La Peur - Zweig Stefan - E-Book

La Peur E-Book

Zweig Stefan

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Beschreibung

Recueil de six nouvelles de l'écrivain autrichien Stefan Zweig. Résumé de la première nouvelle La Peur Au début du siècle, à Vienne. Irène, trentenaire bourgeoise mariée, aimée de son mari, le trompe néanmoins, par jeu et par envie de se divertir. Jusqu'au jour où une femme la coince à la sortie de chez l'amant, jeune musicien à succès. Dès lors, Irène vit dans La Peur de se faire prendre par son mari, de se faire dénoncer par la maître-chanteuse. Mais il s'avère que cette dernière n'est qu'une actrice, payée par le mari d'Irène, dans le but de lui faire avouer et de pouvoir lui pardonner... Suivi des nouvelles Révélation inattendue d'un métier, Leporella, Le bouqiniste Mendel, La collection invisible, La femme et le paysage.

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Table of Contents

RECUEIL DE NOUVELLES

LA PEUR

RÉVÉLATION INATTENDUE D’UN MÉTIER

LEPORELLA

LE BOUQUINISTE MENDEL Un épisode de la Vienne d’avant et d’après la Première Guerre mondiale

LA COLLECTION INVISIBLE Un épisode de l’inflation en Allemagne

LA FEMME ET LE PAYSAGE

STEFAN ZWEIG

LA PEUR

RECUEIL DE NOUVELLES

Paris, 1935

Traducteurs -  Alzir Hella -  Manfred Schenker

Raanan Éditeur

Livre 1203 | édition 1

Raananediteur.com

RECUEIL DE NOUVELLES

1-LA PEUR

2-RÉVÉLATION INATTENDUE D’UN MÉTIER

3-LEPORELLA

4-LE BOUQUINISTE MENDEL

5-LA COLLECTION INVISIBLE

6-LA FEMME ET LE PAYSAGE

LA PEUR

Lorsque Irène quitta l’appartement de son amant et descendit l’escalier, cette peur irraisonnée s’empara d’elle à nouveau, tout à coup. Une forme noire se mit soudain à tourbillonner devant ses yeux comme une toupie, une affreuse raideur paralysa ses genoux, et elle fut obligée de se retenir très vite à la rampe pour ne pas tomber brutalement en avant. Ce n’était pas la première fois qu’elle osait prendre le risque de venir ici, et cette terreur soudaine ne lui était pas du tout inconnue; elle avait beau lutter de tout son être, chaque fois qu’elle repartait elle succombait à ces accès de peur absurdes et ridicules. Aller au rendez-vous était beaucoup plus aisé. Elle faisait arrêter la voiture au coin de la rue et, sans lever les yeux, franchissait très vite les quelques mètres qui la séparaient de la porte cochère; puis elle montait à la hâte les marches de l’escalier, sachant qu’il l’attendait déjà derrière la porte, prêt à ouvrir. Cette première angoisse, à laquelle se mêlait cependant une brûlante impatience, se dissipait dans l’étreinte passionnée des retrouvailles. Mais ensuite, quand elle s’apprêtait à rentrer chez elle, c’était un frisson différent, une mystérieuse terreur, confusément liée cette fois à l’horreur de la faute commise et à cette illusion absurde que, dans la rue, chaque regard étranger pouvait, en la regardant, deviner d’où elle venait, et adresser un sourire insolent à son désarroi. Les dernières minutes passées auprès de lui étaient déjà empoisonnées par l’inquiétude croissante causée par son appréhension; au moment de partir, elle était si pressée et si nerveuse que ses mains tremblaient, elle percevait ce qu’il disait d’une oreille distraite et repoussait d’un geste impatient les derniers élans de sa passion. Partir, c’était alors la seule chose qu’elle désirait, de tout son être, quitter cet appartement, cet immeuble, fuir l’aventure, retrouver la tranquillité de son univers bourgeois. C’est à peine si elle osait se regarder dans le miroir, redoutant la suspicion dans son propre regard, mais il lui fallait pourtant vérifier si aucun désordre dans ses vêtements ne trahissait ces moments de passion. Venaient ensuite ces ultimes paroles qui se voulaient rassurantes et que dans son énervement elle entendait à peine, puis le moment d’écouter, à l’abri derrière la porte, si personne ne montait ou descendait l’escalier. Mais dehors, impatiente de se saisir d’elle, la peur l’attendait déjà, lui étreignait si impérieusement le cœur qu’elle était toujours à bout de souffle avant même d’avoir descendu les quelques marches et qu’elle sentait toutes ses forces, rassemblées au prix d’une extrême tension de ses nerfs, l’abandonner.

