La Renverse - Étienne Day - E-Book

La Renverse E-Book

Étienne Day

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Beschreibung

Alors au départ il y a un universitaire en retraite, passionné de voile, qui va naviguer sur une mer comme il aime, parce que sa profondeur et ses courants changent tout le temps selon l'heure de la marée, donnant à voir un paysage en continuelle transformation. Et puis son ami policier, qui lui va naviguer dans le monde délétère de la politique et de la finance, où s'agitent dans l'ombre hommes d'affaire véreux, escorts, espions et malfrats. Leurs histoires vont s'entremêler, comme la lumière danse avec les ténèbres. Dans ce curieux thriller politico-nautique, d'une précision maniaque, l'auteur bouscule les codes du polar et se joue de l'offre politique, pour dénoncer les ravages de la mondialisation, auxquels il ne trouve d'autre antidote que la beauté des paysages marins et le génie que déploie l'homme pour s'y repérer, depuis l'antiquité.

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Seitenzahl: 210

Veröffentlichungsjahr: 2024

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AVERTISSEMENT

Sans doute parfois décontenancé, à la lecture de certains chapitres, par l’abondance de termes relatifs à la navigation, le lecteur profane pourra se reporter au lexique donné en fin d’ouvrage, où bien choisir de se laisser porter par la poésie de ces mots étranges.

RENVERSE : n. f. (marit.) Dans certaines mers à fort marnage, comme la Manche, les courants de marée peuvent être très importants. Après l'étale de pleine mer ou de basse mer, ils prennent progressivement une direction opposée. C'est la renverse.

RENVERSER : v. t. (polit.) Abattre un ministre, un gouvernement.

TABLE DES MATIÈRES

PROLOGUE

1 Port de Hérel, Granville, mercredi 6 juin

2 De Granville à Paris, mercredi 6 juin

3 Paris, mercredi 6 juin

4

5 De Granville à Chausey, jeudi 7 juin

PREMIÈRE PARTIE

6 Paris, jeudi 7 juin

7

8

9

10 Grande Île, Chausey, samedi 9 juin

11

12

13 Grande Île, Chausey, dimanche 10 juin

14 De Chausey à Jersey, dimanche 10 juin

15 Saint-Hélier, Jersey, dimanche 10 juin

DEUXIÈME PARTIE

16 - Paris, lundi 11 juin

17 - Paris, mardi 12 juin

18 - Paris, mercredi 13 juin

19 - Contrescape, Paris, mercredi 13 juin, 23h30

20

21 - Sercq, samedi 16 juin

22

23 - De Sercq à Guernesey, samedi 16 juin

24 - Saint-Peter Port, Guernesey, dimanche 17 juin

TROISIÈME PARTIE

25 - Paris, lundi 18 juin

26 - Paris, mardi 19 juin

27 - Au large de Saint-Raphaël, mardi 20 juin

28 - Paris, mercredi 20 juin

29

30 - De Guernesey à Tréguier, jeudi 21 juin

31 - De Paris à Tréguier, vendredi 22 juin

32 - Port de Tréguier, samedi 23 juin matin

33 - Port de Tréguier, samedi 23 juin après-midi

ÉPILOGUE

34 - Tréguier, samedi 23 juin, 21 h

35 - Lannion, dimanche 24 juin

36 - Perros-Guirec, lundi 25 juin

37 - De Perros-Guirec à Saint-Malo, mardi 26 juin

38 - Los Angeles, mardi 26 juin

LEXIQUE

Carte des îles Anglo-Normandes (1757)

PROLOGUE

CHAPITRE 1

Port de Hérel, Granville, mercredi 6 juin Pleine mer : 9h14 (13,03m), basse mer 16h29 (1,66m)

Nick venait juste d'engager son bateau sur l'aire de carénage, lorsque le téléphone de Luc sonna dans la poche de son jeans. Nick l'arrêta d'un geste.

« Pas maintenant, dit-il. Tu rappelleras. Tu es en vacances, non?

‒ Ok, on se met où?

