La prophétie de la terre des mondes - Tome 4 - Violaine Bruder - E-Book

La prophétie de la terre des mondes - Tome 4 E-Book

Violaine Bruder

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Beschreibung

La Paix a un prix, mais quel est-il ?
Jusqu’où peut-on aller pour l’obtenir ?
La guerre qui a secoué la Terre des Mondes est terminée, mais elle a laissé un chaos sans nom derrière elle. Namiren Sérendelle, Reine de Fant et Présidente du Conseil de la Terre des Mondes, doit ramener l’ordre et faire prospérer la paix. Une tâche difficile, qu’elle mènera à bien par tous les moyens, quitte à renier ses promesses et à sacrifier tout ce qui lui est cher. Y compris ses plus proches alliés.
Embarquez pour une nouvelle et dernière aventure en Terre des Mondes aux côtés de vos Dragons Suprêmes préférés. Une épopée riche en émotions et en frissons dont vous ne ressortirez pas indemnes.


À PROPOS DE L'AUTRICE



Violaine Bruder est née à Angers le 17 octobre 1992 et a grandi en Bretagne.
Passionnée depuis toujours de lecture et d’écriture, "la Prophétie de la Terre des Mondes" est sa première saga publiée. Une saga écrite sur 12 ans, qui a connu une évolution à laquelle l’auteure ne s’attendait pas.
Trilogie au départ, elle est désormais une  quadrilogie      

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Ähnliche


La Prophétie de la Terre des Mondes livre IV

Au nom de la Paix

 

 

Partie I

 

 

 

 

Violaine Bruder

Note de l’auteure

 

Amis lecteurs, amies lectrices

Ce tome 4(divisé en deux livres distincts à la demande de ma maison d’édition) est né durant le premier confinement. Hôtesse de l’air, je me suis retrouvée au sol pendant près d’un an, avec beaucoup, beaucoup de temps à consacrer à l’écriture. Une période créative, certes, mais très anxiogène et teintée d’incertitudes… me replonger dans la Prophétie de la Terre des Mondes m’a permis de garder la tête froide. Au cours de ce confinement, mes héros ont pris une tout autre place dans mon cœur. De « personnages », ils sont passés au statut de guides, de frères ou de sœurs. J’ai ressenti un besoin viscéral de me reconnecter à eux et d’écrire la suite de leurs aventures. Ce fut comme un appel de leur part. Il y a eu, tout d’abord, la réécriture du Tome 1, puis, en parallèle, l’écriture de ce nouveau livre.

Pour ne rien vous cacher, la Prophétie de la Terre des Mondes devait, initialement, être divisée en quatre livres, mais par manque de temps (et surtout d’envie, après plus de dix ans passés sur la saga), j’ai décidé de la raccourcir et de l’achever par un simple épilogue. Une erreur… je m’en suis rendu compte à la suite de vos retours (mais c’est de ses erreurs qu’on apprend, n’est-ce pas ?) Ce nouveau tome concrétisera, d’une certaine façon, mon projet initial et lèvera le voile sur les trop nombreuses intrigues restées dans l’ombre dans le livre précédent.

En toute transparence, j’ai réussi, en parallèle de l’écriture de mon tome 4, à obtenir la réimpression de mon tome 3. L’épilogue y a été supprimé et remplacé par un nouveau chapitre, inséré dans la première partie, lorsque Gerremi et son Magastel sont en Morner pour désactiver le Trophée de Clairvoyance. On y retrouve tout un pan de la formation de Gerremi à l’assassinat. Pour les lecteurs de l’ancienne version, pas de panique ! Vous retrouverez ce chapitre ajouté sur le site internet de La Prophétie de la Terre des Mondes dans l’onglet « scènes bonus ». Pour les détenteurs de la réimpression, vous pourrez retrouver l’épilogue sur ce même site internet. Un QR code à la fin de ce tome vous y conduira directement (détenteurs de la réimpression, je vous conseille vivement de ne pas le lire avant d’avoir achevé la lecture de la deuxième partie du tome 4, suspens garanti !)

Que dire de plus si ce n’est que cet ultime volume est le plus abouti de la saga. Il a été travaillé, encore et encore, jusqu’à l’obtention de la version que vous vous apprêtez à découvrir. Un projet titanesque pour lequel je me suis donnée corps et âme. Ce point final (et définitif) sera, je l’espère, à la hauteur de vos attentes. Que vous ayez été bercé par l’ancienne version du tome 3 ou sa réimpression, il vous offrira un lot considérable de surprises.

Excellente lecture !

Violaine

 

Personnages

Personnages principaux :

 

Gerremi Téjar : Dragon Suprême, étudiant, disciple de Rodric Jon

Séléna Vizia : Dragon Suprême, étudiante, disciple de Berbra Yénone, fiancée d’Erenor

Naëlund Samoëve : Dragon Suprême, étudiant, disciple de Jestyn Uléry

Nivirial Dragsto : Dragon Suprême, étudiante

Erosan Skorgan : Dragon Suprême, étudiant, demi-frère d’Erenor, Prince de Morgrav

Erenor Skorgan : étudiant, demi-frère d’Erosan, Prince héritier de Morgrav

Hugues Pât : étudiant, disciple d’Orion Lorichone

Enendel Galarelle : Prince du Royaume déchu d’Isariin, capitaine de la Garde Impériale d’Hesmon

Alissa Léyza : étudiante, petite amie de Gerremi

Solie Lofe : étudiante, meilleure amie et mentor de Naëlund Samoëve, petite amie de Tiban

Rodric Jon : professeur d’étude du troisième signe, ex-assassin de la Confrérie de la Lune Rouge, Magastel de Gerremi

Namiren Sérendelle : Prophétesse, Reine du Royaume unifié de Fant, présidente du Conseil des monarques puis d’Isenria : le Conseil de la Terre des Mondes

 

Personnages secondaires :

 

Orion Lorichone : Alchimiste, meilleur ami et mentor de Nivirial, Magastel d’Hugues

Berbra Yénone : professeure de Combat Dragon, Magastel de Séléna

Jestyn Uléry : professeur d’Alchimie, Magastel de Naëlund

Alwina Lore : professeure d’étude du troisième signe, nièce de Namiren Sérendelle, petite amie de Jestyn Uléry

Fédric Téjar : Général dans l’Armée hesmonnoise, grand frère de Gerremi

Stève Or’cannion : étudiant, fils de l’Intendant d’Ornégat

Matian Vizia : Empereur d’Hesmon, grand frère de Séléna

Tiban Trove : Prince de Piregre, petit ami de Solie

Larrys Anguen : Alchimiste, Magastel d’Orion

Arcanel : assassin, Maître de la Confrérie de la Lune Rouge

Kira : assassine de la Confrérie de la Lune Rouge, ex-petite amie de Rodric Jon

Irlinwil : assassin de la Confrérie de la Lune Rouge

Nataelwen Elisin : cheffe des Services Secrets de Néorme, meilleure amie et confidente de Namiren Sérendelle

Kerian Ohéton : capitaine dans l’Armée hesmonnoise, ex-fiancé d’Alissa

Saratia : suivante de Namiren Sérendelle

Yoric : domestique de Rodric Jon

Grita : domestique de Rodric Jon

Rasha : domestique de Rodric Jon

Herver : aubergiste

Magreda : nièce d’Herver  

Perda : suivante de Séléna

Mardred Arnik : assassin de la Confrérie de la Lune Rouge, mentor et oncle de cœur d’Erosan

Perris Noron : étudiant, ami d’Hugues

Michen : citoyen pauvre de Morgrav

 

Monarques des pays vainqueurs de la Guerre des Trophées :

