La Vénus à la fourrure - Léopold von Sacher-Masoch - E-Book

La Vénus à la fourrure E-Book

Leopold von Sacher-Masoch

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Beschreibung

Dans cette autobiographie romancée, l'auteur laisse libre cours à son fétichisme et ses rêves masochistes.

POUR UN PUBLIC AVERTI. Écrit entre 1862 et 1870, La Vénus à la fourrure est le chef-d'œuvre le plus traduit et réédité de Sacher-Masoch. Le roman décrit une relation sadomasochiste, dans laquelle le jeune M. Séverine se fait servile consentant de Wanda, une femme dominatrice à la beauté envoûtante. Le gentilhomme est obsédé par la figure de l'antique Vénus, et la relation amoureuse sensuelle et érotique qu'il entretient avec sa partenaire est scellée par un contrat.

Une œuvre érotique classique dans la lignée du mouvement romantique allemand.

EXTRAIT

J'étais en aimable société.
Assise auprès d’une massive cheminée renaissance, Vénus me faisait vis-à-vis. Cette Vénus n’était pourtant pas une femme du demi-monde, de celles qui, comme Cléopâtre, ont, sous ce nom, fait la guerre au sexe ennemi : c’était bien la déesse d’amour
en personne.
Étendue dans un fauteuil, elle attisait un feu pétillant, dont les lueurs rosaient son pâle visage, et, de temps à autre, ses pieds mignons lorsqu’elle les en approchait.
En dépit de son regard de statue, elle possédait une tête admirable, mais c’est tout ce que je vis d’elle. Son divin corps de marbre était enveloppé d’une immense pelisse de fourrure, dans laquelle elle s’était enroulée comme une chatte frileuse.
« Je ne comprends pas, Madame, m’écriai-je ; il ne fait vraiment plus froid : depuis déjà deux semaines, nous avons un printemps délicieux. Vous êtes nerveuse, évidemment.
— Merci de votre printemps », fit-elle d’une voix sourde, et aussitôt elle se mit à éternuer d’une façon ravissante, et cela coup sur coup ; « je ne puis vraiment y tenir et commence à comprendre...
— Quoi ? ma gracieuse.
— Je commence à croire l’invraisemblable, à comprendre l’incompréhensible. Je comprends maintenant la vertu des jeunes Allemandes ainsi que leur philosophie et je ne m’étonne plus que vous autres, dans le Nord, vous ne puissiez aimer, que vous ne vous doutiez même pas de ce qu’est l’amour.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Léopold von Sacher-Masoch (1836-1895) est un écrivain et historien né en Autriche et aux origines cosmopolites. Son œuvre est principalement constituée de contes nationaux et de romans historiques regroupés en cycles. Il s'y trouve généralement une héroïne dominatrice ou sadique, et le sens narratif vient des légendes et histoires du folklore slave, ayant bercé d'enfance de l'auteur. Le terme « masochisme » est forgé à partir du patronyme de Sacher-Masoch par le psychiatre Krafft-Ebing dans Psychopathia Sexualis (publié en 1886), et est considéré par celui-ci comme une pathologie. Pour Gilles Deleuze, qui a analysé et popularisé l'auteur, son œuvre est pornologique, car projetant la pornographie dans le champ philosophique.

À PROPOS DE LA COLLECTION

Retrouvez les plus grands noms de la littérature érotique dans notre collection Grands classiques érotiques.
Autrefois poussés à la clandestinité et relégués dans « l'Enfer des bibliothèques », les auteurs de ces œuvres incontournables du genre sont aujourd'hui reconnus mondialement.
Du Marquis de Sade à Alphonse Momas et ses multiples pseudonymes, en passant par le lyrique Alfred de Musset ou la féministe Renée Dunan, les Grands classiques érotiques proposent un catalogue complet et varié qui contentera tant les novices que les connaisseurs.

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« Dieu l’a puni et l’a livré aux mains d’une femme. »(Livre de Judith, XVI, chap. VII.)

J’étais en aimable société.