‒ Là, tout de suite à droite. On est déjà à mi-marée. Prends l'aussière la plus longue. »

Luc se porta à l'avant sur tribord, tandis que Nick amenait en douceur, en deux petits coups de barre le Gabier, son élégant voilier couleur vanille, le long du mur de béton ; puis il l'immobilisa net d'un imperceptible coup de marche arrière.

« Frappe sur le dernier anneau et ramène à bord, lui conseilla-t-il, sans te casser la gueule. Je m'occupe de l'arrière. »

En effet, l'estacade, qui permettait de se rendre à terre, se révéla non seulement étroite mais moussue et glissante, de sorte que Luc dut se cramponner fermement à la rambarde pour ne pas tomber à l'eau. De retour dans le cockpit, il se souvint soudain et sortit son téléphone.

« Merde, le patron! Qu'est-ce qu'il me veut encore...

‒ Ah non, ne me dit pas... »

Mais Luc appelait déjà :

« Vous m'avez appelé.

‒ Bonjour Verdier.

‒ Bonjour Monsieur le Directeur.

‒ J'ai besoin de vous, Verdier. Vous prendrez vos vacances plus tard.

‒ Mais enfin, Monsieur le Directeur, vous ne manquez pas de commissaires à la PJ!

‒ Oui, mais c'est vous le meilleur pour ce genre... d'affaire. C'est assez délicat.

‒ Je vois. Un nouveau sac d'embrouille.

‒ Pire : Gaillard-Lancier vient d'être arrêté. »

Estomaqué, Verdier marqua le coup et resta un moment sans rien dire, sous l’œil interrogatif de son ami, qui trompait son impatience en lovant quelques bouts. Le célèbre homme politique était donné comme le futur Premier ministre, après les élections législatives, dont le premier tour devait se tenir moins de quinze jours plus tard. Il finit par répondre :

« Ah oui, quand même... Mais je n'ai aucune compétence financière!

‒ La question n'est pas là. Il est accusé de viol…

‒ D'accord. J'arrive. »

Nick était en train de sortir du coffre le matériel dont il avait besoin. Il opina de la tête :

« Pas grave. Tu as trois jours pour régler ça. Tu me retrouveras à Chausey. »

Perdu dans ses pensées, Luc ne sut quoi répondre.

« Hein, quoi? Oui, dans trois jours. Bien sûr », s'obligea-t-il à dire, pour ne pas le décevoir. Mais, il n'en croyait rien. Il n'était sûr que d'une chose : ses vacances étaient totalement compromises.

CHAPITRE 2

De Granville à Paris, mercredi 6 juin

Dans le train corail inter-cités qui le ramenait à Paris, Verdier ruminait sa déception. Sans doute, après le coup de fil du boss, avait-il pu passer encore un petit moment avec le vieux marin, puisqu'il n'y avait pas de train avant 15h09. Ils avaient donc tranquillement cassé la croûte sur le bateau, comme si de rien n'était, tandis que les eaux se retiraient avec rapidité, en ce jour de grande marée. Luc eut même le temps de découvrir et d'admirer, tant le bouchain évolutif, très tendance, qui courait sur le franc-bord, que les deux superbes quilles équipées de saumons, sur lesquelles le voilier reposait désormais, après que la marée l'eut laissé se poser en douceur sur le grill de carénage. Nick l'avait rassuré. Il avait l'habitude. Entre les deux marées, il aurait, à lui seul, encore largement le temps de nettoyer la carène (au demeurant peu sale) à l'aide du kärcher, puis d'y passer au rouleau une couche d'antifouling, enfin de changer les deux anodes, sur l'arbre et en bout d'hélice.