Elle resta une minute ainsi, les yeux fermés, respirant avec avidité la fraîcheur dans l’obscurité de l’escalier. Alors une porte se referma à l’un des étages supérieurs: effrayée, elle se ressaisit et se dépêcha de descendre, en ajustant sur son visage, d’un geste machinal, son épaisse voilette. Maintenant se rapprochait ce moment ultime, le plus effrayant: la panique de gagner la rue en sortant d’une maison qui n’était pas la sienne, et de se heurter peut-être à une personne connue passant par là, qui insisterait pour savoir d’où elle venait, la plongeant dans le trouble et le péril d’un mensonge. Elle baissa la tête, comme un athlète qui prendrait son élan pour sauter, puis, soudain résolue, se précipita vers la porte cochère entrouverte.

Elle se cogna alors brutalement à une femme qui avait tout l’air de vouloir entrer. – Pardon – fit-elle toute confuse en essayant de se faufiler. Mais la femme lui barrait le passage et la dévisageait avec colère, avec un mépris non dissimulé, aussi.

« Ah, j’vous y prends cette fois! » cria-t-elle d’une voix vulgaire sans se gêner le moins du monde.

« Et bien sûr, une dame comme il faut, enfin soi-disant! Ça se contente pas d’avoir un mari, beaucoup d’argent et tout le reste, il faut encore que ça vienne chiper l’amant d’une pauvre fille…

– Pour l’amour du ciel, qu’avez-vous…? Vous vous trompez!… » bredouilla Irène en tentant maladroitement de s’esquiver; mais la bonne femme lui boucha le passage de toute la largeur de son corps massif, et l’invectiva d’une voix perçante:

« Non, je ne me trompe pas… j’vous connais…, vous venez de chez Édouard, mon ami… Maintenant que j’vous tiens enfin, j’comprends pourquoi il s’intéressait si peu à moi ces derniers temps… C’est donc à cause de vous… espèce de…!

– Pour l’amour du ciel », l’interrompit Irène d’une voix défaillante, « mais ne criez pas comme cela! » et elle recula instinctivement sous le porche de l’immeuble. La femme la regarda d’un air moqueur: la voir ainsi trembler de peur, en plein désarroi, semblait d’une certaine façon la remplir d’aise, car elle se mit à examiner sa victime avec arrogance, avec un sourire sarcastique et suffisant. Une satisfaction vulgaire enflait sa voix en lui donnant une sorte d’ampleur ostentatoire.

– Voilà donc à quoi elles ressemblent, ces dames mariées, ces grandes dames distinguées, quand elles viennent nous voler nos hommes. Avec une voilette, bien sûr, une voilette, pour pouvoir ensuite jouer partout les honnêtes femmes…

– Mais… Mais que me voulez-vous donc?… Je ne vous connais pas… Il faut que je parte.

– Partir, c’est ça bien sûr… pour retrouver Monsieur votre époux… dans votre appartement douillet, pour jouer les grandes dames avec des domestiques qui les aident à se déshabiller. Mais notre sort à nous autres, qu’on crève la faim ou non, vous la grande dame, vous vous en fichez, hein?… Ces honnêtes femmes, ça vous dépouille de tout ce que vous avez… »

Irène fit un effort sur elle-même et, obéissant à une vague inspiration, saisit son porte-monnaie et prit les billets qui lui tombaient sous la main. « Tenez… voilà… mais laissez-moi maintenant… je ne viendrai plus jamais ici… je vous le jure. »

Avec un regard mauvais, la femme prit l’argent en grommelant: « Garce! » À ce mot Irène tressaillit, mais elle vit que l’autre s’écartait de la porte, et elle se précipita dehors, hébétée et haletante, comme un désespéré du haut d’une tour. Tandis qu’elle courait, elle avait l’impression que les visages défilaient sur son passage comme des masques grimaçants; déjà tout devenait noir devant ses yeux, et elle eut beaucoup de peine à parvenir jusqu’à une automobile arrêtée au coin de la rue. Elle se laissa tomber comme une masse sur la banquette, puis tout en elle devint inerte et pétrifié; lorsque le chauffeur étonné finit par demander à cette singulière cliente où il fallait aller, elle le fixa un instant, le regard vide, jusqu’à ce que son cerveau engourdi eût enfin saisi ses paroles. « À la Gare du Sud » s’empressa-t-elle de répondre; et pensant tout à coup que cette femme pourrait la suivre, elle ajouta: « Vite, vite, dépêchez-vous! »

