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Paris 1893. Ludmilla Golovnine, la célèbre meneuse de revues parisiennes, est retrouvée assassinée. L’enquête peine à élucider ce meurtre mystérieux. Amandine, la fidèle amie de la victime, désespère que justice soit faite, tandis que Flora, la demi-sœur de Ludmilla, s’en remet aux forces invisibles du spiritisme pour résoudre l’énigme de ses origines. Pendant ce temps, dans le climat de tension précédant des élections législatives très disputées, des émules de Ravachol réunis à la Taverne du Bagne, haut lieu de l’anarchisme parisien, préparent un attentat dévastateur. Quand un second meurtre survient, l’Arlequin met au jour une vérité que personne n’imaginait… Un enchevêtrement de mystères où chaque piste mène à plus d’ombre, plongeant le lecteur dans un tourbillon inextricable.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Hervé Devred nous propose, avec ce polar, une nouvelle plongée dans une période qu’il affectionne, celle de la Belle Époque. Bien loin des clichés, ses romans nous offrent un fascinant voyage dans le temps tout en nous surprenant par l’actualité des thèmes abordés.
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Seitenzahl: 305
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Hervé Devred
La Taverne du Bagne
Paris 1893
Roman
© Lys Bleu Éditions – Hervé Devred
ISBN : 979-10-422-7950-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
— Tu imagines que je ne l’ai pas reconnue ? Tu me prends pour une idiote !
C’était certainement la dernière chose à dire. Amandine se détourna pour cacher son mécontentement. Elle s’était emportée, une fois de plus ! Alors, évidemment, Julien, qui jusque-là gardait la tête baissée, comme un enfant boudeur, tapotant machinalement le bord des feuilles disposées devant lui pour en faire une liasse dont rien ne dépassait, se redressa et lui lança :
— Tu es jalouse, c’est ça ?
Il était insupportable lorsqu’il prenait cet air faraud, avec sa chemise blanche largement ouverte sur sa poitrine glabre, une mèche châtain clair lui barrant le front et les cheveux soigneusement dépeignés débordant sur la nuque. Une attitude qui était supposée lui donner l’air d’un poète, mais qui cachait mal l’adolescent malingre qu’il était resté malgré la fortune qui l’avait favorisé trop tôt. Et il la devait à qui, cette fortune, hein ?
Amandine inspira profondément, elle reprit sur un ton plus calme :
— Tu crois vraiment que les lecteurs du Journal1 sont amateurs de romance ?
Julien leva les yeux vers elle. Elle continuait de l’impressionner bien qu’il la connût depuis plus d’un an, et elle en jouait. De l’impressionner et de l’attirer, avec son visage si particulier, ses cheveux noirs et frisottants, son nez étroit qui s’avançait plus qu’il ne fallait, et sa courte lèvre supérieure – qu’elle n’aimait pas, pestant, enfant, contre l’ange qui avait omis de dessiner un sillon plus long avec son doigt 2 –, mais qui lui donnait beaucoup de sensualité. Il ne soutint pas son regard, ou peut-être voulut-il éviter que le charme n’opérât une fois de plus sur lui, soucieux de lui montrer son indépendance.
— Je ne vais quand même pas écrire deux fois le même roman !
— Ce n’est pas une raison pour pondre une bluette.
Julien se rebiffa :
— Mon personnage principal a le droit d’avoir une vie sentimentale, non ?
Amandine se mordit les lèvres. Pourquoi était-elle aussi impulsive, bon sang !
— Oui, mais tel que c’est parti, tout va tourner désormais autour des amours de Louis et de Laure.
Julien reprit son agaçant travail de tassement des pages de son manuscrit, les yeux fixés sur la fenêtre. L’après-midi touchait à sa fin et le soleil dorait la façade de l’immeuble, de l’autre côté du boulevard des Capucines. Amandine le contemplait avec sévérité. Un gandin, voilà ce qu’il était devenu, esclave du paraître jusque dans son environnement, un bureau Empire en acajou, une lampe Lalique, un encrier en marbre et bronze doré. Les trois quarts de l’avance faite par son éditeur y étaient passés ! Il lâcha avec désinvolture :
— De toute façon, je ne peux pas recommencer. J’ai promis deux chapitres au Journal demain et mon éditeur me relance tous les jours !
Amandine se raidit. S’il lui avait confié ces trente feuillets aussi tard, c’est qu’il n’avait pas l’intention de tenir compte de son avis. Elle dit sur un ton glacial :
— Alors, je ne vois pas comment tu vas pouvoir rattraper ça.
Julien eut un petit sourire idiot qui la mit en fureur.
— Rattraper quoi ?
— Faire de ton histoire autre chose qu’une romance à l’eau de rose.
Elle se tut un temps, puis elle ajouta :
— Tu peux toujours en faire un roman policier, je suis sûre que les lecteurs du Journal préféreront ça à une mièvrerie sucrée. C’est très à la mode et ça se vend bien.