Tous deux s'étaient connus à Paris il y a plus de vingt ans, à l'IHESI (rebaptisée depuis INHESJ), alors qu'ils étaient auditeurs de la deuxième promotion. Nick, invité au titre de la société civile, était professeur de philologie à l'Université de Paris VIII. Luc, plus jeune de dix ans, était alors un tout jeune commissaire fraîchement sorti major de l'école, après une maîtrise de droit. Si l'aîné était plutôt grand et maigre avec un visage émacié, souvent mangé par la barbe et barré d'une mèche grisonnante, le policier était trapu avec un puissant buste sur des jambes assez courtes et un visage rieur sous des cheveux blonds taillés en brosse. Pourtant, ils se plurent tout de suite, partageant maintes passions pour la musique baroque ‒ mais aussi le rhythm and blues, la peinture moderne et la littérature anglo-saxonne. Et le voyage d'étude de fin d'année en Suède, organisé par le célèbre commissaire Wanderer, à la fin duquel ils furent rejoints par leurs épouses, scella entre les deux couples une amitié durable. Dès lors, ils se virent régulièrement, à l'occasion d'un concert ou d'une exposition. Mais ils n'eurent pas, à l'époque, l'occasion de naviguer ensemble, alors que Nick s'échappait régulièrement de Paris pour, le temps d'un week-end, rallier Jersey, y boire une bière et revenir à Granville le lendemain, à bord d'un des premiers voiliers biquille français de 8,50m. Ce n'est que dix ans plus tard, lorsque Nick, lassé de l'enseignement, quitta la capitale pour créer sa petite entreprise de construction navale, d'abord à Lannion, dans les Côtes d'Armor, puis à Saint-Cyr-sur-Mer, dans le Var, qu'il lui arriva de l'accompagner en mer sur un des bateaux sortis du chantier.

Depuis cinq ans, Nick était désormais à la retraite et s'ennuyait ferme dans le midi. Il habitait pourtant une superbe maison, au milieu des vignobles sur les collines de Saint-Cyr-sur-Mer, non loin du village perché de La Cadière-d'Azur. L'imposante bastide, ancienne maison de vigneron, était juchée sur une colline, au milieu d'un vaste parc, véritable oasis de fraîcheur, d'où la vue portait loin sur la totalité des monts alentours. Elle était dotée en outre d'une agréable piscine, que son épouse Marthe utilisait chaque jour. Lui ne se baignait jamais, non plus que dans la mer. Cela datait, selon lui, du jour où il avait mis le pied sur un bateau pour la première fois. Il expliquait :

« C'est comme si j'avais dû choisir une bonne fois pour toute : au dessus de l'eau ou bien au dessous. »

Et d'ajouter en rigolant :

« D'ailleurs, les vrais marins ne savent pas nager... Ce qui vaut finalement mieux, lorsqu'ils tombent à la mer. Ils n'en meurent que plus vite! Trêve de mauvaise plaisanterie, cela leur donne en tous cas cette certitude, oh combien salutaire, qu'il ne faut JAMAIS passer par dessus bord! ».

Bien sûr, il naviguait toujours sur des bateaux de sa construction. Mais il avait désormais épuisé les charmes de la croisière entre Marseille et le golf de Saint-Tropez. Aller plus loin demandait plus de temps et Marthe, qui n'avait pas le pied marin, supportait de plus en plus mal qu'il s'absente plus de deux où trois jours, ce qui limitait considérablement son rayon d'action. Du coup, il sortait généralement à la journée, s'amusant désormais de la seule recherche de la meilleure vitesse possible, à bord d'un plan très affûté de 7,50m, mouillé au port des Lecques et bourré d'astuces pratiques, comme un avaleur de spi complètement intégré dans les emménagements. Il lui arrivait ainsi de participer aux régates locales, mais sans se prendre au sérieux et sans cette volonté absolue de vaincre qui seule fait les gagnants. Au demeurant, les règles complexes de ces compétitions le rebutaient, au point qu'il accumulait les erreurs, dont la moins pardonnable était de franchir parfois la ligne de départ dans le mauvais sens.

Pour tout dire, il n'avait jamais pu vraiment s'habituer à la Méditerranée. D'abord, il ne supportait pas la chaleur qui s'accompagnait généralement d'une absence de vent. Et quand le vent se levait, il soufflait en rafales, obligeant à tenir les écoutes en permanence. Et puis la navigation sans courant de marée n'était guère excitante.