C’est seulement pendant le trajet qu’elle se rendit compte que cette rencontre l’avait bouleversée au plus profond d’elle-même. Elle sentit ses mains rigides et glacées qui pendaient le long de son corps, comme sans vie, et fut prise soudain de frissons si violents qu’elle en était toute secouée. Un goût amer lui monta à la gorge et elle eut envie de vomir, tandis qu’une fureur aveugle et insensée lui donnait comme des convulsions dans la poitrine. Elle aurait voulu crier ou donner des coups de poing pour se délivrer de l’horreur de ce souvenir, fiché dans son cerveau comme un hameçon, oublier la laideur de ce visage, son rire sardonique, la vulgarité qui émanait de l’haleine fétide de cette prolétaire, cette bouche horrible qui lui avait craché en pleine figure des paroles si haineuses et si infâmes, et ce poing rouge qu’elle avait levé pour la menacer. Cette sensation de nausée augmentait et lui montait de plus en plus à la gorge, d’autant plus que la voiture, qui roulait à vive allure, la projetait d’un côté à l’autre. Elle allait signifier au chauffeur de ralentir, lorsqu’elle pensa, juste à temps, qu’elle n’aurait peut-être plus assez d’argent sur elle pour le payer, puisqu’elle avait donné tous ses billets à cette extorqueuse. Elle lui fit aussitôt signe de s’arrêter et descendit brusquement, ce qui étonna de nouveau le chauffeur. Par bonheur il lui restait assez d’argent. Mais elle se retrouva dans un quartier tout à fait inconnu, perdue dans une foule de gens affairés, dont le moindre mot, le moindre regard lui causaient une souffrance physique. De plus, ses jambes étaient comme amollies par la peur et refusaient presque de la porter plus loin; il fallait pourtant qu’elle rentrât. Rassemblant toute son énergie, elle avança péniblement d’une rue à l’autre, au prix d’un effort surhumain, comme si elle traversait un marais ou s’enfonçait dans la neige jusqu’aux genoux. Elle arriva enfin devant son immeuble et s’élança dans l’escalier, avec une précipitation qu’elle refréna aussitôt, pour ne rien laisser paraître de son trouble.

À présent que la bonne lui enlevait son manteau, qu’elle entendait dans la pièce voisine son petit garçon jouer avec sa sœur cadette, et que son regard apaisé rencontrait partout des choses familières, bien à elle et rassurantes, elle retrouva une apparence de calme, tandis que les vagues souterraines de l’émotion agitaient encore douloureusement sa poitrine oppressée. Elle ôta sa voilette et s’efforça de détendre ses traits, bien décidée à paraître naturelle; puis elle entra dans la salle à manger, où son mari lisait le journal devant la table mise pour le dîner.

« Il est bien tard ma chère Irène », fit-il sur un ton d’aimable reproche. Il se leva et l’embrassa sur la joue; elle en éprouva malgré elle un pénible sentiment de honte. Ils se mirent à table et, se détournant à peine de son journal, il demanda d’un air indifférent: « Où étais-tu pendant tout ce temps?

– J’étais… chez… chez Amélie… elle avait encore une course à faire… et je l’ai accompagnée », ajouta-t-elle, aussitôt furieuse contre elle-même d’avoir répondu sans réfléchir, en mentant aussi mal. D’ordinaire elle fourbissait toujours à l’avance un mensonge ingénieux, capable de résister à toutes les vérifications éventuelles, mais aujourd’hui la peur le lui avait fait oublier, la contraignant à une improvisation aussi maladroite. Et, songea-t-elle soudain, si son mari téléphonait pour se renseigner, comme dans la pièce de théâtre qu’ils avaient vue récemment…

« Qu’as-tu donc?… tu parais bien nerveuse… et pourquoi n’enlèves-tu donc pas ton chapeau? » demanda-t-il. Elle tressaillit en s’apercevant que son trouble venait à nouveau de la trahir, se leva précipitamment et alla dans sa chambre pour enlever son chapeau: là, elle s’observa dans le miroir jusqu’à ce que son regard inquiet lui parût avoir retrouvé toute son assurance. Puis elle retourna dans la salle à manger.

La bonne servit le dîner, et ce fut une soirée comme toutes les autres, peut-être un peu plus silencieuse et moins cordiale que d’habitude, une soirée où la conversation fut morne, sans entrain, souvent hésitante. Les pensées d’Irène refaisaient sans cesse le chemin, et chaque fois qu’elle revivait l’horrible moment où elle était tombée sur cette extorqueuse, elle était saisie d’épouvante. Elle levait alors les yeux pour se rassurer, son regard caressait les uns après les autres les objets autour d’elle qui tous avaient une âme: chacun se trouvait là, chargé de souvenir et de signification; elle retrouvait alors un certain calme. Et la pendule, dont le lent rythme d’acier arpentait le silence, redonnait imperceptiblement à son cœur un peu de son insouciante et imperturbable régularité.