Julien haussa les épaules.
— Ah oui ? Et qui serait la victime ?
— Je ne sais pas, moi… Laure. Poignardée par un amant jaloux. Ou par une rivale.
Amandine avait dit ça sur un ton détaché. Julien grinça :
— Tu veux que je tue Laure ? Tu crois que Ludmilla va apprécier ?
— Laisse Ludmilla en dehors de ça, veux-tu ?
Julien la dévisagea avec un air narquois. Il avait réussi. Il avait réussi à la mettre hors d’elle ! Amandine serra les poings et baissa les yeux. C’était ridicule, puisqu’elle n’était pas jalouse. Pourquoi le serait-elle, d’ailleurs ?
Il lui échappait. Voilà des mois qu’elle n’éprouvait plus rien pour Julien, mais elle avait rêvé de faire de lui un grand écrivain. Elle avait cru y parvenir lorsqu’il avait fait paraître le Machineur, mais il voulait désormais voler de ses propres ailes et elle redoutait qu’il retombe dans la facilité. Tant pis pour lui ! Les Heurs et malheurs d’un jeune poète, son deuxième roman, promettait d’être un échec cuisant. Rien que le titre… Amandine ramassa sa courte cape et son chapeau qu’elle s’appliqua à lacer sous son menton en prenant le plus de temps possible, mais il ne chercha pas à la retenir. Il se contenta de dire sur un ton indifférent :
— Tu t’en vas ?
— Ce n’est rien… Un pervers qui menace de me découper en morceaux.
Marco examina la lettre que Ludmilla avait laissé tomber sur la table sans même l’ouvrir.
— Ça ne te préoccupe pas plus que ça ? dit-il, avec un fort accent italien.
— J’en ai parlé à Louis-Alfred, il m’a dit qu’il allait demander à un détective de s’en occuper.
Marco tiqua comme chaque fois que Ludmilla parlait de Louis-Alfred de Blignys.
— Et celle-là ?
Ludmilla jeta un œil à la deuxième lettre que le concierge lui avait donnée un peu plus tôt dans la journée.
— Celle-là, je sais aussi d’où elle vient. C’est un amoureux transi.
Elle la prit, la froissa et la jeta dans une corbeille.
— Je n’aime pas tous ces hommes qui te tournent autour.
Marco faisait sa mauvaise tête. Ludmilla soupira.
— Et moi, je n’aime pas que tu sois jaloux. Je fais mon métier le plus honnêtement possible, je n’y peux rien si les hommes me tournent autour, comme tu dis.
— Le plus honnêtement possible, mais tu vis aux crochets d’un financier.
— S’il te plaît, Marco… On ne va pas rediscuter de ça ! J’aime mon métier, j’aime la vie que je mène et je n’ai pas l’intention d’en changer. Estime-toi heureux : Louis-Alfred pourrait me garder sous cloche.
Marco fit mine de partir. Avait-il vraiment l’intention de le faire ? Ludmilla s’interposa et l’enlaça.
— Ne gâchons pas notre soirée. Tu sais bien que je pars demain.
— Demain ? Déjà ? Avec ton « Louis-Alfred » ?
— Mais non, je te l’ai dit. Je pars avec Amandine, elle vient me chercher demain matin pour prendre le train jusqu’à Houlgate où nous allons chez une amie. Célestine est partie cet après-midi avec ma malle.
— Et pourquoi tu ne pars jamais avec moi ?
— Tu sais bien que ce n’est pas possible.
— Parce que tu aimes le luxe !
— Oui, et je n’aime pas les petits garçons capricieux.
La Taverne du Bagne3, 12, rue de Belleville. Une institution. Plaques en fer blanc sur la façade, deux portes, celle des condamnés, par laquelle on entrait sous l’œil soupçonneux de deux garde-chiourmes, celle des libérés, qui ne s’ouvrait qu’à ceux qui avaient un certificat de libération. Serveurs en tenue de bagnard, portant sous le bras un boulet relié par une chaîne à leur cheville, scènes du bagne sur les murs, soupe kanake au menu et absinthe Nouméa à volonté. Maxime Lisbonne, ancien communard, défenseur de la barricade du boulevard Voltaire, huit ans de bagne en Nouvelle-Calédonie, veillait sur cet établissement d’un genre particulier en tunique de zouave, pantalon large dans des bottes molles, écharpe rouge et chapeau noir avec une plume rouge.
Le condamné qui pénétra ce 11 juillet 1893 dans la Taverne du Bagne était une grande et belle jeune femme. On ne l’eût pas laissée entrer si on ne la connaissait pas : Maxime Lisbonne tenait à la réputation de son cabaret et n’y recevait pas les femmes seules.