Soloéva Ariëve : Roi d’Ecmual

Akid Merah : Comte d’Atorse

Maraveh Fatmara : Seigneur d’Iravac

Axas : Chef du Clan Roggs

Thorid Brund : Roi de Morja

Antocius Caesar : Duc d’Abalyare

Sirivin Nemerson : Roi d’Evarlas

Terminologie

 

Les mois sur la Terre des Mondes :

Bordegèl : Janvier

Neigelan : Février

Sombrémer : Mars

Rosemer : Avril

Vidavia : Mai

Syravin : Juin

Claralba : Juillet

Lalize : Août

Greana : Septembre

Rougeamor : Octobre

Physanile : Novembre

Ultimane : Décembre

 

Les jours sur la Terre des Mondes :

Lunarion : Lundi

Martasi : Mardi

Mersendi : Mercredi

Julcari : Jeudi

Venesi : Vendredi

Sameri : Samedi

Dislarion : Dimanche

 

Lexique :

Dragon : mage de race humaine (les mages humains sont appelés « Dragons » en raison du tatouage de Maezul qu’ils portent sur l’épaule)

Maezul : lézard ailé de l’ancien temps, communément appelé « dragon »

Magastel : Maître Dragon chargé de former un disciple, après s’être lié magiquement avec ce dernier

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1

Au cœur de l’enfer

 

 

Rodric Jon para le coup d’épée qui lui fondait dessus et repoussa le capitaine de la Garde Royale de Morner à l’aide d’une explosion de glace, de lune et d’acier. L’homme fut projeté à l’autre bout de la salle, derrière deux immenses Trophées en or massif.

À peine son ennemi s’était-il relevé, que Rodric l’emprisonna dans une cage de rayons lunaires. Son pouvoir ne tiendrait pas longtemps, mais il lui permettrait de fuir cet endroit maudit et de rejoindre Gerremi, son disciple. Les Dieux soient loués, son apprenti avait déjà réussi à s’enfuir… ou pas. Le cœur du Dragon explosa lorsqu’il l’entendit hurler dans le couloir.

Il bondit vers la sortie, mais une lance de feu l’empêcha de quitter la salle. Le capitaine, qui venait de s’extirper de sa prison lunaire, n’avait pas dit son dernier mot.

Une rafale d’éclairs de feu, de lances de foudre et d’explosions solaires lui fondit dessus. Il s’enveloppa au cœur d’une bulle de rayons de lune pour s’en protéger, mais fut contraint de lâcher sa parade lorsqu’une décharge magnétique l’ébranla de la tête aux pieds. Le choc, couplé aux pouvoirs ennemis, fut si violent, qu’il manqua de l’assommer. Il sut d’instinct que Gerremi venait de tomber dans le coma.

L’idée que son apprenti puisse mourir glaça Rodric jusqu’aux tréfonds de son être. Il fallait qu’il le sauve… Il bondit sur ses pieds, mû par un regain d’adrénaline, mais ses efforts furent annihilés au cœur d’une explosion solaire. Il chuta à terre et roula sur le sol dans une grimace de douleur.

Un geyser de boue, crachant une multitude de pierres aussi effilées que des lames, lui éclata au visage. Les derniers vestiges de son énergie vitale1 partirent en fumée. Rodric tenta de se relever, mais ses muscles étaient trop faibles pour supporter son poids.

Des pas métalliques précipités se firent entendre dans le couloir, puis, quelques secondes plus tard, une dizaine de Gardes Royaux se déployèrent dans la salle. Rodric jura, le ventre noué de panique. Il ne quitterait pas Morner en vie…

 

Rodric se réveilla en sursaut, dans le noir le plus complet. Une rivière de sueur froide lui coulait dans le dos. Où était Gerremi ? Que lui était-il arrivé ?

Il lui fallut un certain temps pour retrouver ses esprits et se rendre compte qu’il avait rêvé.

Ces derniers temps, le songe de son arrestation était récurrent. Il lui causait toujours la même angoisse au réveil et il lui fallait de précieuses minutes pour s’en extirper et se convaincre que Gerremi était en sécurité, loin de Morner. On le lui avait certifié à plusieurs reprises. Au moins une chose dont il pouvait s’estimer heureux… si son disciple avait été capturé, il n’aurait jamais pu se le pardonner.

Transi de froid, le Dragon s’enveloppa de ses bras dans l’espoir de se réchauffer. L’humidité qui régnait en maître dans les geôles d’Ifares les rendait glaciales. Les prisonniers n’avaient ni couverture ni tas de paille pour dormir. Ils reposaient à même un sol de pierre irrégulier, couvert de moisissures.

Rodric ignorait depuis combien de jours il croupissait dans ces cachots ignobles. À Ifares, les détenus étaient plongés dans le noir permanent. On pouvait les réveiller à n’importe quelle heure pour une séance de torture, plus rarement pour leur apporter un repas rance. Il était impossible de compter le temps.

Le Dragon savait simplement qu’avant d’être transféré à Ifares, il avait passé trois mois en détention dans les prisons royales de Phaséas. Ses conditions d’incarcération étaient alors loin d’être bonnes, mais, à côté de ce qu’il vivait ici, on pouvait presque les qualifier de paradisiaques.

— J’ai réussi ma mission : Morner a perdu la magie du Trophée de Clairvoyance, Gerremi et moi, nous avons réussi à le désactiver. Les Armées d’Isiltor se sont affaiblies et mon disciple est rentré chez lui, en sécurité, se répéta-t-il en boucle.

Souvent, rabâcher ces paroles l’aidait à surmonter l’abattement dans lequel il se noyait chaque jour un peu plus.

Si, au début de son incarcération, il gardait la tête froide en fomentant des dizaines de plans d’évasion – tous tombés à l’eau –, il avait désormais perdu tout espoir de s’échapper. Personne ne s’était jamais enfui d’Ifares, et, en admettant qu’il y parvienne, son corps était si faible – l’eau et la nourriture étaient des denrées rares, ici –, qu’il n’était même pas sûr de tenir plus de deux jours dans la nature. Tout ce qu’il pouvait souhaiter, et qui l’aidait à ne pas sombrer, était qu’Hesmon l’emporte sur Morner et qu’on vienne le sortir de cet enfer.

Rodric sursauta lorsque des pas métalliques, exagérément sonores, résonnèrent de l’autre côté de la porte de sa cellule. Son cœur palpita de peur. Les geôliers martelaient toujours le sol pour annoncer aux prisonniers que les séances de torture étaient ouvertes. Dans quelques minutes, six détenus seraient choisis au hasard pour endurer toutes sortes d’atrocités.

Rodric sentit une affreuse sensation d’oppression monter en lui, comme si les murs de sa geôle et l’obscurité ambiante étaient sur le point de l’engloutir. Sa gorge desséchée se noua, sa poitrine se serra. Par réflexe, il fit naître une petite boule lunaire au creux de sa main. Ce geste pouvait sembler anecdotique, mais il l’aidait à calmer ses crises d’angoisse.

Contrairement aux prisons traditionnelles, les détenus d’Ifares n’avaient pas de liens qui les empêchaient de recourir à leur magie. Les murs des cellules suffisaient à eux seuls à vampiriser les sorciers. Plus le pouvoir utilisé était puissant, plus le magicien se fatiguait. Puisque les conditions de détention étaient épouvantables, l’épuisement pouvait rapidement mener à la mort. Avec l’utilisation d’un sort aussi basique, Rodric ne risquait pas grand-chose. Un soupçon de fatigue n'était pas cher payé pour une dizaine de minutes de lumière.

La lueur tamisée révéla une pièce minuscule, si petite, que huit enjambées suffisaient à en faire le tour. Elle était entièrement dépourvue de meubles, à l’exception d’un seau débordant d’excréments, que personne n’avait pris soin de vider depuis son arrivée. Rodric était tellement habitué à l’odeur pestilentielle, qu’il ne la sentait même plus.

