Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Lorsque Louise meurt, la vie tranquille de Jules Bukowski bascule. Entre secrets, mensonges, il va se lancer dans une quête de la vérité qui l'amènera à tout remettre en question. Bientôt, Jules va se retrouver projeté dans un monde dont il ignore tout et auquel pourtant il appartient depuis toujours, gouverné par une mystérieuse reine maudite : Lyra.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 959
Veröffentlichungsjahr: 2023
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
« Chacun de nous a dans le coeur une chambre royale.
Je l’ai murée, mais elle n’est pas détruite. »
Gustave Flaubert, Carnets
PROLOGUE
CHAPITRE 1 : UN ENTERREMENT PARTICULIER
CHAPITRE 2 : PAPYRUS ET MYTHES ANCIENS
CHAPITRE 3 : LE CAMBRIOLAGE
CHAPITRE 4 : DISPARITIONS INQUIETANTES
CHAPITRE 5 : LE MONDE CACHE
CHAPITRE 6 : DES ANGES
CHAPITRE 7 : REVELATIONS ET SECRETS
CHAPITRE 8 : PROPHETIES ET MALEDICTIONS
CHAPITRE 9 : LES CATACOMBES DE PARIS
CHAPITRE 10 : THEORIE ET PRATIQUE
CHAPITRE 11 : LES INQUIETUDES
CHAPITRE 12 : RETOUR AUX SOURCES
CHAPITRE 13 : LA PROPHETIE DE L’EAU
CHAPITRE 14 : SOUFFLE DE VIE
CHAPITRE 15 : PREPARATIFS
CHAPITRE 16 : UN VOYAGE INATTENDU
CHAPITRE 17 : LE BAL ENCHANTE
CHAPITRE18 : MISE A L’EPREUVE
CHAPITRE 19 : UN DON PARTICULIER
CHAPITRE 20 : REUNION DE CRISE
CHAPITRE 21 : LORSQUE TOUT S’ECROULE
CHAPITRE 22 : LA CEREMONIE DES SOUVENIRS
CHAPITRE 23 : CONCENTRATION ET MAITRISE
CHAPITRE 24 : LE SAUT DE L’ANGE
CHAPITRE 25 : LA SIXIEME SOEUR
CHAPITRE 26 : JUSQU’A LA FIN DES TEMPS
CHAPITRE 27 : RENAISSANCE
EPILOGUE
LES MARQUES ANGELIQUES
MARQUES BLANCHES DES CREATURES ARCHEENNES
LISTE ET NOMS DES PERSONNAGES
REMERCIEMENTS
Egypte, 1350 av. J-C.
Le soleil levant inondait la petite ville féérique de Thèbes. C’était un matin d’été presque comme un autre pour les habitants de ce village religieux. Des femmes s’affairaient au bord du Nil avec leur linge, d’autres venaient offrir des présents à Khnoum, le Dieu de la crue. L’air était encore frais pour cette magnifique journée d’été, mais cela n’allait pas durer longtemps. En Egypte, les étés étaient chauds, très chauds, trop chauds parfois. L’eau était paisible, les oiseaux s’abreuvaient sans crainte près des hommes. Tout semblait calme, reposant, comme chaque matin. Les Dieux étaient généreux et bons.
Thèbes était un village religieux très investi et reconnu dans tout le pays. C’était la capitale religieuse de l’Egypte. Ici, tout le monde venait pour se recueillir et prier. On y trouvait les plus grands et les plus imposants Temples du pays et la population tout entière la prenait comme référence. Il y avait ici une connexion avec les Dieux inégalée. Pharaon adorait venir ici pour se recueillir et il avait d’excellentes raisons.
A l’intérieur du Temple de Karnak, Lyra venait de mettre au monde son quatrième enfant. Son premier fils. Elle avait souffert toute la nuit et était très faible. Elle avait regardé son fils emmailloté dans un linge, tiraillée entre le bonheur et la peur. Elle savait pertinemment ce que cette naissance signifiait, elle le savait depuis de nombreuses années déjà. Elle avait eu le temps de s’y préparer, mais maintenant que le moment était venu, elle n’était pas prête du tout. Ce petit être qu’elle tenait dans ses bras était, comme ses trois soeurs, son monde, sa vie, une partie d’elle-même. Son accouchement avait été épuisant, éreintant, plus que les autres, plus fatiguant, plus douloureux, plus long aussi. Les prêtres du Temple l’avaient aidé, sa famille aussi.
Elle devait se reposer mais n’y parvenait pas. Elle pleurait sans pouvoir s’en empêcher. Elle était terrorisée et n’était pas la seule. Toute sa famille l’était. Leurs regards inquiets ne l’aidaient pas à se sentir mieux. Elle savait ce qui l’attendait. Elle entendait déjà au loin les hurlements de la population, alors qu’elle était couchée sur cette natte, incapable de bouger.
Car ce matin-là, ils étaient venus le chercher. Ils avaient brulé les maisons, égorgé les villageois, pillé les habitations et avaient pénétré le Temple. Le sang avait coulé à flot. Tous s’étaient battus avec rage, pour protéger le petit, le village, les Temples et surtout, les Dieux. Les habitants s’étaient défendus, mais avaient péri. Ils avaient donné leur vie pour leurs Dieux et leur honneur. Sa famille s’était battue corps et âme pour les protéger. Pour le protéger, lui. En vain. Elle avait bien tenté de mettre au point un plan, mais c’était inutile. Ils ne s’arrêteraient pas. Ils ne s’arrêteraient jamais avant de l’avoir récupéré.
– Allez-vous cacher ! demanda Lyra à ses parents. Vite ! Prenez Anouket et fuyez ! Ils viennent pour lui. Et ils n’ont aucune pitié.
– Jamais ! assura Chésemtet. Je n’abandonnerai pas ma fille et mon petit-fils de la sorte. Si tu dois te battre, je me battrais avec toi. Nous le ferons tous.
Chésemtet, la mère de Lyra, était une femme magnifique et puissante. Elle avait toujours été très protectrice avec sa famille, un peu trop parfois. Elle aurait tout donné pour ses enfants. Mais aujourd’hui, même sa puissance angélique de protection ne suffirait pas.
Un bruit fracassant résonna à travers tout le Temple. Lyra se leva.
– Prend l’enfant ! ordonna-t-elle à sa mère. Cache-le !
Chésemtet n’eut pas le temps de répondre que sa fille courait déjà vers l’entrée, ses quatre jumeaux sur ses talons. S’il fallait se battre, elle était prête. Ce petit n’était peut-être pas comme eux, mais il faisait partie de leur famille. Elle ne voulait pas que son fils appartienne à ce monde-là. Elle avait juré de le sauver.
Les démons n’eurent pas grand mal à détruire l’entrée. Leur magie était puissante et même si l’entrée du Temple leur était interdite, aujourd’hui, plus aucune règle ne comptait. L’armée démoniaque pénétra les murs avec une telle violence que personne ne put les contenir.
Tout se passa très vite. Lyra utilisait tous les moyens à sa disposition, puisant dans sa magie la plus profonde, faisant jouer de son alchimie avec ces murs qui l’avaient élevée et protégée durant tant d’années. Elle avait pris les armes et se battait avec fureur. Au loin, elle aperçut un démon se faufiler près de l’endroit où étaient cachés son fils, sa petite soeur et ses parents. Son sang ne fit qu’un tour.
Lorsqu’elle arriva, une cinquantaine de démons l’avait déjà rattrapée. Impuissante, elle donna le peu de forces qui lui restaient pour les protéger. Mais trop tard. Les lames avaient déjà traversé le corps de sa mère et de son père de part en part. Son père, Snéfrou, lui tendit son fils.
– Va-t’en !!! hurla-t-il dans un dernier souffle.
Lyra voulu hurler, mais aucun son ne sortit se sa bouche. Elle sentit une main la tirer en arrière, puis, les yeux brouillés par les larmes, elle détala vers l’entrée du Temple.
Lyra se tenait à présent à genoux devant l’entrée du Temple, sur l’allée des Sphinx, son fils pleurant dans les bras. Elle était à bout de forces, tenant encore à peine debout. Elle ne pouvait plus se battre. Elle n’y parvenait plus. Cet accouchement avait été si éprouvant qu’elle ne comprenait même pas comment elle était arrivée jusqu’ici.