 

Le lendemain, quand son mari fut parti à son cabinet, ses enfants en promenade, et qu’elle se retrouva enfin seule, cette affreuse rencontre, lorsqu’elle y repensa, perdit dans la lumière de ce début de journée beaucoup de son caractère angoissant. Irène se rappela d’abord que sa voilette était très épaisse, et que cette femme n’avait donc pas pu distinguer ses traits avec précision et ne pourrait pas la reconnaître. Alors elle envisagea calmement toutes les précautions à prendre. En aucun cas elle ne retournerait dans l’appartement de son amant – ce qui supprimait sans doute le risque le plus grand d’une telle agression. Il ne restait donc plus que le danger de rencontrer cette femme par hasard, mais cela aussi était improbable, car l’autre ne pouvait l’avoir suivie puisqu’elle s’était enfuie en voiture. La femme ne connaissait ni son nom ni son adresse, et il n’y avait en outre pas à craindre qu’elle la reconnût de façon certaine, vu l’image imprécise qu’elle avait de son visage. Mais même si par malheur cela se produisait, Irène était parée. N’étant plus tenaillée par la peur, elle décida aussitôt qu’il suffirait alors de garder une attitude sereine: elle nierait tout et prétendrait froidement qu’il s’agissait d’une erreur. Comme il serait impossible de prouver qu’elle se rendait dans cette maison si on ne l’y surprenait pas, elle pourrait accuser cette femme de chantage. Ce n’était pas pour rien qu’Irène était l’épouse d’un des avocats les plus renommés de la capitale, elle l’avait suffisamment entendu discuter avec ses confrères pour savoir que le chantage doit être désamorcé aussitôt et avec le plus grand sang-froid, car la moindre hésitation de la victime, le moindre signe d’inquiétude, ne font que renforcer la supériorité de son adversaire.

Sa première riposte fut d’envoyer à son amant une lettre brève, l’informant qu’elle ne pourrait venir à l’heure convenue, ni le lendemain ni les jours suivants. En le relisant, le ton de ce billet, dans lequel elle contrefaisait pour la première fois son écriture, lui sembla un peu froid, et elle s’apprêtait à remplacer les termes désobligeants par d’autres, plus tendres, quand elle se souvint tout à coup de la rencontre de la veille et comprit que la dureté de ces lignes lui avait été inconsciemment dictée par un vif ressentiment grondant en elle. Il était pénible et profondément blessant pour son amour-propre de découvrir qu’elle avait succédé dans les bras de son amant à une femme aussi abjecte et aussi ignoble: sa rage n’en fut que plus forte et, en examinant ce qu’elle avait écrit, elle remarqua avec une joie vengeresse la manière glaciale dont elle laissait entendre que sa venue dépendait de son bon plaisir.

Elle avait fait la connaissance de ce jeune homme au cours d’une soirée: c’était un pianiste réputé, mais dans un milieu encore restreint; peu de temps après, sans le vouloir vraiment ni comprendre au juste pourquoi, elle était devenue sa maîtresse. En fait, elle n’avait éprouvé aucune attirance physique pour lui, son attachement n’avait rien de sensuel et pour ainsi dire rien d’intellectuel; elle s’était donnée à lui sans besoin réel et même sans véritable désir, par une sorte de paresse à résister à ses avances et par une espèce de curiosité inquiète. Le bonheur conjugal comblait les désirs de sa chair, elle n’éprouvait pas non plus ce sentiment, si fréquent chez les femmes, de voir s’étioler son intérêt pour les choses de l’esprit, et elle n’avait en rien besoin d’un amant. Elle était tout à fait heureuse aux côtés d’un époux fortuné, qui lui était supérieur sur le plan intellectuel, et de ses deux enfants: elle jouissait avec indolence de son existence sereine et confortable de grande bourgeoise. Mais il y a des atmosphères languides qui rendent aussi sensuel que l’orage ou la tempête, des bonheurs bien tempérés qui sont plus exaspérants que le malheur, et pour nombre de femmes, leur absence de désir est aussi funeste qu’une insatisfaction perpétuelle liée à l’absence d’espoir. La satiété ne tourmente pas moins que la faim, et cette existence protégée, dépourvue de risques, lui donnait des envies d’aventure. Rien dans sa vie ne lui opposait de résistance. Autour d’elle, tout était douceur, elle rencontrait partout prévenance et tendresse; on l’aimait bien, et elle était respectée dans sa maison. Sans se douter que cette tiédeur de l’existence ne dépend jamais des choses extérieures, mais qu’elle est toujours le reflet d’une profonde indifférence au monde, Irène avait en quelque sorte le sentiment d’être abusée par ce bien-être et dépossédée de la vraie vie.

