La Pitié Dangereuse - Zweig Stefan - E-Book

La Pitié Dangereuse E-Book

Zweig Stefan

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Beschreibung


La Pitié Dangereuse (Ungeduld des Herzens), est le seul roman achevé de l'Autrichien Stefan Zweig.
Cette œuvre raconte l’histoire d’un jeune officier autrichien, Anton Hofmiller, qui, malgré lui, suscite l’amour d’Edith de Kekesfalva, jeune paralytique et fille d’un riche propriétaire de la région. L’amour fou de la fille finit par la tragédie.
La Pitié Dangereuse est également le miroir de l'Autriche-Hongrie d'avant la Première Guerre mondiale et de ses préjugés sociaux.
 
 

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Table of Contents

1

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7

STEFAN ZWEIG

LA PITIÉ DANGEREUSE

Paris 1939

Traducteur Alzir Hella

Raanan Éditeur

Livre 1119 | édition 1

raananediteur.com

1

« On ne prête qu’aux riches » – cette parole du Livre de la Sagesse, tout écrivain peut la reprendre à son compte : « On ne se raconte qu’à ceux qui ont beaucoup raconté. » – Rien n’est plus faux que l’idée reçue selon laquelle l’imagination de l’écrivain est sans cesse à l’œuvre, et qu’il trouve dans cette inépuisable réserve ses histoires et ses personnages. En vérité, au lieu d’inventer, il lui suffit de laisser venir à lui les figures et les événements : s’il a su préserver ce don qui lui est propre, de voir et d’entendre, ils viendront toujours différents se présenter au conteur qu’il est. Car à celui qui a souvent expliqué les destinées, beaucoup d’hommes viennent conter la leur.

Cette histoire m’a elle aussi été confiée, et sous cette forme même, d’une manière très inattendue. À mon dernier séjour à Vienne, éreinté par une journée remplie par mille et une courses, je cherchai un restaurant des faubourgs, que je supposais être depuis longtemps passé de mode, et donc peu fréquenté. Mais à peine entré, je vis avec irritation que je m’étais trompé. À la première table déjà, une personne de connaissance se leva en me témoignant toutes les marques d’une joie sincère (auxquelles je fus loin de répondre avec autant de chaleur) et m’invita à prendre place à ses côtés. Ce serait mentir que d’affirmer que cet empressé était un personnage fâcheux ou désagréable : c’était seulement une de ces natures compulsivement sociables qui, d’une façon aussi acharnée que les enfants collectionnent les timbres, accumulent les relations et sont fières du moindre exemplaire de leur collection, avec toujours une bonne raison. Pour ce sympathique original – archiviste de son métier, actif et fort cultivé – le sens de la vie se résumait dans le modeste bonheur de pouvoir, à propos de chaque nom qu’il voyait de temps à autre imprimé dans le journal, ajouter : « C’est un bon ami à moi », ou bien « Lui, je l’ai rencontré encore hier soir », ou mon ami A. m’a dit » ou bien « mon ami B. pense que », et ainsi de suite pour tout l’alphabet. On pouvait compter sur lui pour faire la claque aux premières de ses amis, pour téléphoner aux actrices le lendemain matin et les féliciter ; il n’oubliait jamais un anniversaire, passait sous silence les articles trop critiques, mais vous envoyait les pages d’éloges avec sa cordiale sympathie. Pas un fâcheux, donc, mais plutôt quelqu’un de sincèrement dévoué, déjà très heureux si on lui demandait un menu service ou si l’on ajoutait un nouvel objet au cabinet de curiosités de ses connaissances.

Mais point n’est besoin de décrire davantage l’ami « Adabei » – ce sobriquet bienveillant désigne d’ordinaire à Vienne cette espèce de gentils parasites, à l’intérieur du groupe, plus haut en couleurs, des différents snobs –, car chacun en connaît et sait bien que l’on ne peut résister sans être grossier à leur nature futile et touchante. Je pris donc place à sa table, et un quart d’heure s’était déjà écoulé en bavardages lorsqu’un monsieur pénétra dans le restaurant, grand mais avec un visage jeune et coloré qui avait, chose étrange, des cheveux gris aux tempes ; une certaine raideur dans l’allure trahissait aussitôt l’ancien militaire. Mon voisin se dressa avec son habituel empressement pour le saluer, mais le monsieur répondit avec plus d’indifférence que de courtoisie à cet élan, et à peine le nouvel arrivant avait-il passé sa commande au serveur, vite accouru, que mon ami Adabei se rapprocha de moi et me susurra : « Savez-vous qui c’est ? » Connaissant sa fierté de collectionneur à faire l’éloge de tout exemplaire un peu intéressant de sa galerie, et redoutant de trop longues explications, je répondis seulement « Non », sur un ton fort peu curieux, et continuai à découper mon gâteau, une Sachertorte. Pourtant mon indolence n’enflamma que davantage cet entremetteur de personnalités et, s’abritant avec prudence derrière sa main, il me souffla doucement : « Mais c’est Hofmiller, le contrôleur général – vous savez bien – celui qui a été décoré de l’ordre, pendant la guerre de Marie-Thérèse. » Puis, comme ce fait ne semblait pas me frapper autant qu’il l’espérait, il se mit à énumérer avec l’enthousiasme d’un manuel patriotique les grandioses faits d’arme du capitaine Hofmiller, d’abord dans la cavalerie, puis en patrouille de reconnaissance aérienne au-dessus de la Piave, où à lui seul il avait abattu trois avions ennemis, et enfin dans une compagnie d’artilleurs où il avait commandé et tenu, trois jours durant, un poste sur le front – le tout raconté avec force détails (que je passe ici) et assorti de vives protestations d’étonnement que je n’eusse jamais entendu parler de cet homme remarquable, alors que l’empereur Karl en personne lui avait remis les plus hautes décorations de l’armée autrichienne.

Malgré moi, je me surpris à jeter un coup d’œil vers l’autre table pour considérer à deux mètres de distance un héros dûment estampillé par l’Histoire. Mais je rencontrai un œil dur et irrité, qui disait à peu près : « Que t’a fait accroire ce gaillard sur mon compte ? Il n’y a rien à voir sur ma personne ! » Et avec un geste manifestement mécontent, le monsieur déplaça sa chaise sur le côté et nous tourna résolument le dos. Un peu honteux, je détournai les yeux et j’évitai désormais d’effleurer fût-ce la nappe du moindre regard indiscret. Je pris bientôt congé de mon aimable bavard, non sans remarquer toutefois, en m’en allant, qu’il se transférait aussitôt à la table de son héros, sans doute pour lui faire à mon propos un récit tout aussi empressé qu’il m’en avait fait un sur lui.

Ce fut tout. Un échange de regards… et j’aurais certainement oublié cette brève rencontre, si le hasard n’avait voulu que dès le lendemain je me sois retrouvé dans une société peu nombreuse en face de ce revêche personnage, qui du reste, dans son smoking du soir, était d’une élégance encore plus frappante que la veille en costume de tweed plus sport. Nous eûmes tous deux peine à retenir un léger sourire, le sourire complice de deux personnes qui conservent entre elles, au milieu des autres, un secret bien gardé. Il me reconnaissait lui aussi très bien, et sans doute nous amusions-nous chacun de la même façon en songeant à notre malheureux entremetteur de la veille. Nous évitâmes d’abord de nous parler, mais nous aurions dû de toute manière y renoncer, devant la discussion animée qui s’engageait autour de nous.

L’objet de cette discussion sera aussitôt clair quand j’aurai dit qu’elle avait lieu en 1938. Les chroniqueurs de notre époque constateront, plus tard, que dans tous les pays de notre Europe bouleversée, les moindres conversations étaient alors dominées par les conjectures sur le caractère probable ou improbable d’une deuxième guerre mondiale. C’était le sujet qui infailliblement occupait les rencontres mondaines, et l’on avait parfois l’impression que ce n’étaient pas les hommes qui se libéraient ainsi de leurs hypothèses ou de leurs espoirs, mais l’atmosphère elle-même, l’air du temps, si agité et porteur de tensions secrètes, qui cherchait à s’en décharger dans les paroles que l’on échangeait ainsi. 

