La vindication de Guillaume - Pascal Carausse - E-Book

La vindication de Guillaume E-Book

Pascal Carausse

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Beschreibung

L’an 1033, une période caractérisée à la fois par le millénaire de la mort du Christ et la plus grande famine du XIe siècle, marque la prolifération des sectes manichéennes qui prophétisent la fin du monde. Guillaume, seigneur de Meyreuil, se retrouve blessé et défiguré par des loups. Le « gourou » d’une secte le désigne alors comme le diable aux yeux de ses adeptes. Susceptible de rumeurs malveillantes, Guillaume échappe à un attentat. Pour se venger, il confie un odieux marché à ses sujets qui se révélera fatal pour l’un d’entre eux. Quelle sera leur réaction à l’issue de ce traquenard ?




À PROPOS DE L'AUTEUR

Pascal Carausse a toujours souhaité se dédier à l’enseignement de l’histoire et de la géographie. En raison d’une hémiplégie, il abandonne ce rêve pour se consacrer à l’écriture de romans historiques, unissant ainsi ses connaissances et sa passion.

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Couverture

Page de titre

Pascal Carausse

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La vindication de Guillaume

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Pascal Carausse

ISBN : 979-10-422-0094-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Du même auteur

 

 

 

Parus chez L’Harmattan :

– La jeune fille des Mascareignes, celle que la mort ne voulait pas connaître, 2017 ;
– Une vie entière consacrée à l’art, 2019.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Denis et Alexis Carausse, en espérant réussir à les préserver

de tous les Jean de Guth et les Pierrick du monde.

 

 

 

 

 

I

 

 

 

Les monstres véritables ne ressemblent pas à des monstres.

Phillip. M. Margolin

 

— Et voilà. Nous y sommes. Me voici donc devenu un monstre.

— Mais tu étais un monstre, mon bon Guillaume. Tu en avais la plupart des attributs en tous cas.

— Pas physiquement jusqu’alors. Et ce n’était pas visible de manière aussi criante, Foulque.

Celui de qui cette remarque émanait, Guillaume, s’assit sur son lit, et se cala confortablement contre les coussins. De longues et profondes balafres écarlates, manifestement relativement fraîches, striaient son visage martyrisé. Il était évident qu’il avait été défiguré. À son chevet se trouvait un individu grand, mince et élancé, à la chevelure frisée, le dénommé Foulque donc, à l’expression marquant une évidente ironie. Celle-ci devait, à n’en pas douter, constituer chez cette personne une seconde nature.

— Le physique a juste fini par suivre le spirituel. Il y a une logique dans tout ça, finalement !

L’infortuné alité se préoccupa alors de son avenir affectif et demanda quelle femme voudrait d’un défiguré ? Son comparse répondit alors sans marquer l’ombre d’une hésitation : la sienne. Il lui rappela dans la foulée qu’il était toujours marié. L’Église n’était toujours pas disposée à annuler ce qu’elle avait béni, sans une raison un peu plus valable qu’un léger accident. Même si celui-ci vous enlaidissait définitivement et irrémédiablement. D’après son acolyte, son épouse l’aurait vu affligé d’une tête de veau ou d’un groin à la place du nez, qu’importe. L’essentiel restait qu’il demeure en vie. Il reconnut en passant que sur ce point, il aurait toujours du mal à la comprendre, d’ailleurs… Il se demanda même si son ami méritait vraiment celle-ci.

— Elle m’aime donc à ce point ?

— En doutais-tu ? À mon avis, elle se complaît dans la monstruosité… Mais ça, c’est un point de vue tout ce qu’il y a de personnel !

Foulque reprit alors et affirma qu’on voyait bien que son comparse ne soupçonnait même pas à qui il avait affaire. Comme quoi on pouvait côtoyer quelqu’un de longues années en ne le connaissant finalement que superficiellement et sommairement. À force de la considérer comme « appartenant au mobilier », il avait presque oublié qu’il s’agissait d’un être humain, avec ses joies, ses peines, ses colères, ses sentiments, sa sensibilité propre, ses besoins d’affection et d’amour. Comme tout un chacun, en définitive. Dans ce contexte, la négliger devenait méprisable. Pour ne pas dire presque criminel. À tout le moins répugnant. Il ajouta également qu’elle avait fait preuve d’une force de caractère et d’une pugnacité qui ne pouvaient que susciter l’admiration. La sienne en l’occurrence. Elle avait soutenu son époux depuis son accident pas à pas, jour après jour, avait traité avec les médecins, sans qu’oncques1 son coraige2 ni sa détermination ne faiblissent d’un pouce. Et surtout sans faillir ! Elle l’avait impressionné. Il n’aurait jamais pensé, pourtant, être un jour ébloui par une femelle. Il en était venu à l’admirer presque autant qu’il « méprisait » son ami, prétendit-il sur un ton toujours plus narquois. Même lorsqu’il était entre la vie et la carnade3, elle restait des nuits entières à prier à son chevet. Et une bonne partie du temps à genoux encore ! Lui aussi, bien sûr, mais ses motivations étaient selon ses dires toutes autres. Il implorait le Seigneur afin que Guillaume n’en réchappe pour rien au monde. Mais il n’avait pas été entendu… Ah ! S’il pouvait avoir la même femme, fit-il remarquer ! Enfin, lui, c’était hors de question, en tout état de cause…

L’homme défiguré approuva, et fit remarquer qu’il avait encore néanmoins conservé toute sa tête. Il fit également observer que si son comparse pouvait faire des efforts au lieu de jeter sans scrupule son dévolu sur la gent masculine…

Ce dernier le stoppa net. Cette dernière remarque venait de lui donner des frissons dans le dos. S’intéresser aux femmes lui était aussi odieux que pour son ami l’idée de fricoter avec un moustachu. Puis il déplora qu’elle soit si terrible, la vie des gens de sa condition. À se demander parfois pourquoi Dieu les avait créés ainsi. Peu nombreux étaient ceux qui pouvaient savoir à quel point ils étaient mal considérés. Ils risquaient même la carnade, c’était dire ! Mais pour en revenir à ce qu’il disait, il insista sur le fait que quelqu’un qui soutient son ami au point de sa femme demeurait introuvable. Sauf pour lui, bien entendu, puisque c’était fait. Et puis en définitive, ils étaient à égalité, maintenant… Le convalescent répondit qu’il savait qu’on disait de son épouse qu’elle était laide à faire fuir toute une troupe de Sarrasins, mais qu’il l’aimait telle qu’elle était. Le reste n’avait pas d’importance à ses yeux et il n’en désirerait pas d’autre. Pour un mariage arrangé, c’était même inespéré, insista Foulque. Feu Enguerrand de Meyreuil, son père, avait eu le nez creux finalement !

