La Tragique Histoire d'Hamlet, prince de Danemark - William Shakespeare - E-Book

La Tragique Histoire d'Hamlet, prince de Danemark E-Book

William Shakespeare

0,0

Beschreibung

Extrait : "Etre, ou ne pas être, c'est là la question. — Y a-t-il plus de noblesse d'âme à subir — la fronde et les flèches de la fortune outrageante, — ou bien à s'armer contre une mer de douleurs — et à l'arrêter par une révolte ? Mourir… dormir, — rien de plus ;… et dire que par ce sommeil nous mettons fin — aux maux du cœur et aux mille tortures naturelles — qui sont le legs de la chair : c'est là une terminaison — qu'on doit souhaiter avec ferveur."

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 181

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Personnages

LE SPECTRE.

CLAUDIUS : roi de Danemark.

HAMLET : fils du précédent roi, neveu du roi actuel.

POLONIUS : chambellan.

HORATIO : ami d’Hamlet.

LAERTES : fils de Polonius.

VOLTIMAND : courtisan.

CORNÉLIUS : courtisan.

ROSENCRANTZ : courtisan.

GUILDENSTERN : courtisan.

OSRIC : courtisan.

UN AUTRE COURTISAN.

UN PRÊTRE.

MARCELLUS : officier.

BERNARDO : officier.

FRANCISCO : soldat.

REYNALDO : serviteur de Polonius.

FORTINBRAS : prince de Norvège.

UN CAPITAINE.

UN AMBASSADEUR.

GERTRUDE : reine de Danemark et mère d’Hamlet.

OPHÉLIA : fille de Polonius.

SEIGNEURS, DAMES, OFFICIERS, SOLDATS, FOSSOYEURS, MATELOTS, MESSAGERS, GENS DE SUITE.

 

La scène est au Danemark.

Scène I

Elseneur. Une plate-forme devant le château.

Francisco est en faction. Bernardo vient à lui.

BERNARDO

Qui est là ?

FRANCISCO

Non, répondez-moi, vous ! Halte ! faites-vous reconnaître vous-même.

BERNARDO

Vive le roi !

FRANCISCO

Bernardo !

BERNARDO

Lui-même.

FRANCISCO

Vous venez très exactement à votre heure.

BERNARDO

Minuit vient de sonner ; va te mettre au lit, Francisco.

FRANCISCO

Grand merci de venir ainsi me relever. Le froid est aigre, et je suis transi jusqu’au cœur.

BERNARDO

Avez-vous eu une faction tranquille ?

FRANCISCO

Pas même une souris qui ait remué !

BERNARDO

Allons, bonne nuit ; si vous rencontrez Horatio et Marcellus, mes camarades de garde, dites-leur de se dépêcher.

Entrent Horatio et Marcellus.

FRANCISCO

Je pense que je les entends… Halte ! qui va là ?

HORATIO

Amis de ce pays.

MARCELLUS

Hommes liges du roi danois.

FRANCISCO

Bonne nuit.

MARCELLUS

Ah ! adieu, honnête soldat ; qui vous a relevé ?

FRANCISCO

Bernardo a pris ma place. Bonne nuit.

Francisco sort.

MARCELLUS

Holà ! Bernardo !

BERNARDO

Réponds donc. Est-ce Horatio qui est là ?

HORATIO

Un peu.

BERNARDO

Bienvenu, Horatio ! Bienvenu, bon Marcellus !

MARCELLUS

Eh bien, cet être a-t-il reparu cette nuit ?

BERNARDO

Je n’ai rien vu.

MARCELLUS

Horatio dit que c’est un effet de notre imagination, et il ne veut pas se laisser prendre par la croyance à cette terrible apparition que deux fois nous avons vue. Voilà pourquoi je l’ai pressé de faire, avec nous, cette nuit une minutieuse veillée, afin que, si la vision revient encore, il puisse confirmer nos regards et lui parler.

HORATIO

Bah ! bah ! elle ne paraîtra pas.

BERNARDO

Asseyez-vous un moment, que nous rebattions encore une fois vos oreilles, si bien fortifiées contre notre histoire, du récit de ce que nous avons vu deux nuits.

HORATIO

Soit ! asseyons-nous, et écoutons ce que Bernardo va nous dire.