En Bretagne, les vents plus réguliers vous portaient sans à-coup mais à bonne vitesse jusqu'à destination. Une fois les voiles réglées, on n'y touchait pratiquement plus de toute la traversée. En revanche la navigation au milieu des courants de marée demandait une préparation minutieuse, que le GPS ne suffit pas complètement à remplacer. À cet égard, le choix du bon horaire se révèle d'une importance capitale, tant en ce qui concerne la hauteur d'eau, au départ et à l'arrivée, que l'orientation des courants souvent violents tout au long du trajet.

C'est ainsi que, se faisant vieux, Nick avait formé le projet de réaliser une dernière fois son périple favori : Granville, Chausey, Jersey, Sercq, Guernesey, puis la longue traversée vers le Trégor et le retour par Bréhat et Saint-Malo. Un ancien client qui avait fait l'acquisition d'une de ses réalisations préférées, le Galiote 850, le mettait à sa disposition pour tout le mois de juin. Ravi de cette aubaine, Nick lui avait aussitôt téléphoné au Quai pour lui proposer de l'accompagner.

Son mobile vibra dans sa poche, l'arrachant à sa rêverie.

C'était un SMS d'Antoine :

« On t'attend à la gare. Consulte tes mails SF. »

Luc sourit. « On » voulait dire qu'ils seraient deux à l'attendre : Antoine et Nila, la fine équipe! « SF » terminait tous le messages d'Antoine et signifiait « Salut et Fraternité », comme se saluaient les révolutionnaires de l'an II... et les membres du Mouvement citoyen.

Antoine Russo, son adjoint, âgé de 42 ans, était un garçon charmant et facétieux, originaire de la région de Toulon, où ses parents, rapatriés d'Algérie, s'étaient installés en 1962. Doté d’un corps de sportif, il arborait un sourire permanent sous des yeux noirs brillants, le visage et le crane largement ombrés par un poil noir et dru, bien que parfaitement rasés. Comme il perdait ses cheveux en abondance, Antoine avait pris le parti, comme beaucoup d'hommes de sa génération, de se raser le crâne, ce qui agaçait prodigieusement Luc :

« Ils se ressemblent tous avec leur crâne rasé! Comment font donc leurs femmes pour les reconnaître? »

Mais ces derniers temps, il n'était pas enclin à lui faire quelque reproche que ce soit : la jeune femme d'Antoine venait de le quitter pour convoler avec un autre, emmenant avec elle sa petite fille de 5 ans. Le policier se montrait digne et s'efforçait de ne rien laisser paraître de sa souffrance et de son désarroi. Mais nul n'était dupe et toute l'équipe s'était resserrée autour de lui.

En particulier, la dernière recrue, la jeune Nila Tayin, jolie réunionnaise de 30 ans, fraîchement sortie de l'école de police, le maternait avec délicatesse, sans que nul n'y trouve à redire. Sous un casque de cheveux noirs, coupés assez court, ses yeux malicieux et très mobiles étaient mis en valeur par une peau très brune et incroyablement lisse. Petite et menue, elle était néanmoins 3ème dan de taekwondo.

Luc ouvrit sa boite mail et trouva le message d'Antoine : « Procédure en pj. SF », dont il ne put ouvrir les deux pièces jointes, en l'absence momentanée de réseau 3G. Et ce ne fut qu'une demi-heure avant d'entrer en gare qu'il put enfin consulter les premiers éléments de l'enquête.

CHAPITRE 3

Paris, mercredi 6 juin

Si ce n'était la personnalité de l'homme politique ainsi mis en cause, les faits incriminés étaient d'une relative simplicité. Peu après midi, la gouvernante générale de l’hotel Criquet avait appelé la police. La gouvernante du troisième étage venait de trouver une de ses femmes de chambre recroquevillée dans le local de service de l'étage. Interrogée, celle-ci était demeurée longtemps prostrée, comme en état de choc, avec des crises de tremblement sporadiques. La responsable avait tenté de l'apaiser, en la faisant boire, lorsque la jeune femme, qui paraissait s'être calmée, avait fondu en larmes, en criant : « Je ne voulais pas, il m'a forcée! ».