Anouket.
Des démons s’étaient emparés de sa petite soeur et l’emmenaient au loin, détalant sur un cheval noir. La petite se débattait de toutes ses forces, mais ne parvenait pas à se dégager. Elle était ligotée, prisonnière des griffes de ces monstres. Lyra se sentait défaillir. Elle tenta de se lever, mais n’y parvint pas.
– LYRA !!!!!!!!! hurlait Anouket, dans un cri empli de désespoir.
Le petit Khonsou pleurait sans s’arrêter dans ses bras. Elle le sera fort contre elle, tandis qu’elle appelait désespérément le prénom de sa petite soeur. Elle se releva, fit quelques pas, trébucha, puis courut. Mais ils allaient trop vite et elle était trop faible. Alors elle tomba à nouveau à genoux dans le sable, haletante, en larmes, en rage, tremblante, alors que sa soeur n’était déjà plus qu’une ombre au milieu d’un immense et épais nuage de sable. Son frère vint l’enlacer et la retenir et le reste de la famille les rejoignit. Lyra se débattait et pleurait avec son fils. Elle refusait de laisser sa soeur partir. Elle refusait de les laisser lui enlever son petit soleil. Au loin, les flammes ravageaient le village, sous ce soleil devenu écrasant, brûlant, dévorant.
Pourquoi avaient-ils enlevé sa soeur ? Ils n’avaient pas réussi à lui prendre son fils, mais étaient reparti avec une part de son âme, ils s’étaient vengés. Finalement, elle avait eu beau se battre de toutes ses forces, elle n’avait pas réussi à les protéger. Aucun d’entre eux. A présent qu’elle disparaissait, Lyra se laissa aller aux larmes en prenant la mesure des conséquences que ces courts instants allaient engendrer sur le reste de leur vie. Derrière elle, des cris de douleur, d’horreur, de fureur émanaient du Temple. Les immenses et imposants murs de pierre n’avaient pas réussi à faire face à l’attaque si violente de ces créatures du désespoir. Ce lieu saint pourtant si sécurisé n’avait pas résisté. Ils avaient été plus forts. Ils avaient été plus malins. Son plan avait échoué, le leur avait été un franc succès.
Et au milieu de ce carnage, il était là, trônant sur son grand cheval noir, fier, le menton haut, le regard droit et noir, un sourire carnassier et vainqueur aux lèvres. Il était là, au milieu de ce nuage de poussière, à la narguer. Il se délectait du désastreux spectacle dont Thèbes était le théâtre. Elle ne pouvait rien faire d’autre que de le regarder la saluer en souriant et il en était parfaitement conscient. Aujourd’hui, Il avait gagné.
Ce jour-là, tout allait changer. Leur vie ne serait plus jamais la même. Tandis qu’elle regardait ces monstres des enfers s’éloigner, un sentiment de haine monta en elle. Elle était la créature la plus puissante ayant jamais existé et pourtant aujourd’hui, elle n’avait pas réussi à protéger sa famille contre le mal. Ses deux immenses ailes blanches l’entouraient. Son visage aux cheveux d’or, orné de deux cornes massives, s’était comme transformé. Elle se vengerait. Elle vengerait les Dieux et son peuple. Elle vengerait sa famille. La guerre ne faisait que commencer.
Jules sursauta. Voilà plusieurs semaines qu’il faisait cet étrange rêve. Une petite fille en plein milieu d’un désert, terrifiée, hurlait des paroles incompréhensibles dans une langue inconnue, emportée par un cheval noir au galop. Un bébé, dans les bras d’une femme, criait. En décor de fond, des hiéroglyphes. L’Egypte, de toute évidence. Ce rêve était d’autant plus curieux qu’il n’avait jamais mis les pieds dans ce pays de sa vie et qu’il ne s’y était jamais intéressé de près ou de loin, à part pendant les cours d’histoire au collège.
Il consulta le réveil posé sur la table de nuit. Dix heures. Il était temps se lever. Aujourd’hui était un jour particulier et il était très anxieux à l’idée de devoir l’affronter. Il y a une semaine, jour pour jour, Louise était morte dans d’atroces circonstances. Sa voiture avait dérapé sur une plaque de verglas et s’était échouée à 110km/h dans un ravin. La voiture avait explosé et il ne restait rien. Même l’empreinte dentaire n’avait pas pu l’identifier. Ce souvenir lui donna la nausée. Tout ce qui avait été retrouvé, c’était ses bagues, dans un état déplorable certes, mais assez uniques pour que l’on puisse affirmer avec certitude qu’elles étaient les siennes. Même si elles avaient presque fondu, il les aurait reconnues entre mille.
Louise. Son ex petite amie. Ils n’étaient séparés que depuis quelques mois. Il pensait être passé à autre chose, avoir fait le deuil de cette relation aussi passionnée que tumultueuse, mais depuis son accident, il ne pensait plus qu’à elle. Ses longs cheveux blonds, son sourire radieux, ses yeux bleus intenses, ses mains si douces caressant son cuir chevelu. Il s’en voulait tellement, de la manière dont leur relation avait pris fin, de son silence, sa distance envers elle. Puis elle était partie sans rien dire, du jour au lendemain.
Il chassa tant bien que mal ces images et fila sous la douche. C’était un de ces moments qu’il adorait. La douche froide dès le matin lui remettrait les idées en place.
Jules Bukowski habitait au deuxième étage d’un petit appartement dans le 4e arrondissement de Paris. Il l’avait dégoté grâce à Léo, son meilleur ami, qui avait des connaissances dans le monde de l’immobilier, et avec qui il vivait. Payer un loyer en plein Paris relevait de l’exploit et la colocation était bien souvent l’unique solution, ce qui lui convenait très bien. Ce n’était pas le grand luxe, mais il s’y sentait chez lui. Un vieux bâtiment en pierre, composé de deux chambres et d’une petite pièce à vivre, qu’il avait su rendre chaleureuse. Jules aimait passer du temps entre ces murs, à entendre au loin les klaxons des voitures dans les embouteillages le matin et sentir l’odeur des pots d’échappement remonter jusqu’à sa fenêtre. Il aimait cette ville.
Dix heures trente. Jules sortit de la douche. Il lui fallait un café. Il examina son reflet dans le miroir et se fit la réflexion que sa tête collait parfaitement aux circonstances du jour. Malgré la jeunesse de ses vingt-cinq ans, des cernes creusaient son visage carré et fin, ses yeux bleus étaient rougis sous ses épais sourcils foncés et son teint était blafard. Le tout lui donnait l’allure d’un mort-vivant tout droit sorti d’un film d’horreur. Pour ne rien arranger, son corps tout entier était engourdi et douloureux, lui qui était naturellement musclé. Il ébouriffa ses épais cheveux blonds et soupira. Une barbe naissante lui piquait le menton et les joues, mais il prit la décision de la laisser pousser.
– Mal dormi ? lui demanda Léo dans son dos.
Jules lui lança un regard dépité dans le miroir.
– C’est encore ton rêve, hein ? reprit son ami.
– Je ne sais plus quoi faire…
– Jules, ça fait des semaines que tu fais toujours le même cauchemar et ça t’obsède !
– Evidemment que ça m’obsède ! rétorqua Jules en haussant le ton. C’est toujours la même chose en boucle et le matin venu, je ne me rappelle que de bribes !
– Tu ne peux pas continuer comme ça. Tiens, bois ça, ça va te faire du bien.
Léo lui tendit une tasse fumante remplie d’or noir en lui décochant une moue compatissante. Les cheveux en touffe bouclés, bruns très foncés, presque noirs, des yeux bleu clair et le teint halé, Léo était l’archétype du beau gosse.
– Tu viens à l’enterrement cet après-midi ? demanda Jules.
– Oui, bien sûr, répondit Léo avec une pointe de tristesse dans la voix. Quatorze heures trente, c’est ça ?
– Oui.
Comme une gêne s’installait, Léo s’empressa de retourner dans la cuisine.
Jules se dépêcha d’enfiler un jogging et d’avaler son café, puis mis des baskets et partit courir, comme chaque matin. Le froid allait le réveiller.