Les geôliers se mirent à marteler les portes de coups divers, dans le but de réveiller les détenus. Lorsque le tumulte aurait cessé, on entendrait un bruit de clés tournant dans leurs serrures, puis des supplications déchirantes s’élever comme les prisonniers sélectionnés tentaient d’échapper à une nouvelle séance de torture.

À l’instar de ses compagnons d’infortune, Rodric pria en silence pour que les gardiens ne choisissent pas sa porte. Il avait assez souffert, ces derniers temps. Ses bourreaux, des scientifiques mandatés par Esalbar Asgardal, mage personnel du Roi Isiltor, avaient pour mission d’étudier la gémellité de l’âme d’un Magastel2 avec celle de son disciple.

À travers leurs « sessions de travail » – comme ils aimaient les qualifier –, ils essayaient de mettre le doigt sur ce lien sacré, espérant que Gerremi puisse ressentir tous les sévices psychiques endurés par son Magastel. Les Dieux soient loués, pour l’instant, leur projet était un échec. Rodric avait toujours réussi à sécuriser son âme pendant les séances de torture, protégeant ainsi son disciple. Mais jusqu’à quand ? Il savait qu’il ne pourrait pas résister longtemps. La création de barrières mentales requerrait de l’énergie. Or, plus les jours passaient, plus ses forces diminuaient. Il redoutait le moment fatidique où ses efforts seraient réduits à néant.

— Tu dois garder l’espoir, lui intima la voix chaude, teintée d’un accent à la fois guttural et chantant de Milena Kanav, son Magastel, le Trophée de Clairvoyance est désactivé, ce n’est qu’une question de temps avant que Morner ne tombe et qu’on ne vienne vous délivrer de cette prison. Tu es fort, tu dois t’accrocher. Ton disciple ne peut pas te perdre, il doit conserver toutes ses forces pour battre Morner. Résiste pour lui.

Sa Maîtresse s’installa à ses côtés et passa un bras protecteur autour de ses épaules. C’était une femme blonde, aux courbes généreuses et au visage souriant.

Rodric ferma les yeux pour mieux sentir sa présence. Tant que Milena serait là, il pouvait tout affronter, en attendant le jour salvateur de sa délivrance.

Il retint son souffle lorsque les pas des geôliers s’arrêtèrent devant la porte de sa cellule et éteignit sa boule lunaire d’un geste circulaire du poignet.

Le temps sembla se figer dans l’obscurité. Il se relâcha au terme d’interminables secondes, dans un léger soupir de soulagement. Les bourreaux avaient choisi la geôle voisine.

Le codétenu de Rodric se mit à pousser des cris hystériques et à hurler un flot d’injures. « Pauvre homme », songea le Dragon. À Ifares, l’une des premières règles que l’on apprenait était de ne jamais manquer de respect à un geôlier.

— Ferme-la, vermine ! rugit la voix rocailleuse d’un gardien.

Mais l’homme l’injuria de plus belle.

— Emmène-le, Rog, le Professeur Arnolt réclamait des nouveaux cobayes, ce matin. Un petit tour au Labo va le calmer.

Le mot « Labo » eut, apparemment, l’effet escompté. Le prisonnier se tut, puis fondit en larmes.

— La dernière greffe de tentacules n’a pas été concluante, ajouta le geôlier d’une voix mesquine, le petit gars est mort. Le Professeur Arnolt n’était pas content. Celui-là va lui plaire, il a l’air robuste.

L’homme se mit à implorer leur pardon et les supplia de ne pas l’envoyer là-bas. Malheureusement, les hurlements hystériques qui s’ensuivirent laissèrent entendre que les gardiens n’avaient pas changé d’avis.

Rodric trembla.

— Tout ça va bientôt prendre fin, lui assura son Magastel, la magie du Trophée de Clairvoyance n’alimente plus Morner, Isiltor n’a plus assez de pouvoir pour s’opposer à Salamoéna. Gerremi et les autres Dragons Suprêmes vont le détruire. Vous allez avoir la victoire, ce n’est qu’une question de temps. Tout ce qu’il te reste à faire, c’est de conserver tes forces pour protéger ton âme et celle de ton disciple.

Rodric acquiesça d’un signe de tête et compta six claquements de porte. Il poussa alors un immense soupir de soulagement. L’heure de sa torture n’avait pas encore sonné.

Le Dragon ferma les yeux et s’allongea en chien de fusil pour se tenir chaud. Milena, assise en tailleur à ses côtés, se mit à fredonner dans son dialecte natal :

Grat av vinter, var kome ; Pleurs d’hiver, le printemps arrive

Blomst hope, bryta sorg ; L’espoir fleurit, le désespoir fuit

Under em guld sol, hitta liv ; Sous un soleil d’or, renaît la vie

Fordi det is Nisi livet cirkel ; Car tel est le cycle de vie engendré par la Déesse Nisi

Behall’a hop, vinter plager ha slutt ; Garde la foi, tes tourments d’hiver s’enfuient

Lus i hart : Que la lumière guide ton cœur

Sa voix mélodieuse l’apaisa aussitôt. Il put alors replonger dans un passé chaleureux, loin de l’enfer de sa cellule.

Il se revit dans le salon de son Magastel, occupé à travailler sur sa thèse. Assise dans un fauteuil à bascule, Milena lisait en chantonnant ces vers porteurs d’espoir.

De tout le manoir de sa Maîtresse, cette pièce circulaire, décorée de bibliothèques montant jusqu’au plafond, était sa préférée. Ses boiseries ornées de runes nordiques et sa tapisserie écarlate aux damas dorés offraient une note de chaleur réconfortante, en parfaite opposition à la glace et à la noirceur caractérisant sa vie d’assassin.

Un demi-sourire empreint de mélancolie éclaira le visage de Rodric. Jamais ses bourreaux ne pourraient lui arracher la beauté de ses années passées aux côtés de sa Maîtresse – probablement le seul moment de son existence qu’il avait apprécié.

Si seulement Milena était encore en vie… Elle était décédée neuf ans plus tôt et, même si Rodric parvenait à se figurer qu’elle était à ses côtés, il savait que sa présence n’était qu’un mirage, une construction de son esprit pour l’aider à survivre à l’enfer d’Ifares.

Bercé par le souvenir de sa Maîtresse, Rodric plongea au cœur d’un sommeil profond, ponctué de rêves de bataille.

Le songe le plus marquant fut sans nul doute l’assaut de la Tour d’Ifares, mené par leurs alliés néormiens. La prison de l’enfer flambait dans un incendie magistral, sous les applaudissements des détenus, évacués au préalable.

Le Dragon sursauta au son d’une cloche. Des pas précipités, accompagnés de cris rauques, hurlant des ordres divers, s’élevèrent dans le couloir. Une bataille se préparait. Rodric sentit son cœur tambouriner dans sa poitrine. Son rêve était-il devenu réalité ?

Un bruit d’explosion retentit dans le lointain, puis les murs et le sol de sa cellule tremblèrent. Les jambes cotonneuses de Rodric se dérobèrent sous son poids. Son nez capta une légère odeur de soufre et de brûlé. Son cœur exulta. Il n’avait pas rêvé, la Tour d’Ifares était bel et bien attaquée.

Ses voisins, qui en étaient venus à la même conclusion, se mirent à appeler à l’aide tout en frappant contre les portes des geôles.

Les cris des prisonniers se mêlèrent bientôt à des bruits d’armes entrechoquées, indiquant le début des combats. Les chocs magiques étaient si puissants, que les murs de la cellule tremblèrent. De la poussière humide tomba par paquets du plafond. Rodric toussa.

 

Après un laps de temps indéterminé, qui sembla durer une éternité, les détonations cessèrent. Le fracas des armes, les ordres contradictoires – hurlés à la fois par les assaillants et les défenseurs –, ainsi que les cris des détenus se turent. Rodric retint son souffle. Les attaquants avaient-ils gagné ? Les Mornéens étaient-ils tombés ?