Amandine était accoutumée à ce que tous les regards se tournent vers elle lorsqu’elle entrait. Les plus hardis se permettaient un sifflet d’admiration, mais jamais un geste déplacé. La plupart étaient plus petits qu’elle et on savait que la dame ne se laissait pas faire (elle avait la gifle facile). Elle se dirigea vers une table au fond de la salle, à laquelle étaient attablés une dizaine de gaillards d’une vingtaine d’années et trois filles. Un homme plus âgé trônait au milieu d’eux. La cinquantaine, bedaine avantageuse, carrure imposante, barbe poivre et sel, cheveux filasse de couleur indéfinissable auréolant un visage large au nez épaté, il avait les yeux profondément enfoncés sous des sourcils très noirs et portait un gilet élimé et une chemise de propreté douteuse.
— Amandine ! On ne t’attendait pas ce soir.
Le garçon qui avait parlé était grand. Il avait un visage poupin et quelques poils sous le menton. On se poussa et Amandine s’assit sur le tabouret qu’un petit blond approcha de la table. La conversation avait repris :
— Il paraît que Lozé 4 a démissionné.
— C’est pas sa démission qu’on veut, c’est sa condamnation !
— Tu parles, la justice est pourrie. Y a qu’à voir le procès du canal de Panama5, Lesseps a été libéré !
— Qui va remplacer Lozé ?
— Un dénommé Lépine.
— Connais pas !
— De toute façon, un préfet de police, ça reste un préfet de police.
— Tu y étais, toi, au Quartier latin ?
— Le 1er juillet 6 ? Oui. Je connais le gars qui a été tué, Nuget. Il ne faisait même pas partie des manifestants !
— Moi, j’étais le 3 juillet devant la préfecture de police. Ça cognait dur !
Hippolyte Dugardon, l’homme aux allures de Karl Marx, leva la main et toutes les têtes se tournèrent vers lui.
— À quoi ça vous mène, ce genre de manifestations ? Un feu de paille ! C’est pas comme ça que vous allez fonder une société sans patrons et sans police. Il faut des actions qui marquent les esprits. Dans un mois, on ne parlera plus des émeutes du Quartier latin, alors que dans cent ans on parlera encore de Ravachol 7 !
— Qu’est-ce que vous suggérez ? Qu’on pose des bombes ? demanda le blondinet.
— Pourquoi pas, si ça fait prendre conscience aux gens qu’ils vivent dans un système basé sur l’oppression !
Le grand qui avait salué l’arrivée d’Amandine se redressa. Il dit sur un ton professoral :
— Ce n’est pas ce que pense Kropotkine8. Il a écrit dans La Révolte9 : « Un édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs. »
Dugardon lui lança un regard méprisant.
— Si tu veux changer la société par la parlotte, tu n’as qu’à adhérer au Parti ouvrier français10.
L’insulte suprême ! Tout était dit. François, le grand échalas se mit à bouder. Sa voisine, une brune avec un visage en lame de couteau, lui prit la main sous la table. Dugardon, c’était l’oracle. Il se vantait d’avoir participé à la défense de la barricade de la rue Gay-Lussac pendant la Commune et personne n’avait pensé à vérifier s’il y avait eu une barricade rue Gay-Lussac. Ni à lui demander comment il avait échappé à la répression après la semaine sanglante.
Amandine avait renoncé à se mêler à ce genre de conversation. Lorsque Hippolyte Dugardon présidait, et c’était de plus en plus fréquent, les femmes, c’est-à-dire elle et les trois autres filles, Julia, l’amie de François, Émilie et Bastienne, n’avaient pas voix au chapitre. Bien que se prétendant anarchiste, Dugardon avait une conception très affirmée de la hiérarchie. Il était en haut de la pyramide et les femmes en bas. Amandine regrettait l’époque où elle retrouvait ses amis dans les cafés du Quartier latin pour discuter librement avec eux. Leur découverte de la Taverne du Bagne avait complètement changé leur état d’esprit. Très impressionnés par l’aura qui se dégageait de l’ancien communard, ils avaient laissé Dugardon prendre de l’ascendant sur eux.
Amandine faisait partie de la première génération de jeunes femmes auxquelles les lois Ferry et Sée 11 avaient ouvert des perspectives nouvelles. Malgré les réticences de sa mère, elle avait passé brillamment le concours d’entrée à l’École normale supérieure de jeunes filles de Sèvres. Là, elle avait tout d’abord découvert le mouvement pour le droit des femmes en lisant La Citoyenne, le journal lancé par Hubertine Auclert. Puis, elle s’était intéressée à la question sociale. Ce fut lors d’une réunion de la Fédération des travailleurs socialistes de France présidée par Paul Brousse qu’elle fit la connaissance de ses amis. Elle participa dès lors régulièrement au cercle de réflexion qu’ils avaient créé. Les querelles incessantes entre chapelles12, guesdistes, possibilistes, alémanistes, les détournèrent du socialisme, d’autant que la tendance se réclamant du marxisme tendait à prendre le dessus. Ils s’étaient alors tournés vers la mouvance libertaire, Bakounine, Kropotkine, Élisée Reclus, hésitant entre action de masse et action violente. Amandine, comme François, ne partageait pas la fascination de ses amis pour l’action violente, fascination encouragée par Hippolyte Dugardon, mais elle aimait la franche camaraderie qui régnait entre eux, et les soirées au cours desquelles on avait des discussions sur des sujets très divers qui pouvaient se prolonger fort tard.