— Si tu préfères, j’ai appris à l’aimer. Elle le mérite à n’en pas douter.

Foulque approuva sur le champ. C’était en réalité un tas de fumier abritant une rose en son sein. Et cela, il reconnaissait que nul ne pouvait le deviner. C’était tout de même malheureux qu’il ait fallu que Guillaume finisse défiguré pour que l’on s’en aperçoive. Et que l’on considère enfin cette pauvre femme à sa juste valeur. Quelle ironie !

Ce Guillaume demanda alors qui allait gérer ses domaines, dorénavant ? Pour Foulque, cela ne pouvait faire une fois de plus aucun doute, ce ne pouvait être que lui, et qui d’autre, en tout état de cause ? Quel que soit son aspect désormais, il demeurait le seigneur de son fief, et personne d’autre que lui n’était en droit d’en exercer l’administration ni l’autorité. Il répugna alors de devoir le faire avec sa nouvelle tête ! Quand il se voyait comme ça, il lui venait l’envie de faire des choses terribles. Incompatibles avec l’existence d’un bon chrétien, en tous cas !

— Mais je te rappelle que tu l’as déjà fait, baguenaud4 ! J’étais là à ton mariage, t’en souviens-tu ?

— Coquefedouille5 ! Enlève-moi plutôt ce miroir, il me déprime.

Foulque nota qu’au prix du verre, c’était pitié de l’ouïr s’exprimer ainsi… Mais peut-être disait-il ça parce qu’il l’avait montré la veille à un goupil6 et que ce dernier avait rapporté la poule qu’il avait dérobée à un fermier voisin rien que sous le coup de la terreur ?

— Musardeau du diable7 !

Foulque ricana et insista sur le fait que le nez arraché ainsi qu’une oreille, un œil en moins, jusque-là il fallait le faire, mais bon. Nul ne disait rien. Enfin tout de même, des balafres à faire pâlir d’envie un flagellant tendant à l’exagération, il qualifia sans hésiter son ami d’orfèvre en la matière. Ou au minimum de perfectionniste, c’était le moins que l’on puisse dire. Restait à savoir, d’après Guillaume, si tout ça provenait d’un loup. Foulque ne put se montrer réellement catégorique. Peut-être y en avait-il eu plusieurs. Nul ne les avait vus, sinon on lui aurait porté secours, c’était évident. Ou du moins, on aurait essayé… Quand même ! S’assommer en chassant à la branche d’un arbre, soit. Mais se faire à moitié dévorer le visage par des loups, où s’arrêterait-il, déplora Foulque ? Quelles frayeurs leur réservait-il encore ? Guillaume plaida sa cause et signala que jusqu’ici, il ne pensait pas être oncques8 tombé de son donjon dans ses douves. Une simple défaillance, se contenta de conclure son ami. Pourtant, avec son adresse naturelle… Et son donjon, parlons-en ! Il le trouvait bien présomptueux.

— Le tien est mieux sans doute ? Bon, ma tour carrée, ou ma motte castrale, si tu préfères.

— C’est plus réaliste, oui, approuva Foulque.

— Mais je maintiens que la tienne n’est pas mieux.

Raison de plus d’après son ami pour faire preuve d’une certaine humilité. Dans les deux cas, d’ailleurs. Guillaume supposa que ce n’était pas l’état de sa tour qui le poussait à remettre en cause son adresse naturelle et oncques démentie. Foulque ironisa alors et demanda si c’était son adresse naturelle qui l’avait poussé à attaquer à coup de tête la plus grosse branche d’un chêne centenaire, et ce sans casque ? Donc pour la chute du haut de sa tour, tous les espoirs demeuraient permis, ce n’était peut-être qu’une question de temps. Ceci dit, il lui conseilla de ne pas espérer rester alité trop longtemps. Durant son interminable sommeil, ils avaient dû, son « infecte moitié » et lui…

— « Mon infecte moitié », je te remercie, c’est agréable. Surtout pour elle.

— Je me situais uniquement sur le plan du physique, tu sais très bien que j’adore dame Constance.

— Bon, comme ça, ça va.

Ils avaient donc dû gérer son domaine, et que le connaissant comme il le connaissait, son ami serait surpris que Guillaume ne trouve rien à redire. En plus, la famine menaçait, et il ne se passerait probablement que très peu de temps avant qu’il soit nécessaire de repartir en de hasardeuses chevauchées contre d’éventuels bandouliers9 qui ne manqueraient pas d’écumer la région. Le convalescent nota que d’éventuels hypothétiques qui pourraient à la rigueur, mais ils n’en étaient pas sûrs… En gros, il constatait qu’on ne savait pas grand-chose. Mais que pouvait-on lui dire de plus ? Son entourage n’allait tout de même pas inventer des événements. Ils se trouvaient tous à son chevet, crut bon de lui rappeler Foulque. Et très peu parmi eux possédaient ce talent si convoité qu’est l’ubiquité.

— Sur ce plan-là, vous me décevrez d’ailleurs toujours.

— Ben tiens ! Sinon tu penses bien qu’on l’aurait utilisé. Non, mais regardez-le celui-là ! Il roupille, voire en délirant de fièvre, pendant que les autres s’appuient la sale besogne, et à son réveil, il fanfaronne, critique et trouve encore à redire ! Je te rirais bien au nez, si sa vue ne me déprimait pas tant !

Guillaume s’excusa et reconnut qu’il avait été injuste. Il est vrai que ce n’est pas lui qui avait subi la tension de la perspective de la perte d’un être cher. Foulque l’incita à nuancer ses propos. « Cher », il s’agissait de ne pas se surestimer malgré tout.

— Buison10 ! Mais toujours la famine, me disais-tu ?