BERNARDO

C’était justement la nuit dernière, alors que cette étoile, là-bas, qui va du pôle vers l’ouest, avait terminé son cours pour illuminer cette partie du ciel où elle flamboie maintenant. Marcellus et moi, la cloche tintait alors une heure…

MARCELLUS

Paix, interromps-toi !…. Regarde ! le voici qui revient.

Le Spectre entre.

BERNARDO

Avec la même forme, semblable au roi qui est mort.

MARCELLUS

Tu es un savant, parle-lui, Horatio.

BERNARDO

Ne ressemble-t-il pas au roi ? Regarde-le bien, Horatio.

HORATIO

Tout à fait ! Je suis bouleversé par la peur et par l’étonnement.

BERNARDO

Il voudrait qu’on lui parlât.

MARCELLUS

Questionne-le, Horatio.

HORATIO

Qui es-tu, toi qui usurpes cette heure de la nuit et cette forme noble et guerrière sous laquelle la majesté ensevelie du Danemark marchait naguère ? Je te somme au nom du ciel, parle.

MARCELLUS

Il est offensé.

BERNARDO

Vois, il s’en va fièrement.

HORATIO

Arrête ; parle ! je te somme de parler ; parle !

Le Spectre sort.

MARCELLUS

Il est parti et ne veut pas répondre.

BERNARDO

Eh bien, Horatio, vous tremblez et vous êtes tout pâle : ceci n’est-il rien de plus que de l’imagination ? Qu’en pensez-vous ?

HORATIO

Devant mon Dieu, je n’aurais pu le croire, sans le témoignage sensible et évident de mes propres yeux.

MARCELLUS

Ne ressemble-t-il pas au roi ?

HORATIO

Comme tu te ressembles à toi-même. C’était bien là l’armure qu’il portait, quand il combattit l’ambitieux Norvégien ; ainsi il fronçait le sourcil alors que, dans une entrevue furieuse, il écrasa sur la glace les Polonais en traîneaux. C’est étrange !

MARCELLUS

Deux fois déjà, et justement à cette heure sépulcrale, il a passé avec cette démarche martiale près de notre poste.

HORATIO

Quel sens particulier donner à ceci ? Je n’en sais rien, mais, à en juger en gros et de prime abord, c’est le présage de quelque étrange catastrophe dans l’État.

MARCELLUS

Eh bien, asseyons-nous, et que celui qui le sait me dise pourquoi ces gardes si strictes et si rigoureuses fatiguent ainsi toutes les nuits les sujets de ce royaume. Pourquoi tous ces canons de bronze fondus chaque jour, et toutes ces munitions de guerre achetées à l’étranger ? Pourquoi ces presses faites sur les charpentiers de navire, dont la rude tâche ne distingue plus le dimanche du reste de la semaine ? Quel peut être le but de cette activité toute haletante, qui fait de la nuit la compagne de travail du jour ? Qui pourra m’expliquer cela ?

HORATIO

Je puis le faire, du moins d’après la rumeur qui court. Notre feu roi, dont l’image vient de nous apparaître, fut, comme vous savez, provoqué à un combat par Fortinbras de Norvège, que stimulait une orgueilleuse émulation. Dans ce combat, notre vaillant Hamlet (car cette partie du monde connu l’estimait pour tel) tua ce Fortinbras. En vertu d’un contrat bien scellé, dûment ratifié par la justice et par les hérauts, Fortinbras perdit avec la vie toutes les terres –qu’il possédait et qui revinrent au vainqueur. Contre ce gage, une portion équivalente avait été risquée par notre roi, à charge d’être réunie au patrimoine de Fortinbras, si celui-ci eût triomphé. Ainsi les biens de Fortinbras, d’après le traité et la teneur formelle de certains articles, ont dû échoir à Hamlet. Maintenant, mon cher, le jeune Fortinbras, écervelé, tout plein d’une ardeur fougueuse, a ramassé çà et là, sur les frontières de Norvège, une bande d’aventuriers sans feu ni lieu, enrôlés moyennant les vivres et la paie, pour quelque entreprise hardie : or, il n’a d’autre but (et cela est prouvé à notre gouvernement) que de reprendre sur nous, par un coup de main et par des moyens violents, les terres susdites, ainsi perdues par son père. Et voilà, je pense, la cause principale de nos préparatifs, la raison des gardes qu’on nous fait monter, et le grand motif de tant d’activité et du tumulte que vous voyez dans le pays.