A force de patience, la gouvernante était parvenue à obtenir, en réponse à ses questions précises, quelques hochements de tête, qui avaient fini par la convaincre qu'un important client de l'établissement, le député de l'Union populaire, Gaillard-Lancier, avait tenté d'abuser de la jeune Véra, dans la suite présidentielle qu'il occupait ce matin-là, comme à chacun de ses fréquents passages. Aussitôt informée, la gouvernante générale avait d'abord appelé les pompiers, qui avaient administré un calmant à la femme de chambre, avant de la transporter à l'Hôtel-Dieu. Puis, comme lui avait conseillé le chef du détachement, elle avait appelé le commissariat du 8e arrondissement.

S'en était suivi un sacré bazar. Entre le directeur général de la police nationale, le directeur central de la police judiciaire, le préfet de police de Paris et le procureur général, le téléphone avait singulièrement chauffé, avant même que Matignon et l’Élysée ne s'en mêlent, pourtant rapidement. Avec l'accord de Matignon, du ministre de l'Intérieur et du garde des Sceaux, le procureur de Paris, selon la procédure normale, avait déjà délivré une commission rogatoire à la direction régionale de la police judiciaire de Paris, chargée de l'enquête, quand le Président, qui se trouvait alors à Bruxelles, avait pu enfin être informé par un billet glissé en pleine séance du sommet européen. Une équipe était déjà en route pour l'aéroport d'Orly, où le député avait réservé un billet sur le vol Paris-Bonifacio de 14h18, pour rejoindre sa famille dans la villa qu'il venait de faire construire dans le sud de la Corse.

Pendant ce temps, une course contre la montre avait été engagée pour que, s'agissant d'un député, la demande d'autorisation d'arrestation formulée par le procureur général près la Cour d'appel de Paris soit transmise en temps utile au Bureau de l'Assemblée nationale. Pressé par le Premier ministre, auquel il avait donné son accord, le président de l'Assemblée avait déjà réuni le Bureau, en bonne et due forme. L’Élysée avait eu beau s'agiter en vain, en l'absence du Président, l'accord avait finalement été donné peu de temps avant qu'Antoine Russo et le détachement qui l'accompagnait pénètrent dans l'aérogare et repèrent Gaillard-Lancier au guichet d'enregistrement d'Air Corsica.

Fidèle à sa réputation, l'homme ne se laissa pas faire : criant au scandale, il tenta d'appeler à la rescousse ses partisans, qui se révélèrent nombreux dans le hall des départs, au point que les fonctionnaires en tenue durent appeler en renfort le détachement de la police de l'air et des frontières affecté à l'aérogare, pour contenir la foule quelque peu énervée. Entraîné rapidement par Antoine dans un local retiré, il s'insurgea avec morgue, invoquant son immunité et plus précisément le régime de « l'inviolabilité ». De sorte que le policier dut lui rappeler que la réforme du 4 août 1995 en avait restreint la portée, puisque désormais ce régime ne protégeait plus le député contre l'engagement de poursuites. Sans doute ne pouvait-il faire l'objet d'une arrestation sans autorisation. Aussi, le commandant dut-il lui préciser :

« Je suis au regret de vous informer que le Bureau de l'Assemblée nationale a donné son accord pour que vous soyez entendu dans le cadre de la plainte déposée par Mademoiselle Véra Chubine, employée par l'hôtel Criquet. »

La défection du président Le Floch, qu'il considérait un peu comme un ami, depuis le temps qu'il squattait ses réceptions, le laissa provisoirement interloqué, au point qu'il accepta de suivre Antoine, sans plus de manière, en direction du véhicule de police garé sur la voie réservée, à l'abri des regards. Comme à son habitude, Antoine ne jugea pas utile d'appuyer sur sa tête lorsqu'il le fit monter dans le véhicule. Il trouvait ce geste, inspiré des séries américaines, totalement stupide et incongru.

Pendant ce temps, Nila s'était rendu à l'Hôtel-Dieu, sur l'île de la Cité, pour entendre la femme de chambre, afin d'étayer sa plainte par trop laconique et surtout prendre l'avis des médecins sur la réalité des faits. Comme on lui avait administré un puissant sédatif, la jeune femme lui parut plus calme. Mais pendant le court moment où il lui fut permis de lui poser quelques questions, Nila ne parvint pas à en savoir d'avantage sur ce qui s'était passé précisément dans la suite présidentielle du Criquet, tant la victime était obnubilée par la crainte de revoir sa famille « dans cet état ».