Foulque approuva l’air grave. Les pluies torrentielles et continues avaient fini par faire sortir les cours d’eau de leur lit, et provoquer des inondations qui avaient non seulement empêché les labours, mais en plus de fait considérablement perturbé les moissons. Son ami avait-il donc déjà tout oublié ? Quand il ressortirait, il pourrait s’en rendre compte par lui-même : en marchant sur une motte de terre, il aurait l’impression de poser le pied sur une serpillière détrempée. Ça faisait trois ans que ça durait ! À se demander si les écluses célestes finiraient par se refermer un jour. En plus, un moine lui avait dit qu’ils arrivaient en l’an 1033. Au cas où il soit comme son ami et qu’il n’ait pas fait le rapprochement, ce qui ne serait pas étonnant de la part d’un mécréant de son espèce, cela correspondait à la millième année de la mort du Christ… Guillaume reconnut n’y avoir point songé, et il ne savait même pas qu’ils se trouvaient en 1033. Foulque était sûr de l’ignorance de son ami, sur ce point. Lui non plus ne le savait pas, du reste, avant que quelque ecclésiastique alarmiste et apeuré ne l’en informe. Et il semblerait fort que cette crucifixion, si lointaine soit-elle, ce soit à eux de la payer, et même au prix fort, bien que finalement ils n’y soient pour rien. Il mentionna que Dieu avait parfois tendance à faire payer à certains hommes bien au-dessus de leurs moyens. Certains prêtres itinérants et probablement illuminés, appuyés par quelques moines cloîtrés et peut-être avinés, commençaient même à parler de la fin du monde. Enfin, bon, sur ce plan, il fallait garder la tête froide : ils s’effarouchaient naturellement aussi vite qu’un convoi de pucelles en route pour la demeure de leur promis. La fin du monde, ils en voyaient les signes avant-coureurs à tous les coins de rue et depuis si longtemps que ça en devenait presque risible. À tout le moins lassant… Sauf que cette fois, ils avaient l’air plus sérieux que d’habitude. Pourtant, en temps normal, un quelconque phénomène céleste inaccoutumé, un nuage un peu tordu, un animal naissant de forme bizarre, et ça y était, c’était annonciateur de la fin du monde ! Dieu avait-il donc besoin de tels artifices pour démontrer sa toute-puissance et son intention de tout envoyer à cul ? Et qui avait perçu le moindre élément qui puisse laisser croire que les trompettes qu’on leur annonçait dans l’Apocalypse selon saint Jean avaient seulement commencé à retentir ? Sur ce plan, la crédulité humaine commençait franchement à l’indisposer. Guillaume conclut qu’il fallait que son ami soit simple11 ou aveugle pour ne pas s’être rendu compte d’un tel phénomène jusqu’à aujourd’hui. Ce n’était point tant la fin du monde qui était redoutable, que l’acharnement de leurs semblables à en voir continuellement survenir les signes avant-coureurs. Il était certes vrai que ceux qui avaient effectué le calcul avaient certainement raison sur une chose : c’était probablement bel et bien la millième année de la carnade du Christ. Du moins, il le supposait. Mais pour tout le reste… Et quand bien même, était-on vraiment sûrs que ce soit réellement la millième année ? Même s’il est vrai que sur ce point, on puisse faire confiance en l’administration de l’empereur Tibère.

— Tu ne crois donc pas à ces contes de femelles effarouchées ? demanda Guillaume.

Foulque reconnut qu’il était certain que tout cela pouvait faire réfléchir. Mais que faire, en tout état de cause ? Puis pour en revenir à la famine, même céans12 au château, comment se nourrirait-il si les vilains13 ne pouvaient plus fournir une part de leur récolte suffisante ? C’était d’ailleurs tout aussi valable pour lui. Guillaume demanda alors si la situation était dramatique à ce point ? Foulque prit alors l’air offusqué et demanda si son ami s’était donc tellement coupé de la réalité ? Il n’osait croire qu’il s’agissait juste d’une conséquence de son accident. Il le somma même de réagir un peu ! La situation était désespérée et il se trouvait peut-être encore en dessous de la réalité. On avait beau dire « quand les riches seront pauvres, les pauvres seront morts », il semblerait qu’aujourd’hui la carnade s’apprêtait à frapper indifféremment les uns comme les autres. C’était la première fois que l’on pouvait apercevoir certains dignitaires ecclésiastiques et même certains gents14 pâlir d’inanition. C’était plutôt inquiétant, d’après le jeune homme. Guillaume rappela aussi qu’il lui semblait avoir ouï que les Sarrasins avaient débarqué. Foulque, s’il reconnut que son compère n’était pas mal renseigné, l’inclina à la prudence. Ce n’était selon lui que trois fois rien. Une petite troupe, et encore bien réduite. Pas de danger de ce côté-là, donc. C’est sûrement une tempête qui les avait poussés près des côtes. Il se considéra comme heureux néanmoins de constater que son ami prenait bien sa nouvelle condition. S’il commençait à penser à en découdre avec les infidèles, c’est que ça allait. Guillaume démentit immédiatement ! Personne, selon lui, ne pouvait imaginer ce que c’était que de se trouver subitement défiguré, plongé dans l’anormalité au point peut-être d’en perdre même son identité ! Sa personnalité ! Et pourquoi pas son esme15 ! Quoi de plus terrible en somme ? Que de devenir ce qui chez un autre l’aurait fait peu avant mourir de rire, même s’il s’agissait en l’espèce d’un humour d’un goût particulièrement douteux. Défiguré… Même le terme était déplaisant ! Il allait pourtant devoir s’y faire puisqu’il reflétait désormais sa réalité. Son visage aujourd’hui martyrisé allait, l’air de rien, bouleverser sa vie du tout au tout. Mais tout compte fait, cela aurait pu être pire. Il n’avait pas perdu sa force et pouvait toujours assumer sa mission en guerroyant… Fut-ce en effrayant l’ennemi rien qu’en le regardant en face, en plus. Foulque, esquissant un large sourire, lui suggéra alors de combattre nu-tête ! Mais enfin, il le retrouvait, toujours prêt à la castagne !