Louise. Son image ne sortait plus de son esprit. On allait l’enterrer aujourd’hui. Il n’arrivait pas à s’y résoudre. Pourquoi personne n’avait cherché à comprendre ? Les circonstances de son décès étaient bien plus que suspectes et pourtant la police s’était empressée de classer l’affaire comme un banal accident de voiture. Il n’y croyait pas une seule seconde. Comment un corps peut-il se retrouver en si mauvais état après un accident de la sorte ? C’était quasiment impossible. La voiture avait peut-être explosé, mais de là à ne même pas pouvoir utiliser les empreintes dentaires, tout de même ! La famille de la jeune femme n’avait pas non plus cherché plus loin. L’autopsie avait été étonnement rapide, voire bâclée. Un banal accident de la route, qu’ils avaient dit. Tu parles ! songea Jules. On aurait pu penser que quelqu’un l’avait percutée, mais à en voir l’état de la voiture, ou plutôt ce qu’il en restait, impossible de l’affirmer avec certitude. De plus, il n’y avait aucune trace de freinage au sol. Elle aurait très bien pu s’endormir au volant, mais la connaissant, c’était là encore impensable. Il fallait qu’il éclaircisse cette histoire. Tout comme son étrange rêve répétitif. Ne pas penser. Ça allait le rendre fou.
Jules accéléra le pas tandis qu’il longeait la Seine. En revenant, il fit un détour par le Jardin des Tuileries et le musée du Louvre, puis marqua un arrêt devant la Pyramide de verre, haletant. L’endroit grouillait de touristes, étrangers pour la plupart, qui mitraillaient le musée. Que pouvait bien signifier ce rêve qui se répétait depuis des semaines ? Toujours la même scène : Il était dans le corps de cette femme tenant un bébé emmailloté dans ses bras. Des monstres entouraient cette fille qui hurlait, désespérée en lui tendant les bras. C’était déchirant. La nuit, Jules se réveillait en sursaut, ruisselant de sueur. Il s’épongeait en tremblant et lorsqu’il parvenait enfin à se rendormir, ça recommençait. Encore et encore. Il lui semblait même parvenir à distinguer les odeurs du sang, de la mort, du sable brûlant. Il entendait les hurlements de terreur, les rugissements des monstres qui dévoraient les entrailles des innocents, les os se briser, tout ça résonnait violemment dans son esprit. Tout cela devenait confus au réveil, mais les bruits et les odeurs restaient obsédants au point de le rendre malade, jusqu’à vomir. Il était pris de sueurs froides et de douleurs insupportables. Pourtant, chaque nuit de cauchemars lui apportait un élément nouveau qu’il avait presque hâte de découvrir.
Douze heures trente. Jules rentra chez lui. Visiblement, Léo était parti travailler. Il était peintre et possédait un atelier sur la rue de Rivoli où il passait le plus clair de son temps. Sa passion pour la peinture était née très tôt et ne l’avait jamais quittée. Le plus souvent, il peignait des paysages imaginaires, ou des portraits troublants de réalisme. Il avait déjà peint Louise et son tableau était remarquable, mais avait refusé de le vendre à qui que ce soit. Le tableau restait dans son atelier, accroché sur un mur blanc et nu, bien en évidence. C’était l’une de ses oeuvres les plus abouties. Jules, quant à lui, travaillait depuis peu comme restaurateur d’oeuvres d’art au musée du Louvre. Il y étudiait avec les plus grands et sa passion grandissait chaque jour. Il ne se lassait jamais de faire renaître un tableau, avec patience et minutie. Cette passion était née tôt, mais il avait longtemps hésité avec l’archéologie. Il avait réussi, à force de travail acharné.
Jules entreprit de se préparer un repas. Il avait rarement le temps ou même la patience de cuisiner et déjeunait souvent sur le pouce, mais aujourd’hui, il lui fallait quelque chose de réellement nourrissant, sinon il n’allait pas tenir le choc. Son patron lui avait accordé quelques jours de congé, suite au décès de Louise. Le jour où il l’avait appris, il avait fait un malaise. Il pensa alors à Marie. C’était sa nouvelle petite-amie, depuis quelques semaines. Aucune ressemblance avec Louise, elle était brune aux cheveux longs et bouclés, grande et mince, avec un visage fin et des taches de rousseur. C’était une belle femme, douce et drôle, avec qui il se sentait bien, mais il savait que rien ne remplacerait jamais Louise et son visage d’ange. Marie devait le rejoindre directement à la cérémonie. Bien qu’elle ne porte pas Louise dans son coeur – jalousie oblige – elle avait tenu à l’accompagner aux obsèques. Toute la famille de Jules y serait, d’ailleurs : sa mère, ses deux tantes, ainsi que sa cousine, Blanche. Tous adoraient Louise. Dès son arrivée dans la famille, elle avait fait l’unanimité. Elle avait un véritable don de séduction.
Tagliatelles carbonara. Un repas simple, rapide et efficace. Il engouffra la nourriture dans sa bouche comme un ogre. Une fois le déjeuner terminé, il retourna sous la douche, chaude cette fois, puis enfila son plus beau costume. Il se jaugea une dernière fois dans la glace et jugea son apparence un peu moins terrible que le matin.
Une magnifique journée ensoleillée en plein mois de novembre. Le froid glacial, les pluies incessantes, la neige, les feuilles mortes recouvrant les trottoirs un peu partout, c’était une saison qu’il exécrait par-dessus tout. Emmitouflé dans sa parka bleu marine, il frissonna dès qu’il mit un pied dehors. Il n’avait pourtant pas eu l’impression qu’il faisait si froid quand il était parti courir tout à l’heure.
Il prit le métro de l’arrêt Pont Marie jusqu’à l’église Saint-Roch, dans le premier arrondissement. Arrêt Pyramides. Décidemment, son rêve le suivait partout. Lorsqu’il arriva, un peu en avance, une foule dense s’était déjà formée devant l’édifice du 17e siècle. Il put distinguer au loin sans difficultés les parents de Louise ainsi que le reste de sa famille : ses tantes, oncles, cousins et cousines, ainsi que d’autres personnes qu’il ne connaissait pas. Peut-être des amis ou de la famille éloignée.
– Jules ! s’écria une voix dans son dos.
Le jeune homme sursauta. C’était sa mère, Anne. Il la serra dans ses bras et se sentit d’un coup soulagé. Il eut soudainement envie de pleurer mais se retint. Il détestait dévoiler ses émotions en public.
– Maman, tu es déjà là !
– Tu n’as pas reçu mon message ? demanda-t-elle en relâchant son étreinte.
– Non, je suis désolé, je n’ai pas regardé mon téléphone de la journée. Je ne suis même pas sûr de l’avoir sur moi, en fait.
Sa mère fit une moue compréhensive et attristée.
Anne Bukowski était très petite comparé à son fils. Elle avait des traits d’une finesse parfaite, sans une ride, de grands yeux verts et des cheveux méchés coupés court, dont quelques mèches rebelles lui tombaient sur le front. Agée de 45 ans, elle en paraissait dix de moins.
– Merci d’être là, maman. Ça compte beaucoup, pour moi.
– Tu sais mon fils, je l’adorais tout autant que toi, Louise. Elle était un peu la fille que je n’ai jamais eue. Alors tu te doutes bien que je n’allais pas manquer cette cérémonie pour lui rendre un dernier hommage. D’ailleurs, je m’en veux terriblement de ne pas avoir pris de ses nouvelles après votre rupture.
– Tu ne pouvais pas savoir, maman, personne ne pouvait savoir. Ne t’en veux pas.
Il l’enlaça derechef. Elle pleurait et à nouveau, il dut se faire violence pour ne pas fondre en larmes à son tour. Levant la tête, il aperçut ses deux tantes et Blanche, sa cousine. Il s’approcha et les salua individuellement par une étreinte chaleureuse. Les deux soeurs d’Anne lui ressemblaient trait pour trait. Elles avaient la même forme de visage, les mêmes cheveux et surtout, les mêmes tatouages. Elles avaient fait cela ensemble bien avant la naissance de Jules, de ce que lui avait conté sa mère. Elles ne se quittaient pratiquement jamais.
Ils discutèrent encore un moment au bas des marches, puis ensemble, ils pénétrèrent dans l’église.