Ce fut le maître de maison, avocat de son métier et de caractère ergoteur, qui lança la discussion ; avec des arguments éculés, il exprima un lieu commun non moins éculé en disant que la nouvelle génération connaissait la guerre, et ne s’y engagerait pas avec autant de naïveté que dans la dernière. Dès la mobilisation, on mettrait crosse en l’air, car les vieux soldats en particulier, comme lui, n’avaient pas oublié ce qui les attendait. Je fus irrité par l’assurance clinquante avec laquelle, au moment où des dizaines et des centaines de milliers d’usines fabriquaient des explosifs et des gaz toxiques, il écartait la possibilité d’une guerre, juste comme on fait négligemment tomber, du bout du doigt, la cendre de sa cigarette. Je répondis avec fermeté qu’il ne fallait pas toujours se convaincre de ce que l’on voulait croire. Les ministères et les institutions militaires qui dirigeaient l’appareil de guerre ne s’étaient pas assoupis non plus, et tandis

que nous nous bercions de douces utopies, ils avaient utilisé la période de paix pour réorganiser les foules à l’avance et les avoir ainsi prêtes à l’emploi, bien en main pour ainsi dire. Maintenant déjà, en temps de paix, la docilité générale avait augmenté de façon incroyable, grâce à la perfection de la propagande, et si l’on voulait bien regarder la réalité en face, il ne fallait attendre aucune résistance nulle part, à partir de la seconde où la radio annoncerait la mobilisation dans les chaumières. La volonté de l’individu, ce grain de poussière, n’avait plus le moindre poids aujourd’hui.

J’eus, bien sûr, tout le monde contre moi, car la tendance invétérée en l’homme à s’aveugler lui-même n’a rien trouvé de mieux, on le sait bien, que de déclarer nuls et non avenus les dangers qu’il pressent. Et mon avertissement ne pouvait que sembler mal venu, face à leur optimisme facile, d’autant plus qu’un somptueux dîner nous attendait déjà dans la pièce à côté.

À ma surprise le chevalier de l’ordre de Marie-Thérèse, en qui j’avais cru, à tort, sentir d’instinct un adversaire, vint me seconder. C’était en effet pure folie, déclara-t-il vivement, de prétendre que la volonté – ou la non-volonté – du bétail humain entrait en ligne de compte ; car dans la prochaine guerre, ce seraient les engins qui décideraient, les hommes étant réduits à n’être plus qu’une sorte d’accessoires. Durant la dernière guerre déjà, il avait rencontré sur le front très peu d’hommes qui eussent clairement approuvé ou réprouvé la guerre. La plupart y avaient été emportés comme un nuage de poussière chassé par le vent, restant ensuite prisonniers du grand tourbillon qui secouait chacun d’entre eux comme un petit pois dans un immense sac. En résumé, il y avait peut-être même plus d’hommes qui avaient trouvé refuge dans la guerre, et peu qui l’avaient fuie.

Je l’écoutai avec étonnement, fasciné surtout par la violence qu’il manifestait encore. « Ne nous faisons pas d’illusions. Si l’on envoyait aujourd’hui des sergents-recruteurs dans n’importe quel pays pour une guerre exotique, en Polynésie ou dans un coin d’Afrique, des milliers et des centaines de milliers accourraient, sans bien savoir pourquoi, peut-être seulement par désir de se fuir soi-même ou pour échapper aux tracas. J’ai beaucoup de mal à envisager l’éventualité d’une résistance effective à la guerre. Pour l’individu, résister face à une structure exige toujours beaucoup plus de courage que se laisser emporter, et un courage individuel qui, à notre époque où l’organisation et la mécanisation vont croissant, est en voie de disparition. À la guerre, je n’ai pour ainsi dire observé que le phénomène du courage collectif, le courage à l’intérieur des rangs. Or si l’on veut bien l’examiner de près, on y découvre de très singulières composantes : beaucoup de vanité, de légèreté et même d’ennui, mais surtout beaucoup de peur – oui, la peur de rester sur le carreau, d’être tourné en dérision, la peur d’agir seul et surtout la peur de contrecarrer l’élan massif des autres. La plupart de ceux qui sur le champ de bataille passaient pour les plus valeureux me sont apparus ensuite, dans le civil, comme des personnes et des héros très suspects. « Et je vous prie », ajouta-t-il avec civilité en se tournant vers notre hôte, – de ne pas faire d’exception pour moi ».

Cette façon de parler me ravit et j’avais envie d’aller le trouver, mais la maîtresse de maison nous invitait à table ; placés loin l’un de l’autre, nous n’eûmes pas l’occasion de parler. Et c’est seulement au vestiaire, quand tout le monde partait, que nous nous retrouvâmes.

« Je crois », me dit-il en souriant, « que notre commun protecteur nous a déjà indirectement présentés. »

Je souris aussi : « … et avec force détails !

– Il n’a sans doute pas hésité à dire quel Achille je suis, en épinglant à mon revers toutes mes décorations ?

– En effet, c’est cela…

– Oui, il en est diablement fier, tout comme de vos livres…

– Quel drôle d’oiseau ! Mais il y en a de pires… D’ailleurs, si vous voulez, faisons un bout de chemin ensemble. »

Nous partîmes. Brusquement il se tourna vers moi :

« Croyez-moi, ce n’est pas une formule creuse si je dis que pendant des années rien ne m’a plus fait souffrir que cette décoration de l’ordre de Marie-Thérèse, trop voyante à mon goût. Pour être tout à fait sincère, quand on me l’épingla sur le champ de bataille, j’en fus très impressionné. Car on a reçu une éducation militaire, et dans l’École des Cadets, cet ordre est toute une légende, en particulier cet ordre de Marie-Thérèse qui n’échoit qu’à douze hommes peut-être, dans toute une guerre, et descend donc vraiment comme une étoile du ciel. C’est vrai que pour un gars de vingt-huit ans, ce n’est pas rien : on se retrouve soudain devant toute l’armée en ligne, ils lèvent tous un regard étonné en voyant briller comme un petit soleil l’étoile sur votre poitrine, et l’Empereur, cette majesté inaccessible, vous félicite en vous serrant la main. Pourtant, voyez-vous, cette distinction n’avait de sens et de valeur que dans notre univers militaire, et quand la guerre fut finie, il me parut ridicule de me promener ma vie durant comme un héros estampillé, simplement parce qu’un jour j’avais réellement été courageux pendant vingt minutes – pas plus courageux sans doute que des dizaines de milliers d’autres, mais en ayant eu la chance d’être remarqué et celle, encore plus étonnante, d’être revenu vivant. Après un an, voyant que les gens partout fixaient ce petit morceau de métal et me lançaient ensuite un regard respectueux, j’en eus vraiment assez de me balader comme un monument ambulant, et la contrariété d’attirer en permanence l’attention détermina largement mon choix de réintégrer la vie civile. »

Il accéléra un peu le pas.