— Baguenaud ! Je n’ai pas perdu l’affection de ma femme qui m’aime toujours, même si plus tard elle finira par me reprocher mon accident. Quelle idée, aussi, d’aller chasser seul ! Et de m’éloigner de ma meute. On ne m’y reprendra plus. Le seul inconvénient réellement gênant de ma condition provient surtout du fait qu’oncques je ne pourrai dire : « bon, maintenant ça suffit, j’en ai marre, j’arrête ». Je ne pourrai m’arrêter qu’avec la carnade, qui sera peut-être pour moi plus que pour tout autre une réelle délivrance. Que j’aille au paradis ou en enfer, maintenant, cela n’a plus vraiment d’importance, puisqu’a priori l’enfer sera désormais pour moi ici-bas. J’en suis prisonnier ! Enfin, je n’ai pas perdu mon statut social, sinon seulement en partie : je peux gérer mon fief d’ici, mais ne peux plus paraître au milieu de mes pairs. Du moins dans l’immédiat.

— Tu veux dire parmi la noblesse ?

— Dame ! Parmi les manants, je n’en ai cure !

— Avec une plume de coq ou de faisan dans le crépion16, tu ferais sensation, je te le promets.

Guillaume estima qu’il était facile à son comparse d’ironiser ! Qui pouvait savoir ce que cela représentait que d’être brutalement longé dans l’anormalité, arraché du monde des gens dits « normaux » sans le moindre espoir d’y revenir oncques. Il l’incita à se regarder dans un miroir, faire une grimace, la plus hideuse qu’il connaisse, et se dire : « ce monstre pourrait être moi. Non, c’est moi ». Et il verrait alors que le délit17 qu’il pourrait en retirer s’évanouirait très vite lorsqu’il s’apercevrait que c’était la réalité qu’il contemplait en fait. Ou du moins lorsqu’il en prendrait conscience s’il lui arrivait malencontreusement la même chose qu’à son ami, ce que ce dernier ne lui souhaitait en aucun cas. En lui volant son visage, il croyait l’avoir déjà dit, c’est son identité, sa personnalité et une partie de son âme qu’on lui avait dérobées. Et quoi de plus ignoble tout bien réfléchi ? Quoi de plus horrible, d’autant qu’il n’avait pas spécialement embelli ? En lui prenant ce simple, arbitraire et subjectif artifice qu’est un faciès, fût-ce le plus banal, il avait tout perdu. Son rang, son individualité, il s’était en fait perdu tout seul. Lorsqu’il croisait sa propre image, il n’y voyait plus qu’un étranger. Quoi de plus terrible que de ne pas se reconnaître en soi-même ?

Pour tenter de dédramatiser la situation, Foulque lui suggéra d’aller tuer tous les loups du comté, pour se défouler, se venger, enfin exorciser tout ça en somme. Il y avait la possibilité d’une grande hécatombe en perspective. Guillaume, plutôt écœuré, préféra laisser ces pauvres bêtes à leur place. Il ne pouvait pas réellement se venger, le loup ne se mangeait même pas. Fut-il bien assaisonné. Il n’empêchait qu’il se chassait bel et bien, et qu’il ne tenait qu’à lui d’en proférer grand massacre. Là encore, Guillaume lui demanda de ne point insister. Pour l’heure, il n’y aurait aucun goût. Il précisa même qu’il lui faudrait du temps avant qu’il puisse reparaître en société, et ça, par contre, ça l’inquiéterait plutôt. Foulque, une fois encore, temporisa. S’il n’y avait que ça pour le tracasser, il pouvait se rassurer, il n’avait pas à s’en faire. Son comparse était prêt à s’occuper personnellement du premier qui aurait l’outrecuidance d’exprimer la moindre remarque désobligeante. Et peu de temps se passerait avant que l’indélicat n’ironise sans la tête. Ou du moins sans les dents. Ou encore qu’il ne bascule de vie à trépas. Et tous le reconnaissaient : il n’était pas le pire dès lors qu’il s’agissait de manier l’épée. Puis il demanda à son comparse si ses cicatrices lui faisaient mal.

— Seulement quand je rigole.

— Bon. Alors je vais essayer d’être le plus sinistre possible.

Guillaume reconnut que la lame de son ami était plus fine et redoutable encore que son esprit torturé et malade ou son verbe ravageur, mais qu’il aimerait malgré tout pouvoir éviter les effusions de sang. Sans parler de la possibilité de tomber sur plus fort que lui. Même si Foulque pensait qu’à son humble avis, ça n’existait pas, il admit qu’il valait mieux ne pas prendre de risque inconsidéré ni tenter le diable. Le convalescent, en définitive, reconnut que tout n’allait pas si mal finalement. Il aurait pu y laisser mon esme, mais de ce côté-là, tout semblait à peu près en ordre. Non sans effort de sa part, il devait bien le reconnaître. Et aussi en apparence. Seul l’avenir pourrait leur dire de quoi il en retournait exactement. Et s’il était judicieux de l’enfermer dans un cul de basse-fosse pour le bien-être de son entourage proche. Foulque demanda alors s’il avait oncques eu toute son esme. Il y avait très longtemps, peut-être ? Il se le demandait parfois… Et il conclut que Guillaume n’était finalement pas à plaindre ! Il aurait pu perdre l’affection aussi, alors que sa femme l’aimait toujours. Tant il est vrai qu’elle n’était pas dégoûtée cette pauvre dame Constance. Si c’était lui à sa place, les choses seraient allées différemment !

— Tu courrais déjà la campagne à la recherche d’une nouvelle âme sœur, hein, vieux saligaud ? Mais elle, c’est une sainte.

— Sans aller jusque-là, il fallait qu’elle soit drôlement éprise. C’est plus que du sacrifice, c’est carrément de l’abnégation, à ce niveau. Et ce en toute discrétion, sans le montrer outre mesure, pourtant.

Guillaume prétendit que c’était là la subtilité, mais que son ami était bien trop rustre pour s’en rendre compte. Foulque rit, et lui demanda si celui-ci se prenait pour un modèle de raffinement. Guillaume répondit que même parmi la fine fleur de leur estimée aristocratie, il ne pensait pas qu’il s’en trouve moult qui puissent se vanter d’être autre chose que des lourdauds sans finesse, guère plus sophistiqués que les manants de base. À peine un peu plus dégrossis. D’où d’ailleurs sa crainte de reparaître parmi eux. Pour le rassurer, Foulque fit aussi remarquer que des difformes, borgnes, boiteux, goitreux, bancals, estropiés et tordus, il y en avait partout, tout le temps, dans tous les milieux et en toutes circonstances. Alors pourquoi pas un défiguré ? Les accidents de la vie étaient si nombreux ! Et tout le monde s’en accommodait fort bien. Comment faire autrement, quoi qu’il en soit ? On ne les voyait même plus ! Ils finissaient par appartenir au quotidien. On en venait même jusqu’à oublier leur différence.