BERNARDO

Je pense que ce ne peut être autre chose ; tu as raison. Cela pourrait bien expliquer pourquoi cette figure prodigieuse passe toute armée à travers nos postes, si semblable au roi qui était et qui est encore l’occasion de ces guerres.

HORATIO

C’est un phénomène qui trouble l’œil de l’esprit. À l’époque la plus glorieuse et la plus florissante de Rome, un peu avant que tombât le tout-puissant Jules-César, les tombeaux laissèrent échapper leurs hôtes, et les morts en linceul allèrent, poussant des cris rauques, dans les rues de Rome. On vit aussi des astres avec des queues de flamme, des rosées de sang, des signes désastreux dans le soleil ; et l’astre humide sous l’influence duquel est l’empire de Neptune s’évanouit dans une éclipse, à croire que c’était le jour du jugement. Ces mêmes signes précurseurs d’évènements terribles, messagers toujours en avant des destinées, prologue des catastrophes imminentes, le ciel et la terre les ont fait apparaître dans nos climats à nos compatriotes.

Le Spectre reparaît.

Mais, chut ! regardez, là ! il revient encore ! Je vais lui barrer le passage, dût-il me foudroyer. Arrête, illusion ! Si tu as un son, une voix dont tu fasses usage, parle-moi ! S’il y a à faire quelque bonne action qui puisse contribuer à ton soulagement et à mon salut, parle-moi ! Si tu es dans le secret de quelque fatalité nationale, qu’un avertissement pourrait peut-être prévenir, oh ! parle ! Ou, si tu as enfoui pendant ta vie dans le sein de la terre un trésor extorqué, ce pourquoi, dit-on, vous autres esprits vous errez souvent après la mort, dis-le moi.

Le coq chante.

Arrête et parle… Retiens-le, Marcellus.

MARCELLUS

Le frapperai-je de ma pertuisane ?

HORATIO

Oui, s’il ne veut pas s’arrêter.

BERNARDO

Il est ici !

HORATIO

Il est ici !

Le Spectre sort.

MARCELLUS

Il est parti ! Nous avons tort de faire à un être si majestueux ces menaces de violence ; car il est, comme l’air, invulnérable, et nos vains coups ne seraient qu’une méchante moquerie.

BERNARDO

Il allait parler quand le coq a chanté.

HORATIO

Et alors il a tressailli comme un être coupable à une effrayante sommation. J’ai ouï dire que le coq, qui est le clairon du matin, avec son cri puissant et aigu, éveille le dieu du jour, et qu’à ce signal, qu’ils soient dans la mer ou dans le feu, dans la terre ou dans l’air, les esprits égarés et errants regagnent en hâte leurs retraites ; et la preuve nous en est donnée par ce que nous venons de voir.

MARCELLUS

Il s’est évanoui au chant du coq. On dit qu’aux approches de la saison où l’on célèbre la naissance de notre Sauveur, l’oiseau de l’aube chante toute la nuit, et alors, dit-on, aucun esprit n’ose s’aventurer dehors. Les nuits sont saines ; alors pas d’étoile qui frappe, pas de fée qui jette des sorts, pas de sorcière qui ait le pouvoir de charmer, tant cette époque est sanctifiée et pleine de grâce !

HORATIO

C’est aussi ce que j’ai ouï dire, et j’en crois quelque chose. Mais, voyez, le matin, vêtu de son manteau roux, s’avance sur la rosée de cette haute colline, là à l’orient. Finissons notre faction, et, si vous m’en croyez, faisons part de ce que nous avons vu cette nuit au jeune Hamlet ; car, sur ma vie, cet esprit, muet pour nous, lui parlera. Consentez-vous à cette confidence, aussi impérieuse à notre dévouement que conforme à notre devoir ?

MARCELLUS

Faisons cela, je vous prie : je sais où, ce matin, nous avons le plus de chance de le trouver.

Ils sortent.

Scène II

Salle d’État dans le château.

Entrent le Roi, la Reine, Hamlet, Polonius, Laertes, Voltimand, Cornélius, des Seigneurs et leur suite.