L’Eglise saint Roch était un édifice de style baroque, construit en 1653 et classé monument historique. C’était l’une des plus grandes églises de Paris, d’une extraordinaire et rare beauté et à l’architecture riche et surprenante. Louise adorait ce lieu. Elle venait régulièrement s’y recueillir. Très croyante, elle avait toujours émis le souhait de se marier dans cette église, puis de s’y faire enterrer. La jeune femme vouait une véritable passion pour les églises et adorait arpenter leurs murs. Elle disait toujours qu’elle s’y sentait en paix. Dorénavant, elle serait en paix à tout jamais.
En ce début d’après-midi, le soleil filtrait à travers les nombreux vitraux de toutes parts dans l’église, la rendant lumineuse à souhait. Jules eu une étrange sensation de bien-être, de répit, de calme et de sérénité. Il comprenait parfaitement l’amour que Louise portait à cet endroit. Il était magique. Les dômes peints avec une finesse absolue, représentaient des anges au paradis. Jules songea à son rêve. La jeune femme qui tenait le bébé avait des ailes, elle aussi.
Il prit place aux cotés de sa mère, non loin de la famille de la défunte. A sa gauche, était sculpté un ange qui tenait un clairon. Jules n’y connaissait rien du tout dans l’art sacré et n’aurait su dire exactement qui était représenté là. Louise, elle, aurait su le lui dire avec exactitude. Elle lui aurait probablement raconté toute l’histoire de ce lieu, mieux qu’un guide touristique. Elle lui aurait tout expliqué avec passion, dans les moindres détails. Et il aurait adoré l’écouter.
Il se mit à chercher Léo, en vain. Pourtant, lui aussi devait assister à la cérémonie.
Marie ! Il venait subitement de se rappeler qu’il lui avait dit de le rejoindre devant l’entrée. Absorbé dans ses pensées, il avait complètement oublié ce détail. Il se leva d’un bond pour retourner la chercher, mais l’aperçut à l’autre bout de l’allée et se sentit bête. Elle comprendra, mais lui en voudra sûrement.
– Je suis désolé ma puce, j’allais revenir te chercher, je….
– Ne t’en fais pas ! Je suis une grande fille, lui dit-elle avec un sourire forcé.
Elle l’embrassa discrètement sur la joue avant de poursuivre à voix basse :
– Comment te sens-tu ?
– J’ai connu des meilleurs jours, admit-il. Mais je tiens le choc. Je crois qu’en fait je ne réalise pas encore tout à fait…
– Ça ne fait qu’une semaine, Jules, c’est normal, tu es encore sous le choc, comme tout le monde dans cette église, je pense. Personne ne s’attendait à ça ! Quelle mort atroce…
– Viens t’asseoir, la cérémonie va bientôt commencer.
Marie vint prendre place à ses côtés et lui caressa doucement le bras. Elle essaye de me réconforter, songea-t-il, mais au fond, je ne suis pas sûr qu’elle soit vraiment triste. Pourquoi le serait-elle d’ailleurs ? Elle ne la connaissait même pas.
La jeune femme dévisageait chaque personne qu’elle croisait. Jules avait des sentiments pour elle, c’était indéniable. Ce petit bout de femme lui avait plu dès leur première rencontre, dans ce bar. Elle était avec des amis et elle riait aux éclats, dans sa robe rouge moulante et lui, tentait encore de noyer son chagrin dans l’alcool. Après une longue discussion et un bon nombre de verres, ils avaient fini par se donner un réel premier rendez-vous. Une histoire classique. Il avait beaucoup d’affection pour elle et la trouvait très belle. Mais était-ce véritablement de l’amour ? Il y a une semaine encore, il ne se serait même pas posé la question une seule seconde. Mais aujourd’hui, tout le faisait douter.
L’église était bondée. Une foule impressionnante était venue rendre un dernier hommage à Louise. Devant l’autel, une grande photo était exposée la représentant, souriante, pétillante, le regard profond, des petites fossettes adorables creusant ses joues rosées. Elle aimait tant la vie. Et lui, il avait réussi à tout gâcher.
La foule se leva silencieusement, comme un seul homme. Jules se tourna vers le fond de l’église. Quatre membres de la famille portaient le cercueil, le visage fermé mais solennel. Son père, Jean, ouvrait la marche avec Arthur, son meilleur ami. A l’arrière, ses deux cousins, gardaient les yeux fixés devant eux.
A l’entrée de la procession, pas de musique d’orgue, mais une chanson de Coldplay, Amsterdam. C’était son groupe préféré. Une musique triste à mourir, qui vous prenait aux tripes et vous tirait les larmes. Une suite d’accords au piano solo, un son doux, une voix angélique qui transporte. C’était son monde.
La procession débuta. Lentement, la famille de Louise descendit l’allée centrale, au milieu des visages ruisselant de larmes. Il était impossible de ne pas l’adorer. Quiconque avait eu l’honneur de connaître Louise Matthieu avait des souvenirs merveilleux à raconter, à se remémorer. Son visage d’ange, son rire céleste, sa beauté pure. Jules avait envie de hurler son désespoir au monde entier. Plus jamais. Il ne la reverrait plus jamais. Elle allait hanter ses rêves pour toujours.
Derrière le cercueil d’un blanc immaculé, la mère de Louise, Agnès, se tenait, ou plutôt s’accrochait, à sa soeur. Une femme d’environ 50 ans, aux cheveux bruns remontés en chignon, un grand chapeau noir sur la tête, mais qui en ce jour en paraissait vingt de plus, à en juger par les cernes qui lui creusaient son visage. Elle n’avait eu qu’une seule fille, qu’elle avait adoptée. Aujourd’hui, c’était tout son monde qui s’écroulait. Le reste de la famille suivait, lentement, doucement, sans aucun bruit à part la mélodie qui résonnait dans l’église et les reniflements larmoyants de quelques-unes des trois cents personnes présentes. Le cercueil fut déposé à côté de la grande photo de la jeune femme, et tous vinrent s’asseoir sur les premiers bancs.
Le prêtre parla longuement. Il la connaissait la petite Louise, elle venait régulièrement le visiter, lui parler parfois, se confier souvent. On pouvait sentir l’émotion puissante qui se dégageait de son discours. On pouvait presque la toucher du doigt. Il avait du mal à articuler et se retenait de pleurer, lui aussi.
La parole fut ensuite laissée à ceux qui le souhaitaient. Bien qu’il eût aimé exprimer sa tristesse, Jules se sentait incapable de dire quoi que ce soit, surtout devant tant de monde. Il se contenta d’écouter ce que d’autres avaient à dire : amis, famille proche, tous voulaient lui dire à quel point elle allait leur manquer. Contre toute attente, Jean vint prendre la parole à son tour. Un silence absolu régnait tandis qu’il s’avançait, les yeux rougis par les larmes en tenant fermement entre ses mains un petit bout de papier froissé. Arrivé devant le pupitre, il frotta son épaisse barbe grise et ferma les yeux. Ses mains tremblaient.
– Louise, mon amour de petite fille, commença-t-il d’une voix rauque. Il y a tant de choses que j’aimerais te dire. Mais toutes ces choses, j’aurais dû te les dire quand tu étais encore avec nous, et je ne l’ai pas fait. Je m’en veux tellement, si tu savais. Je n’ai pas été un père exemplaire, loin de là, et j’ai raté tellement de bons moments avec toi. J’ai été distant et froid, et aujourd’hui je vais devoir vivre avec toutes ces choses que j’ai gardées en moi, par pudeur, par fierté. Je t’aime, plus que tout au monde. Tu étais le soleil de ma vie.
Il marqua une pause. Le pauvre homme ne parvenait pas à retenir ses larmes. Dans l’église, personne ne bougeait.
– Vous savez, reprit-il en s’adressant à l’assemblée, ne gardez jamais pour vous ce que vous voulez exprimer à une personne, même si ça vous paraît insurmontable, car vous passerez le reste de votre vie dans les regrets et la culpabilité. L’amour est notre bien le plus précieux.