— Ne te sens même pas original, désolé de te départir18 de cette dernière lueur d’espoir. Et puis c’est quand même mieux que d’attraper la lèpre. Qui t’aurait non seulement mis au banc de la société, amené l’excommunication, défiguré, mais amoindri physiquement, en plus, sans vouloir verser dans un « optimisme délirant ».

Guillaume sourit et se demanda si, à la réflexion, il n’allait pas s’arrêter définitivement de chasser.

— Dis-toi, reprit Foulque, que les choses pourraient être bien pires. Tu aurais pu y laisser un membre ou deux, ou un œil – ça c’est fait – voire en mourir, pourquoi pas ? Nul ne te demande de renoncer à la chasse, mais à l’avenir évite d’y aller seul. Parce que tu m’aurais manqué, l’air de rien, mais quand même moins qu’à ta femme. C’est qu’elle, avant qu’elle retrouve un époux… Ou même un dru19…

— Pourquoi ?

Foulque, l’air pincé, lui demanda de ne pas le prendre pour un buison ! De ne pas faire l’innocent ! Quand on voyait sa tête ! Il savait que l’amour rendait aveugle, mais il y avait des limites…

Guillaume déplora le côté superficiel des gens… Et lui, maintenant, il allait vivre le calvaire qu’elle avait enduré jusqu’ici. Auquel son ami avait toujours été étranger, d’ailleurs, rappela Foulque. Il ne l’avait oncques ouï lui envoyer la moindre remarque. Et pour ce qui était du côté superficiel des gens, il ne l’avait oncques non plus vu se retourner sur l’intelligence ou les qualités d’âme d’une femme. Guillaume reconnut que c’était certain. Mais pour quelle obscure raison aurait-il fait des remarques désobligeantes à son épouse ? Pour l’humilier ? Dans quel but idiot ? Étaient-ils mariés, oui ou non ? Pour le meilleur et pour le pire. Donc il était prêt à défendre son honneur n’importe quand et contre n’importe qui. Même si pour l’instant c’était le pire qui avait tendance à prendre le dessus. Mais en définitive, elle n’y était pour rien…

Cependant, du plus loin que se souvienne Foulque, nul n’avait oncques porté atteinte à son honneur. Et il reconnut une chose certaine : elle le méritait largement. Elle faisait quand même partie des personnes les plus estimées de son fief.

— Déjà, en me voyant, je me demande comment ma raison n’a pas flanché. Alors tu imagines sa stupeur à elle ? L’homme qu’elle côtoie quotidiennement est devenu un monstre, il ne faut pas l’oublier. Alors que pour moi, encore, même si je suis la victime, ce n’est pas le pire. Je ne me vois qu’en me reflétant dans un miroir ou dans une eau calme. Tandis qu’elle se trouve en permanence en face de moi… D’un cauchemar ! En mangeant, en dormant, durant les longues soirées… Je ne serais pas surpris si elle perdait l’appétit dans les jours qui viennent.

— Oh, un monstre… Comme tu y vas !

— Si, si, un monstre. S’il te plaît, appelle un chat un chat. Ne te cache pas derrière une fausse pudeur. Comment veux-tu que je m’accepte moi-même si mon entourage proche en parle avec une certaine retenue ? C’est pour me ménager, je t’en remercie, mais je me demande si finalement cela ne fait pas plus de mal que de bien.

— Bon, alors un monstre, accepta Foulque. Mais un monstre en vie !

C’était là toute la nuance. Tous se demandaient toujours comment, d’ailleurs. Même si à la limite ils s’en foutaient. Guillaume se demanda même si un loup ne l’avait pas mâché, par endroits. Ce n’était effectivement pas exclu, si tant est que les loups puissent mâcher, ce que les deux comparses ignoraient. Guillaume conclut sur le ton de la désolation qu’il y aurait un monstre dans la lignée des chevaliers de Meyreuil. Dans une généalogie, ça faisait désordre, estimait-il. « Guillaume le monstre », répéta-t-il à plusieurs reprises… Il se demandait si ça ne sonnait quand même pas mieux que Charles le simple. D’après son ami, cela ne faisait aucun doute, puisque là, au moins, ses facultés intellectuelles n’étaient pas en cause. Pourtant, quand on le connaissait… Il le mit quand même en garde que l’on n’en vienne pas à dire « l’horrible-dégueulasse-pue-de-la-gueule-et-des-pieds-Guillaume de Meyreuil ». Guillaume promit d’y veiller. Puis il fit remarquer à son ami que son humour était toujours aussi incisif et peu charitable, mais que deviendrait-il sans lui ? Ce dernier lui conseilla de n’y même pas songer ! Il ne serait plus qu’un pauvre hère aigri, passant son temps à se lamenter sur son sort et à rabrouer voire maltraiter son entourage, ampas20 inclus. N’en avait-il oncques vu des individus qui, à la suite d’un accident de la vie, en voulaient au monde entier ? S’il suivait cette voie, il deviendrait un parfait invivable, en somme. Il ne resterait alors plus qu’à plaindre ses fameux ampas. Il fallait néanmoins noter qu’après son accident et malgré sa nouvelle tête à faire avorter une succube pourtant stérile, ils étaient tous restés. Faudrait-il qu’ils soient impressionnables, dans le cas contraire ? Mais Guillaume ne devait pas les traiter si mal, tout compte fait.

— En plus céans21, ils ont le gîte et le couvert assurés. Dans des conditions de confort difficiles à trouver ailleurs.

— Et rien que le couvert, par les temps qui courent, ce n’est pas négligeable.

— Pas de danger de révolte ?