Le Dragon sursauta lorsqu’une clé cliqueta dans la serrure de sa porte. Il recula instinctivement vers le fond de la pièce. Venait-on le libérer ou le transférer dans une autre prison, celle-ci ayant subi trop de dégâts matériels ? – il savait de source sûre que Morner tenait beaucoup à ses cobayes d’Ifares.

Si on venait le chercher pour un transfert, il ne pouvait rester sans rien faire. Il fallait qu’il réfléchisse à une solution pour s’échapper, et vite, l’occasion de s’enfuir ne se représenterait peut-être pas. Il songea qu’il pourrait lancer le seau d’aisance à la figure des geôliers pour faire diversion et partir en courant – si ses muscles atrophiés le lui permettaient. La Tour d’Ifares étant construite au cœur d’une forêt, il se cacherait dans les bois pour échapper à ses ennemis. Comme tout assassin qui se respecte, il savait survivre en milieu hostile.

— N’ayez crainte, lança la voix d’un homme de l’autre côté du panneau, je suis un soldat du Royaume unifié de Fant. Tout est terminé, nous allons vous sortir de là.

Si une partie de Rodric hurla de soulagement, une autre, plus rationnelle, resta en garde. Pouvait-il avoir confiance en cet homme ? Les geôliers d’Ifares aimaient promettre monts et merveilles aux détenus, en échange de sévices plus ignobles les uns que les autres.

— Vous m’entendez ? Je viens de Néorme, nous allons vous délivrer. Puis-je ouvrir cette porte ?

Le cœur de Rodric se mit à battre la chamade. Dans son esprit, Milena lui adressa un grand sourire.

— Tu vois, il fallait que tu t’accroches, lui glissa-t-elle.

— Oui, fit-il d’une voix si éraillée qu’elle lui sembla étrangère.

C’était la première fois qu’il prononçait un mot depuis sa dernière séance de torture. Cette simple action suffit à brûler sa gorge desséchée.

Comme annoncé, un soldat muni d’une lanterne, portant l’armure blanche de Néorme, entra. Rodric sentit des larmes de soulagement lui monter aux yeux. Les Dieux avaient enfin entendu ses prières… Morner avait été vaincu.

— Vous pouvez vous lever et marcher ? s’enquit l’homme.

Rodric acquiesça d’un signe de tête.

Il se leva avec difficulté – ses jambes étaient si faibles, qu’elles avaient du mal à supporter son poids – et suivit le militaire dans un couloir sombre empestant le soufre et la mort.

Autour de lui, une marée de prisonniers avançait de concert vers la sortie, guidée par des soldats néormiens. Les détenus, d’une maigreur accablante, lançaient des regards hagards dans tous les sens, comme s’ils ne parvenaient pas à comprendre ce qui leur arrivait.

Lorsqu’ils sortirent dans la cour, une vision d’horreur s’offrit à eux : des centaines de cadavres d’hommes bêtes, vêtus d’armures mornéennes, gisaient dans la fange.

Une prisonnière cornue vomit ses tripes et fit un malaise.

La puanteur était suffocante, mais Rodric s’autorisa une longue bouffée d’inspiration pour savourer le vent de liberté soufflant sur son visage. Après avoir vécu si longtemps en prison, sa fraîche caresse n’avait pas d’égal. Plus jamais il ne poserait les pieds dans ce donjon de pierre noire, hérissé de pointes menaçantes et de gargouilles répugnantes. Il était libre.

 

Les prisonniers furent conduits hors de l’enceinte du pénitencier, sur une place mal pavée où les attendaient une dizaine de chariots bâchés.

Derrière les charrettes, gardées par une centaine de gardes néormiens, une route sinueuse s’élançait vers une forêt enneigée aux arbres malingres et noueux.

Des militaires au visage recouvert d’un heaume passèrent parmi les détenus pour leur donner des rations d’eau et de pain.

— Par les Dieux, comment peut-on faire subir tant d’horreurs à tous ces gens ? déplora une soldate en désignant du menton une femme hagarde aux membres sectionnés, remplacés par des pinces de crabe.

Son collègue, incapable de prononcer un mot, hocha la tête de gauche à droite.

— Vous, par-là ! Vous, là-bas ! rugit une voix de stentor.

Aidé de trois soldats, un capitaine aux allures de Troll arpentait les rangs des prisonniers rationnés en indiquant, d’un geste de la main, le côté droit ou gauche de la place.

Après une brève inspection, Rodric fut dirigé vers la droite. Il rejoignit un groupe de détenus à l’air plus ou moins valide, exhortés à se répartir dans six chariots.

Les prisonniers les plus maladifs, ou ceux présentant des déformations physiques étaient systématiquement envoyés vers les charrettes de gauche.

 

 

 

 

 

Chapitre 2

Aredel

 

 

Au terme d’un voyage interminable, le chariot de Rodric pénétra au cœur d’une étrange Cité, exclusivement composée d’énormes tours de pierre grise, fissurées ou partiellement détruites. L’arbre aux entrelacs blancs sur fond bleu nuit de Néorme, ou plutôt du Royaume de Fant – l'homme venu le délivrer d’Ifares s’était présenté comme soldat du Royaume unifié de Fant, ce qui signifiait que Namiren Sérendelle avait réussi à annexer l’ensemble du territoire fantais –, flottait sur chacune d’elles.

La fin des combats était récente : les rues, encore jonchées de débris, étaient peuplées de militaires et vides de tout civil.

— C’est Aredel, expliqua un prisonnier au visage recouvert d’écailles argentées, la capitale du Royaume elfique d’Isariin. Un peuple de dépravés, enchaînés à Morner depuis l’Ère Seconde. Il y a cinq cents ans, le Roi Loersil Oleonde d’Isariin s’est allié au Roi Fendhur Trémior contre une promesse de pouvoir, et l’a aidé à détruire ses voisins. Pour récompenser les loyaux services de Loersil, Fendhur a partagé avec lui une partie de la magie de son Trophée de Puissance. Chaque membre de la famille royale et chaque guerrier, après avoir prêté serment, s’est vu acquérir des compétences martiales hors du commun.

Il cracha par terre et ajouta :

— Tu parles d’un cadeau… Toute la famille royale d’Isariin et ses guerriers sont enchaînés aux Trophées et aux Trémior. Plus de volonté propre, seulement celle de leurs maîtres. Heureux de savoir que ces fils de chiens sont tombés.

Il partit dans un éclat de rire guttural, presque bestial, puis se mit à tousser violemment.

Aucun détenu ne prit la peine de rebondir sur ses paroles. Hormis une jeune Elfe qui répétait à voix haute qu’elle n’avait aucune information à livrer à ses bourreaux, personne n’avait envie de parler. Surtout pas Rodric. Après avoir vécu dans une prison obscure et silencieuse, la lumière crue du soleil, les grincements du chariot, le fer des chevaux martelant le sol et les bavardages incessants de l’homme au visage écailleux lui donnaient la migraine. Il n’aspirait plus qu’à gagner l’hôpital que les médecins leur avaient promis.

Tout en regardant la Cité défiler devant ses yeux, le Dragon songea avec angoisse à Enendel Galarelle, le meilleur ami de son disciple. Fils biologique du Roi Soercil Oleonde d’Isariin, il avait été adopté à l’âge d’un an par un couple de soldats hesmonnois.

Puisqu’il avait toujours vécu loin de Morner, le Trophée de Puissance n’avait jamais affecté son âme. Malheureusement, l’activation de son jumeau pendant la guerre l’avait rangé du côté de son géniteur. Le pouvoir à l’œuvre était alors beaucoup trop fort pour que l’esprit d’Enendel puisse résister à sa malédiction, qu’il fût près ou loin de Morner. En éteignant le Trophée de Clairvoyance, Gerremi et Rodric devaient pouvoir le sauver du triste sort qui l’attendait. Pourvu qu’ils aient réussi…

 

Le chariot s’arrêta devant l’entrée d’une haute tour de forme circulaire, noircie par les flammes d’un incendie.