LE ROI

Bien que la mort de notre cher frère Hamlet soit un souvenir toujours vert, bien qu’il soit convenable pour nous de maintenir nos cœurs dans le chagrin, et, pour tous nos sujets, d’avoir sur le front la même contraction de douleur, cependant la raison, en lutte avec la nature, veut que nous pensions à lui avec une sage tristesse, et sans nous oublier nous-mêmes. Voilà pourquoi celle qui fut jadis notre sœur, qui est maintenant notre reine, et notre associée à l’empire de ce belliqueux État, a été prise par nous pour femme. C’est avec une joie douloureuse, en souriant d’un œil et en pleurant de l’autre, en mêlant le chant des funérailles au chant des noces, et en tenant la balance égale entre le plaisir et le deuil, que nous nous sommes mariés ; nous n’avons pas résisté à vos sages conseils qui ont été librement donnés dans toute cette affaire. Nos remerciements à tous ! Maintenant passons outre, et sachez que le jeune Fortinbras, se faisant une faible idée de nos forces ou pensant que, par suite de la mort de feu notre cher frère, notre empire se lézarde et tombe en ruines, est poursuivi par la chimère de sa supériorité, et n’a cessé de nous importuner de messages, par lesquels il nous réclame les terres très légalement cédées par son père à notre frère très vaillant. Voilà pour lui. Quant à nous et à l’objet de cette assemblée, voici quelle est l’affaire. Nous avons écrit sous ce pli au roi de Norvège, oncle du jeune Fortinbras, qui, impotent et retenu au lit, connaît à peine les intentions de son neveu, afin qu’il ait à arrêter ces menées ; car les levées et les enrôlements nécessaires à la formation des corps se font tous parmi ses sujets. Sur ce, nous vous dépêchons, vous, brave Cornélius, et vous, Voltimand, pour porter ces compliments écrits au vieux Norvégien ; et nous limitons vos pouvoirs personnels, dans vos négociations avec le roi, à la teneur des instructions détaillées que voici. Adieu, et que votre diligence prouve votre dévouement.

CORNÉLIUS ET VOLTIMAND

En cela, comme en tout, nous vous montrerons notre dévouement.

LE ROI

Nous n’en doutons pas ; adieu de tout cœur.

Voltimand et Cornélius sortent.

Et maintenant, Laertes, qu’avez-vous de nouveau à nous dire ? Vous nous avez parlé d’une requête. Qu’est-ce, Laertes ? Vous ne sauriez parler raison au roi de Danemark et perdre vos paroles. Que peux-tu désirer, Laertes, que je ne sois prêt à t’accorder avant que tu le demandes ? La tête n’est pas plus naturellement dévouée au cœur, la main, plus serviable à la bouche, que la couronne de Danemark ne l’est à ton père. Que veux-tu, Laertes ?

LAERTES

Mon redouté seigneur, je demande votre congé et votre agrément pour retourner en France. Je suis venu avec empressement en Danemark pour vous rendre hommage à votre couronnement ; mais maintenant, je dois l’avouer, ce devoir une fois rempli, – mes pensées et mes vœux se tournent de nouveau vers la France et s’inclinent humblement devant votre gracieux congé.

LE ROI

Avez-vous la permission de votre père ? que dit Polonius ?

POLONIUS

Il a fini, monseigneur, par me l’arracher à force d’importunités ; mais, enfin, j’ai à regret mis à son désir le sceau de mon consentement. Je vous supplie de le laisser partir.

LE ROI

Pars quand tu voudras, Laertes : le temps t’appartient, emploie-le au gré de tes plus chers caprices. Eh bien ! Hamlet, mon cousin et mon fils…

HAMLET, à part.

Un peu plus que cousin et un peu moins que fils.

LE ROI

Pourquoi ces nuages qui pèsent encore sur votre front ?

HAMLET

Il n’en est rien, seigneur ; je suis trop près du soleil.

LA REINE

Bon Hamlet, dépouille ces couleurs nocturnes et jette au roi de Danemark un regard ami. Ne t’acharne pas, les paupières ainsi baissées, à chercher ton noble père dans la poussière. Tu le sais, c’est la règle commune : tout ce qui vit doit mourir, emporté par la nature dans l’éternité.

HAMLET

Oui, madame, c’est la règle commune.

