la tête en signe d’assentiment.

« Retournez-vous en Angleterre ?

– Oui.

– Dana ce cas, je puis vous faire traverser les lignes prussiennes et avancer un peu dans votre voyage. »

Mercy le regarda avec un étonnement qu’elle ne put dissimuler…

Le violent intérêt qu’il lui portait était contenu dans les plus strictes limites de la bonne éducation : c’était incontestablement un gentleman.

Avait-il réellement le pouvoir de faire ce qu’il venait de dire ?

« Me faire traverser les lignes prussiennes ?… répéta-t-elle. Vous devez alors posséder une grande influence, monsieur ?… »

Horace Holmcroft sourit.

« Je possède une influence à laquelle personne ne peut résister, répondit-il, l’influence de la presse. Je suis ici en qualité de correspondant militaire pour un de nos grands journaux anglais. Si je le lui demande, le Commandant en Chef vous accordera un laisser-passer. Il est tout près de cette chaumière. Le voulez-vous ? »

Cette offre ne devait-elle pas confirmer Mercy dans sa résolution fatale ?

Elle prit l’Anglais au mot.

« J’accepte avec reconnaissance, monsieur, » dit-elle.

Il fit un pas dans la cuisine et s’arrêta.

« Il vaut peut-être mieux faire ma demande aussi particulièrement que possible, dit-il. Je serai interrogé si je passe par cette chambre. N’y a-t-il pas un autre moyen de sortir de la chaumière ? »

Mercy lui montra la porte conduisant dans la cour.

Il s’inclina… et la quitta.

Elle regarda furtivement du côté du chirurgien prussien.