Le parc de l’édifice, large d’une dizaine d’hectares, offrait la vision sinistre d’une forêt morte, clairsemée d’étangs à l’eau saumâtre. La neige avait fondu au profit d’un tapis de cendres fouetté par le vent, qui arracha toux et larmoiements aux ex-détenus.

Tout autour du jardin, les Fantais avaient installé des palissades de fortune soigneusement gardées. Un détail qui fit naître une étincelle de méfiance dans le cœur de Rodric et de ses compagnons d’infortune.

— Nous allons dans un hôpital, marmonna le Mornéen au visage écailleux, pourquoi cet endroit est-il gardé ? Ça n’a aucun sens…

Personne ne lui répondit. Les prisonniers fixaient les miradors d’un œil inquiet. Les plus atteints se recroquevillèrent sur eux-mêmes, se bouchèrent les yeux ou les oreilles, ou se balancèrent d’avant en arrière en marmonnant des paroles sans queue ni tête.

Deux soldats flanqués d’hommes masqués, vêtus de combinaisons de cuir intégrales, les invitèrent à descendre dans le calme.

— Cet endroit n’est pas une prison, c’est un hôpital, répétait une femme à la voix stridente, vous y recevrez des soins. Les palissades ne sont là que par précaution, nous sortons de guerre. Mettez-vous en rang et progressez en silence vers la tour.

Si ses paroles semblèrent apaiser nombre de détenus, elles n’eurent aucun effet sur Rodric. Cet endroit ne lui disait rien qui vaille. Il en ignorait la raison, mais son instinct lui murmurait de partir au plus vite.

 

Cela faisait près de trois semaines que Rodric avait été admis à l’hôpital d’Aredel et sa première impression ne l’avait jamais abandonné : il avait quitté une prison pour une autre.

Si les conditions d’internement étaient paradisiaques à côté des geôles d’Ifares, il n’en restait pas moins qu’il était séquestré. Il n’avait pas respiré une seule fois l’air frais depuis son arrivée à Aredel.

Les anciens détenus d’Ifares devaient séjourner un mois et demi en isolement pour s’assurer qu’ils n’avaient contracté aucune maladie contagieuse – magique ou non – et qu’ils étaient assez sains d’esprit pour retourner vivre en société. En attendant, on leur donnait des soins, à manger et de quoi se laver. Bien entendu, la magie était proscrite. Les patients portaient un bracelet métallique scellé et enchanté qui les empêchait de produire le moindre pouvoir.

— Ce dispositif est pour la sécurité de tous, lui avait expliqué le Docteur Antoriel, directeur de l’hôpital, le jour de son arrivée, tant que je n’ai pas la certitude que votre magie est saine, je ne peux pas vous laisser l’utiliser. Ce serait dommage que vous vous blessiez avec ou qu’un de mes infirmiers en paye les conséquences.

Même l’écriture était interdite. Les soignants craignaient que certains malades à l’esprit bancal ne se mutilent avec des plumes un peu trop pointues ou des crayons taillés.

Malgré ses demandes incessantes et la preuve quotidienne que sa conscience n’était pas altérée, personne n’avait voulu que Rodric n’envoie, ne serait-ce qu’une lettre à son disciple.

— Vous êtes relativement sain d’esprit, avait opiné le docteur Antoriel, mais, malheureusement, ce n’est pas le cas de beaucoup de vos camarades. Tous les patients sont traités avec équité dans cet hôpital, qu’ils soient riches seigneurs ou pauvres paysans. Je ne peux faire d’exception pour personne.

— Dans ce cas, faites savoir à la Reine Sérendelle que je me trouve ici. C’est une amie personnelle, elle avertira mes proches.

L’homme avait promis qu’il s’en chargerait, mais Rodric doutait de sa bonne foi. Cette promesse avait été réalisée une semaine plus tôt et il n’en avait toujours aucune nouvelle. Personne n’était capable de lui dire si une lettre avait été envoyée à Namiren Sérendelle en son nom. Bien entendu, après ce jour, le médecin n’était jamais revenu le voir. On lui avait attribué une doctoresse d’Isariin qui se bornait à répéter qu’elle était du côté des perdants et qu’elle n’avait pas le droit de parler aux patients.

Rodric jura. Cet institut était lamentable. Les ex-détenus avaient passé des mois, parfois des années, à subir des tortures innommables dans les cachots d’Ifares et on leur interdisait toute correspondance avec des proches…

Lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit, le Dragon s’efforça d’endiguer la vague de contrariété qui le submergeait et d’arborer une mine aimable. À l’hôpital, toute trace d’irritation était interprétée comme un symptôme d’insanité et donnait lieu à un déploiement de soignants qui forçaient le patient à ingurgiter des calmants douteux.

Deux infirmiers affublés d’une combinaison de cuir et d’un masque sinistre en forme de bec de corbeau entrèrent dans la pièce.

Les médecins étaient tenus de porter ces vêtements à chaque fois qu’ils rendaient visite à leurs patients. Si le but premier était de protéger les ex-détenus des germes extérieurs qu’ils pouvaient apporter avec eux, Rodric savait qu’en réalité, ils cherchaient avant tout à se préserver d’hypothétiques maladies.

Les geôles d’Ifares étaient une légende dans toutes les Terres du Nord. Puisque les prisonniers servaient de cobayes à des scientifiques et à des mages, on imaginait volontiers qu’ils portaient en eux des affections inconnues et répugnantes. Pour y avoir séjourné, Rodric savait que c’était faux – du moins, en ce qui le concernait –, mais les préjugés avaient la vie dure.

— Bonjour, Monsieur, le salua le plus grand des deux infirmiers, la nuit s’est bien passée ?

— Oui, merci, répondit-il d’une voix faussement amicale.

Rodric avait compris, dès son arrivée, que les soignants ne posaient jamais de questions anodines. Chaque réplique – même un simple : « bonjour, comment allez-vous ? » – servait à tester le patient sur son humeur du jour et à lui administrer des calmants supplémentaires si nécessaire. Il n’avait guère besoin de cela.

Comme à son habitude, l’infirmier déposa un plateau de fromages et cinq fioles – deux potions vitaminées, de couleur rouge, et trois potions antidépressives, de couleur noire – sur la petite table placée sous la lucarne.

— Nous vous apportons le petit déjeuner et les médicaments, expliqua inutilement l’infirmier, au vu des examens psychologiques de la semaine dernière, le Dr Antoriel a tenu à augmenter le dosage des antidépresseurs.

Rodric jura intérieurement. Lui qui pensait que son entrevue avec le médecin s’était bien passée… il s’était donné du mal pour garder la tête froide durant sa consultation, en dépit des questions indiscrètes de son interlocuteur qui le poussait toujours dans ses retranchements, et voilà qu’on lui imposait des potions abrutissantes supplémentaires… Il songea qu’il n’aurait pas dû parler de Milena. Puisque, parfois, quand le désespoir le gagnait, il lui arrivait encore d’imaginer que son Magastel était à ses côtés, le Dr Antoriel avait dû juger qu’il était loin de la guérison.

Dès son arrivée, les médecins lui avaient diagnostiqué des troubles anxieux et une profonde dépression. Ils lui avaient administré des potions médicinales journalières qui n’avaient eu aucun effet sur lui, hormis le clouer au lit et limiter ses facultés cognitives.

Le professeur se doutait que la finalité première de ces breuvages était de rendre les patients dociles pour qu’ils puissent passer leur quarantaine en toute tranquillité, sans songer à s’évader.

