Lady Roxana - Daniel Defoe - E-Book

Lady Roxana E-Book

Daniel Defoe

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Beschreibung

Roxana est abandonnée avec ses enfants par son mari à vingt-deux ans. Elle devient la maîtresse de son logeur et lui donne un héritier. À la mort de son amant, elle en trouve un autre. Cette fois-ci, elle choisit un prince plus par vanité que par amour. Elle vit 8 ans auprès de ce prince, lui donne un enfant, mais les abandonne pour s'allier à de richissimes marchands. Ces derniers la couvrent de somptueux présents, à tel point qu’à 50 ans, elle amasse une fortune considérable. Elle quitte alors sa vie de courtisane, se marie et devient une femme honorable.


Lady Roxana est une réflexion sur les dangers d'une ambition sans frein, ainsi que sur les conflits entre cette ambition et les lois civiles et morales. Manifeste féministe, ce roman exalte la liberté d'une femme jusqu'à la licence. Néanmoins, Defoe essaie de tempérer cette tendance en faisant de son héroïne un malfrat.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Daniel Defoe, de son vrai nom Daniel Foe, est un aventurier, commerçant, agent politique et écrivain anglais, né vers 1660 à Londres et mort le 24 avril 1731 dans la Cité de Londres. Il est notamment connu pour être l’auteur de Robinson Crusoé et de Heurs et malheurs de la fameuse Moll Flanders. Il est probablement né sur Fore Street à Londres, dans la paroisse de St. Giles du borough Cripplegate. La famille de Daniel Defoe est originaire des Flandres. Son père, James, qui tient une boutique de chandelles dans le quartier populaire de Cripplegate, est un protestant, membre d'une église puritaine, les Presbytériens. En 1673, il confie l’éducation de son fils au révérend Charles Morton, qui dirige près de Londres une institution privée à Newington Green, académie dissidente qui le prépare à la carrière de ministre presbytérien4. Entrepreneur à partir de 1682, Daniel Defoe s'occupe de diverses affaires pendant vingt ans : commerce (bonneterie de gros, tuilerie), spéculation, politique. Il fait faillite à plusieurs reprises, ce qui lui vaut plusieurs séjours en prison. Dégoûté de la politique, il ne s’occupa plus que de littérature.

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Daniel Defoe

ROBINSON CRUSOÉ

Traduction par Petrus Borel publiée en 1836

 

– 1719 –

 

 

Notice sur Daniel Defoe

 

Il n’est pas rare, en littérature, qu’un livre immortalise un homme et tue l’œuvre entier de l’écrivain. L’abbé Prévôt est l’auteur de Manon Lescaut, Bernardin de Saint-Pierre l’auteur de Paul et Virginie, Goldsmith l’auteur du Vicaire de Wakefield, et Daniel Defoe l’auteur de Robinson Crusoe. On ne s’inquiète pas de savoir si ces chefs-d’œuvre populaires sont, comme la fleur de l’aloès, une éclosion magnifique, mais solitaire, ou s’ils sont préparés, amenés, soutenus et comme expliqués par une série d’autres ouvrages de moindre mérite, sans doute, mais d’un intérêt encore bien vif, puisqu’ils marquent les phases de l’évolution d’un grand esprit. Nul plus que Defoe n’a souffert de ce dédain superbe de la postérité. Nul plus que lui n’a des titres à entrer dans cette galerie des auteurs de chefs-d’œuvre et de curiosités littéraires qu’on ignore ou dont on ne se souvient pas.

Daniel Defoe naquit à Londres en 1663. Il eut pour père un boucher. Il reçut une solide instruction. Son père était un dissenter ou dissident ; c’est-à-dire un ennemi de l’Église anglicane officielle. L’instruction est souvent tenue en plus haute estime dans les sectes que dans l’Église dominante. Les raisons en seraient faciles à donner ; mais elles sont aussi faciles à comprendre, et les exposer nous entraînerait trop loin. Il serait également trop long de raconter comment Daniel Defoe, destiné d’abord au commerce de la bonneterie, jeta, si l’on veut me permettre cette application particulière d’une phrase leste et banale, ses bonnets par dessus les moulins, et, dès l’âge de 21 ans, s’annonça comme publiciste par un pamphlet où il prend parti pour la civilisation contre la barbarie, et montre à ses contemporains que la haine du catholicisme ne doit pas leur faire souhaiter de voir l’Autriche engloutie sous l’inondation des Turcs.