Le premier rapport du médecin qui l'avait examinée rapidement lui fut remis. Il indiquait :

1) qu'il n'avait été trouvé aucune trace de sperme,

2) que néanmoins la jeune femme avait bien eu un rapport sexuel, dans les quatre heures précédant l'examen,

3) qu'il n'avait pas été relevé sur son corps de traces particulières de violence.

Et le rapport concluait à une possible relation contrainte, pouvant s'apparenter à un viol, sans toutefois pouvoir l'affirmer avec certitude.

« Avec ça, on est bien avancé », commenta sobrement Nila, avant de reprendre le chemin du quai des Orfèvres, où elle arriva précisément au moment où Antoine faisait entrer Gaillard-Lancier en salle d'interrogatoire. Après que Nila lui eut rendu compte de ce qu'elle avait appris, Antoine lui demanda de rester derrière la vitre ; il préférait, pour commencer, l'interroger tout seul.

CHAPITRE 4

Ce ne fut pas une mince affaire. Il faut dire que le député Bastien Gaillard-Lancier, âgé de 52 ans, plusieurs fois ministre, était le leader très en vue de la toute nouvelle Union populaire, alliée du parti au pouvoir, le Rassemblement démocrate, mais campant sur sa droite. Très apprécié des classes populaires, dont il savait entretenir l'angoisse, son parti progressait régulièrement dans les sondages, qui se multipliaient à maintenant moins de quinze jours des élections législatives anticipées, voulues par le Président de la République, qui avait dissous l'Assemblée Nationale. On le donnait ainsi généralement gagnant, devançant à la fois le Rassemblement démocrate, de centre-droit, du Président et l'Alliance nationale d'extrême droite. Dans cette éventualité, il serait vraisemblablement nommé Premier ministre, au grand dam de l'actuel titulaire du poste, qui avait conseillé la dissolution, en raison même de l'obstruction systématique de l'Union populaire au Parlement.

Portant beau pour son âge, le cheveu poivre et sel un peu long, bien proportionné, quoique de petite taille, l'homme politique était issu d'une famille poitevine, dont la petite noblesse de robe, à l'origine, s'était ultérieurement encanaillée et enrichie à Bordeaux dans le commerce triangulaire avec l'Afrique et les Antilles. Toutefois, la fortune familiale avait été en grande partie dilapidée dans les casinos par le grand-père, entre les deux dernières guerres. Après des études de droit à Assas, où il s'était déjà fait remarquer en animant le GUID dont l'activité principale consistait à « casser du gaucho » à l'aide de battes de base-ball, principalement à la sortie du Lycée Montaigne, il s'était établi comme avocat d'affaire à Paris, dans le XVIIe arrondissement et avait épousé une aristocrate bretonne d'un meilleur lignage, Anne-Gaëlle Le Marant de Keraliès, dont le père avait fait fortune dans l'élevage industriel du poulet et qui lui avait donné deux enfants, garçon et fille, assez turbulents, au point de défrayer régulièrement la chronique dans les publications people.

Toutefois, la rumeur lui attribuait de nombreuses maîtresses, parmi lesquelles l'une de ses anciennes conseillères, agrégée de philosophie, passait pour être la favorite du moment. Affichant de farouches convictions maurrassiennes, elle s'adonnait désormais au journalisme, sur un mode énervé, et s'était fait une spécialité d'agresser ses interlocuteurs, de quelque bord qu'ils fussent, dans les talk-shows tardifs à l'usage des insomniaques.

Député depuis vingt ans d'une circonscription poitevine, qui avait gardé quelques traces de ses lointains ancêtres, il s'y rendait, quand il pouvait, une fois par semaine et résidait alors dans la gentilhommière du XVIIIe siècle, qu'il y avait acquise et dont les grilles d'entrée arboraient fièrement le blason, qu'il avait fait réaliser d'après des documents de la Compagnie des Indes.