Assise auprès d’une massive cheminée renaissance, Vénus me faisait vis-à-vis. Cette Vénus n’était pourtant pas une femme du demi-monde, de celles qui, comme Cléopâtre, ont, sous ce nom, fait la guerre au sexe ennemi : c’était bien la déesse d’amour en personne.

Étendue dans un fauteuil, elle attisait un feu pétillant, dont les lueurs rosaient son pâle visage, et, de temps à autre, ses pieds mignons lorsqu’elle les en approchait.

En dépit de son regard de statue, elle possédait une tête admirable, mais c’est tout ce que je vis d’elle. Son divin corps de marbre était enveloppé d’une immense pelisse de fourrure, dans laquelle elle s’était enroulée comme une chatte frileuse.

« Je ne comprends pas, Madame, m’écriai-je ; il ne fait vraiment plus froid : depuis déjà deux semaines, nous avons un printemps délicieux. Vous êtes nerveuse, évidemment.

— Merci de votre printemps », fit-elle d’une voix sourde, et aussitôt elle se mit à éternuer d’une façon ravissante, et cela coup sur coup ; « je ne puis vraiment y tenir et commence à comprendre…

— Quoi ? ma gracieuse.

— Je commence à croire l’invraisemblable, à comprendre l’incompréhensible. Je comprends maintenant la vertu des jeunes Allemandes ainsi que leur philosophie et je ne m’étonne plus que vous autres, dans le Nord, vous ne puissiez aimer, que vous ne vous doutiez même pas de ce qu’est l’amour.

— Permettez, Madame, répliquai-je vivement, je ne vous ai vraiment donné aucun motif…

— Vous – la divine créature éternua pour la troisième fois et haussa les épaules avec une grâce inimitable – c’est pour cela que je suis toujours gracieuse à votre égard et vous recherche même de temps à autre, bien que chaque fois je prenne froid, malgré mes nombreuses fourrures. Vous souvient-il encore de notre première rencontre ?

— Comment la pourrais-je oublier ? dis-je ; vous aviez alors d’épaisses boucles brunes, des yeux noirs, une bouche de corail… Je vous reconnaissais encore aux traits de votre visage et à cette pâleur de marbre ; vous portiez toujours une jaquette de velours bleu-violet garnie de petit-gris.

— Oui, vous étiez bien fou de cette toilette, et combien alors vous étiez docile !

— Vous m’avez enseigné ce qu’est l’amour ; le culte divin que je vous consacrais me reportait à deux mille ans.

— Et quelle fidélité sans exemple ne vous ai-je pas gardée !

— Il s’agit bien maintenant de fidélité !

— Ingrat !

— Je ne veux vous faire aucun reproche. Vous avez été certes une femme divine, mais toujours femme, et, en amour, cruelle comme toute femme.

— Vous appelez cruel, repartit vivement la déesse d’amour, cela même qui constitue l’élément de la volupté, l’amour pur, la nature même de la femme, de se livrer à qui elle aime et d’aimer qui lui plaît.

— Que peut-il y avoir de plus cruel à l’égard de celui qui aime que l’infidélité de l’être aimé ?

— Hélas ! reprit-elle, nous sommes fidèles tant que nous aimons, mais vous exigez que la femme soit fidèle sans amour, qu’elle se livre sans jouissance ; où se-trouve alors la cruauté chez l’homme ou chez la femme ? Vous autres, gens du Nord, vous attachez généralement trop d’importance et de sérieux à l’amour. Vous parlez de devoirs, là où il ne saurait être question que de plaisir.

— Oui, Madame, nous avons aussi, à cet égard, des sentiments fort respectables et fort recommandables et des raisons solides.