« J’ai dit : largement –, mais ma raison principale était d’ordre privé, et vous la comprendrez peut-être encore mieux. La raison, c’est qu’au fond de moi-même, je doutais d’y avoir droit et d’être un héros. Car bien mieux que les spectateurs inconnus, je savais que sous cette décoration se trouvait quelqu’un qui était tout, sauf un héros, qui était peut-être entièrement dénué d’héroïsme – l’un de ceux qui ne se sont précipités avec tant de fougue dans la guerre que précisément pour échapper à une situation désespérée. Plutôt des déserteurs face à leurs responsabilités personnelles que des héros pénétrés de leurs devoirs. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais en ce qui me concerne, je trouve antinaturel et insupportable de vivre nimbé d’une auréole, et je me sentis très soulagé de ne plus transporter avec moi, sur mon uniforme, ma biographie de héros. Cela m’irrite, encore aujourd’hui, quand quelqu’un exhume ma gloire passée, et hier, je peux bien vous le dire, il s’en est fallu de peu que j’aille à votre table apostropher ce bavard et le prier vertement de se faire mousser avec d’autres que moi. Toute la soirée, votre regard respectueux m’a poursuivi, et pour donner tort à ce bavard, j’aurais voulu vous obliger à entendre par quels chemins tortueux je suis devenu un si grand héros. C’est en effet une histoire assez singulière, et qui pourrait montrer que bien souvent, le courage n’est rien d’autre que l’envers de la faiblesse. Tenez… je vous la raconterais bien, là, dans la foulée. Ce qui est vieux d’un quart de siècle ne concerne plus la même personne, n’est-ce pas… Vous auriez le temps ? Et cela ne vous ennuie pas ? »

Bien sûr que j’avais le temps ! Nous continuâmes un long moment nos allées et venues dans les rues désertes, et passâmes ensemble une bonne partie des jours suivants. J’ai transformé très peu de choses dans son récit : peut-être ai-je dit « uhlans » pour « hussards », j’ai un peu bousculé les garnisons sur la carte pour que l’on ne les reconnaisse pas, par prudence j’en ai changé les noms. Mais je n’ai rien ajouté d’important, et je m’efface pour laisser maintenant le narrateur raconter son histoire.

« Il y a deux sortes de pitié. L’une, molle et sentimentale, qui n’est en réalité que l’impatience du cœur de se débarrasser au plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d’autrui, cette pitié qui n’est pas du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de l’âme contre la souffrance étrangère. Et l’autre, la seule qui compte, la pitié non sentimentale mais créatrice, qui sait ce qu’elle veut et est décidée à persévérer avec patience et tolérance jusqu’à l’extrême limite de ses forces, et même au-delà.

Toute l’affaire commença par une maladresse commise en toute innocence, une « gaffe », comme disent les Français. Puis vint le désir de réparer ma bêtise. Mais quand on veut remettre trop vite en place une roue dans une montre, on finit le plus souvent par en briser tout le mécanisme. Même aujourd’hui, après des années, je n’arrive pas à fixer la limite où a fini ma maladresse et où a commencé ma faute. Il est probable que je ne le saurai jamais.

J’avais à cette époque vingt-cinq ans et j’étais lieutenant d’active au Xème régiment de uhlans. Que j’aie jamais eu une passion spéciale ou une vocation véritable pour le métier de soldat, c’est ce que je ne saurais prétendre. Mais quand dans la maison d’un fonctionnaire de la vieille Autriche il y a deux petites filles et quatre garçons affamés autour d’une table pauvrement garnie, on n’a pas le loisir d’interroger les enfants sur leurs goûts, on les case au plus vite dans une profession, pour qu’ils ne pèsent pas trop longtemps sur la famille. Mon frère Ulrich, qui déjà à l’école communale s’était abîmé les yeux à force d’étudier, fut envoyé au séminaire ; quant à moi, je dus à ma forte constitution d’être dirigé sur l’école militaire. De là le fil de la vie se déroule automatiquement, sans qu’on ait à le tirer. L’État s’occupe de tout. En quelques années il fait, sans qu’il vous en coûte rien, d’après un modèle fixé à l’avance, d’un pâle adolescent un enseigne à la barbe naissante, qu’il livre, prêt à servir, à l’armée. Un beau jour, qui était l’anniversaire de l’empereur – je n’avais pas encore dix-huit ans – je fus passé en revue et peu de temps après une première étoile apparut à mon col. J’avais franchi la première étape, et désormais tout le cycle de l’avancement pouvait se poursuivre mécaniquement, avec les pauses indispensables, jusqu’à la retraite et la goutte. De même, servir dans la cavalerie, cette arme hélas des plus coûteuses, n’avait jamais été mon désir personnel, mais la marotte de ma tante Daisy, laquelle avait épousé en secondes noces le frère aîné de mon père, au moment où il venait de quitter le ministère des Finances pour le poste plus lucratif de directeur de banque. Riche et snob à la fois, elle ne pouvait accepter qu’un Hofmiller quelconque fît honte à la famille en servant dans l’infanterie. Et comme elle appuyait cette marotte d’un subside de cent couronnes par mois, je devais encore, en toute occasion, lui en manifester de la reconnaissance. Quant à savoir s’il me plaisait ou non de servir dans la cavalerie ou même de faire une carrière d’officier, cela, personne ne se l’était jamais demandé, moi pas plus que les autres. Du moment que j’étais en selle, je me sentais bien et je ne pensais pas plus loin que l’encolure de mon cheval.

En ce mois de novembre 1913, sur un ordre qui avait dû transiter d’un bureau à un autre, notre escadron – boum ! fut muté de Jaroslau à une petite garnison sur la frontière hongroise. Peu importe si je donne à cette petite ville son véritable nom, car deux boutons sur le même uniforme ne peuvent se ressembler davantage qu’une garnison de province autrichienne à une autre. Dans l’une comme dans l’autre, les mêmes quartiers sont disposés de même façon : une caserne, un manège, un terrain d’exercices, un casino pour les officiers, sans compter trois hôtels, deux cafés, une pâtisserie, une taverne, un music-hall de troisième ordre avec quelques divettes sur le retour, dont la principale occupation, en dehors de leurs heures de travail, consiste à se partager le plus aimablement du monde entre officiers et volontaires d’un an. Partout, la vie de garnison signifie la même activité monotone et creuse, divisée heure par heure par le même règlement figé et plusieurs fois séculaire, sans davantage de variété dans les loisirs. Au mess des officiers les mêmes visages et les mêmes conversations, au café les mêmes parties de cartes et le même billard. On s’étonne parfois que le bon Dieu ait jugé bon de placer un ciel différent au-dessus des sept ou huit cents toits de ces villes et de les encadrer de paysages divers.

À vrai dire, ma nouvelle garnison offrait par rapport à celle de Galicie un avantage : elle était station d’express et se trouvait d’une part près de Vienne, et de l’autre pas trop loin de Budapest. Ceux d’entre nous qui avaient de l’argent – et l’on sait que dans la cavalerie servent des jeunes gens très riches, surtout les volontaires d’un an, provenant de la haute aristocratie ou des milieux de la grande industrie – ceux-là pouvaient, en s’y prenant adroitement, se rendre à Vienne par le train de cinq heures du soir et revenir par celui de deux heures et demie du matin, ce qui leur avait donné le temps d’aller au théâtre, de déambuler sur le Ring, de faire le cavalier et de chercher des aventures. Quelques-uns même, parmi les plus enviés, y possédaient un logement ou un pied-à-terre. Mais de telles escapades rafraîchissantes dépassaient les possibilités de mon budget. Il ne me restait donc pour toute distraction que le café ou la pâtisserie, et comme les parties de cartes étaient trop coûteuses pour moi, je devais souvent me rabattre sur le billard, ou le jeu d’échecs, encore moins cher.