Abruti par plus d’une semaine et demie de traitement, Rodric ne le prenait plus, désormais.

Les infirmiers n’avaient rien remarqué. L’air léthargique qu’il s’efforçait d’adopter à chacune de leurs visites – très rapides tant le personnel médical craignait de tomber malade au contact des patients – était, pour le moment, assez convaincant. Pour ne pas être inquiété, Rodric s’était simplement promis de reprendre son traitement avant toute rencontre avec le Dr Antoriel.

Le Dragon remercia l’infirmier pour les potions et s’autorisa un léger sourire. À l'inverse des docteurs d’Isariin, le soignant parlait avec un accent neutre, typique des Terres de Fant. Il serait sûrement à même de lui en apprendre plus sur l’évolution de la guerre.

Il savait que l’Empire d’Hesmon avait obtenu la victoire militaire sur Morner, que le Roi Isiltor avait été tué – cette nouvelle avait donné lieu à une grande fête chez le personnel soignant –, mais il ignorait si les Armées de Fant avaient réussi à prendre Phaséas. Aux dernières nouvelles, l’Intendant Urich défendait sa Cité avec ardeur.

— Monsieur, avez-vous des informations à propos de la guerre ? demanda Rodric.

L’homme soupira – il n’avait, visiblement, aucune envie de s’attarder dans la chambre de son patient – et dit d’une voix appuyée, comme s’il s’adressait à un simple d’esprit :

— L’Armistice a été signé le 3ème de Physanile – le Dragon sentit son cœur s’emballer. Ils avaient réussi, Morner était définitivement vaincu… – l’Intendant Urich a été arrêté. Le Seigneur Argovir a été désigné pour prendre sa place. Notre Reine, Namiren Sérendelle, et les rois vainqueurs préparent déjà le Nouveau Monde. Le Conseil des monarques, mis en place par notre souveraine, a été implanté en Hesmon. Sur son ordre, les Trophées divins ont été rapatriés à Edgera hier matin. J’imagine que notre Reine et ses homologues vont débattre de leur sort dans les prochains jours.

Rodric crut que son cœur allait exploser. Si Namiren avait fait venir les Trophées en Hesmon, ce n’était pas bon signe. Elle allait, sans aucun doute, demander leur destruction en échange du sacrifice des Dragons Suprêmes.

Il ferma les yeux, en proie à un profond malaise.

— Tout va bien, Monsieur ? s’enquit l’infirmier, vous voulez que le Dr Antoriel vous reçoive en consultation immédiate ?

— Non.

Le soignant souffla un léger « très bien » et ajouta :

— On va prendre les traitements ?

Rodric retint un soupir exaspéré et, d’une traite, il avala le contenu des fioles noires. Le médicament avait un goût fruité plutôt agréable. Un bon moyen d’encourager les convalescents à le boire.

— Si seulement tous les patients étaient aussi faciles que vous…, soupira l’infirmier, je vais vous souhaiter une bonne journée, Monsieur. Nous repasserons à midi pour le déjeuner. N’oubliez pas de prendre les potions vitaminées juste après avoir mangé.

Lorsque la porte se referma, Rodric se hâta d’aller vomir dans les latrines.

Il se laissa tomber sur le tabouret placé devant la table et enfouit son visage dans ses mains. Pour avoir séjourné près de huit mois chez Namiren Sérendelle, il savait qu’elle n’agissait jamais à la légère. Si les Trophées avaient été rapatriés en Hesmon, elle allait les faire détruire très rapidement.

Durant ses trois mois de captivité à Phaséas – dans la Tour d’Ifares, ses seules pensées étaient orientées vers son Magastel –, Rodric avait longuement réfléchi aux différents scénarios envisageables si Hesmon et ses alliés gagnaient la guerre. Puisque la destruction des Artéfacts était le plus probable, il avait imaginé toutes les solutions possibles pour sauver les Dragons Suprêmes.

Selon Arcanel, le maître de la guilde d’assassins pour laquelle il avait travaillé, Salamoéna ou « Pouvoir Suprême » en langue commune, avait été créé sous l’Ère Première en même temps que les Trophées. Il servait à contrebalancer leur magie et à y mettre un terme si elle était utilisée à mauvais escient.

Rodric, professeur d’étude du troisième signe à l’École Edselor, expert en maîtrise de l’énergie aurique et Magastel d’un Dragon Suprême, savait que la force des cinq héritiers de Salamoéna résidait dans leurs pouvoirs communs, étroitement liés à leurs auras. Armas Fata, leur sort le plus puissant, consistait à décharger leur énergie aurique pour la mettre tout entière dans les Trophées, ce qui aurait pour fonction de les détruire. En contrepartie, la succion de leur aura entraînerait la mort des cinq Dragons.

Arcanel était persuadé de pouvoir sauver l’un d’eux, si celui-ci parvenait à réguler son flux aurique, laissant ses camarades se vider avant lui. Une manipulation délicate qui nécessitait un entraînement complexe. Puisque les pouvoirs psychiques de Gerremi l’intéressaient pour assouvir ses désirs de conquête, le maître assassin avait tenu à le protéger d’Armas Fata, au détriment de ses confrères. C’était en partie pour cela qu’il avait ordonné à Rodric de le prendre pour disciple.

Malheureusement, même si Gerremi avait une excellente maîtrise de l’énergie aurique – son Maître l’avait entraîné dur là-dessus –, il n’était pas hors de danger.

Rodric s’était promis de ne pas parler de la destruction des Trophées à son apprenti avant qu’Hesmon ait gagné la guerre et, comme il avait été capturé entre temps, il n’avait pas pu le préparer à sa mission fatale.

En prison, il avait eu, malgré tout, le temps d’approfondir la théorie d’Arcanel et de l’étendre aux quatre autres héritiers de Salamoéna. Si chacun veillait à ne pas décharger entièrement son aura, mais juste assez pour endommager les Trophées, de telle sorte que personne ne puisse plus les utiliser convenablement, tous pouvaient avoir la vie sauve. L’exercice serait ardu, mais pas impossible. Encore fallait-il qu’il puisse sortir de cet hôpital maudit pour les informer de son hypothèse et travailler dessus avec eux… Il devait fuir cet endroit au plus vite.

 

Rodric décida d’agir trois jours plus tard, après un travail intensif pour monter un plan d’action qui tienne la route.

Ces journées de dur labeur lui firent un bien fou. Si ses crises d’angoisse et ses cauchemars n’avaient toujours pas disparu, ils étaient devenus beaucoup moins fréquents. La perspective de retrouver sa liberté, fût-ce au péril de sa vie, lui avait donné une motivation nouvelle.

Il devait quitter Aredel pour rejoindre Phaséas où vivait un frère d’armes adepte de la magie spatiale. Celui-ci le téléporterait jusqu’en Hesmon. Si tout se déroulait comme prévu, Rodric rentrerait à Edgera dans moins d’une semaine.

 

Ce soir-là, le Dragon veilla à ne pas s’endormir et attendit patiemment la relève des gardes. Pour avoir passé des nuits entières à observer le parc enneigé de l’hospice depuis la lucarne de sa chambre, il savait que les veilleurs de nuit étaient relayés à cinq heures du matin.

Lorsque le changement d’équipe s’opéra, Rodric tira sur la cordelette située à côté de son lit.

Si ses calculs étaient exacts, c’était le binôme Marnaëlle-Mirko qui viendrait le voir : une infirmière dont l’embonpoint l’empêchait de se mouvoir avec aisance – pas une menace – et un Dragon de son gabarit, qu’il allait devoir neutraliser en premier. Son succès ne reposait que sur la rapidité d’exécution et la surprise. S’il perdait ces constantes, il allait le payer très cher. On leur avait fait comprendre, dès leur arrivée à l’hôpital, que toute agression contre le personnel médical ou toute tentative de fuite était passible d’emprisonnement, voire de la peine capitale.