Il y eut un moment de répit après l’échange entre François et Dugardon et elle en profita pour demander à son voisin pourquoi Marco n’était pas là :
— Il est avec sa belle. C’est pas avec lui qu’on la fera, la révolution !
Amandine fronça les sourcils. Elle serait dans un bel état, sa belle, quand elle viendrait la tirer du lit pour aller à la gare de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest de la rue Saint-Lazare. Autour d’elle, la discussion avait repris. On parlait du premier tour des élections législatives prévu le mois suivant. Dugardon fulminait contre Jules Guesde13, accusé de détourner les ouvriers de la lutte révolutionnaire.
— C’est le jour des élections qu’il faudrait lancer des bombes, dit un type aux cheveux châtains qui ne s’était pas encore exprimé.
La fille qui lui faisait face lui fit les gros yeux.
— C’est toi qui t’en charges ? demanda quelqu’un au bout de la table.
Le lanceur d’idées ne réagit pas. Éclat de rire général.
Il pleuvait en ce matin du 12 juillet. Une pluie insistante, qui ne cesserait que lorsqu’elle vous aurait trempé des pieds à la tête. Mauvais augure pour le voyage en Normandie. Malgré cela, la rue Montorgueil bruissait déjà et l’atmosphère était bon enfant. On s’interpellait d’échoppe en échoppe. Les commerçants garnissaient leur étal dans un bruit de chariots roulant sur le pavé et de caisses raclant le trottoir. Des ménagères en fichu discutaient avec les marchands de fruits et légumes pour gagner quelques sous, mais c’était sans espoir. « Repassez ce soir à la fermeture, on en reparlera ! » Le boucher accrochait des quartiers de viande bien rouge sans se préoccuper des mouches qui voletaient autour de lui. Amandine franchit le porche grand ouvert du 63.
— Bonjour, monsieur Prosper !
Le pipelet leva la tête et lui sourit :
— Alors, c’est le grand jour ! Vous emmenez mademoiselle Golovnine ?
— Eh oui !
Monsieur Prosper avait pris appui sur son balai comme s’il s’agissait d’un piquet. Ou d’un fusil Chassepot, monsieur Prosper avait servi dans la garde nationale pendant la guerre contre la Prusse.
— Vous aurez beau temps. Il paraît que l’été sera ensoleillé.
— Ça n’en prend pas le chemin !
Monsieur Prosper aimait bien discuter avec les deux jeunes demoiselles. Bien plus qu’avec madame Lebras, la veuve du premier étage, qui lui faisait des remarques désobligeantes sur la propreté de l’escalier et ne lui donnait jamais d’étrennes, ou bien qu’avec monsieur Mantin, le capitaine, comme on l’appelait dans le quartier, qui le prenait pour son ordonnance. D’ordinaire, sa femme le rappelait à l’ordre lorsqu’il faisait le joli cœur, mais, là, elle était partie faire des courses.
Amandine gravit les deux étages en se demandant si Ludmilla serait levée. Avait-elle veillé ou avait-elle chassé Marco à une heure raisonnable ? Elle penchait pour la première alternative. Elle avait sa clef, mais la porte n’était pas fermée. Ludmilla était donc réveillée. Elle entra et lança un :
— Tu es prête, ma belle ?
Pas de réponse. Elle se dirigea vers la porte de la chambre et l’ouvrit.
Les rideaux étaient tirés, laissant la chambre dans la pénombre. Ludmilla était allongée sur le lit, les yeux fermés et la bouche ouverte. Sa chemise de nuit était rouge de sang, un sang épais qui continuait de s’écouler lentement d’une large entaille qui ouvrait sa gorge et d’une autre blessure sur son flanc.
Amandine crut défaillir. Elle voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle se jeta alors au pied du lit et secoua son amie, sans se préoccuper du sang qui tachait ses mains et sa robe. La tête lui tourna et elle se laissa tomber sur le corps de Ludmilla. Ce n’est qu’à ce moment qu’un désespoir féroce, sauvage, la submergea et libéra sa voix. Elle poussa un long hurlement et se mit à sangloter.