— Et encore cette curiosité éternellement en éveil et éternellement inassouvie des nudités du paganisme, interrompit la dame ; mais cet amour qui est la plus grande joie, la pureté divine même, ne vous convient pas, à vous autres modernes, enfants de la réflexion. Il vous porte malheur. Dès que vous êtes naturels, vous devenez grossiers. La nature vous paraît être quelque chose d’hostile, vous avez fait de nous les riants génies des dieux de la Grèce ; de moi, un démon. Vous pouviez me bannir et me maudire ou m’immoler vous-même, dans un accès bachique, au pied de mon autel ; or l’un de vous a eu le courage d’embrasser mes lèvres purpurines ; que pour cela il aille en pèlerinage à Rome, pieds nus et en cilice et qu’il attende que son bâton (de bois mort) fleurisse, tandis que sous mes pieds, à toute heure, surgiront des roses, des violettes et des myrthes, dont vous n’aurez pas le parfum ; restez dans vos brouillards hyperboréens, au milieu de votre encens chrétien ;laissez-nous, païens, nous autres, sous nos ruines ; laissez-nous reposer sous la lave, ne nous déterrez pas ; pour vous, Pompéi, nos villas, nos bains, notre temple n’ont pas été construits. Vous n’avez point besoin de dieux ! Nous gelons dans votre monde !

La belle dame de marbre toussa et ramena sur ses épaules la sombre fourrure de zibeline.

— Nous vous remercions de cette leçon classique, répondis-je ; mais vous ne pouvez nier que l’homme et la femme, dans votre monde ensoleillé aussi bien que dans notre pays brumeux, soient ennemis par nature ; que l’amour en fasse pendant un certain temps un seul et même être, capable d’une même conception, d’une même sensation, d’une même volonté, pour les désunir ensuite encore davantage, et – vous savez cela mieux que moi – qui ne saura pas subjuguer l’un, sera promptement foulé aux pieds par l’autre.

— Et certes, il et dans la règle que l’homme soit sous les pieds de la femme, cria Mme Vénus d’un ton d’arrogant mépris ; vous savez cela, par contre, mieux que moi.

— Sûrement, et c’est pour cela que je ne me fais aucune illusion.

— Cela signifie que vous êtes toujours mon esclave sans illusion, et pour ce motif je vous foulerai aux pieds sans miséricorde.

— Madame !

— Ne me connaissez-vous pas encore ? Oui, je suis cruelle – puisque vous trouvez tant de plaisir à ce mot – et n’ai-je pas le droit de l’être ? L’homme est le solliciteur, la femme l’objet convoité ; cela est le seul, mais décisif avantage de cette dernière ; la nature lui a livré l’homme, par la passion qu’elle lui inspire, et la femme qui n’entend pas faire de l’homme son sujet, son esclave, que dis-je ? son jouet, et finalement le trahir en riant, est folle.

— Beaux principes, ma gracieuse dame !… m’écriai-je, indigné.

— Ces principes reposent sur dix siècles d’expérience, répliqua Madame d’un ton moqueur, tandis que ses doigts blancs se jouaient dans la sombre fourrure ; plus facilement la femme se livre, plus vite l’homme devient froid et impérieux ; plus elle est cruelle et infidèle envers lui, plus elle le maltraite, plus elle se joue de lui d’une façon criminelle, moins elle lui témoigne de pitié, plus elle excite ses désirs, plus il l’aime, plus il la recherche. Il en a été ainsi de tout temps, depuis la belle Hélène et Dalila, jusques aux deux Catherines et à Lola Montes.

— Je ne puis disconvenir, dis-je, que rien ne peut exciter davantage que l’image d’une belle, voluptueuse et cruelle despote qui, favorite, devient arrogante et manque d’égards par caprice.

— Et qui encore par-dessus le marché porte fourrure ! s’écria la déesse.

— Comment vous rappelez-vous cela ?

— Je connais vos goûts.

— Mais savez-vous, interrompis-je, que, depuis que nous nous sommes vus, vous êtes devenue fort coquette.

— Comment cela, s’il vous plaît ?

— Parce qu’il n’est pas de folie plus délicieuse que celle qui vous fait envelopper votre corps délicat dans cette fourrure si sombre.

La déesse sourit.

— Vous rêvez ! s’écria-t-elle ; réveillez-vous !  et de sa main de marbre, elle me saisit par le bras ; réveillez-vous donc !  gronda-t-elle sourdement.