Rodric se dissimula dans un coin de la pièce, à droite de la porte. L’adrénaline qui chantait dans ses veines et l’appel de la liberté, si proche désormais, lui procuraient une sensation grisante, presque euphorisante. Pour la première fois depuis des mois, il se sentit vivant.

Cinq minutes plus tard, qui lui semblèrent durer une éternité, le panneau s’ouvrit sur deux individus vêtus de combinaisons de cuir et munis de lanternes.

Tandis que la petite silhouette dodue de Marnaëlle s’avançait vers le lit – Rodric avait pris soin de dissimuler des oreillers sous les draps pour lui donner une forme vaguement humaine –, Mirko se posta à côté de la porte restée entrouverte.

Le Dragon se glissa vers lui, aussi silencieux qu’un tigre en chasse, et lui asséna un coup de tabouret sur la nuque. L’homme s’assomma.

À l’instant même où Marnaëlle tournait la tête, Rodric bondit sur elle et la frappa à la tempe. Elle s’effondra sur le lit.

Le professeur ouvrit sa sacoche, prit une seringue d’Opamira – un puissant sédatif à base d’opium – et la lui appliqua dans le creux du cou. De la bave coula de sa bouche, son corps fut saisi de convulsions. Rodric détacha la paire de menottes et le trousseau de clés qu’elle portait à la ceinture, et lui lia les mains dans le dos.

Il revint vers Mirko, lui fit deux piqûres anesthésiantes – les Dragons étaient plus résistants que les Humains ou les Elfes ordinaires – et entreprit de le déshabiller. L’uniforme en cuir lui assurerait un camouflage parfait pour quitter l’hôpital et le protégerait du froid.

Rodric traîna le soignant jusqu’à la table, l’y attacha et vida le contenu de la sacoche de Marnaëlle dans celle de Mirko. Un sourire naquit sur son visage lorsque trois bourses replètes en tombèrent.

Il s’habilla, ramassa les trousseaux de clés des infirmiers et s’appliqua à ouvrir son bracelet anti-magie. Sans succès. Aucune d’elles ne permettait de le délivrer de son fer ensorcelé.

Rodric jura. Il aurait dû s’en douter... À tous les coups, les clés des bracelets étaient rangées dans le bureau du médecin référent. L’atteindre ne serait pas compliqué, mais y pénétrer serait une autre histoire et mettrait son évasion en péril, sans compter qu’il était pris par le temps. La montre à gousset de Mirko indiquait qu’il était cinq heures et demie. L’équipe soignante de nuit serait relayée à six heures, il ne pouvait se permettre d’être encore dans l’hôpital lorsque le roulement aurait lieu. Les collègues de Marnaëlle et de Mirko s’apercevraient rapidement de leur disparition. Il devait quitter la Cité d’Aredel au plus vite.

Rodric prit une profonde inspiration pour chasser l’irritation qui commençait à poindre en lui. Il allait devoir se coltiner ce foutu bracelet encore longtemps… Aucun forgeron ne serait en mesure de le lui enlever puisqu’il était scellé par un maléfice, que seul un mage chevronné pouvait briser. Il ne pourrait compter que sur les bourses de Marnaëlle pour s’acheter une épée et des couteaux de lancer en chemin.

Il songea qu’il allait devoir redoubler de prudence. La misère engendrée par la guerre avait fait fleurir le banditisme. Il avait beau savoir se battre à l’épée, son absence de magie le rendait vulnérable.

 

Le Dragon poussa le panneau de la chambre et observa le couloir, faiblement éclairé par deux torchères à l’aspect lugubre. Aucun vigile en vue. Il avait le champ libre. Il quitta la pièce et entreprit de verrouiller la porte.

À son grand soulagement, il atteignit les écuries sans encombre. Personne ne s’intéressait à lui sous son déguisement d’infirmier. Mieux, encore, les sentinelles et les servants s’écartaient sur son passage, terrifiés à l’idée de pouvoir contracter une maladie répugnante s’ils s’approchaient de sa combinaison.

Rodric avait appris que Mirko venait au travail à dos de jument une semaine plus tôt, au cours d’une discussion informelle avec Marnaëlle, alors qu’ils lui apportaient le dîner. Apparemment, l’infirmier vouait une passion aux chevaux. Cela tombait à pic. Il pourrait gagner Phaséas en quatre jours s’il chevauchait à bride abattue. À pied, il en aurait eu pour huit jours.

Hormis deux gardiens bâillant à s’en décrocher la mâchoire et un jeune palefrenier au visage potelé, avachi sur une chaise, les écuries étaient désertes. La chance jouait en sa faveur en fin de compte.

— Bonsoir, vous avez besoin d’aide ? demanda une sentinelle, entre deux bâillements.

Rodric entreprit de tousser et de se racler la gorge.

Les gardiens échangèrent un regard inquiet. Le Dragon nota, avec satisfaction, qu’ils avaient reculé de quelques pas, comme s’ils craignaient d’attraper une horrible maladie à son contact.

— Mes supérieurs m’ont demandé de rentrer chez moi, répondit-il d’une voix rauque, maudit rhume. Par mesure de sécurité, je ne suis pas autorisé à ôter cette tenue.

Le garçon d’écurie laissa échapper un petit cri étouffé.

— Faites sceller mon cheval, lui ordonna Rodric, Monsieur Mirko Nerti.

Le palefrenier s’éloigna vers des boxes excentrés, enfila un cache-nez et des gants – « décidément, ils sont tous plus paranoïaques les uns que les autres », s’amusa Rodric – et sortit une jument alezane.

— Peux-tu te dépêcher, Eran ? s’agaça une sentinelle, le monsieur est malade, je préfère le savoir loin d’ici.

À la vue du masque de corbeau de Rodric, la jument s’agita dans tous les sens. Le jeune homme prit cinq bonnes minutes à calmer la bête.

La pose d’œillères fut nécessaire pour qu’elle consente à se laisser traîner jusqu’aux portes de l’écurie.

 

Arrivé devant l’entrée des palissades de l’hôpital, Rodric fouilla dans la sacoche et en retira une feuille. Cette dernière attestait que M. Mirko Nerti des Terres de Fant travaillait temporairement à l’hôpital d’Aredel en qualité d’infirmier.

À sa grande satisfaction, les gardes le laissèrent passer sans poser de questions. Quelques vilaines quintes de toux et reniflements sonores furent suffisants pour qu’on oublie de lui demander de retirer son masque.

Rodric s’autorisa un profond soupir de soulagement lorsqu’il franchit les portes de la ville et chevaucha à bride abattue vers l’ouest.

Il arriva à Braven sur les coups de onze heures, après un long voyage à travers une toundra glacée, parsemée de hameaux en ruines et de fermes incendiées abandonnées aux corbeaux et aux pilleurs de cadavres.

La ville de Braven était à l’image de la campagne : dévastée, rongée par la misère et l’insalubrité.

La place principale était bordée de hautes maisons de pierre grise, aux façades noircies par les flammes d’un incendie. Certaines demeures étaient lézardées, d’autres éventrées et rebouchées à la va-vite par des planches de bois. Au centre trônait une potence, soigneusement gardée, à laquelle étaient pendus deux hommes et une femme.

Pas moins d’une dizaine de familles de réfugiés avaient monté des logements de fortune en bordure du parvis. Hommes, femmes et enfants en haillons s’agglutinaient autour de braseros géants.

Derrière l’agora des habitations branlantes se succédaient le long de ruelles étroites, recouvertes de neige boueuse, de déjections d’animaux et de déchets.

Rodric traîna sa jument jusqu’à une longue maison partiellement effondrée, abritant une taverne. Adossés au mur, sous l’abri formé par l’avancée du toit de chaume, deux Elfes à la mine patibulaire le dévisageaient des pieds à la tête.