Il ne put aller plus loin. Péniblement, il descendit les marches et posa sa main sur le cercueil. Il pleura en silence, effleurant la surface du bois blanc. Ce pauvre homme lui faisait de la peine. Il avait envie de le rejoindre et de pleurer avec lui. A cet instant, Jules ne put s’empêcher de se demander ce qu’il y avait réellement à l’intérieur. Il ne restait pratiquement plus rien du cadavre de Louise. Il chassa rapidement cette pensée perturbante aussitôt qu’elle était apparue.
Jean se releva péniblement, pour rejoindre son banc. Le silence revint et les secondes s’écoulèrent. Puis ce fut le moment de la prière. Jules n’en connaissait aucune. Il ne se reconnaissait pas dans la religion catholique, sans jamais réellement comprendre pourquoi. Mais il ferma les yeux et écouta le prêtre réciter Le Notre Père.
Une nouvelle chanson retentit. Spies, toujours de Coldplay. A force d’avoir entendu Louise les écouter et les chanter en boucle à tue-tête, Jules avait fini par connaître tous les titres par coeur. La foule était invitée à venir bénir le cercueil. Jules s’inséra dans la file, laissant Marie sur le banc. Il ne savait même pas comment s’y prendre. Tant pis, il apprendrait en regardant les autres le faire avant lui. Après tout, c’était l’intention qui comptait, mais il ne voulait pas la décevoir. Si un après existait et qu’elle l’observait, de là-haut, il fallait qu’il la rende fier de lui. Ce geste était important symboliquement, autant pour lui que pour elle. Un dernier au revoir, un dernier Je t’aime. Lorsque son tour arriva, il tremblait. Il regarda le cercueil et ne put contenir son émotion. Les larmes coulaient toutes seules.
– Pardon, mon amour, souffla-t-il. Tu me manques. Adieu.
Il bénit le cercueil et resta planté devant pendant quelques secondes. Plus jamais. Il ne la reverrait plus jamais. Il avait l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. C’était une sensation étrange qu’il n’avait encore jamais ressentie, pas même le jour où elle était partie sans mot dire. Il n’avait eu aucune explication, mais au fond de lui-même, il savait que c’était de sa faute. Quel idiot il faisait là, debout devant un cercueil probablement vide, à se rappeler toutes ces choses qu’il aurait pu faire différemment. Un peu comme Jean, en fait. Exactement comme lui, même.
C’est fou comme la mort peut faire réfléchir à la manière de se comporter avec les autres et de voir la vie, songea-t-il.
Il tendit machinalement le goupillon à la personne derrière lui, puis retourna s’asseoir. De longues minutes s’écoulèrent, interminables. Les gens affluaient dans l’allée centrale, tristes. Il fallait que ça s’arrête. L’air devenait irrespirable. Il se retourna et regarda vers la sortie. On ne la voyait même pas. Il en profita pour examiner le haut de l’église, les vitraux, l’orgue et… une silhouette. Une étrange silhouette était terrée dans l’ombre. Son visage était dissimulé par une grande cape noire. Elle les observait, parfaitement immobile. Depuis combien de temps était-elle là ? Sa cousine s’approcha et l’effraya.
– Jules, ça va ? T’es tout blanc ! chuchota-t-elle.
– Regarde là-haut, dit-il en désignant l’orgue de la tête. Tu vois la silhouette là ?
– Oui je la vois, répondit Blanche en fronçant les sourcils sur ses yeux bleus. Ne fais pas attention, c’est sûrement quelqu’un qui ne voulait pas se mêler à la foule. Tu veux que je reste un peu avec toi ?
– Oui, avec plaisir.
Sa cousine avait les cheveux noir corbeau coupés en carré court, mais ce n’était pas sa couleur naturelle. Elle était blonde aux yeux bleus, le visage fin, comme pratiquement tout le monde dans sa famille. S’asseyant à côté d’elle, Jules l’entendit marmonner quelque chose d’inaudible.
– Qu’est-ce que tu dis ? demanda-t-il.
– Rien, rien, je réfléchis toute seule, répondit-elle en souriant.
Jules se retourna à nouveau. La silhouette avait disparu.
La cérémonie touchait à sa fin. Tout le monde se leva une dernière fois et après les dernières bénédictions du prêtre, le cercueil quitta lentement l’église, accompagné encore une fois, une dernière fois, d’une chanson de Coldplay : Postcards from far Away. Composée uniquement de piano, cette musique vous transportait. Elle vous donnait envie de voler. Louise ne pouvait jamais s’empêcher de danser lorsqu’elle l’écoutait. Une dernière danse. Elle y avait droit.
Suite à la demande de la famille, la mise en terre n’aurait lieu qu’en présence des proches de la jeune femme. De toute façon, Jules ne se serait pas senti prêt à regarder cette femme qu’il avait tant aimé disparaître sous terre. C’était déjà assez dur comme ça. Il irait lui déposer des fleurs, lorsqu’il pourrait se retrouver seul avec elle.
Jules sorti de l’église, non sans manquer de jeter un rapide coup d’oeil à l’orgue. Il ne put s’empêcher de remarquer que sa cousine en avait fait autant. Dehors, le soleil tapait toujours et, bizarrement, il avait neigé. Lui qui avait ce temps en horreur, il trouvait cette fois que tout ce qui l’entourait était d’une beauté époustouflante. Alors qu’il venait de vivre l’un des moments les plus douloureux de sa vie, il regarda pour la première fois la neige comme un trésor de la nature. Il lui semblait que des milliards de diamants l’incrustait. Comment avait-il pu autant détester l’automne et l’hiver ? Il était en train de devenir fou, il n’y avait pas d’autre explication possible.
La foule eut du mal à se disperser. Tous étaient encore secoués après la cérémonie. Les témoignages avaient été poignants, touchants, ils prenaient aux tripes. C’était comme un brusque retour à la réalité. Il fallait d’abord se remettre de ses émotions.
Bien qu’il ne fût pas possible d’accompagner le cortège au cimetière, les parents de Louise avaient convié tout le monde chez eux, pour un apéritif dînatoire. Il voulait absolument s’y rendre. Jules monta en voiture avec sa mère et Marie.
– J’ai trouvé la cérémonie éprouvante, dit-elle au bout d’un moment.
– Moi aussi. Le prêtre semblait très affecté, mais le pire, c’était Jean.
– Les pauvres parents, quand même, perdre leur fille comme ça, c’est affreux…
Jules n’avait pas la force de poursuivre cette conversation. Il savait bien que sa mère tentait tant bien que mal de le réconforter, mais à l’instant même, rien n’aurait pu atténuer son chagrin.
– Je ne la connaissais pas, intervint Marie, assise à l’arrière, mais ça avait l’air d’être une fille bien.
– Ce n’était pas une fille juste bien comme tu dis ! s’emporta Jules, soudain furieux. Tout le monde l’adorait ! On ne pouvait pas la détester. C’était impossible de la détester.
– Jules, calme-toi, s’il te plaît ! tempera calmement Anne. Ce qu’elle veut dire, c’est juste qu’elle partage ton chagrin !
– Excuse-moi, Marie, soupira Jules en se frottant le visage. Je ne voulais pas m’emporter comme ça. Tu as raison. C’était une fille bien. Très bien. Tu sais, tu l’aurais adorée, vraiment.
Il lui sourit.
– Je n’en doute pas, répondit doucement la jeune femme, en lui rendant son sourire.
– Au fait maman, tu as vu Léo à l’église ?
– Non, répondit Anne avec un froncement de sourcils. Il devait venir, pourtant, non ?
– Bah, oui justement. Je l’ai cherché mais il n’était nulle part.
– Oh. Peut-être qu’il a eu un empêchement…
– Peut-être.
Ils étaient arrivés. Les parents de Louise étaient de riches ingénieurs et vivaient à Neuilly. L’imposante bâtisse blanche était cachée par une grande concentration d’arbres, dont les feuilles jaunies tombaient au ralenti sur la pelouse. Un luxurieux jardin précédait la maison, avec un bassin accueillant des carpes Koï et une petite fontaine. La bâtisse en elle-même s’élevait sur trois étages. Une maison ancienne, mais très bien conçue, élégante et raffinée. Jules aurait adoré habiter un tel endroit. Louise estimait que ses parents exposaient un peu trop leurs richesses, mais il savait qu’au fond, elle aimait cet endroit.
Marie, le suivait de près et observait les alentours de manière admirative.
– Tu es prêt ? demanda Anne.