Ses rêves confus d’adolescente qui aspirait au grand amour et à l’exaltation des sentiments, avaient été mis en sommeil par la douceur rassurante des premières années de mariage et par les joies divertissantes d’une maternité précoce; ils refaisaient surface maintenant qu’elle approchait de la trentaine. Et comme toute femme, elle se sentait au fond d’elle-même encore capable d’une grande passion, mais elle n’associait pas au désir d’en vivre une le courage d’accepter le danger, qui est le véritable prix de l’aventure. Elle vivait ainsi dans un état de contentement qu’elle ne parvenait pas à rendre plus intense, quand ce jeune pianiste s’approcha d’elle, en proie à un désir violent et non dissimulé, auréolé de tout le romantisme de son art: il entra dans son univers bourgeois, où les hommes rendaient d’ordinaire respectueusement hommage à la « belle dame » qu’elle était en se contentant de plaisanteries anodines et de menues galanteries sans jamais désirer vraiment la femme en elle, et pour la première fois depuis son adolescence, elle se sentit vibrer à nouveau au plus profond de son être: ce qui l’avait attirée n’était peut-être rien d’autre chez lui que cette ombre de tristesse sur un visage qu’il cherchait un peu trop à rendre intéressant ; elle ne se rendait pas compte que tout cela était en réalité aussi étudié que sa technique de pianiste ou que cet air songeur, assombri de mélancolie, pour faire surgir un impromptu (travaillé en fait depuis longtemps). Elle qui ne se sentait entourée que de bourgeois repus, avait cru entrevoir dans cette tristesse cet univers supérieur qu’elle voyait chatoyer dans les livres et s’animer, au théâtre, d’une vie romantique; et elle avait franchi malgré elle les limites habituelles de ses sentiments pour le contempler. Un compliment, lancé dans un instant d’enthousiasme et sans doute avec un peu plus d’ardeur qu’il n’eût été convenable, incita le pianiste à lever les yeux vers cette femme, et ce premier regard s’empara d’elle. Elle en fut effrayée et sentit en même temps ce que toute peur a de voluptueux: une conversation, qui lui sembla comme illuminée et embrasée par un feu souterrain, entretint sa curiosité déjà vive et l’aiguisa au point qu’elle ne chercha pas à éviter une nouvelle rencontre lors d’un concert public. Par la suite ils se virent plus souvent, et ce ne fut bientôt plus par hasard. Elle qui avait accordé jusqu’ici peu de valeur à son jugement musical et qui n’avait, à juste titre, pas attaché d’importance à sa sensibilité artistique, éprouvait de l’orgueil à jouer un rôle important pour ce véritable artiste qui l’assurait sans cesse qu’elle savait le comprendre et le conseiller. Aussi lui fit-elle confiance de façon un peu inconsidérée lorsqu’il lui proposa, quelques semaines plus tard, de venir chez lui écouter sa dernière œuvre, qu’il voulait jouer pour elle, et pour elle seule – cette promesse, peut-être à demi sincère dans son esprit, se perdit dans des baisers qui entraînèrent Irène, surprise, à se donner à lui. Elle éprouva d’abord de l’effroi devant cette irruption inattendue de la sensualité, le halo de mystère qui enveloppait leur relation s’était brutalement déchiré; son sentiment de culpabilité face à cet adultère qu’elle n’avait pas voulu, fut alors en partie atténué par la délicieuse vanité d’avoir renié pour la première fois, et par une décision qu’elle croyait sienne, le monde bourgeois dans lequel elle vivait. Et sa vanité transforma en un très vif orgueil l’effroi que sa propre indignité lui avait inspiré les premiers jours. Toutefois, même ces émotions mystérieuses ne furent vraiment intenses que les premiers temps. D’instinct, elle se rebellait au fond d’elle-même contre cet homme, et surtout contre ce qu’il y avait en lui de nouveau, de différent, alors que sa curiosité s’en était trouvée excitée. L’extravagance de ses vêtements, le côté bohème de son intérieur, sa vie matérielle désordonnée qui oscillait perpétuellement entre le gaspillage et les embarras d’argent, tout cela choquait sa sensibilité bourgeoise. Comme pour la plupart des femmes, un artiste devait être à ses yeux très romantique de loin, mais avoir de bonnes manières en privé: un fauve magnifique, maintenu derrière les barreaux du savoir-vivre. Sa passion, qui enivrait Irène quand il jouait, devenait inquiétante dans l’intimité; à la vérité, elle n’aimait pas ces pressantes et brutales étreintes, et elle comparait malgré elle sa rudesse tyrannique à l’ardeur de son mari, encore pleine de retenue et de respect après des années. Mais une fois la première infidélité commise, elle continua à revenir régulièrement chez son amant, sans être ni comblée ni déçue, cédant à une sorte de sentiment du devoir et à la force de l’habitude. Comme il n’est pas rare, même parmi les libertines et les courtisanes, elle était de ces femmes si profondément bourgeoises qu’elles mettent de l’ordre jusque dans l’adultère, introduisent une sorte de confort domestique dans l’inconduite, et s’efforcent patiemment, mine de rien, d’entremêler les sentiments même les plus singuliers et la banalité quotidienne. Au bout de quelques semaines, elle avait assigné à ce jeune homme, son amant, une place bien définie dans sa vie, et lui accordait un jour par semaine, comme à ses beaux-parents; mais cette nouvelle relation ne l’avait fait renoncer en rien à son ancien mode de vie, elle n’y ajoutait à vrai dire qu’un élément de plus. Cet amant ne modifia bientôt plus rien au fonctionnement tranquille de son existence, il venait en quelque sorte accroître son bonheur tempéré comme un troisième enfant ou une automobile, et cette aventure ne tarda pas à lui paraître aussi banale que les plaisirs légitimes.