À l’instant même où Rodric s’apprêtait à pousser la porte d’entrée, le plus grand des deux lui barra le chemin. Le Dragon jura intérieurement.

— Tu viens des Terres de Fant, le médecin ? Y’en a plein qui sont arrivés dans le pays, ces derniers temps. Fais gaffe, on n’aime pas les Fantais, ici.

Son camarade porta aussitôt la main à sa ceinture, où le fourreau d’une dague reposait contre sa cuisse.

— Je ne cherche pas les ennuis, répondit Rodric, en revanche, je vous déconseille de vous en prendre à moi. S’il m’arrive quoi que ce soit, j’ai plus d’un frère qui se fera un plaisir de me venger. Sigis Naevoc Morten.

— Nul mortel n’échappe à la Mort, murmura l’un des deux Elfes, les yeux emplis de peur.

— Je vois que vous êtes bien renseigné, fit Rodric d’une voix glaciale, vous savez donc ce que s’en prendre à l’un des membres de ma Confrérie signifie ?

Les Elfes reculèrent de quelques pas. Rodric exulta. Même si la Confrérie de la Lune Rouge n’était pas établie en Isariin, sa renommée était assez importante pour semer la terreur.

— Vous me laissez passer ? réitéra Rodric, j’aimerais entrer dans cette auberge.

Les deux Elfes échangèrent un regard inquiet. Ils s’apprêtaient à quitter leur place lorsque la porte s’ouvrit sur un être humanoïde à la peau recouverte d’écailles rougeâtres, attestant ses origines mornéennes. Une longue barbe touffue reposait sur sa large panse.

— Tirdel, Erdoen, cessez d’emmerder mes clients ! hurla-t-il en leur lançant des morceaux de bois à la figure, ou je vais m’occuper de votre cas. Tant que vous me devez du fric, je ne veux pas vous voir traîner dans le coin.

Effrayés par l’irruption soudaine de l’aubergiste, les Elfes déguerpirent sans se faire prier.

— Que voulez-vous, médecin ? demanda le tavernier tout en jetant un regard méfiant à ses vêtements. Vous venez de l’hôpital de la ville d’Aredel, n’est-ce pas ? Désolé, mais je ne vous ferai pas entrer dans cette tenue.

— Je ne veux ni le gîte ni le couvert, simplement quelques vivres pour mon cheval et moi. De quoi manger pour quelques jours. J’aimerais également une carte de la région.

Il sortit une bourse de sa besace. Une lueur avide s’alluma dans les yeux globuleux de l’aubergiste.

— Je vais vous chercher ça.

Le tenancier revint une dizaine de minutes plus tard avec cinq morceaux de viande séchée, une miche de pain, quelques fruits talés et une gourde.

— Il n’y en a pas autant que je le voudrais, s’excusa-t-il, les temps sont durs. Où allez-vous, si c’est pas indiscret ?

— Alboner.

L’aubergiste acquiesça d’un vague signe de tête.

— Le mieux, c’est de passer par Phaséas. Évitez la ville de Thorsarch et ses alentours – il ouvrit la carte et désigna une ville frontalière entre Morner et Isariin. Il n’y a plus rien là-bas, hormis des ruines fumantes et des pillards. La guerre a tout détruit, c’est un client qui m’a rapporté cette information la semaine dernière.

Rodric retint un soupir. C’était, initialement, la route qu’il comptait prendre.

— Ne vous aventurez pas non plus dans la Forêt d’Emeroc, ajouta l’aubergiste, elle est hantée par des spectres.

« Ça, je le sais », songea le Dragon. Il ne se souvenait que trop bien de ce bois maudit, qu’il avait traversé en compagnie de Gerremi pour gagner Phaséas et mener à bien leur mission de désactiver le Trophée de Clairvoyance. Il lui semblait qu’une éternité s’était écoulée depuis ce jour.

— Vous conseillez de prendre la route des Monts de la Chimère ? demanda-t-il.

— Ouais, hormis l’axe de Thorsarch, c’est le plus rapide. Vous en aurez pour six jours si vous chevauchez à bonne allure. Au moins, vous pourrez espérer dormir dans des auberges encore en l’état, en chemin.

— Merci pour vos conseils.

— Bonne chance, monsieur.

Tout en montant sa jument, Rodric frissonna. Le vent commençait à se lever et des nuages avaient obscurci le ciel. Une tempête se préparait, n’annonçant rien de bon pour la suite du voyage.

 

Le Dragon quitta Braven sur les coups de midi, après un passage éclair dans la boutique d’un tailleur – il devait absolument abandonner sa combinaison : lorsque des avis de recherche à son effigie seraient postés dans tout Isariin, ils ne manqueraient pas d’indiquer qu’il s’était enfui avec la robe d’un médecin – et dans une forge. À sa grande satisfaction, il réussit à négocier un prix raisonnable pour l’achat d’une épée et de dix couteaux de lancer.

 

Après une chevauchée de trois heures sous un blizzard de plus en plus fort, Rodric fut contraint de s’arrêter dans l’unique auberge du hameau d’Aserel, en attendant l’accalmie.

À son grand désespoir, la tempête ne fit que croître au cours de l’après-midi, l’obligeant à passer la nuit dans la bourgade. Il n’avait pas réalisé la moitié du chemin qu’il s’était imposé pour la journée. Normalement, il avait prévu de franchir la frontière d’Isariin en fin d’après-midi. Or, il était loin du compte.

Une bourrasque fit trembler la charpente et les fenêtres de l’auberge rustique. « Il faut que j’atteigne Phaséas dans six jours, pourvu que ça se calme », songea-t-il, le ventre noué.

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 3

Le Conseil des monarques

 

 

— Mes chers amis, bienvenue à notre deuxième Conseil de paix. Depuis la défaite de Morner et la signature de l’Armistice du 3ème de Physanile, nous avons commencé à œuvrer main dans la main pour la création d’un Nouveau Monde où régneront équilibre et harmonie. Depuis déjà deux semaines, nous nous appliquons à redessiner une Terre des Mondes plus juste. Nous n’en sommes qu’au début, il nous faudra plusieurs séances pour concrétiser notre projet, mais, aujourd’hui, j’aimerais que nous abordions une tout autre question.

Namiren Sérendelle, Dame de Néorme, désormais Reine des Terres de Fant et présidente du Conseil des monarques – élue à l’unanimité par ses pairs –, marqua une pause et s’autorisa un large sourire de satisfaction. Toute l’assemblée était suspendue à ses lèvres. La plupart de ses membres la dévisageaient avec une admiration non feinte. Aux yeux de tous ces Empereurs, Rois, Seigneurs et diplomates, elle était une sauveuse, celle qui avait unifié le continent contre la tyrannie du Roi Isiltor.

Ses proches lui avaient toujours répété qu’elle était vouée à accomplir de grandes actions. Bercée par l’espoir d’embrasser une destinée hors du commun – dans sa famille, les femmes étaient Prêtresses de mère en fille –, Namiren avait passé une bonne partie de sa jeunesse à travailler sur son image et à renforcer son charisme. Elle avait veillé à maintenir une silhouette élancée, une apparence impeccable, un port altier et une expression chaleureuse – une tâche difficile pour une Elfe au visage froid et impérieux.

Puisque ses parents ne baignaient pas dans la politique, elle avait dû se débrouiller seule pour apprendre les rouages de la rhétorique. Manipuler un auditoire était facile, encore fallait-il choisir ses mots avec soin et savoir moduler sa voix. Aujourd’hui, ses longues séances d’entraînement avaient porté leurs fruits. Aucun effort n'était nécessaire pour donner à son timbre des intonations chaudes et amicales, capables d’attendrir le plus rigide des interlocuteurs.