Je levai les yeux avec peine. Je vis la main qui me secouait, mais cette fois cette main était couleur de bronze, et la voix, la forte voix de buveur d’eau-de-vie, était celle de mon vieux cosaque qui, de toute sa hauteur, de près de six pieds, se dressait devant moi.

— Levez-vous donc, continua le brave troupier, c’est une véritable honte.

— Et pourquoi une honte ?

— Une honte de dormir tout habillé et de plus auprès d’un livre – il moucha les bougies consumées presque entièrement et ramassa le livre tombé de mes mains – auprès d’un livre de… – il consulta la couverture – de Hégel ; en outre, il est grand temps de nous rendre chez M. Séverine, qui nous attend pour prendre le thé.

***

— Rêve étrange, dit Séverine, comme je finissais ; il appuya le bras sur mon genou, tout en contemplant ses belles mains aux veines délicates et s’abîma dans une profonde rêverie.

Je savais que, depuis longtemps, il ne pouvait se remuer ; qu’il n’avait presque plus de souffle, et en était bien réellement arrivé à ce point que sa conduite n’avait rien de choquant pour moi, car, depuis près de trois ans, j’entretenais avec lui des rapports de bonne amitié et m’étais accoutumé à toutes ses originalités. Car il était bizarre, cela ne pouvait être contesté ; c’était presque un fou dangereux, il passait d’ailleurs comme tel, non seulement auprès de ses voisins, mais dans tout le cercle de Colomée. Pour moi, son existence était non seulement intéressante, mais – et pour cela passai-je aussi auprès de beaucoup de gens pour un peu fou – à un haut degré sympathique.

Pour un seigneur galicien et propriétaire foncier, ainsi que pour son âge – il avait à peine dépassé la trentaine – il faisait preuve d’une sobriété de vie singulière, d’une certaine sévérité, je dirai même de pédanterie. Il vivait avec une minutie exagérée d’après un système semi-philosophique, semi-pratique, en quelque sorte réglé comme une horloge et en même temps, qui plus est, comme le thermomètre, le baromètre, l’aéromètre, l’hydromètre, d’après les préceptes d’Hippocrate, d’Hufeland, de Platon, de Kant, de Knigge et de Lord Chesterfield ; aussi avait-il parfois de violents accès d’emportement, au milieu desquels il faisait mine de se frapper la tête contre le mur, et où chacun s’empressait de l’éviter.

Alors qu’il était plongé dans le mutisme, le feu crépitait dans l’âtre, le grand et vénérable samovar chantait, le fauteuil ancestral dans lequel, tout en fumant mon cigare, je me balançais craquait, le grillon chantait dans les vieux murs, et je laissais tomber mes regards sur l’étrange ameublement : squelettes d’animaux, oiseaux empaillés, plâtres et moulages, entassés dans sa chambre, quand tout à coup ma vue fut attirée par un tableau que j’avais vu assez souvent, mais qui précisément aujourd’hui, sous la lueur rougeâtre du feu de la cheminée, me produisit un effet indicible.

C’était une grande peinture à l’huile, traitée avec l’habileté et la puissance de coloris de l’école belge, dont le sujet était assez curieux.

Une belle femme, dont un rire radieux éclairait le visage, à l’opulente chevelure tressée en nœuds antiques, sur laquelle la poudre blanche s’étalait comme un givre léger, reposait accoudée sur le bras gauche, nue dans une sombre fourrure, étendue sur un sofa ; sa main droite jouait avec une cravache, tandis que son pied nu reposait nonchalamment sur l’homme couché devant elle comme un esclave, comme un chien, et cet homme, aux traits accentués, mais bien dessinés, sur lesquels se lisaient une profonde tristesse et un dévouement passionné, levait vers elle un œil de martyr exalté et brûlant ; cet homme, tabouret vivant, sous les pieds de cette femme, n’était autre que Séverine, mais il était sans barbe, ce qui le faisait paraître dix ans plus jeune.