Combien de temps resta-t-elle prostrée ? Elle ne vit pas l’homme qui quitta l’appartement derrière elle. Elle ne vit et n’entendit pas madame Lebras qui poussait des cris dans la cage d’escalier, ni monsieur Prosper, ni monsieur Mantin, ni les autres locataires qui s’agglutinèrent dans la pièce principale après avoir jeté un œil dans la chambre. C’est un gardien de la paix qui la prit par le bras pour l’aider à se relever. Elle le regarda avec des yeux hagards. Son visage était barbouillé de sang que les larmes ne parvenaient pas à diluer et elle prononçait des phrases incohérentes entrecoupées de hoquets. Personne ne parlait.
Il y eut soudain un brouhaha sur le palier, puis une jeune femme entra, de taille moyenne, le teint mat et les cheveux très noirs. Elle jeta un œil au corps de Ludmilla qu’on n’avait pas encore recouvert d’un drap, puis elle poussa un long gémissement et dit d’une voix geignarde :
— Je suis arrivée trop tard !
Elle sembla alors prendre conscience de la présence d’Amandine et la femme plaintive se transforma en véritable furie :
— C’est elle ! J’en suis sûre ! Ma sœur m’avait dit qu’elle l’avait menacée ! J’aurais dû l’écouter ! Mon Dieu… Je ne me le pardonnerai jamais !
Elle s’était avancée vers Amandine, les poings levés et monsieur Mantin dut la ceinturer. Il eut beaucoup de peine à la retenir, tant elle gigotait, donnant coups de pied et coups de poing dans le vide. Amandine, accablée, se laissa conduire au commissariat.
Extrait du Petit Journal du 13 juillet 1893 :
« Drame de la jalousie rue Montorgueil
Le corps de Ludmilla Golovnine, meneuse de revues du Grand Café-Théâtre Daubigny, un endroit bien connu des noctambules parisiens, a été retrouvé lardé de coups de couteau à son domicile de la rue Montorgueil. Une jeune femme très agitée et dont les vêtements étaient tachés de sang se trouvait sur place. Selon la demi-sœur de mademoiselle Golovnine, elle aurait eu, la veille, une discussion orageuse avec la jeune femme et l’aurait menacée. Le commissaire Roziers, en charge de cette affaire, privilégie l’hypothèse d’un crime passionnel motivé par la jalousie.
Mademoiselle Golovnine s’était acquis une certaine notoriété en renouvelant entièrement la revue présentée par le Grand Café-Théâtre Daubigny. Son charme et ses talents de danseuse et de chanteuse en avaient fait l’un des spectacles les plus appréciés de la capitale. La troupe du Grand Café-Théâtre, qu’elle avait elle-même sélectionnée, est devenue l’un des corps de ballet les plus réputés des salles de café-concert parisiennes.
RM »
Le 14 juillet n’est pas un jour de fête quand on est monarchiste et Louis-Alfred de Blignys se piquait de l’être, sans doute pour faire oublier l’origine douteuse de sa particule. Quatorze juillet ou pas, il lui aurait de toute façon fallu se composer une mine sombre puisque sa maîtresse en titre avait été sauvagement assassinée par une jeune femme deux jours auparavant.
La peine de Louis-Alfred de Blignys était réelle, mais modérée. D’une part parce qu’il avait une conception utilitaire de sa relation avec Ludmilla, dans laquelle l’affection n’avait guère de place une fois les premiers mois passés. Un homme, dans sa position, célibataire et fortuné, du genre nouveau riche, se devait d’avoir une jeune et jolie maîtresse pour paraître à l’opéra et susciter l’envie. D’autre part parce qu’il s’était lassé de cette jeune femme trop indépendante et réfléchissait à ce que lui coûterait une séparation. Louis-Alfred de Blignys ne quittait jamais une maîtresse sans lui offrir un cadeau.
Blignys eut quelque peine à cacher son agacement lorsque les membres de son club lui témoignèrent leur sympathie. Une sympathie discrète, on était entre hommes et, après tout, ce n’était qu’une maîtresse, n’est-ce pas ? Il n’était pas venu pour ça. Le sujet qui le préoccupait, c’étaient les prochaines élections. Les électeurs allaient certainement sanctionner la majorité sortante, éclaboussée par le scandale de Panama, mais l’encyclique Au milieu des sollicitudes14 avait divisé la droite qui s’en trouvait affaiblie. Ce serait tout de même un comble que les socialistes soient les seuls bénéficiaires de ce scrutin !
Louis-Alfred de Blignys ne s’attarda pas dans le vestibule. Après avoir confié son haut de forme, ses gants et sa canne à un portier, il se dirigea vers le salon. Une salle à l’ambiance feutrée, boiseries en noyer verni, tapisserie en cuir repoussé, lourdes tentures masquant en partie les hautes fenêtres donnant sur l’avenue Friedland. L’éclairage au gaz formait des îlots de lumière au-dessus des tables basses en acajou entourées de fauteuils club. Au gaz : on n’était pas opposé aux innovations, d’ailleurs le président de la Société de Force et d’Éclairage, concessionnaire du secteur nord-est de distribution électrique15, était un membre assidu du club, mais on avait refait la décoration en 1887 et le trésorier gérait avec parcimonie les deniers du club. Auguste Merlin de Noirlac l’attendait, échoué dans un fauteuil dont on pouvait se demander comment il pourrait en extirper sa masse adipeuse. Auguste Merlin de Noirlac devait à son poste à la Direction générale de la Sûreté publique le privilège de ne payer qu’une cotisation réduite. On sait bien que les fonctionnaires ont des revenus modestes. Blignys s’assit face à lui et attendit qu’on lui servît une fine champagne avant d’engager la conversation :
— Comment voit-on les élections à la direction de la Sûreté ?