C’est ainsi qu’un après-midi – je crois que c’était au milieu de mai 1914 – j’étais assis à la pâtisserie en face d’un partenaire d’occasion, le propriétaire de la pharmacie « À l’Ange d’Or » et vice-bourgmestre de la ville. Nous avions terminé depuis longtemps nos trois parties et nous ne continuions à placer un mot de temps en temps que par paresse de nous lever, pour aller où ? Mais déjà la conversation s’éteignait en fumant comme une cigarette entièrement consumée. Tout à coup la porte s’ouvre et, avec une bouffée d’air frais, entre dans une grande jupe virevoltante une charmante jeune fille : des yeux bruns en amande, le teint mat, coquettement vêtue, pas du tout province, et, ce qu’il y a de plus important, un visage nouveau dans cette affreuse monotonie. Malheureusement l’élégante nymphe ne fait pas la moindre attention à notre regard respectueux ; vive et altière, d’un pas énergique et sportif – elle passe devant les neuf petites tables de marbre de l’établissement et se dirige droit vers la caisse, où sans hésiter elle commande en bloc une douzaine de gâteaux, des tartes et des liqueurs. Tout de suite, la façon très obséquieuse dont M. le Pâtissier s’incline devant elle frappe mon attention. Jamais encore je n’ai vu la couture de son habit si fortement tendue sur son dos. Sa femme elle-même, la plantureuse et vulgaire Vénus provinciale, qui d’ordinaire accueille avec nonchalance les hommages de tous les officiers (il arrive fréquemment qu’on lui doive de petites sommes jusqu’à la fin du mois), se lève de son siège derrière la caisse, et se confond en onctueuses amabilités. Pendant que le pâtissier note la commande, la belle fille croque négligemment quelques pralinés et fait un peu de conversation avec Mme Grossmaier. Mais pour nous, qui tendons le cou avec quelque indiscrétion peut-être, pas la grâce d’un seul regard. Bien entendu la jeune dame ne charge pas du plus petit paquet sa fine main. Tout lui sera envoyé sans faute, ainsi que l’en assure avec soumission Mme Grossmaier. Et elle ne songe pas le moins du monde, comme nous autres mortels, à payer comptant devant la caisse-enregistreuse métallique. Nous avons compris : clientèle extrafine, très distinguée !

Au moment où, sa commande faite, elle se tourne pour s’en aller, M. Grossmaier se précipite pour lui ouvrir la porte. Mon compère le pharmacien se lève lui aussi pour s’incliner respectueusement sur son passage. Elle remercie avec un air d’affabilité souveraine – bon Dieu, quels yeux de velours fauve ! À peine a-t-elle quitté la boutique sous une pluie de compliments sucrés, que je me tourne vers mon compagnon pour lui demander que vient faire ce beau brochet dans notre étang de carpes.

– Comment, vous ne la connaissez pas ? Mais c’est la nièce de… (Bon, je vais l’appeler ainsi, mais ce n’est pas son nom véritable) Kekesfalva… Vous connaissez, je pense, les Kekesfalva !…

Il me lance ce nom de Kekesfalva comme s’il jetait sur la table un billet de mille couronnes et me regarde, semblant en attendre un écho tout naturel, un déférent « Ah ! oui, bien entendu ». Mais moi, le sous-lieutenant nouveau venu dans la garnison, j’ignore tout de ce dieu mystérieux et je prie poliment le pharmacien de me renseigner, ce qu’il fait avec le plus grand plaisir et une fierté toute provinciale, dans un monologue beaucoup plus bavard et détaillé que je ne le rends ici.

– Kekesfalva, m’explique-t-il, est l’homme le plus riche de la contrée. Presque tout lui appartient. Non seulement le château de Kekesfalva – vous le connaissez sans doute, on le voit du champ de manœuvre, à gauche de la route, le château jaune avec sa tour plate et son vieux et vaste parc – mais encore la grande sucrerie sur la route de R… et la scierie de Bruck et le haras de M… Tout cela lui appartient, sans compter six ou sept immeubles à Budapest et à Vienne. Oui, on ne croirait pas qu’il y a chez nous des gens si riches ; et il s’entend à vivre en véritable magnat : l’hiver dans son petit palais de la Jacquingasse à Vienne, l’été dans les villes d’eaux. Il n’habite ici que quelques mois de l’année, au printemps. Et bon Dieu, quel train de maison ! Il y fait venir des quatuors de Vienne, des vins français, du champagne, tout ce qu’il y a de meilleur et de plus cher. Si cela pouvait m’être agréable, ajoute-t-il, il m’introduirait volontiers, car – ici grand geste de satisfaction – il était très lié avec M. de Kekesfalva. Ils avaient été autrefois en relations d’affaires, et il savait qu’il recevait avec plaisir des officiers. Un mot de lui et je serais invité.

Et pourquoi pas ? On étouffe dans ce maudit panier de crabes, dans cette garnison de province. On connaît de vue toutes les femmes sur la promenade, et de chacune le chapeau d’été et le chapeau d’hiver, et les vêtements du dimanche et ceux de tous les jours, c’est du pareil au même ! On connaît, pour les avoir vus aller et venir, le chien et la bonne et les enfants de chaque maison. On connaît tous les plats de la grosse cuisine bohémienne du casino, et rien qu’à lire le menu, toujours le même, du restaurant, l’appétit s’en va. On connaît par cœur les noms, les plaques et les enseignes de chaque rue, la moindre boutique dans chaque maison, et dans chaque boutique la vitrine. On sait presque aussi bien qu’Eugène, le garçon, à quelle heure M. le juge d’arrondissement fera son apparition au café, et qu’il s’assiéra au coin, à gauche, près de la fenêtre et commandera à quatre heures et demie tapant un café crème, tandis que M. le notaire, quant à lui, – agréable variation –, viendra exactement dix minutes plus tard, à quatre heures quarante, et à cause de son estomac fragile, demandera un thé au citron qu’il dégustera en fumant son éternel Virginia et en racontant toujours les mêmes anecdotes. Ah ! on connaît tous les visages, uniformes, chevaux, cochers, mendiants de la région, on se connaît soi-même jusqu’à satiété, jusqu’au dégoût. Pourquoi ne pas sortir un soir de cette galère ? Et puis, cette belle jeune fille, ces yeux de velours ! Je déclare donc à mon mentor, avec une feinte indifférence (surtout ne pas se montrer trop affamé devant ce doreur de pilules !), que certainement ce serait pour moi un plaisir de faire connaissance avec la famille Kekesfalva.

Le brave apothicaire n’avait pas galégé : deux jours plus tard il m’apporte, d’un air très fier, une carte sur laquelle mon nom est calligraphié, et cette carte dit que M. Lajos de Kekesfalva prie M. le lieutenant Anton Hofmiller de vouloir bien venir dîner chez lui le mercredi de la semaine suivante, à huit heures. Dieu merci, nous aussi nous savons nous conduire et ne pas débarquer comme un chien dans un jeu de quilles. Dès le dimanche matin j’enfile ma tenue numéro un, gants blancs et souliers vernis, et rasé impeccablement, une goutte d’Eau de Cologne sur ma moustache, je sors pour faire ma première visite de courtoisie. Le domestique – âgé, discret, belle livrée – prend ma carte et murmure en s’excusant que ses maîtres seront très contrariés de n’avoir pu être chez eux pour recevoir M. le lieutenant, mais qu’ils sont à l’église. Tant mieux ! me dis-je. Les visites de courtoisie sont ce qu’il y a de plus affreux, dans le service et hors du service. En tout cas j’ai fait ce que je devais. Mercredi soir tu iras, me dis-je, en espérant que ce sera plaisant. Réglée, cette affaire Kekesfalva, pour le moment. Mais c’est avec joie que, deux jours plus tard, c’est-à-dire le mardi, je trouve, déposée dans ma turne, la carte cornée de M. de Kekesfalva. Parfait, pensai-je, ces gens ont des manières. Me rendre ma visite à moi, petit officier – deux jours après la mienne – même un général ne peut pas demander davantage de politesse et de respect. Et c’est avec une impression très favorable que j’attends maintenant le mercredi soir.