— Vénus à la fourrure ! m’écriai-je désignant le tableau, je t’ai également vue en rêve.

— Moi aussi, reprit Séverine, mais j’ai rêvé mon rêve les yeux grands ouverts.

— Comment ça ?

— Hélas ! c’est une triste histoire.

— Ton tableau a souvent fourni le sujet de mon rêve, continuai-je, mais dis-moi enfin une bonne fois ce qu’il en est ; il a joué dans ta vie un rôle peut-être capital, si je puis m’en croire ; quant aux détails, je les attends de toi.

— Examine bien le pendant », reprit mon étrange ami, sans prendre garde à ma question.

Le pendant représentait une admirable copie de la « Vénus au miroir » du Titien, dans la galerie de Dresde.

— Eh bien, où veux-tu en venir ?

Séverine se leva et montra du doigt la fourrure, dans laquelle le Titien a drapé sa déesse d’amour.

— Voici encore Vénus à la fourrure, dit-il avec un fin sourire ; je ne crois pas que le vieux Vénitien ait jamais posé ses regards sur l’original. Il a fait simplement le portrait quelconque d’une Messaline de qualité et a eu la gentillesse de faire tenir par l’Amour le miroir dans lequel elle examine ses charmes majestueux avec un plaisir indifférent, besogne qui semble devenir assez pénible au bel enfant. Plus tard, un connaisseur quelconque de l’époque du rococo a baptisé la dame du nom de Vénus, et la fourrure de la despote, dans laquelle le Titien a enveloppé le joli modèle, bien plus par crainte d’un rhume que par pudeur, est devenue un symbole de la tyrannie et de la cruauté que cachent la femme et sa beauté.

Mais assez ; quoi qu’il en soit maintenant du tableau, il se révèle à nous comme la plus piquante satire de notre amour : Vénus, qui dans notre Nord abstrait, dans ce monde chrétien glacé, doit s’envelopper d’une grande et lourde fourrure, afin de ne pas se refroidir.

Séverine se prit à rire et alluma une nouvelle cigarette.

Sur ces entrefaites, la porte s’ouvrit et une charmante blondine aux yeux éveillés et sympathiques, vêtue d’une robe de soie noire, entra, nous apportant de la viande froide et des œufs pour le thé. Séverine prit un de ces derniers et l’ouvrit avec son couteau.

— Ne t’ai-je pas dit que je les veux peu cuits ? s’écria-t-il, avec une violence qui fit trembler la jeune femme.

— Mais, cher Sewtschu, dit-elle timidement.

— Quoi, Sewtschu ! cria-t-il, tu dois obéir, obéir,comprends-tu ? et il arracha du clou le kantschuk qui pendait sous ses armes.

La jolie dame s’enfuit de l’appartement comme un chevreuil léger et craintif.

— Attends un peu que je t’attrape encore, lui cria-t-il.

— Mais Séverine, dis-je en posant ma main sur son bras, comment peux-tu traiter ainsi cette charmante petite dame ?

— Examine un peu la femme, reprit-il, tout en clignant finement de l’œil, l’eussé-je caressée, qu’elle m’eût étranglé, mais parce que je l’ai élevée avec le fouet, elle m’adore.

— C’est absurde !

— C’est exact. C’est ainsi qu’on doit dresser les femmes.

— À la bonne heure ! vis comme un pacha dans son harem, mais ne me fais pas de théories sur…

— Pourquoi pas ? s’écria-t-il vivement, jamais ce mot de Gœthe : « Tu dois être le marteau ou l’enclume » ne s’est mieux appliqué qu’aux rapports qui existent entre l’homme et la femme. Dame Vénus te l’a aussi incidemment rappelé en rêve. Dans la passion de l’homme repose la puissance de la femme, et cette dernière sait profiter de son avantage, si l’homme n’y prend garde. Il n’a plus qu’à choisir : être le tyran ou l’esclave. Dès qu’il s’abandonne, il a déjà la tête sous le joug et sentira le fouet.

— Singulières maximes !