Noirlac posa son cigare et sortit un mouchoir pour s’éponger le front.
— Il y aura une forte abstention, mais il ne faut pas attendre de miracle.
— Nous avions une occasion inespérée de prendre le contrôle de l’assemblée si le ralliement du pape à la République n’avait pas semé le doute dans les esprits !
Noirlac hocha la tête, se gardant de contredire son interlocuteur. Il se contenta de dire :
— Le scrutin uninominal à deux tours ne nous favorise pas non plus. Les monarchistes sont isolés et les nationalistes ne représentent plus rien.
— Il y a pourtant dans ce pays des gens, même parmi les républicains, qui en ont assez des affaires ! Et de ce gouvernement qui fait les yeux doux aux socialistes !
— Je crains que ces gens-là ne s’abstiennent le 20 août.
— Il faudrait un sursaut… Un événement qui les fasse sortir de chez eux et qui pousse les républicains conservateurs à reporter leurs voix sur nos candidats au second tour.
Noirlac plissa les yeux, signe, chez lui, qu’il entamait un intense travail de réflexion. Blignys n’insista pas. Amateur de bonne chère, il savait qu’il fallait laisser aux idées le temps de mûrir, comme on le fait pour le vin et le fromage. Pas trop longtemps, quand même, les élections étaient dans cinq semaines. Il huma longuement son verre et en but une gorgée. Noirlac respira, Blignys n’attendait pas de réponse. D’ailleurs, il n’avait pas posé de question. Il en profita pour changer de sujet :
— J’ai les informations que vous m’avez demandées, mais je suppose que cela n’a plus d’importance pour vous.
— Dites toujours.
— Nous avons repéré un type qui habite dans l’immeuble en face de celui de mademoiselle Golovnine. Un voyeur, qui passait ses journées à l’observer. Les lettres qu’elle recevait pourraient être de lui.
— Vous pensez qu’il aurait pu…
— Je ne pense pas, ce genre de personnages est en général velléitaire et timoré.
— Et pour l’autre information ?
Noirlac eut une légère crispation de l’œil. Ce qu’il allait annoncer n’était pas très agréable à entendre.
— Mademoiselle Golovnine avait un amant. Un Italien. Marco Ricatto. Il fréquente un groupe de jeunes qui refait le monde à la Taverne du Bagne.
Blignys baissa la tête et serra les poings. Cocu alors qu’il n’était même pas marié ! À vrai dire, il s’en doutait. C’était la raison pour laquelle il avait demandé à Noirlac d’enquêter. Mais quand même…
— Ce « Ricatto » pourrait très bien être le meurtrier, dit-il. Les Italiens ont le sang chaud et ils sont jaloux de nature.
— Le commissaire Roziers semble avoir des charges sérieuses contre la jeune femme qui a été incarcérée.
Blignys soupira.
— Signalez-lui l’existence de ce Ricatto. On ne sait jamais.
En pénétrant dans l’église Saint-Alexandre-Nevsky, Julien fut frappé par l’architecture tout à fait particulière de l’édifice, une architecture très différente de ce qu’il connaissait, lui qui n’avait guère dépassé les limites des fortifications, sinon pour un court voyage chez une tante à Soissons. Comment la décrirait-il, cette église ? Car il la décrirait, peut-être pas dans le roman qu’il avait commencé – quoique, il n’en était qu’à la première partie –, mais certainement dans le suivant, qui serait entièrement consacré au destin tragique d’une jeune femme d’origine russe. Julien, en admirateur de Balzac et de Zola, pensait qu’il était nécessaire de décrire les lieux dans lesquels se déroulait l’action. Mais devait-il rentrer dans une description détaillée, le vaste quadrilatère central, la haute coupole qui le surmontait, avec la fresque du Christ pantocrator qui la décorait et les huit hautes fenêtres qui la surélevaient et l’éclairaient, et les quatre absides qui le flanquaient, composées d’une savante superposition de voûtes en cul-de-four ? Non, il valait mieux s’attacher à rendre l’atmosphère qui régnait dans l’édifice, cette sensation que l’on ressentait de pénétrer dans un lieu spécial, baigné par une lumière magique, dorée, qui semblait provenir, non pas de la myriade de cierges qui l’éclairaient, mais des fresques, des icônes, des toiles qui couvraient les murs, quel que soit l’endroit où le regard se portait. Un lieu qui n’avait pas vocation à commémorer la souffrance du Christ, mais à donner à voir aux fidèles la magnificence du divin, à les frapper de stupeur et à les émerveiller.