– Oui, je crois. Ça fait bizarre de revenir ici après tout ce temps. Surtout dans ces circonstances.
– C’est sûr.
Ils sonnèrent. Un homme grisonnant vint leur ouvrir la porte et les invita à entrer.
– Bonjour, Alfred.
– Bonjour, Monsieur Bukowski. Mesdames. Entrez, je vous en prie. Vous connaissez le chemin.
– Merci, Alfred. Je ne vous ai pas vu à la cérémonie ?
– J’étais dans le fond de l’église, mais je suis immédiatement parti dès la fin de la cérémonie afin terminer les préparatifs.
– Toutes mes condoléances.
– A vous aussi, Monsieur.
Ils échangèrent une poignée de main amicale et chaleureuse.
Alfred était le majordome des Matthieu et travaillait ici depuis vingt-cinq ans. Jules avait toujours aimé discuter avec lui. C’était un homme doux et drôle, qui n’était pas avare de conseils en cas de besoin.
Jules entra dans le salon bondé. Bien que très vaste, la pièce paraissait tout d’un coup minuscule, étouffante. Il chemina vers l’extérieur pour prendre l’air. La maison était un manoir. Les pièces étaient hautes et de magnifiques moulures ornaient les plafonds. Des meubles anciens restaurés et modernisés donnaient à cet endroit une sensation de chaleur.
Arrivant devant l’immense jardin nappé de blanc, il ne put s’empêcher de se remémorer Louise, dansant sur l’herbe. C’était son terrain de jeu. Elle venait d’intégrer la troupe de l’Opéra de Paris. Tout lui donnait une raison de danser. Il l’imaginait là, effectuer des sauts qui donnaient l’impression qu’elle volait, en riant aux éclats dans sa robe blanche à fleurs.
– Jules ? demanda une voix qui le sortit de ses rêveries.
– Madame Matthieu ! Je suis désolé, j’étais dans mes pensées, dit-il en se raclant la gorge.
– Comment vas-tu ? demanda-t-elle en cherchant son regard.
– C’est plutôt à vous qu’il faut demander ça.
– Mais c’est à toi que je le demande, mon garçon.
– Pour tout vous dire, affreusement mal. Tout me la rappelle. Je pensais justement à ces jours qu’elle passait à danser dans le jardin…
Agnès Matthieu rit tristement en reportant son attention sur le jardin.
– Oui, elle a toujours adoré ça. Et toi, tu ne te lassais pas de la regarder. Tu sais, je suis désolée que ça se soit fini comme ça entre vous. Elle n’a jamais voulu me donner d’explications, mais je crois qu’en fait au fond, elle-même n’en avait pas.
Pour toute réponse, Jules se contenta d’un haussement d’épaules. Personne n’avait les réponses qu’il attendait. Peut-être que le temps les lui apporterait.
Agnès Matthieu dut sentir le malaise et lui tapota amicalement l’épaule avec une moue avant d’aller saluer d’autres invités.
Jules se décida à rentrer, malgré la foule concentrée dans le salon. Il se fit servir un scotch, puis s’assit dans l’un des canapés du 18e siècle. Il observa la foule attentivement, tentant de décrypter les différentes expressions des personnes qui l’entouraient.
Bien que la plupart des gens relataient tristement leurs souvenirs respectifs de la défunte, certains autres semblaient jouir grassement des joyaux culinaires disposés sur la table de la salle à manger. Son regard se posa alors sur Arthur, le meilleur ami de Louise. Il était en train de discuter avec une jeune femme aux longs cheveux bruns, assez fine. Emilie. Il décida d’aller les saluer.
– Jules ! s’exclama Emilie en l’apercevant.
Elle souriait, mais son expression trahissait une profonde tristesse, et un certain embarras. Savait-elle quelque chose sur le départ soudain de Louise ? Après tout, c’était sa meilleure amie. S’il y avait bien quelqu’un qui pourrait lui donner des réponses, c’était elle. Il décida d’amener le sujet avec délicatesse.
– C’est dommage de se retrouver en de pareilles circonstances…
– C’est vrai, admit Emilie, en baissant les yeux vers ses pieds qui semblaient vouloir réduire le sol en bouillie.
– Comment vas-tu ?
– Je vais bien, même si aujourd’hui est un jour difficile pour nous tous.
– Je n’en reviens toujours pas, intervint Arthur. Porter son cercueil dans l’église aujourd’hui, c’était horrible. Je ne pensais pas vivre de pareils moments un jour…
– Je suis désolé, dit Jules. Vous étiez tous les trois très proches.
Le silence tomba. La gêne que Jules avait ressentie en arrivant était à présent non dissimulée.
– Tu sais, Emilie…, commença-t-il.
– Jules, je ne sais pas trop quoi te dire, le coupa-t-elle précipitamment, comme si elle avait lu dans ses pensées. Je me doute que tu dois avoir des tonnes de questions sur le départ de Louise, mais je ne peux pas te donner les réponses que tu attends. Elle a toujours été très secrète à ce sujet. On a bien essayé de comprendre nous aussi, mais…
Elle marqua une pause et regarda Arthur du coin de l’oeil.
– Mais c’était LE sujet à ne pas aborder, reprit-elle. Elle ne voulait pas en parler. Nous on ne sait rien ! On aimerait vraiment pouvoir t’aider. Il n’y a qu’elle qui aurait pu te donner ces réponses.
– Oui, sauf qu’aujourd’hui elle est morte et que visiblement elle a emmené son secret dans sa tombe ! s’emporta Jules. Le problème c’est que moi, je n’arriverai pas à tourner la page tant que je ne comprendrais pas ce qu’il s’est passé !
Furieux, il tourna brusquement les talons et partit chercher sa parka, laissant Emilie et Arthur pantois. Il fallait qu’il rentre. Il n’en pouvait plus. Arrêter de penser à elle. Il avait bien réussi jusque-là, il devrait bien pouvoir y arriver à nouveau. Oui, sauf qu’elle était morte et que ça, ça changeait tout.
Il sortit de la maison à grands pas, sans se donner la peine de saluer qui que ce soit. Arrivé sur le perron, le froid glacial de ce début de soirée le rattrapa. Il devait être environs dix-huit heures et la nuit était tombée. Il resserra son écharpe sur son visage et traversa l’allée à la hâte.
– Jules !! appela une voix derrière lui. Jules, reviens ! Qu’est-ce qu’il te prend ?
Blanche était debout devant la porte grande ouverte. Elle avait dû s’apercevoir de son départ précipité. Le jeune homme ne lui prêta aucune attention.
Arrivé dans la rue, sa haine, tout d’un coup, retomba. Il ne comprenait pas ce qui lui prenait, soudain. Il n’avait jamais réagi de la sorte. D’une nature calme et posée, il se mettait rarement en colère. Qu’était-il en train de lui arriver ? Il jeta un rapide coup d’oeil autour de lui. Comment allait-il rentrer chez lui maintenant ? A pied ? Trop loin. Il se sentit soudain stupide. Son regard butta sur un lampadaire à côté duquel se tenait la silhouette qu’il avait aperçue plus tôt à l’église. Il secoua vivement la tête et plissa les yeux. Sûrement la fatigue qui lui donnait des hallucinations. La silhouette était toujours là, tapie dans l’ombre sans bouger. Il était impossible de distinguer son visage.
– Viens, je te ramène, annonça Blanche dans son dos.
Il sursauta.
– Merci, répondit-il distraitement sans quitter des yeux la silhouette. Regarde, là-bas, près du lampadaire, je deviens fou, ou il y a quelqu’un ?
– Euh… non, non je ne vois rien, répondit Blanche sans réellement regarder. Allez viens, on va attraper la mort ! s’empressa-t-elle d’ajouter.
Il voulut répondre, mais sa cousine le tirait déjà par le bras, pour l’amener à sa voiture.
Le trajet se déroula dans le plus grand des silences et semblait interminable. Blanche paraissait perturbée, plongée dans ses pensées. Sa mine renfrognée faisait apparaître de légères rides sur son front.
La voiture s’immobilisa devant son immeuble.
– Merci de m’avoir ramené.