— Ce ne sont pas là des maximes, mais le résultat de l’expérience, reprit-il en baissant la tête. J’ai été sérieusement fouetté, je suis guéri, veux-tu lire comment ?

Il se leva et prit dans son secrétaire massif un petit manuscrit qu’il plaça sur la table devant moi.

— Tu m’as demandé tout à l’heure de t’expliquer cette peinture ; je te dois depuis longtemps explication. Lis ceci.

Séverine alla s’asseoir près du feu, me tournant le dos, et parut quelque temps rêver, les yeux grands ouverts. La chambre était maintenant de nouveau silencieuse, le feu pétillait dans l’âtre, le samovar et le grillon dans les vieux murs, chantaient. J’ouvris le manuscrit et lus :

Confessions d’un ultra-sentimental.

En marge du manuscrit les célèbres vers suivants, empruntés à Faust, lui servaient d’épigraphe.

« Ô toi, sensuel séducteur ultra-sentimental,

« Une femme te mène par le bout du nez. »

« Méphistophélès. »

Je tournai le titre et lus :

— J’ai tiré ce qui suit de mon journal d’alors, parce qu’on ne peut jamais, après coup, retracer son passé d’une façon impartiale ; aussi bien ces pages possèdent-elles toute la fraîcheur de la couleur d’antan, la saveur de l’actualité.

***

Gogol, le Molière russe, dit quelque part : « La vraie muse comique est celle dont les larmes coulent sous le masque. »

Paroles admirables !

Aussi mon état d’âme est-il bien étrange, alors que j’écris ces lignes. L’air me paraît rempli d’une senteur de fleurs pénétrante, qui m’étourdit et me fait mal à la tête, la fumée de la cheminée tourbillonne et ses spirales s’arrondissent pour former des lutins à barbe grise, qui, d’un air moqueur, me désignent du doigt, de petits amours joufflus chevauchent sur le dossier de ma chaise et sur mes genoux, et il me faut rire malgré moi, alors que j’écris mes aventures ; et encore n’écrivais-je pas avec de l’encre ordinaire, mais avec le sang écarlate qui dégoutte de mon cœur ; car toutes ces plaies, depuis longtemps cicatrisées, se sont rouvertes, et mon cœur palpite et souffre, et, ici et là, une larme tombe sur le papier.

***

Lentement s’écoulent les jours dans les petits Karpathes. On n’y voit personne et de personne on n’y et vu. Il en coûte d’écrire une idylle. J’avais ici le loisir d’organiser une galerie de tableaux, un théâtre avec de nouvelles pièces pour toute une saison, de me procurer une douzaine de virtuoses avec concerts, trios et duos, mais – que dis-je là ? – j’en suis à peine arrivé à tisser la toile, à frotter les parquets, à régler du papier à musique, car je suis hélas ! – je n’ai, ami Séverine, aucune fausse honte de mentir à autrui, mais on réussit moins à se mentir à soi-même – c’est pourquoi, je l’avoue, je suis presque un dilettante, un dilettante en peinture, en poésie, en musique et encore en bien d’autres connaissances prétendues inutiles, qui à leurs maîtres rapportent le revenu d’un ministre, que dis-je ? de petits potentats ; mais, avant tout, je suis un dilettante en amour.

Jusqu’ici j’ai aimé comme j’ai peint et fait des vers,c’est-à-dire que je n’ai jamais été plus loin que l’impression, le plan, le premier acte, la première strophe. Il se trouve parfois de pareils hommes qui entreprennent une chose et jamais ne la terminent ; je suis un de ces hommes.

Mais qu’est-ce que je chante là ?

Arrivons au fait.

Je suis à ma fenêtre et trouve le nid, dans lequel je me désespère, tout à fait poétique. Quelle vue sur les cimes bleues tissées d’or solaire des montagnes, à travers lesquelles, comme des bandes d’argent, se déroulent les torrents, et combien clair et bleu est le ciel, vers lequel s’élèvent leurs sommets neigeux, et combien verts et frais les flancs de ces montagnes, dans les prairies desquelles paissent de petits troupeaux ; et plus bas, combien jaune l’ondoiement des blés, dans lesquels les moissonneurs se dressent, se baissent et se relèvent.