Mais tout de suite survient un contretemps stupide. On devrait être superstitieux et prêter une plus grande attention aux moindres signes. Le mercredi soir, à sept heures et demie, je suis fin prêt, tenue de gala, gants neufs, souliers vernis, pantalon repassé au petit poil ; mon ordonnance est en train de m’arranger les plis de mon manteau et examine encore une fois si tout est bien en ordre (j’ai toujours besoin pour cela de son assistance, car il n’y a qu’un petit miroir dans ma turne mal éclairée). À ce moment-là on frappe à ma porte. C’est l’ordonnance de l’officier de service, mon ami le capitaine comte Steinhübel, qui me fait prier d’aller le voir tout de suite, à la chambrée. Deux uhlans, probablement ivres, se sont battus : l’un d’eux a frappé l’autre d’un coup de crosse à la tête. Et ce balourd est là qui gît à terre, ensanglanté, sans connaissance. On ignore si le crâne est encore intact ou non. Et le médecin-major a filé pour Vienne en permission, et personne ne sait où est le colonel. Dans son embarras le brave Steinhübel n’a trouvé, nom d’une pipe ! personne d’autre que moi pour l’aider, pendant qu’il s’empresse auprès du blessé. Et il faut que je rédige un rapport, que j’envoie de tous côtés des estafettes pour ramener rapidement, du café ou d’ailleurs, un médecin civil. Il est maintenant huit heures moins le quart. Je me rends compte que je ne pourrai pas m’en aller avant un quart d’heure ou une demi-heure. Quelle guigne ! C’est justement aujourd’hui qu’une telle embrouille doit m’arriver, pile aujourd’hui que je suis invité ! Je regarde l’heure, de plus en plus impatient. Impossible d’arriver à temps s’il me faut encore rester à lambiner ici, ne fût-ce que cinq minutes. Mais pour nous, le service est sacré : il passe avant toute obligation privée. Comme je ne puis sortir, je fais la seule chose possible dans cette situation difficile. J’envoie mon ordonnance en fiacre (une plaisanterie qui me coûte quatre couronnes !) chez les Kekesfalva, en priant qu’on m’excuse si j’arrive en retard, mais un devoir de service imprévu, etc. Heureusement la pagaille à la caserne ne dure pas trop longtemps, car le colonel apparaît en personne avec un médecin qu’on a réussi à trouver je ne sais où, ce qui fait que je peux me glisser au-dehors sans attirer l’attention.

Mais, nouvelle déveine : il n’y a pas un seul fiacre ce jour-là sur la placé de l’Hôtel-de-Ville et je dois attendre qu’on fasse venir par téléphone une voiture à deux chevaux. Aussi, lorsque j’arrive dans le vaste vestibule des Kekesfalva, la grande aiguille de la pendule, braquée bien droite, marque huit heures et demie au lieu de huit heures. Au vestiaire les manteaux forment déjà un tas épais. De même je remarque à la mine un peu ennuyée du domestique que je suis très en retard. Désagréable ! désagréable ! Et cela pour ma première visite !

Mais le serviteur – aujourd’hui en frac et gants blancs, chemise et visage empesés – me tranquillise aussitôt en me disant que mon ordonnance a apporté il y a une demi-heure mon message. Et il me conduit dans le salon, une grande pièce à quatre fenêtres, tendue de velours rose, éclairée par des lustres en cristal, et d’une élégance fabuleuse. Je n’ai jamais rien vu de plus beau. Malheureusement je m’y trouve seul, et de la pièce à côté me parvient le bruit joyeux des assiettes. C’est ennuyeux, comme je le pensais, ils sont déjà à table !

Bon, je fais face ; et à peine le domestique a-t-il fait coulisser la porte devant moi que je m’avance sur le seuil de la salle à manger, claque les talons et m’incline. Tous les regards se tournent dans ma direction, vingt, quarante yeux, tous de gens inconnus, fixent le retardataire plutôt gêné qui apparaît dans le cadre de la porte. Aussitôt un vieux monsieur se lève, le maître de maison sans aucun doute. Déposant sa serviette, il vient à moi et me tend la main avec amabilité. Ce M. de Kekesfalva ne ressemble pas du tout à ce que je m’étais figuré, c’est-à-dire à un gentilhomme campagnard, avec une moustache à la hongroise, des joues pleines et grasses, rougies par le bon vin. Derrière leurs lunettes cerclées d’or, des yeux un peu las s’enfoncent au-dessus de deux poches grises, les épaules sont légèrement voûtées, la voix sonne timide et est gênée par un faible toussotement ; l’homme a plutôt l’air d’un savant, avec son doux visage allongé, que termine une petite barbiche blanche en pointe. La cordialité du vieux monsieur a pour effet de calmer mon manque d’assurance. Non, non, dit-il en m’interrompant, c’est à lui de s’excuser. Il comprend parfaitement tout ce qui peut arriver dans le service, et ç’a été très aimable de ma part de l’en avertir. Mais, comme on n’était pas sûr que je viendrais, on a commencé le dîner sans moi. Que je veuille bien prendre place. Il me présentera plus tard à toute la société. « Mais voici, dit-il en me conduisant à la table, ma fille. » Une jeune adolescente, délicate, pâle, fragile comme lui-même, lève timidement vers moi deux yeux gris qui m’effleurent. Mais je ne vois qu’en passant le visage étroit et nerveux : je m’incline devant elle, puis à droite et à gauche pour tous les autres invités, qui sont visiblement heureux de n’avoir pas à déposer leurs fourchettes et couteaux pour des présentations cérémonieuses.

Pendant les deux ou trois premières minutes, je me sens encore plutôt mal à l’aise. Aucun camarade du régiment n’est là, aucune personne de connaissance, et même aucune des notabilités de la petite ville. Rien que des parfaits inconnus. Ce sont sans doute pour la plupart des propriétaires des environs, avec leurs femmes et leurs filles, ou des fonctionnaires. Mais rien que des civils. Pas d’autre uniforme que le mien. Mon Dieu, maladroit et timide comme je le suis, je vais devoir lier conversation avec tous ces gens ? Par bonheur on m’a bien placé. À ma droite est la brune et pétulante créature, la jolie nièce de l’autre jour, qui semble avoir remarqué mon regard admiratif à la pâtisserie, car elle me sourit amicalement, comme à une vieille connaissance. Elle a des yeux comme des grains de café et vraiment, quand elle rit, ils pétillent comme des grains de café en train de griller. Sous sa chevelure noire, opulente, elle a de ravissantes petites oreilles transparentes, comme des cyclamens roses au milieu de la mousse, me dis-je. Ses bras nus sont pulpeux, délicats et lisses ; leur contact doit faire penser à la chair des pêches.

C’est charmant de se trouver auprès d’une jeune fille aussi jolie, et son accent hongrois musical me rend presque amoureux. C’est charmant d’être assis, dans une pièce aussi brillamment éclairée, à une table si élégante, avec derrière soi un serviteur en livrée et devant soi des mets succulents. Ma voisine de gauche, qui parle, elle, avec un léger accent polonais, me paraît, quoiqu’un peu massive, elle aussi assez appétissante. Ou est-ce le vin, d’abord doré, puis rouge sang, et maintenant mousseux comme du champagne, que les domestiques en gants blancs, carafes de cristal ou bouteilles pansues en main, vous servent à profusion, qui me fait cette impression ? Vraiment, ce brave apothicaire n’a pas galégé. Chez les Kekesfalva c’est comme à la cour. Je n’ai jamais si bien mangé, je n’ai même jamais rêvé qu’on pût manger si bien, de façon si somptueuse et si abondante. Des mets de plus en plus rares et délicieux passent sur des plats innombrables. Des poissons bleu pâle, couronnés de laitue, encadrés de tranches de homard, baignent dans des sauces dorées ; des chapons chevauchent de larges selles de riz bien dressées ; des puddings flambent dans le feu bleu du rhum ; des bombes glacées de toutes couleurs circulent ; des fruits, qui viennent certainement de l’autre bout du monde, se marient dans des corbeilles d’argent. Il y en a encore et toujours… et pour finir, un véritable arc-en-ciel de liqueurs : vertes, rouges, blanches, jaunes, et des cigares gros comme des asperges pour accompagner un délicieux café !