Lorsque tout le monde fut installé, des chants s’élevèrent. Des chants dans une langue inconnue, une langue qui vous incitait à pleurer avant d’atteindre un état extatique de mélancolie. Julien fut alors submergé par l’émotion. Une émotion qui le replongea dans une réalité que l’exercice d’écriture auquel il s’était livré avait éloignée de lui. Il était là pour dire adieu à la jeune femme allongée dans le cercueil, avec sa robe en satin damassé argentée et montante qui lui donnait l’air d’une nurse anglaise, n’était les deux tresses blondes enroulées de chaque côté de son visage d’ange, et pas pour préparer son prochain roman. Il assista à l’office dans un état second. Jamais il n’avait été bouleversé à ce point, persuadé de partager avec tous ceux qui l’entouraient la même douleur et le même espoir dans la résurrection de Ludmilla dans un monde de splendeur à l’image du décor de cette église. Il suivit ensuite le maigre cortège accompagnant le corbillard jusqu’au cimetière de Passy, car l’assistance s’était débandée et il ne restait qu’une quinzaine de personnes en plus du pope et des servants.
Julien resta à distance de la tombe, intimidé par la présence du père de Ludmilla, Nikolaï Semionovitch Golovnine, que soutenait un homme qui affichait un air indifférent. Une jeune femme habillée en noir des pieds à la tête se tenait à côté de lui. Le pope marmonna quelques formules et agita son encensoir. Il y eut un long moment de silence, puis les proches défilèrent devant la tombe et chacun dit un mot à Golovnine. Aucun n’adressa la parole à la jeune femme qui restait impassible. Julien n’osa pas approcher et, bientôt, il n’y eut plus personne que les fossoyeurs qui descendaient le cercueil au fond du caveau. Voilà, c’était terminé. Julien poussa un soupir et fit demi-tour. La jeune femme en noir était derrière lui.
— Vous êtes Julien Philibert, n’est-ce pas ? Ma sœur m’a souvent parlé de vous.
Julien resta interdit, la bouche entrouverte, incapable de réagir.
— Je suis Flora.
Elle avait dit cela tout naturellement, comme si Julien ne pouvait pas ne pas la connaître, ignorer que Ludmilla eût une sœur, une demi-sœur en vérité, mais à quoi bon cette distinction en un jour pareil ? Flora lui prit les deux mains et planta ses yeux dans les siens, des yeux très sombres, charbonneux, et qui brillaient. Se pouvait-il que cette jeune femme fût la sœur de Ludmilla ? Ses traits étaient très différents, typés. Elle n’avait ni la même bouche ni le même nez, ses cheveux étaient très noirs, et elle avait la peau mate.
— Vous êtes certainement la personne qu’elle chérissait le plus au monde avec son père et moi.
Flora ne lâchait pas ses mains et Julien ne pouvait détourner les yeux des siens. Une sensation étrange, comme si elle avait pris le contrôle de sa volonté par la seule magie du verbe : « Vous êtes certainement la personne qu’elle chérissait le plus au monde avec son père et moi. » Ces paroles le pénétraient lentement, balayant une à une toutes les objections que sa raison levait en lui, les lettres restées sans réponse, les regards courroucés lorsqu’il allait la voir dans sa loge, son attitude indifférente lorsqu’il la rencontrait… Elles le métamorphosaient. Il n’était plus un amant éconduit ruminant amèrement sa déception, mais le protagoniste d’un amour impossible, le chevalier Lancelot d’une Guenièvre qui le repoussait avec d’autant plus de force qu’elle craignait de succomber.
— J’aimerais vous revoir, monsieur Philibert. J’aimerais parler avec vous de ma sœur. Nous ne pourrons pas la ramener à la vie, mais, ensemble, nous pourrons entretenir son souvenir et partager notre peine.
Lorsque Flora libéra ses mains, Julien eut la tentation de la retenir. Il aurait aimé l’entendre redire indéfiniment les paroles qu’elle avait prononcées. Il avait un cœur trop gros pour sa poitrine et les yeux baignés de larmes. Elle lui fit un sourire énigmatique et s’éloigna.