Il est dès lors lancé dans la politique militante, à ses risques et périls ; et il ne s’y ménage pas. Complice du duc de Monmouth, et agent actif de la révolution de 1688, auteur d’un poème où il prouve que le devoir d’un véritable anglais est de reconnaître Guillaume d’Orange, conseiller du nouveau roi, agitateur parlementaire (Pétition de la Légion, 1701), il acquiert, sous la reine Anne, une notoriété, qu’il paya cher, par la publication de son pamphlet, The shortest way with the Dissenters (« Le plus court chemin pour en finir avec les Dissidents »), ironie sanglante où il propose la pendaison comme unique remède, et dont les conformistes conçurent une rage d’autant plus grande qu’ils avaient pris d’abord Defoe pour un des leurs, et sa cruauté dérisoire pour un zèle de bon aloi. Leur déconvenue se traduisit par le pilori et la prison dont leur tolérance gratifia l’auteur.

Dans sa cellule de Newgate, celui-ci parvint, non seulement à écrire, mais à faire publier un journal politique et satirique, que toute la presse militante du monde entier peut fièrement revendiquer pour aïeul ; car, s’il y avait déjà quelques feuilles de nouvelles ou d’adresses, rien de pareil n’existait encore. Ce journal, The Review (« La Revue »), dont le premier numéro parut le 19 février 1704, fut d’abord bi-hebdomadaire. À partir de l’année suivante, il se publia trois fois par semaine, et dura neuf ans. Il n’a jamais été réimprimé. Ce serait pourtant une grande curiosité, car on n’en connaît, paraît-il, qu’un exemplaire complet, jalousement gardé dans une bibliothèque particulière.

Le reste de sa vie politique, quels qu’en soient les revirements et les péripéties, ne doit pas nous arrêter ici où nous avons à donner quelques notes bibliographiques et non pas à faire une biographie. Nous n’avons pas davantage à prendre parti dans la controverse qui vient de s’élever sur la question de savoir si Defoe fut un héros ou un coquin. Tout en croyant, cette fois encore, que la vérité se tient entre les opinions extrêmes, il nous suffira de rappeler qu’après avoir été de nouveau condamné à la prison et à l’amende (20,000 francs, il passa les quinze dernières années de sa vie occupé de travaux littéraires dont le nombre et la valeur ne l’empêchèrent pas de mourir dans la misère, à l’âge de soixante-dix ans (1731).

Peu d’écrivains furent aussi féconds. L’œuvre de Dumas, à laquelle tant de collaborateurs mirent la main, est à peine comparable comme quantité à celle de Daniel Defoe, lequel n’eut jamais, que je sache, ni rédacteurs, ni préparateurs. On compte qu’il écrivit deux cent cinquante volumes et brochures, parmi lesquels, sans parler de Robinson Crusoe, plusieurs romans de longue haleine, tels que : La vie, les aventures et les pirateries du capitaine Singleton ; la Vie du colonel Jack ; les Mémoires d’un cavalier ; la Vie de Moll Flanders ; la Vie et les aventures de Duncan Campbell, etc. Citons encore, dans des genres divers : l’Histoire du Diable, l’Histoire de la Grande Peste de Londres, morceau resté classique, le Nouveau voyage autour du Monde, etc., etc.

Les œuvres de Defoe n’ont jamais été réunies en une collection complète. L’édition en 4 vol. in-8°, de Londres, 1810, est bien insuffisante ; il en est de même de celle que l’on trouve à la Bohn’s Standard Library, en 7 volumes, la seule que le public puisse aujourd’hui facilement se procurer. On en annonce heureusement une édition complète, moins les écrits périodiques, en vingt-deux volumes, chez MM. Bickers et fils.

Le roman dont nous offrons pour la première fois une traduction, exacte et complète, au public français, est, avec Moll Flanders, l’œuvre la plus remarquable de Defoe, romancier. Encore une fois, je laisse à part Robinson Crusoe, livre unique, que tout le monde connaît, sans doute, mais qu’il me faudrait bien plus de pages que je n’en ai à ma disposition pour faire connaître ici. On trouvera dans Lady Roxana toutes les qualités et les défauts de l’auteur : une négligence voulue, des longueurs, des répétitions d’idées autant que d’expressions, une absence d’art, enfin, qui pourrait bien être, chez Defoe, le comble de l’art, car elle donne à ses récits une intensité de vie et une vraisemblance tout à fait extraordinaires. Il est inutile de dire que notre traduction n’esquive rien, qu’elle est un calque aussi fidèle et aussi pur qu’on a pu le faire, mais nullement un arrangement ni une interprétation.