Une maison magnifique, merveilleuse – béni soit le brave apothicaire ! – une agréable, admirable et heureuse soirée ! Je ne sais pas si c’est parce qu’à droite et à gauche et en face de moi les gens ont tout à coup des yeux brillants et des voix claires, et, oubliant toute raideur, bavardent gaiement et sans contrainte, que je me sens soudain si léger, si libéré : mais en tout cas ma gaucherie habituelle s’est dissipée, je parle sans la moindre retenue, fais la cour à mes deux voisines en même temps, je bois, ris, regarde les gens avec audace, et s’il m’arrive de temps à autre d’effleurer, pas toujours par hasard, les beaux bras nus d’Ilona (c’est le nom de la croustillante nièce), elle aussi pleine d’entrain sous l’influence de cette fête somptueuse, elle ne semble pas se formaliser le moins du monde de ces petits gestes caressants.

Peu à peu – est-ce l’effet inhabituel du vin, tokay et champagne conjugués ? – je deviens d’une volubilité, d’une pétulance, qui frise même l’exagération. Il ne me faut plus qu’une chose pour me sentir tout à fait heureux, et je m’en rends compte immédiatement dès que d’une troisième pièce, derrière le salon, dont un domestique vient d’ouvrir les portes, une musique assourdie se fait entendre, celle que je désirais inconsciemment : une musique de danse, une valse, jouée par un quatuor : deux violons ailés, une contrebasse grave et mélancolique, un piano aux vifs staccati. Oui, c’est de la musique qui me manquait encore pour être emporté, pour m’envoler ! De la musique et même peut-être de la danse ! Ah ! se lancer dans le tourbillon d’une valse, se laisser soulever, pour éprouver plus fortement encore cet état de béatitude ! Vraiment, cette maison Kekesfalva doit être un palais enchanté. On n’a qu’à formuler un vœu, aussitôt il est exaucé ! Lorsque nous nous levons de table et, couple par couple – j’offre le bras à Ilona et je sens de nouveau sa peau fraîche, douce et pulpeuse – nous passons dans le salon, je vois que les tables ont disparu comme par magie et que les chaises sont rangées le long des murs. Le parquet brun, piste céleste de la valse, brille, net et lisse, et de la pièce voisine parvient, invisible, une musique entraînante.

Je me tourne vers Ilona. Elle rit et comprend. Ses yeux ont déjà dit oui : nous tourbillonnons, et bientôt deux couples, puis trois, puis cinq tournent sur le parquet glissant, tandis que les personnes prudentes et plus âgées regardent ou bavardent. J’adore danser, et même je danse bien. Nous tournons enlacés ; je crois que je n’ai jamais aussi bien dansé de ma vie. À la valse suivante j’invite mon autre voisine de table. Elle aussi danse bien et, penché sur elle, je respire, légèrement étourdi, le parfum de sa chevelure. Elle valse admirablement, tout est admirable, je me sens heureux comme jamais je ne l’ai été, je ne me possède plus ! Je voudrais embrasser tout le monde, dire à chacun quelque chose d’aimable, de reconnaissant, tant je me sens léger, débordant et ravi de ma jeunesse. Je passe de l’une à l’autre, je parle, ris, virevolte et, entraîné par le flot de mon bonheur, je ne sens plus le temps couler.

Mais soudain – je regarde l’heure par hasard : dix heures et demie – une pensée me vient à l’esprit et je suis atterré. Il y a déjà près d’une heure que je danse, bavarde et plaisante, et, maroufle que je suis ! je n’ai pas encore invité Mlle de Kekesfalva. J’ai dansé avec mes voisines et deux ou trois autres dames, celles qui me plaisaient le plus, et j’ai totalement oublié la fille de la maison. Quelle grossièreté, quelle impolitesse ! Vite, il faut réparer cela !

Mais, à mon grand effroi, je ne me rappelle plus du tout comment est la jeune fille. Je n’ai fait que m’incliner un court instant devant elle, lorsqu’elle était à table : je me souviens seulement qu’elle était frêle et délicate et qu’elle m’a lancé un bref regard de curiosité. Mais où est-elle donc ? Elle ne peut tout de même pas être partie, étant la fille de la maison ! Avec inquiétude je passe en revue la rangée des dames assises le long du mur. Aucune ne lui ressemble. En fin de compte j’entre dans la troisième pièce, où caché derrière un paravent chinois, joue le quatuor, et je respire, soulagé. Elle est assise là – c’est bien elle – toute mince, dans sa robe bleu pâle, entre deux vieilles dames, dans le coin du boudoir, derrière une table de malachite verte, sur laquelle est posée une coupe pleine de roses. Elle tient sa tête fine un peu penchée, comme plongée dans la musique, et le rouge vif des fleurs me fait apparaître encore plus pâle la blancheur de son front sous les lourds cheveux châtains. Mais je ne perds pas de temps à l’examiner. Dieu soit loué, je suis bien soulagé de l’avoir enfin trouvée ! Cela va me permettre de corriger ma négligence.

Je me dirige vers la table et m’incline en signe d’invitation. Deux yeux perplexes me regardent avec stupéfaction, les lèvres restent entrouvertes d’étonnement. Mais la jeune fille ne fait aucun mouvement pour me suivre. N’a-t-elle pas compris ? Je m’incline donc de nouveau, mes éperons sonnent légèrement : « Permettez-moi, mademoiselle… »

Ce qui se produit alors est affreux. Le buste penché en avant se recule brusquement, comme pour éviter un coup. Un flot de sang monte aux joues blêmes, les lèvres encore entrouvertes se serrent avec violence, seuls les yeux restent immobiles et me regardent avec une étrange expression d’effroi, comme je n’en ai encore jamais vu. L’instant suivant, une vive secousse traverse tout le corps crispé. Elle s’appuie, s’accroche des deux mains à la table, avec une telle force que la coupe cliquette et vibre, et en même temps quelque chose – bois ou métal – tombe avec fracas de son fauteuil sur le plancher. Vingt, trente secondes, elle reste ainsi, s’agrippant des deux mains à la table qui tremble, cependant que les secousses continuent d’ébranler son corps frêle ; mais elle ne s’enfuit pas, elle s’accroche seulement, de plus en plus désespérée, au lourd plateau de la table. Et toujours ces secousses, ces tremblements qui courent depuis ses poings crispés jusqu’à ses cheveux. Et soudain des sanglots éclatent, farouches, élémentaires, comme un cri qu’on cherche à étouffer.

Déjà, à droite et à gauche, les deux vieilles dames s’empressent autour d’elle, la caressent, la flattent, s’efforcent de la calmer, détachent doucement de la table ses mains qui la serrent convulsivement, et elle retombe dans son fauteuil. Mais les pleurs continuent, de plus en plus véhéments, saccadés, comme une hémorragie, une nausée brûlante. Si derrière le paravent la musique, dont le bruit couvre tout, s’arrêtait un seul instant, on entendrait les sanglots jusqu’à la salle de bal.

Je suis là ahuri, effrayé. Quoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Sans savoir que faire, je regarde les deux vieilles dames qui tâchent d’apaiser la jeune fille, laquelle, maintenant, retrouvant sa pudeur, a posé sa tête sûr la table. Mais toujours de nouveaux flots de larmes, vague après vague, agitent jusqu’aux épaules le corps fragile, faisant vibrer à chaque saccade la coupe sur la table. Et je suis là, désemparé, glacé jusqu’aux os, la gorge serrée comme par un nœud coulant.

– Pardon », balbutiai-je enfin doucement, à tout hasard – les deux dames n’ont pas un regard pour moi – et je retourne tout chancelant dans le salon. Il semble qu’ici personne n’ait encore rien remarqué, les couples continuent à tourbillonner avec la même fougue ; je sens qu’il faut que je me tienne au battant de la porte, tellement tout tourne autour de moi. Que s’est-il donc produit ? Ai-je fait quelque chose de mal ? Ai-je dans le fond trop bu à table, trop vite, et commis dans mon ivresse quelque bêtise ?