– Tu sais Jules, il va bien falloir un jour que tu passes à autre chose, dit-elle soudain en regardant droit devant elle. Je sais que c’est facile à dire. Mais tu ne peux pas te laisser couler comme ça. Tu as Marie, maintenant. Pense à elle. Elle m’a posé beaucoup de questions sur toi aujourd’hui, ton comportement la perturbe et franchement, je la comprends. Fais attention.
– Oui, je sais. Ça me passera. Pour l’instant, j’ai surtout besoin de dormir. Encore merci de m’avoir ramené. Bonne soirée, cousine.
Jules tenta un faible sourire que sa cousine lui rendit. Il soupira profondément en la regardant s’éloigner. Cette journée avait été épuisante. Il n’avait plus qu’une seule idée en tête : se coucher et oublier cette journée chaotique. Mais avant de plonger dans une nouvelle nuit de cauchemars, il aurait juré voir la silhouette l’observer, tapie dans un coin de la chambre.
***
La nuit était tombée depuis bien longtemps sur l’Eglise Saint-Roch. Tout autour, le silence régnait. La neige tombait doucement, dans un froid glacial. A l’intérieur, le prêtre chuchotait avec une femme, éclairé à la lumière des cierges.
Les portes principales s’ouvrirent dans un grincement, rompant la quiétude du lieu. Une silhouette encapuchonnée s’avança doucement à travers l’allée, pieds nus sur la pierre froide.
– Mais qu’est-ce qu’il t’a pris, bon sang ?! s’exclama la femme en se retournant vers la silhouette qui arrivait à leur hauteur. Tu aurais pu tout faire tomber à l’eau !
– Je sais, répondit calmement la silhouette. J’avais envie d’assister à la cérémonie. Très beau discours d’ailleurs, mon père, dit-elle en se tournant vers le prêtre.
– Il t’a vu ! Par deux fois il t’a vu ! reprit la femme, hors d’elle. Te rends-tu compte de ce tu as pris comme risques en te pointant ici ?! Tu as complètement perdu la tête !
– Il m’a pris pour une hallucination, ma chère. Alors ce n’est pas bien grave.
– Pas grave ?! Tu as fait tomber de la neige !
La femme manqua de s’étrangler.
– Et si d’autres personnes t’avaient vu ? Qu’est-ce qu’on aurait fait ?!
– Personne d’autre n’aurait pu me voir, Satis. Arrête d’en faire tout un drame. Je tenais à vous féliciter pour la cérémonie, mon Père. Elle était magnifique.
L’autre écarquilla les yeux.
– Alors comment lui, a-t-il pu te voir, dans ce cas ? s’emporta-t-elle. Que cherchais-tu en venant ici, sérieusement ?
– Ce n’était pas une bonne idée, intervint le prêtre. Il saura, un jour ou l’autre. Vous le savez. Vous ne pourrez échapper à la vérité éternellement.
– Peut-être, mais aujourd’hui, Louise est morte. Et c’est très bien ainsi. Il fallait qu’elle meure.
La silhouette tourna brusquement les talons et sortit de l’église dans le plus grand des silences, les laissant interloqués. Ils se contentèrent de la regarder s’éloigner. Dehors, la neige tombait toujours sans discontinuer.
Lorsque Jules se réveilla le lendemain matin, il était courbaturé de partout et sentait des muscles dont il n’avait pas encore soupçonné l’existence. Il avait encore passé la nuit à faire ce même rêve, mais cette fois, il ne s’était pas réveillé en sueur. De plus, il avait réussi à percevoir plus de détails. Au fur et à mesure, ce rêve commençait à prendre forme. Il voyait cette fille s’éloigner, ligotée sur le dos d’un cheval et comprenait doucement qu’en réalité, elle se faisait enlever par quelqu’un et appelait au secours dans une langue inconnue. Il réfléchit ensuite au bébé. Ce petit pleurait, mais ses yeux étaient totalement noirs. Il se trouvait dans le corps de la personne qui tenait ce petit être dans ses bras. Sa mère ? Il n’y comprenait rien. Contrairement à son impression de départ, il n’était pas dans un désert, mais plutôt en pleine ville. Maisons en pierre, colorées, une lumière aveuglante et derrière lui… un temple ? D’après les souvenirs de ses lointains cours d’histoire sur l’Egypte ancienne, cette immense construction était bel et bien un temple, précédé d’une allée de statues en pierre. Et à la fin de son rêve, apparaissait un obélisque qui l’attirait de manière obsédante.
Jules était toujours allongé dans son lit à fixer le plafond lorsque quelqu’un toqua à la porte.
– Jules ? demanda une voix. T’es réveillé ?
– Oui, Léo. Entre.
A son entrée, son meilleur ami le dévisagea en plissant les yeux.
– Il est presque midi, tu te sens bien ? T’as dormi presque dix-sept heures d’affilée !
– Quoi, déjà ?!
Jules marmonna des jurons en se redressant dans son lit.
– C’est l’enterrement d’hier, hein ? T’as à peine prononcé un mot quand tu es rentré…
– Ouais, j’étais à bout de forces et la journée a été éprouvante.
– Je sais, j’y étais.
– Quoi ? Comment ça ? T’es arrivé quand ?
– Je suis arrivé de justesse avant que ça ne commence mais il n’y avait pratiquement plus de place nulle part et je suis directement rentré à l’atelier à la fin de la messe.
Jules fronça les sourcils.
– Alors c’était toi avec la capuche noire à côté de l’orgue ? Tu m’as fait peur, j’ai cru que quelqu’un nous espionnait !
– Quoi ? Quelle capuche noire ? Quel orgue ? J’avais un costume, et je n’étais pas près de l’orgue, j’étais près de la sortie.
– J’ai aperçu quelqu’un près de l’orgue en haut, dont le visage était dissimulé sous une capuche. C’était assez étrange.
Léo regarda Jules avec une certaine perplexité.
– Me regarde pas comme ça, Léo ! Je te jure qu’il y avait quelqu’un ! Même Blanche l’a vu !
A l’évocation de la jeune femme, Léo eu un bref haussement de sourcils, presque imperceptible, mais Jules décodait assez les expressions faciales pour l’avoir perçu sans peine.
– D’accord, je te crois, dit celui-ci en levant les deux mains, comme pour s’excuser. Mais admets quand même que c’est un peu tordu. Qui viendrait à un enterrement avec le visage dissimulé ?
– Peut-être quelqu’un qui a quelque chose à se reprocher…
– Oh Jules arrête, s’il te plaît ! Tu ne vas pas recommencer avec ça ! On a déjà eu cette conversation je ne sais pas combien de fois ! Louise a eu un ACCIDENT, d’accord ? Arrête de vouloir chercher je ne sais quelle autre explication, tu te fais du mal. Tu dors mal la nuit à cause de ton fichu cauchemar et là, tu te montes la tête.
– Je commence à voir plus de détails dans mon rêve, à ce propos, mais je ne sais toujours pas ce que ça peut bien vouloir signifier.
– Eh bien raconte-moi… que se passe-t-il dans ton rêve, ou ton cauchemar, plutôt ?
Jules lui relata ce dont il se souvenait, en essayant d’être le plus précis possible. Absorbé dans son récit, il ne remarqua pas tout de suite que Léo avait blêmit.
– Qu’est-ce que tu en penses ? C’est bizarre hein ? Non ? Enfin, sûrement un simple rêve, dit-il sur un ton plus léger. C’est ridicule, oublie.
Léo parut brusquement sortir de ses pensées.
– Euh… oui, un drôle de rêve en tout cas, marmonna-t-il en se raclant la gorge. Surtout si tu ne connais rien à l’Egypte comme tu dis… et non ce n’est pas ridicule du tout ! On fait tous des rêves étranges. Cela dit, si ça te perturbe autant, il faudra te faire aider, je te l’ai dit.
Il sourit.
– Viens, on va courir, ça te fera du bien, lança-t-il en tournant les talons.
– Le temps d’enfiler un jogging… et d’avaler un café !
– Et un café, bien entendu, mieux vaut ne pas l’oublier celui-là ! plaisanta Léo.
Jules sauta d’un bond hors du lit. Il enfila des chaussettes chaudes, son jogging d’hiver et fila dans la cuisine. Léo était déjà prêt et l’attendait, une tasse de café à la main.