« Les romans de Defoe, dit M. Léon Boucher, professeur de la Faculté des lettres de Besançon, toujours sous la forme autobiographique, ont un accent de sincérité qui leur donne l’air de confessions, et la fiction chez lui n’est que le trompe-l’œil de la réalité. » Cette dernière métaphore, qu’il faut être professeur pour avoir le droit de se permettre, n’en donne pas moins l’impression assez exacte de la manière de l’auteur de Lady Roxana. En notre temps de réalisme et de naturalisme, le trait n’est pas fait pour déplaire. Et cependant peut-être sera-t-on choqué en France, plus qu’on ne l’est dans la patrie du shocking, de la liberté de langage, souvent grossière et touchant parfois à la brutalité, dont l’auteur use sans le moindre embarras. Mais la langue a pris, depuis le XVIIe siècle, en Angleterre comme en France, des délicatesses outrées qui n’ont rien à voir avec la véritable morale. C’est le privilège de nos auteurs classiques de se faire lire de tous, et, qui plus est, de se faire étudier dans les classes, avec leurs nudités ou leurs rudesses d’expressions, sans qu’ils éveillent de pensées déshonnêtes dans les esprits les plus raffinés comme les plus innocents. Sans parler des autres où les exemples seraient trop faciles à prendre, qui reproche à Racine d’avoir, dans une pièce religieuse destinée à être jouée par des jeunes filles rigidement élevées, introduit ce vers où il est dit de l’altière Vasthi qu’Assuérus

La chassa de son trône ainsi que de son lit ?

Qu’on ne s’effarouche donc pas trop si le lit est souvent et naïvement mis en scène dans le livre de Defoe, dont je demande à donner ici le titre entier, avec sa prolixité amusante et caractéristique de l’époque à laquelle il fut écrit :

« L’Heureuse Maîtresse ou Histoire de la vie et de la grande Diversité de Fortunes de Mlle de Beleau, plus tard appelée comtesse de Wintselsheim, en Allemagne ; qui est la personne connue sous le nom de Lady Roxana, au temps du Roi Charles II. » (Londres, 1724.)

PRÉFACE

 

L’histoire de cette belle dame porte avec elle son propre témoignage. Si elle n’est pas aussi belle que la dame même est représentée l’être, si elle n’est pas aussi divertissante que le lecteur le peut désirer, ni beaucoup plus qu’il ne peut raisonnablement s’y attendre, et si toutes les parties les plus divertissantes n’en sont pas appropriées à l’instruction et au perfectionnement du lecteur, le narrateur déclare que ce doit être la faute de son récit ; il aura habillé l’histoire de vêtements inférieurs à ceux que la dame dont il rapporte les paroles, préparait pour l’offrir au monde.

Il prend la liberté de dire que ce récit diffère de la plupart des pièces contemporaines de ce genre, bien que quelques-unes d’entre elles aient rencontré dans le monde un très bon accueil. Je dis qu’il en diffère en un point considérable et essentiel, à savoir qu’il est fondé sur la vérité des faits ; de sorte que l’œuvre n’est pas un conte, mais une histoire.

La scène est placée si près du lieu où la partie principale de l’action s’est passée, qu’il a été nécessaire de déguiser les noms et les personnages, de peur que le souvenir d’événements, qui ne sauraient être encore complètement oubliés dans ce quartier de la ville, ne soit ravivé, et que les faits ne puissent être restitués trop clairement par bon nombre de gens vivant encore aujourd’hui, qui, par les détails, reconnaîtraient les personnages.

Il n’est pas toujours nécessaire que les noms des personnages se découvrent, et l’histoire peut n’en être pas moins utile de mainte façon. Si nous étions toujours obligé ou de nommer les personnages, ou de ne pas faire le récit, il en résulterait cette seule conséquence : c’est que beaucoup d’histoires agréables et charmantes seraient ensevelies dans l’ombre, et que le monde serait à la fois privé du plaisir et du profit qu’il y trouve.