Brusquement la musique s’arrête, et les couples se séparent. Après s’être incliné devant Ilona, l’administrateur du district la libère et, aussitôt, je me précipite vers elle toute surprise, et je l’entraîne presque violemment dans un coin : « Je vous en prie, venez à mon secours ! Pour l’amour du ciel, aidez-moi, expliquez-moi ! »

Ilona a cru que je l’ai amenée à la fenêtre pour lui chuchoter quelque chose de drôle, car soudain ses yeux deviennent durs : il doit y avoir dans mon agitation quelque chose de pitoyable ou d’effrayant. Le cœur battant, je lui raconte tout. Et, chose bizarre, elle me regarde avec la même expression de pure terreur que la jeune fille dans le petit salon.

– Êtes-vous devenu fou ? Ne savez-vous donc pas ?… N’avez-vous donc pas vu ?…

– Non, murmurai-je, accablé par cette nouvelle et tout aussi incompréhensible terreur. Vu quoi ?… Je ne sais rien. C’est la première fois que je viens ici.

– N’avez-vous donc pas remarqué qu’Édith est… paralysée ? Vous n’avez pas aperçu ses pauvres jambes rabougries ? Elle ne peut pas faire deux pas sans béquilles, et vous, gross… (elle réprime vivement un mot de colère…) vous invitez la malheureuse à danser !… C’est atroce ! Il faut que j’aille vite la voir !…

– Non… (dans mon désespoir je l’ai saisie par le bras) encore un instant !… Il faut que vous m’excusiez auprès d’elle. Je ne pouvais pas me douter… Je l’ai vue seulement à table, une seconde… Je vous en prie, expliquez-lui !…

Mais déjà Ilona, les yeux pleins de colère, s’est dégagée et court dans l’autre pièce. Je reste là, le souffle coupé, la nausée à la bouche, sur le seuil de la salle de bal qui tourbillonne, bourdonne et jacasse, avec là, tous ces gens (soudain insupportables pour moi), qui rient et bavardent sans souci et je pense que dans cinq minutes, tout le monde sera au courant de ma gaffe. Encore cinq minutes, et de tous côtés me fixeront des yeux ironiques, désapprobateurs, méprisants ; demain, ressassée par cent bouches, la nouvelle de ma grossière maladresse courra par toute la ville, livrée dès l’aube avec le lait à la porte des maisons, elle passera dans les chambres de domestiques, puis se répandra dans les cafés, les bureaux. Demain tout le régiment saura la chose.

À ce moment j’aperçois le père, comme à travers un nuage. Le visage un peu soucieux – sait-il déjà ? – il traverse justement le salon. Va-t-il venir vers moi ? Non – surtout ne pas le rencontrer maintenant ! Une peur panique de lui, de tous, m’envahit. Et sans bien me rendre compte de ce que je fais, je me précipite à la porte qui donne sur le vestibule pour sortir de cette maison diabolique.

– Monsieur le lieutenant nous quitte déjà ? demande respectueusement le domestique étonné.

– Oui, répondis-je. Le mot est à peine sorti de ma bouche que je m’effraye. Est-ce que vraiment je veux m’en aller ? Dès qu’il a enlevé mon manteau de la patère, il m’apparaît qu’en prenant ainsi lâchement la fuite je commets une nouvelle bêtise, peut-être plus irréparable encore. Mais il est trop tard, maintenant que le domestique m’aide poliment à m’habiller, je ne peux pas tout à coup lui rendre mon manteau, maintenant qu’il m’ouvre la porte en s’inclinant légèrement, je ne peux pas retourner dans le salon. Et c’est ainsi que je me trouve soudain hors de la maison maudite, le visage cinglé par un vent froid, le cœur brûlant de honte et la respiration coupée comme quelqu’un qui étouffe.

 

Voilà la fatale bévue par où commença toute l’histoire. Aujourd’hui encore, après de nombreuses années, quand je me rappelle de sang-froid cet incident stupide, je dois me répéter que j’étais tout à fait innocent en commettant ce faux pas qui reposait sur un malentendu. De plus intelligents et de plus expérimentés que moi auraient pu eux aussi commettre cette « gaffe » d’inviter à danser une jeune fille paralytique. Mais dans mon premier moment d’affolement, il m’apparut que je m’étais conduit non seulement comme un épouvantable imbécile, mais aussi comme une brute, un criminel. Il me semblait avoir fouetté une pauvre enfant. Pourtant, tout eût pu encore s’arranger avec de la présence d’esprit, mais – je m’en rendis compte dès que la première bouffée d’air froid vint me frapper au front – j’avais compromis la situation d’une façon irrémédiable en prenant la fuite comme un voleur, sans essayer de m’excuser.

Il m’est impossible de décrire l’état d’esprit dans lequel je me trouvais une fois sorti. La musique avait cessé derrière les fenêtres illuminées ; ce n’était sans doute qu’une pause. Mais dans le sentiment exacerbé de ma culpabilité, je m’imaginai aussitôt que la danse s’était arrêtée à cause de moi, que tout le monde affluait à présent dans le petit salon pour consoler la malheureuse, que tous les invités, hommes, femmes et jeunes filles, exprimaient violemment, derrière cette porte fermée, leur indignation unanime à l’égard de l’homme assez pervers pour inviter à danser une infirme et, ensuite, son coup fait, prendre lâchement la fuite. Et demain – à cette pensée la sueur m’en coulait du front – toute la ville, au courant de ma honte, bavarderait, critiquerait ! Déjà je voyais mes camarades Ferencz, Mislywetz et surtout Jozci, ce maudit farceur, s’avancer vers moi en claquant la langue : « Eh bien ! Toni, tu en fais de belles ! Pour une fois qu’on te laisse la bride sur le cou, tu ridiculises tout le régiment ! » Pendant des mois, critiques et railleries allaient continuer au mess. À notre table commune, durant dix, vingt ans, chaque bêtise faite par n’importe lequel de nous était ressassée, chaque ânerie éternisée, le moindre mot d’esprit fossilisé ! Aujourd’hui, seize ans plus tard, ils racontent encore l’ennuyeuse histoire du capitaine Wolinski, qui, rentrant un jour de Vienne, s’était vanté d’avoir fait la connaissance sur le Ring de la comtesse de T… et passé aussitôt la nuit chez elle. Deux jours après, les journaux relataient le scandale de la servante renvoyée de la comtesse de T… qui s’était frauduleusement fait passer dans les magasins pour son ex-maîtresse. De plus, le pauvre Casanova avait dû recourir aux soins du médecin-major pendant plusieurs semaines. Quiconque au régiment s’était rendu risible une fois aux yeux de ses camarades le restait à jamais. Il n’était pour eux ni oubli ni pardon. Et plus je me représentais ma situation, plus dans mon délire j’en arrivais à des idées absurdes. Il me paraissait à ce moment-là cent fois plus facile de presser la détente d’un revolver, par un petit geste rapide de l’index, que de supporter les tourments infernaux des jours à venir, quand je pensais à l’attente impuissante à laquelle j’allais être contraint avant de savoir si mes camarades étaient au courant, si les chuchotements et les sourires entendus derrière moi avaient déjà commencé. Ah ! Je me connaissais bien, je savais que je n’aurais pas le courage de résister quand se déclencheraient les bavardages, les moqueries, les ricanements.