Foulque répondit sans hésitation par la négative. Comment serait-ce possible ? Comment imaginer un homme réduit par la faim à l’état de squelette ambulant, presque d’ombre marchante, prendre les armes qu’il ne possédait d’ailleurs même pas contre son seigneur ? Il fallait rester réaliste. On ne se révoltait bien que le ventre à peu près plein, même si l’on avait déjà connu des soulèvements de la faim. Plutôt en cas de disette, d’ailleurs. D’autant que cette famine-ci possédait indubitablement un caractère original pour ne pas dire novateur. Habituellement, ce genre de calamité ne frappait que le menu peuple, le bas clergé à la rigueur. Or là, il y avait de fortes chances aujourd’hui pour que même les gents aient à souffrir du manque de nourriture. À l’heure actuelle, le monde était passif et désabusé. La colère pourrait venir après. Guillaume pouvait le comprendre, du reste. Les gens en étaient à douter de tout sauf de Dieu lui-même. Ce qui était somme toute normal : pour une fois, même les curés étaient touchés par la malnutrition ou n’allaient pas tarder à l’être dans une sorte de justice immanente. Dieu restait donc la seule alternative, le seul à proposer une échappatoire à peu près supportable et honorable à une situation qui demeurait pour tous critique et inextricable. Les églises étaient d’ailleurs toujours pleines à chaque office ! Les circonstances étant ce qu’elles étaient, nul n’en voulait donc spécialement aux châtelains locaux. D’ailleurs pourquoi, du reste ? Était-ce eux qui distribuaient les pluies selon leur bon vouloir ou décidaient de les faire tomber ici ou plus loin ? Les seigneurs prenaient quand même aux paysans une partie non négligeable de leur récolte. Et sur ce point, il était très rare qu’ils tiennent compte du fait que la famine menace ou non. Mais ça, c’était dans l’ordre des choses. Les vilains bénéficiaient en retour de leur protection. Et ce genre de service se payait. Donc ils n’en voulaient pas particulièrement aux nobles. C’était seulement le prix de leur sécurité. Que deviendraient les manants si pour une raison quelconque, l’aristocratie décidait de se désintéresser de leur situation ? Ils resteraient à la merci de la première razzia que les Maures pourraient perpétrer. Ce qu’ils ne manqueraient pas de faire d’ailleurs. On pouvait presque croire qu’une sorte d’instinct particulier leur indiquait ce genre d’opportunité et les conduisait sur place directement. Il n’empêchait que dans un cas comme celui qui occupait le peuple de Meyreuil, on pouvait en vouloir à tout et à n’importe qui. À commencer par Dieu ou la pluie, par exemple. Mais quand bien même, que faire ? Même si l’homme sage sait quand il ne maîtrise plus la situation, il arrive un moment où il se trouve dans un tel désarroi que sa raison finit par flancher et laisser la place à des réactions irréfléchies et sans la moindre cohérence. C’était ça, le danger principal. Et sans parler de l’effet de foule et d’entraînement. Pour l’instant, quoi qu’il en soit, nul ne semblait devenir la victime désignée à la vindicte de ces estimés manants. Plus le temps se dégradait et plus ils semblaient persuadés que c’était de leur faute. Les curés se gardaient d’ailleurs bien de les détromper sur ce point. Donc le clergé n’était pas inquiété non plus, bien au contraire. Il était même appelé comme médiateur, et ce rarement à titre gratuit. Il avait d’ailleurs trouvé une formidable méthode de travail sans obligation de résultat. Même les plus humbles chapelles ne désemplissaient pas… Foulque prit l’exemple du diacre de Guillaume, en l’occurrence de ma personne. L’inaction me rendait selon lui de plus en plus gras et de moins en moins agile. Même si je prétendais que c’était uniquement à mettre sur le compte d’une vie de recueillement et de contemplation. Donc, pour finir, il le répétait, les paroissiens n’en voulaient à personne. Individuellement, certes, mais en groupe ? Car il fallait au minimum un groupe pour déclencher une émeute. Fut-elle dérisoire. Et les chaleurs naissantes du printemps n’allaient peut-être pas contribuer à calmer les esprits. Même s’il n’y avait pas d’amélioration, il pensait qu’ils ne craignaient rien.

— Trois ans de pluies torrentielles quasi discontinues… Mais que s’est-il donc passé ? Les razzias récurrentes des Sarrasins ne suffisent-elles donc pas ?

Foulque répondit qu’apparemment non. Mais si ses calculs et ses records22 étaient bons, Guillaume avait engrangé suffisamment pour être à l’abri de la disette cette année encore, avec tous ses ampas et ses hommes d’armes. La tasque23 avait joué son rôle, et tout allait apparemment pour le mieux. Par contre, pour l’année suivante, il ne pouvait rien encore affirmer. En tout état de cause, la situation pouvait difficilement empirer. Le problème était une fois de plus lié à la soudure : les vilains pourraient-ils mettre de côté suffisamment de grain pour assurer leur consommation familiale et effectuer les semailles ? Réaliser la soudure, en somme. Il en doutait vraiment et n’était pas le seul. Il craignait fort que les semences de l’année prochaine n’aient déjà été largement entamées cette année, sinon intégralement englouties. Sans parler des terres toujours totalement détrempées qui interdisaient tous labours et semis. Guillaume se désola alors à la perspective de revoir ces scènes déchirantes de femmes décharnées, le ventre gonflé de liquide, tout comme leur enfant toujours au sein, ce dernier hurlant de faim dans l’attente d’une hypothétique repaissance24, et vous regardant l’air compassé évoluer de leurs yeux las, luisants, cernés et enfoncés dans leurs orbites, espérant on ne savait quel secours que l’on était de toute façon bien incapable de leur procurer. C’était démoralisant au possible ! Et combien la famine allait-elle en emporter cette année encore ? Depuis trois ans, Guillaume voyait l’effectif de ses paroissiens se réduire comme peau de chagrin. C’est que ça commençait à bien faire, à la fin ! Si ça continuait, il n’aurait plus personne et se retrouverait seul sur son fief. Sans parler du sentiment d’impuissance ! Une belle leçon d’humilité dont il se serait bien passé. Surtout pour un membre de la noblesse censé pouvoir tout résoudre sur ses domaines…

Foulque fit remarquer qu’il en allait de même sur les siens, ce qui en soi n’avait rien de particulièrement rassurant. On se sentait moins seul, c’était tout. Il ajouta qu’avant, son ami se foutait éperdument de la condition de ses vilains. Son accident lui avait été bénéfique, en apparence. Il semblait l’avoir rendu plus empathique et humain, si tant est que la chose soit possible. Il lui suggéra même d’essayer d’enlaidir encore un peu. C’était peut-être lié, qui sait ?