Maintenant que, pour la première fois, elle était confrontée au danger et qu’elle allait devoir payer le véritable prix de l’aventure, elle se mit à en calculer mesquinement la valeur. Gâtée par le sort, choyée par sa famille, presque sans désirs du fait de sa fortune, il lui sembla que ce premier désagrément était excessif pour sa nature délicate. D’emblée, elle se refusait à renoncer aussi peu que ce fût à sa tranquillité d’esprit, et en fait elle était prête à sacrifier sans hésitation son amant à son confort personnel.

La réponse du jeune homme, écrite dans la panique, avec nervosité, dans un style haché, lui avait été apportée l’après-midi même par un coursier; cette lettre, où il l’implorait d’un ton bouleversé, où il se plaignait, l’accusait, ébranla à nouveau sa décision de mettre fin à cette aventure: cette violence flattait sa vanité et ce désespoir exacerbé la ravissait. Son amant la suppliait dans les termes les plus pressants de lui accorder au moins une brève entrevue, pour qu’il puisse au moins se justifier, au cas où il l’aurait blessée d’une façon ou d’une autre sans le savoir. Alors ce jeu nouveau la tenta: elle continuerait à bouder et se refuserait sans motif pour se rendre encore plus désirable. Elle avait l’impression d’être au cœur d’une grande agitation, et comme tous les gens un peu froids de nature, elle trouvait plaisant d’être entourée des flammes de la passion sans pourtant brûler elle-même. Elle lui proposa donc de le rencontrer dans un salon de thé où, comme elle s’en souvint tout à coup, elle avait eu un rendez-vous avec un acteur lorsqu’elle était jeune fille; il est vrai que cette rencontre candide et pure de naguère lui semblait à présent puérile. Elle sourit intérieurement en pensant qu’il était étrange de voir le romantisme refleurir maintenant dans sa vie, alors qu’il s’était fané au cours de toutes ces années de mariage. En son for intérieur, elle se réjouissait presque de s’être trouvée nez à nez, la veille, avec cette mégère, car elle avait éprouvé pour la première fois depuis longtemps une émotion véritable, si intense et excitante qu’elle en était encore toute secouée au fond d’elle-même, elle qui d’ordinaire était rarement nerveuse.

 

Elle mit cette fois une robe sombre et discrète, et changea de chapeau pour semer la confusion dans les souvenirs de cette femme, au cas où elle la rencontrerait. Elle s’apprêtait déjà à mettre une voilette, pour ne pas être reconnue, mais elle la repoussa, dans un brusque mouvement de défi. Lui fallait-il appréhender de sortir dans la rue, elle, une femme estimée, respectée, devait-elle redouter quelqu’un qu’elle ne connaissait pas du tout? Et, se mêlant à la crainte du danger, elle ressentait une étrange fascination, une envie de se battre terriblement exaltante, comme lorsqu’on passe les doigts sur la lame froide d’un poignard ou qu’on regarde dans la gueule d’un revolver, dans cet étui noir où se tapit la mort. Ce frisson d’aventure était un élément inhabituel dans son existence protégée, et par jeu elle avait envie de l’éprouver à nouveau; c’était une sensation merveilleuse, qui mettait ses nerfs sous tension en électrisant toute sa chair.