Aujourd’hui encore, je suis incapable de me rappeler comment j’arrivai chez moi. Je me souviens seulement que mon premier geste fut d’ouvrir l’armoire où je tenais toujours prête pour mes visiteurs une bouteille de Slibowitz et que j’en sifflai coup sur coup deux ou trois grands verres à demi remplis afin de me débarrasser de ce goût affreux que j’avais dans la bouche. Puis je me jetai tout habillé sur mon lit et m’efforçai de réfléchir. Mais de même que les plantes ont dans une serre une croissance accélérée, tropicale même, ainsi les hallucinations dans l’obscurité : elles se déploient d’une façon confuse et fantasmagorique dans cette ambiance lourde et deviennent des lianes colorées qui vous étranglent ; avec la vitesse du rêve, elles produisent et font défiler dans votre cervelle surchauffée les cauchemars les plus absurdes. Ridiculisé pour la vie, me disais-je, au ban de la société, la risée de mes camarades, le scandale de toute la ville ! Jamais plus je ne quitterai ma chambre, jamais je ne me risquerai dans la rue, par peur de rencontrer des gens informés de mon forfait (car en cette première nuit de surexcitation, ma simple bévue m’apparaissait comme un forfait, et je me croyais moi-même poursuivi et traqué par les ricanements de tous). Lorsque vint enfin le sommeil, un sommeil très léger et interrompu, mon inquiétude continua à travailler fiévreusement ; devant moi surgit le visage plein de colère de celle que j’avais offensée. Je vois ses lèvres tremblantes, ses mains convulsivement accrochées à la table, j’entends le fracas d’objets tombant à terre (je comprends à présent, a posteriori, que c’étaient sans doute des béquilles). Une peur absurde et stupide s’empare de moi, celle de voir la porte s’ouvrir tout à coup et le père – en costume noir, passepoil blanc, avec ses lunettes cerclées d’or, sa barbiche blanche bien soignée – s’avancer vers mon lit. Effrayé, je bondis hors de ma couche. En voyant dans la glace mon visage tourmenté et transpirant d’angoisse, une envie me prend d’envoyer un coup de poing dans la figure de ce crétin qui est là devant moi.

Mais par bonheur voici le matin, des pas résonnent dans le corridor, des voitures roulent sur le pavé. Et devant une fenêtre éclairée par le jour, on pense plus clairement que dans cette sale obscurité, qui crée si volontiers des fantômes. Peut-être, me dis-je, tout cela n’est-il pas aussi effroyable ? Peut-être personne n’a-t-il même rien remarqué ? Certes, la pauvre infirme, la malade si pâle, n’oubliera et ne pardonnera jamais. C’est alors qu’une pensée secourable me vient à l’esprit. En toute hâte je coiffe mes cheveux ébouriffés, j’enfile mon uniforme et sors en courant devant mon ordonnance tout ahuri, qui, dans son mauvais allemand ruthénien, me crie désespérément : « Mon lieutenant, mon lieutenant, est prêt le café ! »

À toute vitesse je descends l’escalier et passe si rapidement à côté des uhlans qui vont et viennent en tenue de quartier dans la cour, qu’ils n’ont pas le temps de se mettre au garde-à-vous et de saluer. En un clin d’œil, me voilà dehors, devant la porte de la caserne. De là jusqu’à la boutique de fleuriste qui se trouve sur la place de l’Hôtel-de-Ville, je cours aussi vite qu’il est permis à un lieutenant de le faire. Dans mon impatience je n’ai pas réfléchi bien sûr qu’à cinq heures et demie du matin les magasins ne sont pas encore ouverts. Heureusement Mme Gurtner vend non seulement des fleurs, mais aussi des légumes. Une charrette de pommes de terre à demi déchargée stationne justement devant sa porte, et comme je frappe avec force contre la fenêtre, je l’entends descendre l’escalier. Aussitôt, j’invente une histoire : j’avais oublié que c’est aujourd’hui la fête d’un de mes amis. Comme nous partons à l’exercice dans une demi-heure, je la prie de bien vouloir envoyer des fleurs immédiatement. Vite, qu’elle apporte les plus belles qu’elle possède ! Aussitôt la grosse commerçante encore en peignoir et dans des pantoufles trouées ouvre la boutique et me montre son trésor, une gerbe épaisse de roses à longues queues. Combien m’en faut-il ? Toutes, dis-je, toutes ! Suffit-il d’en faire un bouquet ou ne les voudrais-je pas plutôt dans une belle corbeille ? Oui, oui, une corbeille ! Le reste de ma solde passe dans cette commande somptueuse. À la fin du mois, il faudra que je me passe de dîner et que je renonce au café, à moins d’emprunter. Mais cela m’est indifférent, ou plutôt je me réjouis que mon idiotie me coûte cher, car je sens tout le temps en moi un violent désir de me punir, de me faire payer amèrement ma double ânerie.

– Alors c’est bien compris ? Les plus jolies roses, bien arrangées dans une corbeille que vous enverrez sans faute tout de suite ! » Mais Mme Gurtner court derrière moi et me rattrape dans la rue. Où et à qui faut-il les porter ? Monsieur le lieutenant ne me l’a pas dit. Ah oui, triple idiot que je suis ! J’avais oublié l’essentiel dans mon excitation. « À la villa Kekesfalva », dis-je ; juste à temps, je me rappelle, grâce au cri de frayeur poussé par Ilona, le prénom de ma pauvre victime, « pour Mlle Édith de Kekesfalva ».

« Oui, bien sûr, ces Messieurs-Dames de Kekesfalva », dit Mme Gurtner toute fière, « nos meilleurs clients ! »

Et, nouvelle question – déjà j’allais repartir en courant – ne voulais-je pas écrire un mot d’accompagnement ? Écrire un mot… ? Ah oui ! L’expéditeur – le destinataire – comment saura-t-elle, autrement, de qui viennent les fleurs ? Je retourne donc à la boutique, je prends une carte de visite et j’écris : « En vous priant de me pardonner »… Mais non, impossible ! Ce serait la quatrième bourde : pourquoi rappeler encore ma bévue ? Mais alors, quoi ?… « Avec mes sincères regrets »… Non, c’est encore pire, elle pourrait croire au fond que ces regrets la concernent, elle ! Donc, plutôt ne rien écrire du tout, pas un mot.

« Mettez juste la carte, Mme Gurtner, la carte toute seule. »

Maintenant ça va mieux. Je retourne en hâte à la caserne, j’avale mon café, je fais plus ou moins bien mon heure d’instruction, probablement d’une façon plus nerveuse et plus distraite que d’habitude. Mais au régiment cela ne tire pas à conséquence. Il n’est pas rare qu’un lieutenant prenne son service le matin en ayant mal aux cheveux. Combien d’entre nous, après une nuit passée à s’amuser, rentrent de Vienne si fatigués qu’ils peuvent à peine tenir les yeux ouverts et s’endorment en plein trot ! D’ailleurs je ne suis pas mécontent d’avoir à donner des ordres sans cesse, à passer l’inspection et à monter à cheval. Car le service me distrait, chasse mon inquiétude. Mais entre mes tempes bourdonne un souvenir pénible, j’ai encore quelque chose de gros dans la gorge, comme une éponge remplie de fiel.

À midi, au moment où je me prépare à aller au mess, mon ordonnance court derrière moi en faisant entendre un retentissant « Panje lieutenant ». Il tient à la main une grande enveloppe carrée en papier anglais, bleue, légèrement parfumée, portant au revers un sceau finement gravé. La suscription en caractères minces, très droits, trahit une main de femme. Je déchire vite l’enveloppe et lis : « Mes remerciements les plus cordiaux, Monsieur le lieutenant, pour les magnifiques fleurs que je ne méritais pas et qui m’ont causé une très grande joie. Venez, je vous prie, un après-midi que vous serez libre, prendre le thé chez nous. Il n’est pas nécessaire de prévenir. Je suis – hélas ! – toujours à la maison. Édith de K. »

Une écriture fine. Malgré moi, je revois les doigts minces, agrippés à la table, je me rappelle le visage pâle, soudain devenu pourpre, comme un verre dans lequel on verse du bordeaux. Je relis une fois, deux fois, trois fois ces quelques lignes, et je respire. Avec quelle discrétion elle glisse sur ma bêtise ! Avec quel tact, quelle habileté, elle fait en même temps allusion à son infirmité ! « Je suis – hélas ! – toujours à la maison. » On ne peut pardonner d’une façon plus élégante. Pas la moindre note de rancune. Un poids me tombe de la poitrine. Je suis comme l’accusé qui, s’attendant à être condamné aux travaux forcés à perpétuité, voit le juge se lever, se coiffer de sa toque et proclamer : « Acquitté ! » Bien entendu il faudra sans tarder que j’aille la remercier. C’est aujourd’hui jeudi. J’irai donc lui rendre visite dimanche. Ou plutôt non, dès samedi !