 

 

 

 

 

II

 

 

 

Vous connaissez le dicton français : noblesse oblige. Eh bien, c’est toute la définition de la noblesse : elle oblige et ne fait pas autre chose.

Valéry Larbaud

 

Cette conversation à laquelle j’eus le triste privilège d’assister se déroulait entre mon maître, le chevalier Guillaume de Meyreuil, et son ami de longue date, sinon de toujours, le sire Foulque de la Barque, tous deux dignes représentants de l’honorable noblesse provençale. Ils étaient amis depuis si longtemps que rien ne semblait oncques devoir les séparer. Tout au plus une petite altercation sans conséquence de loin en loin. Et encore celle-ci était-elle ensuite l’occasion de réconciliations des plus chaleureuses. Tous les frères ne peuvent pas se vanter de départir25 la même complicité. Pour ma part, j’étais le diacre Paul, attaché à la petite paroisse de Meyreuil. Sa taille minuscule était telle que le travail était loin d’y être harassant, et je coulais des jours heureux et paisibles sous le ciel de Provence, lorsque le déchaînement des éléments ne faisait pas entrave à la douceur de la vie et à l’amabilité naturelle des gens de la région. Aujourd’hui que les ans ont courbé mes épaules, marqué mon visage et ma peau en général de profondes ravines, et que tous les acteurs de ces événements situés en 1033 sont à ma cognoissance26 disparus, je me suis retiré à l’abbaye bénédictine de saint Victor à Marseille. Je n’approuvais pourtant pas la conduite de certains clercs abandonnant à leur triste sort les vilains en train de se tuer à la tâche, en se laissant entretenir à peu d’efforts. Mais la vieillesse m’a rendu eske27, et j’ai de la sorte espéré trouver la sérénité et le calme propices au recueillement, et qui convenaient mieux à un homme de mon âge et ma condition. Je prie, et médite donc maintenant sur la vanité de l’existence ici-bas et la noirceur de l’âme humaine. Car une fois celle-ci considérée dans sa globalité, comment croire encore que Dieu, qui n’est lui qu’amour, nous a créés à son image ? Celle-ci serait sinon si terrible, pour ne pas dire si hideuse. Le moment est donc venu, je pense, d’exhumer cette déplorable histoire qui secoua un certain temps notre fragile seigneurie. Car tout était fragile à Meyreuil : le fief était petit et donc vulnérable, la famine menaçait aux moindres intempéries, et à tout moment les Sarrasins étaient susceptibles d’effectuer une incursion, leurs redoutables razzias, ce qui ne contribuait bien sûr pas à apaiser les esprits. Même si leurs exactions se limitaient en général au littoral, il n’était pas exclu toutefois que leurs expéditions les conduisent un peu à l’intérieur des terres. La proximité de la ville d’Aix-en-Provence n’était en réalité qu’une protection bien factice, tant les cavaliers maures étaient rapides et vifs dans leurs déplacements, bien plus mobiles en tous cas que les troupes du comte de Provence Guillaume III, fils de Rotboald II, notre suzerain, dont la capacité d’action salvatrice ne restait en l’espèce que très théorique. Le lecteur se doutera bien que cette histoire fut générée par l’un des trois clous qui fixèrent notre seigneur en croix, en l’occurrence l’intolérance, les deux autres pouvant pour ainsi dire se définir sous la dénomination de la bêtise et la peur de la différence. Le chevalier de Meyreuil avait été jusqu’ici l’un des représentants de l’aristocratie parmi tant d’autres, ni pire ni meilleur, sans faire preuve de sévérité excessive ni d’inclination particulière à la bienveillance ou l’indulgence. Il gérait son petit fief en homme avisé, soucieux de ses biens, mais sans avarice excessive toutefois. Il était essentiellement préoccupé par l’ordre dans ses terres et ne rechignait jamais à bondir à cheval pour en découdre aux premières rumeurs de Maures à la côte ou de bandouliers de grand chemin qui pouvaient lui parvenir. Il demeurait également fidèle à ses serments vassaliques, et n’hésitait pas à prendre les armes au moindre appel du comte de Provence. Dans le même ordre d’idée, il tentait, lorsqu’il rendait la justice, de le faire avec le plus d’équité possible. C’était d’autant plus appréciable que pour moult, la notion de justice se limitait à donner raison à celui qui les corrompait le plus. Il n’était pas trop exigeant non plus concernant la taille, réelle ou personnelle, les chevages28 et les banalités. Ses tenanciers et serfs pouvaient ainsi utiliser son four, son pressoir et son moulin à des tarifs très raisonnables. Mais sa situation économique le préoccupait toutefois. C’est la raison pour laquelle il n’hésita pas à se lancer dans les activités commerciales qui lui étaient autorisées, sans qu’il déroge à son rang. Il installa donc dans son chastel29 un atelier de verrerie, et toute la région recourait à ses services dès lors que le besoin de vitraux se faisait sentir. C’était toutefois dans l’ensemble assez rare. Le sable idoine ainsi que le natron provenaient d’Orient, et Guillaume les faisait venir à grands frais. L’approvisionnement était de plus irrégulier et aléatoire, dépendant du bon état des relations entre Européens et Orientaux. Ces derniers avaient beau être des commerçants hors pair, la diplomatie pouvait parfois faire entrave à leurs activités. Il monta également un atelier métallurgique dans lequel il plaça un « maître de forge », un colosse sympathique et avenant répondant au nom de Ludovic. Toutes ces activités annexes, les seules qu’il était autorisé à pratiquer, lui procuraient des revenus supplémentaires non négligeables, surtout si l’on considérait les prix du verre et du fer, sans parler de l’acier. C’était donc un homme modéré en moult choses, juste et mesuré dans l’ensemble. Ses vassaux, serfs et laboureurs lui en étaient d’ailleurs redevables, et s’ils le raillaient parfois comme on se moque toujours de l’autorité d’où qu’elle émane, ce qui est humain, ils ressentaient à son égard une forme de respect teinté de gratitude. Ils n’en laissaient bien sûr rien ressortir, toujours du fait de cette incontournable pudeur rurale nuancée de fierté déplacée, qui voulait qu’on laisse transparaître le moins possible ce que l’on pouvait éprouver, en particulier lorsqu’il s’agissait de reconnaissance, ou de n’importe quel sentiment autre que l’hostilité. Mais moi qui étais plus proche des paroissiens que mon maître, je pouvais affirmer qu’en leur for intérieur, ils étaient très satisfaits de se retrouver sous la coupe d’un tel homme, dont ils savaient n’avoir rien à redouter si eux-mêmes se tenaient tranquilles. Quelle différence avec ces noblaillons qui ne répugnaient pas à s’improviser bandouliers et à attaquer les rares caravanes de marchands qui traversaient leurs domaines ? Le menu peuple avait pourtant besoin des marchandises que vendaient ces commerçants. Mais ça, beaucoup n’en avaient cure et préféraient un bénéfice immédiat aux perspectives du profit à long terme que représentaient les octrois et les taxes sur les produits négociés sur leur fief.