Une angoisse passagère la saisit, juste une seconde, au moment où elle sortit dans la rue, un frisson nerveux dont elle fut toute transie, comme lorsqu’on trempe le bout du pied dans l’eau, pour voir, avant de se lancer dans les vagues. Mais ce froid ne la parcourut qu’une seconde, une étrange joie de vivre l’envahit d’un seul coup, l’envie de marcher d’un pas vif, léger et souple, avec une vigueur et une noblesse qu’elle ne se connaissait pas. Elle regrettait presque que le salon de thé fût si proche, car une volonté inconnue la poussait à conserver cette allure, sous le charme magnétique et mystérieux de l’aventure. Mais elle n’avait qu’une heure à consacrer à cette entrevue, et elle eut instinctivement l’agréable certitude que son amant l’attendait déjà. Lorsqu’elle entra, il était assis dans un coin et se leva d’un bond, avec une précipitation qu’elle trouva agréable et gênante à la fois. Elle dut lui demander de baisser la voix, tant il était emporté par le bouillonnant tumulte de ses émotions et la submergeait d’un flot de questions et de reproches. Sans évoquer du tout pour quelle véritable raison elle n’était plus revenue, elle se contenta d’allusions dont l’imprécision enflamma encore davantage le jeune homme. Elle demeura cette fois inaccessible à ses demandes et fut même avare de promesses, car elle sentait combien ce retrait, ce refus mystérieux et soudain aiguisait son désir… Et lorsqu’au bout d’une demi-heure de conversation passionnée elle le quitta, sans lui avoir accordé ni même promis la moindre tendresse, elle sentit en elle un feu très étrange, comme elle n’en avait connu que jeune fille. Il lui semblait qu’une petite flamme pétillante rougeoyait au plus profond d’elle-même, n’attendant que le vent qui viendrait fouetter ce feu pour l’embraser des pieds à la tête. Elle saisissait au passage chacun des regards que lui décochait la rue, et le succès inattendu qu’elle avait auprès des hommes la rendit si curieuse de voir son visage qu’elle s’arrêta soudain devant le miroir à la vitrine d’un fleuriste pour admirer sa propre beauté, dans un cadre de roses rouges et de violettes scintillantes de rosée. Rayonnante, elle se contempla, jeune et gracieuse; des lèvres entrouvertes et sensuelles, là-bas, lui renvoyaient un sourire satisfait, et lorsqu’elle repartit, elle eut l’impression d’avoir des ailes. Un désir de libération physique, de danser ou de s’enivrer, faisait perdre à sa démarche sa régularité habituelle. Passant vivement devant la Michaeler Kirche, elle fut contrariée d’entendre sonner l’heure qui la rappelait chez elle, dans son univers étroit et bien ordonné. Depuis son adolescence, elle ne s’était jamais sentie aussi légère, aussi réceptive à toutes les sensations; ni les premiers jours de sa vie conjugale, ni les étreintes de son amant n’avaient électrisé son corps de la sorte, et l’idée qu’elle allait maintenant gaspiller dans une vie trop réglée cette extraordinaire légèreté, cette suave griserie de ses sens, lui fut insupportable. Sans entrain, elle continua son chemin. Arrivée devant chez elle, elle s’arrêta une nouvelle fois, hésitante, pour respirer encore à pleins poumons cette atmosphère ardente, cette heure troublante, pour sentir refluer jusqu’au fond de son cœur la dernière vague de l’aventure.

Alors quelqu’un lui toucha l’épaule. Elle se retourna.

« Mais… mais que voulez-vous donc encore? » bredouilla-t-elle, horrifiée, en apercevant brusquement le visage détesté. Et sa frayeur redoubla de s’entendre prononcer ces funestes paroles. Elle s’était pourtant promis de ne pas reconnaître cette femme si elle venait un jour à la rencontrer à nouveau, de tout nier, de tenir tête à cette extorqueuse… Maintenant, il était trop tard.

« Je vous attends ici depuis une demi-heure déjà, madame Wagner! »

Irène tressaillit en entendant son nom. L’autre savait comment elle s’appelait, où elle habitait. Maintenant tout était perdu, il n’y avait plus de salut, elle était à sa merci. Des paroles se pressaient sur ses lèvres, ces paroles soigneusement pesées et calculées, mais sa langue était paralysée et n’avait pas la force d’émettre le moindre son.

« Il y a déjà une demi-heure que j’attends, madame Wagner! »

Sur un ton de reproche et de menace, la femme répéta ses paroles.

« Que voulez-vous… Que voulez-vous donc de moi?

– Vous le savez bien, madame Wagner – Irène frémit à nouveau en entendant son nom – « Vous savez parfaitement pourquoi je suis là.