LA REINE

S’il en est ainsi, pourquoi, dans le cas présent, te semble-t-elle si étrange ?

HAMLET

Elle me semble, madame ? non, elle est ! Je ne connais pas les semblants. Ce n’est pas seulement ce manteau noir comme l’encre, bonne mère, ni ce costume obligé d’un deuil solennel, ni le souffle violent d’un soupir forcé, ni le ruisseau débordant des yeux, ni la mine abattue du visage, ni toutes ces formes, tous ces modes, toutes ces apparences de la douleur qui peuvent révéler ce que j’éprouve. Ce sont là des semblants, car ce sont des actions qu’un homme peut jouer ; mais j’ai en moi ce qui ne peut se feindre. Tout le reste n’est que le harnais et le vêtement de la douleur.

LE ROI

C’est chose touchante et honorable pour votre caractère, Hamlet, de rendre à votre père ces funèbres devoirs. Mais, rappelez-vous-le, votre père avait perdu son père, celui-ci avait perdu le sien. C’est pour le survivant une obligation filiale de garder pendant quelque temps la tristesse du deuil ; mais persévérer dans une affliction obstinée, c’est le fait d’un entêtement impie ; c’est une douleur indigne d’un homme ; c’est la preuve d’une volonté en révolte contre le ciel, d’un cœur sans humilité, d’une âme sans résignation, d’une intelligence simple et inculte. Car, pour un fait qui, nous le savons, doit nécessairement arriver, et est aussi commun que la chose la plus vulgaire, à quoi bon, dans une opposition morose, nous émouvoir à ce point ? Fi ! c’est une offense au ciel, une offense aux morts, une offense à la nature, une offense absurde à la raison, pour qui la mort des pères est un lieu commun et qui n’a cessé de crier, depuis le premier cadavre jusqu’à l’homme qui meurt aujourd’hui : –Cela doit être ainsi ! Nous vous en prions, jetez à terre cette impuissante douleur, et regardez-nous comme un père. Car, que le monde le sache bien, vous êtes de tous le plus proche de notre trône ; et la noble affection que le plus tendre père a pour son fils, je l’éprouve pour vous. Quant à votre projet de retourner aux écoles de Wittemberg, il est en tout contraire à notre désir ; nous vous en supplions, consentez à rester ici, pour la joie et la consolation de nos yeux, vous, le premier de notre cour, notre cousin et notre fils.

LA REINE

Que les prières de ta mère ne soient pas perdues, Hamlet ; je t’en prie, reste avec nous ; ne va pas à Wittemberg.

HAMLET

Je ferai de mon mieux pour vous obéir en tout, madame.

LE ROI

Allons, voilà une réponse affectueuse et convenable : Soyez en Danemark comme nous-mêmes… Venez, madame : cette déférence gracieuse et spontanée d’Hamlet sourit à mon cœur : en actions de grâces, je veux que le roi de Danemark ne boive pas aujourd’hui une joyeuse santé, sans que les gros canons le disent aux nuages, et que chaque toast du roi soit répété par le ciel, écho du tonnerre terrestre. Sortons.

Le Roi, la Reine, les Seigneurs, Polonius et Laertes sortent.

HAMLET

Ah ! si cette chair trop solide pouvait se fondre, se dissoudre et se perdre en rosée ! si l’Éternel n’avait pas dirigé ses canons contre le suicide !… Ô Dieu ! ô Dieu ! combien pesantes, usées, plates et stériles, –me semblent toutes les jouissances de ce monde ! Fi de la vie ! ah ! fi ! c’est un jardin de mauvaises herbes qui montent en graine ; une végétation fétide et grossière est tout ce qui l’occupe. Que les choses en soient venues là ! depuis deux mois seulement qu’il est mort ! Non, non, pas même deux mois ! Un roi si excellent ; qui était à celui-ci ce qu’Hypérion est à un satyre ; si tendre pour ma mère qu’il ne voulait pas permettre aux vents du ciel d’atteindre trop rudement son visage. Ciel et terre ! faut-il que je me souvienne ? Quoi, elle se pendait à lui, comme si ses désirs grandissaient en se rassasiant. Et pourtant, en un mois… Ne pensons pas à cela… Fragilité, ton nom est femme ! En un petit mois, avant d’avoir usé les souliers avec lesquels elle suivait le corps de mon pauvre père, comme Niobé, toute en pleurs. Eh quoi ! elle, elle-même ! Ô ciel ! une bête qui n’a pas de réflexion, aurait gardé le deuil plus longtemps… Mariée avec mon oncle, le frère de mon père, mais pas plus semblable à mon père que moi à Hercule : en un mois ! avant même que le sel de ses larmes menteuses eût cessé d’irriter ses yeux rougis, elle s’est mariée ! Ô ardeur criminelle ! courir avec une telle vivacité à des draps incestueux ! C’est une mauvaise action qui ne peut mener à rien de bon. Mais brise-toi, mon cœur ! car il faut que je retienne ma langue.