Mais la plupart du temps, il résidait dans un immense appartement qui surplombait le parc Monceau, à deux pas de son cabinet.

Antoine ne fut donc pas surpris qu'il le prenne de haut, invoquant à nouveau son immunité parlementaire et exigeant la présence immédiate de son avocat, lequel campait déjà sur le quai, entouré d'une nuée de journalistes. Le commandant fut bien obligé d'attendre qu'il veuille bien les rejoindre et s'entretienne avec son client pendant une demi-heure, avant de pouvoir enfin commencer l'audition. La réforme de la garde à vue ne lui laissait guère le choix. Comme l'avocat exigeait à son tour la libération immédiate de son client, le policier repoussa calmement sa demande en lui rappelant courtoisement mais fermement les termes de la loi. Il signifia au député le début de sa garde à vue.

Puis il en vint à l'essentiel :

« Monsieur Gaillard-Lancier, pouvez-vous me préciser ce qui s'est passé dans votre suite du Criquet, ce matin, entre 11h et midi?

‒ Rien. Il ne s'est rien passé de particulier. Pourquoi?

Russo posa une photo devant lui sur la table.

‒ Connaissez-vous cette personne?

‒ Non.

‒ Regardez bien.

‒ Je ne vois pas. Je devrais?

‒ Elle était pourtant dans votre suite ce matin!

‒ Ah la femme de chambre? Je ne l'avais pas reconnue. Il faut dire : elles se ressemblent toutes, non?

‒ Oui c'est Mademoiselle Véra Chubine, femme de chambre au Criquet et qui était de service ce matin à votre étage.

‒ Et alors?

‒ Et alors, que s'est-il passé dans votre suite quand elle y est entrée?

Je ne sais pas. J'étais dans le jacuzzi.

‒ Elle n'est pas entrée dans la salle de bain?

‒ Si bien sûr.

‒ Et?

‒ Elle m'a vu.

‒ Elle vous a vu.

‒ Oui, enfin, elle m'a vu nu.

‒ Et qu'avez-vous fait?

‒ Moi rien. Mais elle est devenue toute rouge. C'était assez attendrissant. Et puis elle s'est enfuie en grommelant je ne sais quoi. Sans doute des excuses.

‒ Et puis?

‒ C'est tout. Quand je suis revenu dans la chambre, elle avait disparu.

‒ Monsieur Gaillard-Lancier, Mademoiselle Chubine a été examinée par des médecins assermentés. Le rapport affirme qu'elle a eu un rapport sexuel ce matin.

‒ Possible, mais pas avec moi. Un collègue peut-être?

Ou plus sûrement un supérieur. Elle m'a paru très ambitieuse.

‒ Ambitieuse?

‒ Et bien oui, quoi! Ne le sont-elles pas toutes?

‒ De qui voulez-vous parler?

‒Voyons, des femmes en général. On n'en finit plus de repousser leurs avances. On ne peut tout de même pas les satisfaire toutes! »

Impassible, l'avocat n'avait pas dit un mot.

Le commandant Antoine Russo eut beau reprendre à zéro plusieurs fois son interrogatoire, l'entrecoupant de pauses, pendant presque deux heures, il ne parvint pas à obtenir d'autre réponse de l'homme politique. Cela n'avait rien de surprenant. C'était toujours comme ça le premier jour : ils niaient tout. Après une nuit de réflexion, ils en tireraient peut être d'avantage. Il le fit conduire en cellule puis s'entretint rapidement avec le Directeur, pour l'informer du peu de résultats obtenu, avant que ce dernier ne se dirige vers la salle de presse. C'est dans des moments comme celui-là qu'Antoine n'aurait voulu pour rien au monde être à la place du big boss. En vieux briscard, qui avait tout connu, ce dernier allait devoir construire un discours à peu près cohérent sur du vent. Peu importait d'ailleurs à ces assoiffés de sang venus pour l'écouter, seul comptait pour eux le titre scandaleux qui ferait les choux gras de la presse écrite et des chaînes de TV : « Gaillard-Lancier interpellé pour viol! »