– Je ne l’ai plus jamais revu… maintenant laissez-moi… je ne le verrai plus… plus jamais… »

La femme attendit tranquillement que l’émotion empêchât Irène de continuer. Puis elle lui dit sèchement, comme à un subalterne:

« Ne mentez pas! J’vous ai suivie jusqu’au salon de thé », et lorsqu’elle vit qu’Irène avait un mouvement de recul, elle ajouta, railleuse: « C’est que j’n’ai rien à faire… m’ont renvoyée du magasin! Parce qu’il n’y a plus de travail, comme ils disent, et puis qu’les temps sont durs. Alors ma foi, on en profite, voilà, et on va aussi s’balader un peu… tout comme les honnêtes femmes! »

Elle dit cela avec une froide méchanceté qui frappa Irène au cœur. Elle se sentait désarmée devant la sauvage brutalité de cette impudence, et l’idée angoissante que l’autre pût à nouveau élever la voix ou que son mari vînt à passer, la saisit comme un vertige: alors tout serait perdu. Vite, elle fouilla dans son manchon, ouvrit sa bourse en argent et en sortit tout ce que ses doigts purent attraper. Avec dégoût, elle le fourra dans cette main qui s’avançait déjà sans se presser, attendant son butin avec une patience et une assurance insolentes.

Mais cette fois, la main effrontée ne retomba pas humblement comme le premier jour, quand elle sentit l’argent; elle resta là, immobile en l’air, ouverte comme une griffe.

« Donnez-moi donc aussi la bourse pour que j’perde pas l’argent! » ajouta-t-elle avec une moue railleuse et un petit rire gloussant.

Irène la regarda dans les yeux, mais juste une seconde. Cette impudence éhontée, vulgaire, était insupportable. Elle sentit un profond dégoût envahir tout son corps, comme une brûlante douleur. S’en aller, rien que s’en aller, ne plus voir ce visage, surtout! Détournant la tête, elle lui tendit très vite la précieuse bourse, puis poussée par la terreur, elle monta l’escalier en courant.

Comme son mari n’était pas encore rentré, elle put se jeter sur le sofa. Elle y resta étendue, inerte, comme assommée ; seuls ses doigts étaient parcourus de violents tremblements qui lui secouaient les bras jusqu’aux épaules, et tout son corps cédait à l’assaut violent de cette terreur panique. C’est seulement en entendant au-dehors la voix de son mari qu’au prix d’un effort extrême elle se ressaisit et se traîna jusqu’à l’autre pièce, l’esprit absent, avec des gestes d’automate.

 

Maintenant la terreur hantait sa maison et ne quittait plus les lieux. Durant toutes ces heures vides, qui ramenaient sans cesse par vagues à sa mémoire les images de cette effroyable rencontre, elle prenait très clairement conscience que sa situation était sans espoir. Cette femme connaissait son nom et son adresse – sans qu’Irène parvînt à comprendre comment – et maintenant que ses premières tentatives avaient si bien réussi, elle ne reculerait sans doute devant aucun moyen pour tirer parti de ce qu’elle savait et exercer un chantage permanent. Pendant des années et des années, elle serait comme un cauchemar qui pèserait sur sa vie et dont rien, pas même l’effort le plus désespéré, ne la délivrerait; car Irène avait beau être fortunée et mariée à un homme riche, il lui était impossible, sans en informer son époux, de réunir une somme aussi importante pour se débarrasser une fois pour toutes de cette femme. D’autre part, elle avait appris, au hasard des propos de son mari et à travers ses procès, que les engagements et les promesses de gens aussi roués et aussi infâmes, n’ont pas la moindre valeur. Elle estimait pouvoir encore écarter la catastrophe pendant un mois ou deux peut-être, puis l’édifice artificiel de son bonheur familial s’effondrerait inéluctablement; et la certitude qu’elle avait d’entraîner alors l’extorqueuse dans sa chute, était une piètre satisfaction. En effet, que pouvaient bien représenter six mois de prison pour cette femme sûrement dépravée qui avait déjà dû être condamnée, en comparaison de cette existence qu’elle-même perdrait et qui était, elle s’en rendait compte avec effroi, la seule qui lui fût possible. Refaire sa vie, désormais flétrie et déshonorée, lui paraissait inconcevable, à elle qui s’était toujours contentée jusqu’alors de se laisser choyer par l’existence, sans jamais contribuer le moins du monde à forger elle-même sa destinée; et puis il y avait ses enfants, son mari, son foyer, toutes ces choses dont elle ne sentait que maintenant, au moment de les perdre, combien elles étaient partie intégrante de sa vie et d’elle-même. Elle avait soudain le sentiment que tout ce qu’elle n’avait fait qu’effleurer de ses robes, en passant, lui était atrocement nécessaire; et il lui paraissait parfois inconcevable et aussi irréel qu’un rêve d’imaginer qu’une obscure aventurière, à l’affût quelque part dans la rue, pût être en mesure de détruire d’un seul mot cette chaude intimité.