Horatio, Bernardo et Marcellus entrent.

HORATIO

Salut à votre seigneurie.

HAMLET

Je suis charmé de vous voir bien portant : Horatio, si j’ai bonne mémoire !

HORATIO

Lui-même, monseigneur, et votre humble serviteur toujours.

HAMLET

Dites mon bon ami ; j’échangerai ce titre avec vous. Et que faites-vous loin de Wittemberg, Horatio ? Marcellus ?

MARCELLUS

Mon bon seigneur.

HAMLET

Je suis charmé de vous voir ; bonsoir, monsieur. Mais vraiment pourquoi avez-vous quitté Wittemberg ?

HORATIO

Un caprice de vagabond, mon bon seigneur.

HAMLET

Je ne laisserais pas votre ennemi parler de la sorte ; vous ne voudrez pas faire violence à mon oreille pour la forcer à croire votre propre déposition contre vous-même. Je sais que vous n’êtes point vagabond. Mais quelle affaire avez-vous à Elseneur ? Nous vous apprendrons à boire sec avant votre départ.

HORATIO

Monseigneur, j’étais venu pour assister aux funérailles de votre père.

HAMLET

Ne te moque pas de moi, je t’en prie, camarade étudiant ; je crois que c’est pour assister aux noces de ma mère.

HORATIO

Il est vrai, monseigneur, qu’elles ont suivi de bien près.

HAMLET

Économie ! économie, Horatio ! Les viandes cuites pour les funérailles ont été servies froides sur les tables du mariage. Que n’ai-je été rejoindre mon plus intime ennemi dans le ciel plutôt que d’avoir jamais vu ce jour, Horatio ! Mon père ! il me semble que je vois mon père !

HORATIO

Où donc, monseigneur ?

HAMLET

Avec les yeux de la pensée, Horatio.

HORATIO

Je l’ai vu jadis, c’était un magnifique roi.

HAMLET

C’était un homme auquel, tout bien considéré, je ne retrouverai pas de pareil.

HORATIO

Monseigneur, je crois l’avoir vu la nuit dernière.

HAMLET

Vu ! qui ?

HORATIO

Monseigneur, le roi votre père.

HAMLET

Le roi mon père !

HORATIO

Calmez pour un moment votre surprise par l’attention, afin que je puisse, avec le témoignage de ces messieurs, vous raconter ce prodige.

HAMLET

Pour l’amour de Dieu, parle.

HORATIO

Pendant deux nuits de suite, tandis que ces messieurs, Marcellus et Bernardo, étaient de garde, au milieu du désert funèbre de la nuit, voici ce qui leur est arrivé. Une figure semblable à votre père, armée de toutes pièces, de pied en cap, leur est apparue, et, avec une démarche solennelle, a passé lentement et majestueusement près d’eux : trois fois elle s’est promenée devant leurs yeux interdits et fixes d’épouvante, à la distance du bâton qu’elle tenait. Et eux, dissous par la terreur en une sueur glacée, sont restés muets et n’ont osé lui parler. Ils m’ont fait part de ce secret effrayant ; et la nuit suivante j’ai monté la garde avec eux. Alors, juste sous la forme et à l’heure que tous deux m’avaient indiquées, sans qu’il y manquât un détail, l’apparition est revenue. J’ai reconnu votre père ; ces deux mains ne sont pas plus semblables.

HAMLET

Mais où cela s’est-il passé ?

MARCELLUS

Monseigneur, sur la plate-forme où nous étions de garde.

HAMLET

Et vous ne lui avez pas parlé ?

HORATIO