La maison où je vis est située dans un parc de plaisance, un bois, ou un désert, comme on voudra l’appeler, et est fort solitaire.

Personne n’y vit que moi, une veuve de Lemberg, Mme Tartakousta, petite vieille qui, de jour en jour vieillit et se rapetisse, un vieux chien, boitant d’une patte et un jeune chat, qui, constamment, joue avec une pelote de fil, laquelle, je crois, appartient à la belle veuve.

Elle est encore véritablement belle, la veuve, et fort jeune encore, tout au plus vingt-cinq ans, et très riche. Elle demeure au premier étage et moi au rez-de-chaussée. Ses vertes jalousies sont toujours fermées et elle a un balcon toujours garni de plantes grimpantes ; mais j’ai, en revanche, un berceau intime, où je lis, écris, peins et chante comme un oiseau dans les branches. Je puis apercevoir le balcon où, de temps à autre, apparaît une robe blanche entre les vertes et poétiques mailles de son réseau. En vérité la belle dame au-dessus de moi m’intéresse fort peu, car je suis épris d’une autre et certes bien malheureusement épris, encore plus tristement que le chevalier Eggenpurg et des Grieux dans Manon Lescaut, car ma bien-aimée est en pierre.

Dans le jardin, dans l’étroite retraite solitaire, se trouve une riante petite prairie, dans laquelle paît tranquillement un couple de chevreuils apprivoisés. Dans cette prairie, il y a une statue de Vénus en pierre, dont l’original est, je crois, à Florence ; cette Vénus est la plus belle femme que de ma vie j’ai vue.

Cela ne signifie certes pas grand’chose, car j’ai eu peu de femmes, voire de belles femmes, et je ne suis encore en amour qu’un dilettante, n’ayant jamais dépassé les préliminaires du premier acte.

À quoi bon aussi parler au superlatif, comme si ce qui est beau pouvait être surpassé !

Assez ; cette Vénus est belle et je l’aime, aussi passionnément, aussi douloureusement et profondément, aussi follement qu’on peut aimer une femme ; et elle répond à cet amour par un sourire éternellement semblable, éternellement calme, un sourire de pierre. En propres termes, je l’adore.

Souvent je m’étendis, quand le soleil dardait ses chauds rayons sur les bocages, sous le dôme touffu d’un jeune hêtre, et lus ; souvent la nuit, je visitai ma froide et cruelle bien-aimée et me jetai à genoux devant elle, le visage appuyé contre la froide pierre sur laquelle reposent ses pieds, et lui adressai des prières.

Le spectacle est inexprimable, lorsque la lune monte – elle est maintenant en son plein – filtrant entre les arbres, elle baigne et plonge la prairie dans ses reflets argentés et la déesse est alors éclairée et semble irradiée de sa douce lumière.

Une fois, comme je regagnai mon toit, à travers une des allées qui conduisent à la maison, je vis tout à coup une forme féminine, blanche comme pierre, éclairée d’un rayon de lune, séparée de moi seulement par la verte muraille, il me sembla que ma belle femme de marbre m’avait pris en pitié et devenue vivante, me suivait – mais je fus pris d’une angoisse sans nom, mon cœur menaça de se briser, et cessa de battre.

Oui, je suis vraiment un dilettante. Je demeurai, comme toujours, embarrassé au second vers ; non, au contraire, je ne restai pas figé, je courus, aussi vite que je le pus.

***

Quelle aventure ! Un juif, qui vendait des photographies, me glisse le portrait de mon idéal dans la main ; c’est une petite feuille de papier, la « Vénus au miroir » du Titien, quelle femme ! Je veux écrire une poésie. Non ! Je prends la feuille et j’écris dessus : « Vénus à la fourrure ».

Tu gèles, alors que tu fais naître des flammes.Enveloppe-toi seulement dans ta fourrure de despote ; car à qui convient-elle, sinon à toi, cruelle déesse d’amour et de beauté ?