Physiquement, outre sa défiguration, mon maître était plutôt trapu aux muscles saillants, à la force redoutable bien que non exceptionnelle, la tête coiffée d’une épaisse toison d’un noir de jais qui rendait son maigre visage plus effrayant encore depuis que ses cicatrices d’un rouge écarlate accroissaient le contraste avec une peau d’un blanc laiteux, particulièrement réceptive aux brûlures de l’ardent soleil de sa Provence natale. Il avait depuis peu, il fallait bien l’avouer, une figure de cauchemar. Un air perpétuellement farouche même s’il désirait exprimer la joie ou le bonheur de vivre. Si son visage avait dû évoquer un animal quelconque, c’eût été l’aigle, en raison de son regard qui semblait pouvoir à tout moment vous transpercer. Foulque, pour sa part, lui ressemblait aussi peu physiquement qu’il lui était semblable intellectuellement. Il était aussi fin que Guillaume était trapu, aussi blond que l’autre était brun, son visage joufflu et à l’extrême pureté ne pouvait que rappeler celui d’un ange. Un Chérubin en particulier. En Grèce ancienne, il eût probablement été un éphèbe apprécié et recherché, sinon convoité. Il savait lire et écrire, ce que mon maître ignorait, tout simplement parce qu’il n’en avait oncques éprouvé le besoin, et que la nécessité ne s’en était jamais fait ressentir. Foulque était de plus curieux de tout, et rien ne semblait oncques devoir étancher sa soif de savoir dans tous les domaines. Il fallait ajouter à son portrait un humour décapant en toutes circonstances qui devait être pour beaucoup dans les excellentes relations qu’il entretenait avec Guillaume. Nous approchions du vingt-quatre juin, et c’est sous une chaleur moite et étouffante que se préparait la fête de la saint Jean, habituellement période de liesse et de réjouissances populaires, perturbées à nouveau cette année par la perspective d’une famine imminente, qui semblait s’approcher à grands pas. Nul, en effet, n’avait l’esprit tranquille. L’idée de devoir une année encore échapper à une carnade omniprésente troublait même les plus optimistes, au point que certains, trouvant dans un mysticisme exacerbé les réponses à leurs angoisses existentielles, évoquaient déjà la fin du monde et le jugement dernier. Oncques Dieu ne fut plus sollicité et prié que cette année, et malgré tout, la situation ne semblait pas devoir s’améliorer. Rien dans l’évolution du climat ne laissait croire à un épuisement prochain des pluies torrentielles qui s’étaient abattues jusqu’ici. Mon maître, pour sa part, demeurait très peu religieux. Il était certes croyant comme quiconque vivant ici-bas, mais réagissait essentiellement en guerrier, refusant de se laisser impressionner, berner selon ses propres termes, par ce qu’il considérait davantage comme des contes de bonnes femmes que des possibles réalités. Enfin, il maintenait que ce type de récits alarmistes avait émaillé sa vie entière, que tout le monde y avait toujours cru sans qu’oncques le moindre signe tangible d’une fin des temps prochaine n’ait pu laisser croire à la réalisation de ces affreuses prédictions. Il ne voyait pas non plus pourquoi le millénaire de la mort du Christ aurait dû y changer quoi que ce soit. Il faudrait bien que tôt ou tard ce décès atteigne l’âge vénérable de mille ans, c’était inévitable. Mais de là à en tirer des conclusions eschatologiques sur une quelconque apocalypse à venir, avec l’Antéchrist, la bête, le six cent soixante-six, tout l’attirail, il y avait un pas qu’il se refusait à franchir. Il ne s’agissait selon lui que de spéculations fumeuses, uniquement dues au désarroi et aux terreurs exhumées par une coïncidence malheureuse avec une famine, fût-ce la plus désastreuse depuis des décennies. Je pense pour ma part qu’il réagissait avec une très grande sagesse, tant il est vrai que les gens étaient impressionnables et semblaient prendre un malin délit à s’effrayer mutuellement par tous les moyens mis à leur disposition. Sans parler des indécrottables pessimistes, doctrinaires de la désespérance et du chaos, qui semblaient regretter le malheur dès lors que celui-ci faisait mine de s’éloigner sensiblement. Dans la situation actuelle, ils pouvaient s’en mettre à cœur joie en prédisant les pires calamités à venir. N’étant pas spécialement crédule ni peureux, et ne retirant aucun délit particulier d’un quelconque événement pouvant m’épouvanter, j’estimais que Guillaume faisait preuve d’une grande lucidité et d’une parfaite cognoissance de l’esprit humain. De plus, pourquoi entrer dans les plus invraisemblables élucubrations sous prétexte qu’une situation vous échappait ? La religion ne serait-elle donc que le pansement de l’âme, destinée à aider les hommes à surmonter leur désarroi spirituel ? J’avais du mal à croire qu’elle ne représentait pas plus. Ce serait d’ailleurs en totale contradiction avec les vœux que j’avais prononcés lorsque j’avais pris la décision de me retirer du monde.

 

 

 

 

 

III

 

 

 

L’habituel défaut de l’homme est de ne pas prévoir l’orage par beau temps.

Nicolas Machiavel