Maître Lasseigne reçut Valentine de Chailly le lundi 17 juillet à onze heures dans son cabinet de l’avenue Kleber. Il avait accepté de prendre la défense de sa sœur, Amandine de Chailly, accusée du meurtre de Ludmilla Golovnine, chanteuse vedette et meneuse de revues du Grand Café-Théâtre Daubigny, par amitié pour leur père aujourd’hui décédé, le sénateur inamovible Louis-Ferdinand de Chailly. Il ne paraîtrait pas à l’audience, l’affaire n’avait pas fait grand bruit, il confierait le dossier à un jeune avocat de son cabinet qui plaiderait le crime passionnel, les deux jeunes femmes étant entichées du même homme, Julien Philibert, un jeune écrivain qui avait publié en 1892 un roman qui avait connu un certain succès, Eugène, ou l’histoire d’un machineur à Paris. Un de ces romans réalistes à la manière d’Émile Zola, avec une pointe d’Eugène Sue pour corser l’histoire. Le genre de livre que maître Lasseigne défendait à son épouse de lire. (Elle avait beaucoup aimé.)
Il avait un vague souvenir de Mademoiselle de Chailly – l’aînée, pas la cadette actuellement sous les verrous. Son nom avait été évoqué dix ans plus tôt à l’occasion du meurtre d’Hubert Marsans-du-Mesnil16. Une affaire qui avait connu un rebondissement spectaculaire à quelques semaines du procès du meurtrier présumé. Le plus spectaculaire n’étant pas que l’accusé eût été libéré, mais que ladite demoiselle avait quitté Paris aussitôt après pour s’installer en Provence avec Nicole Pasquier, la célèbre peintre.
Valentine de Chailly se faisait des illusions sur l’issue probable du procès. Elle s’imaginait que sa sœur serait acquittée alors qu’on pouvait s’attendre, au mieux, à des circonstances atténuantes. Maître Lasseigne se garda bien de la contredire, son jeune collègue se chargerait de lui ouvrir les yeux. Cependant, il crut bon de lui faire part des charges qui pesaient sur elle :
— L’accusation repose sur des faits et des témoignages. Les faits sont accablants. Mademoiselle votre sœur a été vue par de nombreux témoins dans la chambre de mademoiselle Golovnine alors que le meurtre venait tout juste d’être commis. Elle portait sur elle des traces de sang et le poignard utilisé pour tuer la victime était à ses pieds.
Lasseigne laissa cette phrase s’imprégner dans la tête de son interlocutrice avant de poursuivre :
— Il y a par ailleurs deux témoignages assez troublants. Le premier est celui de mademoiselle Flora Nanteuil, la demi-sœur de Ludmilla Golovnine, qui déclare que celle-ci lui avait rapporté avoir eu une violente dispute avec votre sœur au sujet du dénommé Julien Philibert, la veille.
Nouveau coup d’œil à Valentine de Chailly qui avait pâli.
— Le second est celui de monsieur Julien Philibert qui confirme que votre sœur était jalouse de Ludmilla Golovnine et qu’elle lui avait fait une scène à ce sujet.
Tout était dit… Valentine était chancelante. Elle demanda d’une voix blanche :
— Me serait-il possible de rencontrer ma sœur ?
Lasseigne prit un air ennuyé. Bien sûr que c’était possible. On ne lui refusait rien à la chancellerie. Mais il fallait, pour la forme, qu’il se fasse prier.
Amandine ne fut pas incarcérée à Saint-Lazare, mais à la maison d’arrêt et de justice de Versailles. On n’enfermait pas la fille d’un sénateur, même décédé, avec des prostituées. C’est là que Valentine se rendit, le mercredi suivant, munie d’une lettre de la Chancellerie. On la fit attendre un long moment dans une salle aux murs couverts d’étagères pleines de dossiers. Une table, quelques chaises, une suspension qu’on pouvait descendre grâce à une cordelette, deux fenêtres aux carreaux poussiéreux dont l’horizon était barré par de solides barreaux. Quelle que fût la destination de cette pièce, archivage ou économat, et certainement aucune détenue ne devait jamais la fréquenter, il était impossible d’oublier qu’on se trouvait ici dans un univers carcéral, un univers où toute liberté, liberté de rire, de rêver, d’espérer, était, sinon bannie, du moins fortement contrainte.
Amandine arriva encadrée par deux gardiennes. Malgré sa tenue, galoches, blouse grise, cheveux coupés très courts et de façon irrégulière, il se dégageait d’elle une impression de volonté farouche. Valentine savait ce que cet air déterminé cachait de fragilité. Lorsqu’Amandine était enfant et qu’elle se rebellait contre son père, elle avait ce même visage, ces yeux flamboyants et, pourtant, lorsque Valentine allait la voir en secret dans la chambre où elle était consignée, sa cadette venait se blottir dans ses bras pour pleurer. Elle eut envie d’aller vers elle pour l’embrasser et la consoler, comme elle le faisait à l’époque, mais elle se retint. Elles devaient rester à distance, chacune d’un côté de la table, faute de quoi il serait mis fin immédiatement à l’entretien.
Amandine avait-elle eu les mêmes réminiscences ? C’est d’une voix mal assurée qu’elle dit :
— Dis-moi que c’est un cauchemar ! Que je vais me réveiller ! J’ai perdu ma meilleure amie et on m’accuse de l’avoir tuée !