– Tiens, bois, ça t’éclaircira les idées. Mais fais gaffe, il est brûlant !
– Merci, Léo.
Il avait un peu mal à la tête et se sentait fébrile, mais la première gorgée de café le soulagea instantanément.
– Tu vois Marie aujourd’hui ? reprit Léo.
– Oui cet après-midi, normalement, je crois.
– Tu crois ?
– Oui, je ne sais plus, tout s’embrouille dans ma tête ces derniers jours… bon allez viens, on y va.
Jules posa sa tasse vide dans l’évier et fila dans la salle de bain se passer de l’eau fraîche sur le visage.
Les deux amis empruntèrent un chemin différent des autres fois. Ils aimaient bien faire ça de temps en temps, pour changer. Ils longèrent la Seine, empruntèrent le Pont aux Changes, traversèrent l’île de la cité puis revinrent sur l’autre rive. Léo resta silencieux un long moment, semblant absorbé dans ses pensées.
– Qu’est-ce que tu ressens pour Marie ? demanda-t-il soudain.
– Je l’aime beaucoup, elle est vraiment super, c’est une fille adorable et patiente avec moi. Je ne sais pas comment j’aurais traversé tout ça sans elle. Mais…
– Mais ce n’est pas Louise, coupa Léo, comme pour terminer sa phrase.
– Je sais que c’est stupide. Il y a quelques semaines, je n’aurais pas eu ce genre de pensées. Je ne me serais même pas posé la question, en fait. J’avais Marie, Louise m’avait quitté, point. Je suis bien avec elle, vraiment. C’est juste que ces derniers temps, je me pose plein de questions que je croyais avoir oubliées avec le temps.
– Louise est morte la semaine dernière, il est normal que tu te rappelles certaines choses, que les souvenirs t’assaillent et que tu te poses des questions. La mort nous replonge dans le passé : on se demande ce que l’on aurait pu faire différemment, comment on aurait pu réagir à des conflits, ce qu’on aurait pu faire pour éviter la séparation, tous nos regrets et nos sentiments… je me trompe ?
– Non, tu as raison.
Ils s’arrêtèrent un moment pour reprendre leur souffle. Léo en profita pour s’étirer. Ils étaient à présent au bord de la Seine, non loin du Petit Palais.
– Alors dis, moi, copain, c’est quoi tes questions ?
Jules fixa son ami sans répondre.
– Allez, vide ton sac, ça te fera du bien. Je ne te garantis pas d’avoir les réponses, mais extérioriser ses sentiments, ça aide, même si je sais que tu n’aimes pas ça.
Jules soupira. Il avait sûrement raison. De toute façon, Léo le connaissait par coeur et il ne lâcherait pas le morceau.
– Je n’arrête pas de me demander pourquoi elle m’a quitté. Je veux dire, je l’aimais tellement ! Et du jour au lendemain, elle a pris ses affaires et elle est partie. Je n’ai jamais eu d’explications et pire encore, je ne l’ai jamais revue. Je l’ai cherchée, je suis allé à l’Opéra, mais elle avait disparu. Personne n’a pu me dire où elle était. Tout s’est embrouillé dans ma tête et j’ai plongé. Tu t’en souviens aussi bien que moi. Je me suis réfugié dans le travail, je ne voulais plus rentrer, je ne mangeais plus, je ne dormais même plus. Et aujourd’hui elle est morte et son secret est enterré avec elle. Je sais que je n’ai pas toujours été très démonstratif, mais je l’aimais !
– Elle le savait, Jules. Elle savait à quel point tu l’aimais, crois-moi.
– Alors pourquoi ? Pourquoi est-elle partie ? Elle aurait pu me parler, au lieu de disparaître comme une voleuse.
– Tu lui en veux à mort en fait, hein ?
Léo s’était immobilisé en face de lui et se tenait à présent droit comme un piquet en le regardant fixement.
– Tu lui en veux, parce que tu n’as pas eu les explications auxquelles tu avais droit et tu t’en veux de ne pas avoir su la retenir, reprit-il.
– En fait, j’en veux à la terre entière. J’ai été con, c’est vrai, je ne l’ai pas retenue et parfois je n’étais pas assez présent, mais je ne méritais pas ça, bon sang ! s’emporta-t-il. Je l’aimais, Léo ! Je l’aimais à en crever !
– Tu n’arrives pas à passer à autre chose et aujourd’hui tout ressurgit.
– Je ne sais plus du tout où j’en suis, soupira Jules en se frottant le visage.
– Mais tu as réussi à refaire ta vie, avec Marie, non ?
– Peut-être, mais ça ne change rien à toutes mes questions. Du jour au lendemain, elle n’existait plus nulle part. Et sa mort ! Bon sang, un accident pareil, qui n’éveille les soupçons de personne ?
– Il faut que tu arrêtes de ruminer là-dessus, ça va te détruire. Et Marie, c’est quoi pour toi ? Juste un médicament pour aller mieux ? Tu es distant avec elle, tu lui parle à peine, elle ne comprend plus rien ! Elle m’a appelé, ce matin. Elle était en larmes, parce que tu l’as tout bonnement abandonnée hier !
– Je ne l’ai pas abandonnée ! se défendit Jules. Tout était brouillé dans ma tête.
– C’est Blanche qui l’a ramenée chez elle. Elle a réussi à la convaincre que l’enterrement t’avais mis dans tous tes états et que ce n’est que passager, mais il faut que tu te reprennes. Fais ton deuil, mais ne l’abandonne pas. Marie est une fille géniale, Jules et elle te fait du bien, tu le sais !
– Oui, je sais. Je ne la mérite pas.
– Si, mais tu dois te réveiller avant qu’il ne soit trop tard. Parce que sinon, elle aussi va partir et tu vas sombrer un peu plus encore.
– Elle sait que je l’aime.
– Mais l’aimes-tu réellement ?
Jules dévisagea Léo, figé comme une statue avec un regard inquisiteur.
– Réfléchis bien à ça Jules, lui lança-t-il. Ne lui fait pas de mal inutilement.
Jules acquiesça sans répondre.
Les deux hommes reprirent leur route. Jules se replongea un temps dans son rêve. L’Egypte antique. Où fichtre avait-il vu tant de choses sur ce pays ? Bien qu’il travaillât au musée, il n’avait jamais mis les pieds dans l’aile dédiée à cette civilisation. Il avait appris à restaurer des tableaux, des sculptures gallo-romaines principalement, mais jamais il ne s’était intéressé à l’Egypte. C’était pourtant une civilisation très intéressante, de par la richesse de son patrimoine et le mystère qui l’entourait. Il songea au temple, à l’obélisque, à ce bébé hurlant, aux nuages de sable qui se soulevaient au passage du cheval. Les animaux semblaient possédés. Tout cela n’avait aucun sens. Pourtant, il devait comprendre, il devait chercher, avant de devenir fou.
– Il faut que j’aille à la bibliothèque, dit soudain Jules alors qu’ils arrivaient à la Concorde.
– Quoi ? Pourquoi ?
– Parce que je veux comprendre ce foutu cauchemar.
– Jules, c’est un rêve. Ça ne veut pas nécessairement signifier quelque chose.
– Je sais, mais ce que je rêve est trop précis. Je ne suis jamais allé en Egypte. Je ne connais rien de ce pays.
Il s’arrêta à nouveau brusquement de courir.
– J’ai besoin de comprendre pourquoi j’en rêve et ce que ça veut dire.
– Alors quoi ? Tu veux aller lire des livres d’interprétation des rêves ?
– Non, des livres sur l’Egypte ancienne. C’est un temple et il y a des obélisques.
Léo fronça les sourcils.
– Il faut que ça s’arrête, sinon je vais devenir fou !
– Et faire des recherches sur un rêve, ça va t’aider ?
– Absolument. C’est bien ce que tu veux, non ? Que j’arrête de me torturer ? Les souvenirs reviennent au fur et à mesure. Chaque jour, un élément de plus apparaît. Ça doit forcément signifier quelque chose.
– Et pourquoi tu ne cherches pas sur internet ?
– Tu sais bien à quel point je suis fan des nouvelles technologies, Léo.
– Tu devrais surtout aller voir un médecin, Jules. Ton rêve est peut-être étrange, je te le concède, mais ça arrive à tout le monde.