Et au bout d’un moment j’adaptai quelques vers de Gœthe que j’avais récemment trouvés dans ses paralipomènes sur Faust.

« À l’Amour.

« Il porte deux ailes fausses,

« Ses flèches sont des griffes,

« La couronne masque de petites cornes ;

« Il est aussi sans aucun doute,

« Comme tous les dieux de la Grèce,

« Un démon déguisé. »

Alors, je plaçai le portrait devant moi sur la table, l’appuyant contre un livre, et le contemplai.

La froide coquetterie avec laquelle la grande dame drape ses charmes dans une sombre fourrure de zibeline, la rigueur et la dureté qui règnent sur son visage de marbre, me remplissent tout à la fois de ravissement et d’horreur.

Je reprends la plume, et trace les mots suivants :

Aimer, être aimé, quel bonheur ! et de quel éclat ce bonheur brille comparé à la cruelle félicité d’adorer une femme qui fait de nous un jouet, d’être l’esclave d’une belle despote, qui impitoyablement nous écrase sous ses pieds. C’est ainsi que Samson, le héros, le colosse, se livra encore une fois aux mains de Dalila, qui l’avait trahi, et celle-ci le trahit de nouveau et les Philistins l’attachèrent en sa présence et lui crevèrent les yeux, qu’ivre d’amour et de courage, il attacha jusqu’au dernier moment sur la belle traîtresse.

***

Je pris mon déjeuner sous mon berceau de chèvrefeuille et lus le livre de Judith et je jalousai la fureur d’Holopherne le Gentil et la royale femme qui lui trancha la tête, et jusqu’à sa belle mort.

« Dieu l’a puni et l’a livré aux mains d’une femme. »

La phrase m’a frappé.

Combien peu galants sont les juifs, pensai-je. Quant à leur Dieu, il pouvait aussi choisir une expression convenable, en parlant du beau sexe.

« Dieu l’a puni et l’a livré aux mains d’une femme », me répétai-je à moi-même. Quant à moi, que pourrai-je bien faire, pour qu’il me punisse ?

À la volonté de Dieu ! voici venir notre hôtesse, chaque nuit qu’elle passe la rapetisse davantage. Et là-haut, entre l’enchevêtrement des vertes tiges, voici de nouveau la blanche robe flottante. Est-ce Vénus ou la veuve ?

Cette fois-ci c’est bien la veuve, car Mme Tartakousta fait la révérence et me cherche en son nom pour faire la lecture. Je cours à ma chambre et emporte une couple de volumes.

Trop tard me suis-je rappelé que le portrait de ma Vénus se trouvait dans l’un d’eux ; maintenant la dame blanche a recueilli mes épanchements.

Que va-t-elle en dire ?

Je l’entends rire.

Est-ce de moi qu’elle rit ?

***

Pleine lune ! l’astre paraît déjà sur la cime des bas sapins qui bordent le parc, une vapeur argentée enveloppe la terrasse, les groupes d’arbres, tout le paysage, aussi loin que s’étend la vue, et se perd insensiblement dans la distance, comme une onde frémissante.

Je ne puis résister, cela m’attire et m’appelle si étrangement que je me rhabille et parcours le jardin.

Je me dirige vers la prairie, vers sa prairie, celle de ma déesse, de ma bien-aimée.

La nuit et fraîche. J’ai le frisson. L’air est lourd d’une senteur de fleurs et de bois, il embaume.

Quel calme ! quelle musique à l’entour ! Un rossignol pousse des sanglots. Les étoiles scintillent doucement d’un éclat bleu pâle. La prairie paraît unie comme un miroir, comme la couche glacée d’un étang.

Auguste et rayonnante s’élève l’image de Vénus.

Mais… qu’est-ce donc ?

Des épaules marmoréennes de la déesse descend jusqu’aux pieds une grande pelisse de sombre fourrure – je reste stupéfait et interdit auprès d’elle, et de nouveau une crainte indescriptible de cette femme, me saisit et je cherche à prendre la fuite.