L’auteur déclare qu’il connaissait particulièrement le premier mari de cette dame, le brasseur, et son père, et aussi ses difficultés d’argent ; et il sait que toute cette première partie du récit est vraie.

Ceci peut, il l’espère, être une garantie de la bonne foi du reste, bien que la fin de l’histoire se passe à l’étranger et ne puisse pas être si facilement attestée que le commencement. Cependant, comme c’est la dame elle-même qui l’a racontée, nous avons d’autant moins de motifs de mettre en doute la vérité de cette dernière partie.

À la manière dont elle raconte son histoire, il est évident qu’elle n’insiste nulle part pour se justifier. Encore moins offre-t-elle sa conduite, ou même aucun trait de sa conduite, si ce n’est son repentir, comme modèle à imiter. Au contraire, elle fait de fréquentes digressions pour censurer et condamner justement ses propres actes. Combien de fois ne s’adresse-t-elle pas les reproches les plus passionnés, nous fournissant des réflexions pleines de justesse pour les cas semblables !

Il est vrai qu’elle a trouvé un succès inespéré dans toutes ses fautes. Mais même dans la plus grande élévation de sa prospérité, elle reconnaît fréquemment que les plaisirs dus à sa mauvaise conduite ne valaient pas le repentir, et que toutes les satisfactions qu’elle avait, toute sa joie en présence de sa fortune, non, pas même toute l’opulence où elle nageait, ni son éclat extérieur, ni l’appareil et les honneurs qui l’accompagnaient, ne pouvaient calmer son esprit, ni faire taire les reproches de sa conscience, ou lui procurer une heure de sommeil, lorsque de justes réflexions la tenaient éveillée.

Les généreuses déductions qui se tirent de cette partie de l’histoire valent autant que tout le reste, et, étant le but avoué de la publication, la justifient pleinement.

S’il y a des passages dans ce récit où, étant obligé de rapporter une action mauvaise, on semble la décrire trop clairement, l’auteur déclare qu’on a pris tout le soin imaginable de se garder des indécences et des expressions immodestes ; et l’on espère que vous n’y trouverez rien qui puisse exciter un esprit vicieux, mais que vous y trouverez, au contraire, à chaque page, beaucoup pour le décourager et le confondre.

Les scènes de crime ne peuvent guère être représentées de manière que quelques-uns n’en fassent un criminel usage. Mais lorsque le vice est peint sous ses viles couleurs, ce n’est pas pour le faire aimer, mais pour l’exposer au mépris ; et si le lecteur fait un mauvais usage d’un tel tableau, la méchanceté lui en appartient tout entière.

D’un autre côté, les avantages du présent ouvrage sont si grands, et le lecteur vertueux y trouvera l’occasion de tant de perfectionnements, que nous ne faisons pas de doute que ce récit, quelque médiocrement raconté qu’il soit, ne pénètre jusqu’à lui dans ses meilleures heures de loisir, et ne soit lu avec délices et profit à la fois.

CHAPITRE Ier

 

SOMMAIRE. – Je suis mariée à un riche brasseur. – Mort de mon père et du père de mon mari. – Mystérieuse disparition de mon mari. – Je vends mes effets pour vivre. – Attachement de ma servante, Amy. – Conseils de deux amies. – Mes enfants sont envoyés à leur tante. – Conduite haineuse de la tante. – Caractère aimable de l’oncle. – Générosité de mon propriétaire. – Mon propriétaire dîne avec moi. – Le mobilier de ma maison est restauré. – Déclaration d’amour. – Mon propriétaire devient mon locataire. – Le piège de la pauvreté. – Je me résous à partager le lit de mon propriétaire. – Nous nous prenons comme époux.

 

Je suis née, comme je l’ai appris de mes amis, dans la ville de Poitiers, province ou comté de Poitou, en France, d’où je fus amenée en Angleterre par mes parents, qui s’enfuirent à cause de leur religion vers l’an 1683, époque où les protestants furent bannis de France par la cruauté de leurs persécuteurs.

Moi, qui ne savais que peu de chose, ou rien du tout, de ce qui m’avait fait amener ici, j’étais assez contente de m’y trouver. Londres, ville grande et gaie, me plut infiniment ; car, en ma qualité d’enfant, j’aimais la foule, et à voir beaucoup de beau monde.

Je ne conservai rien de la France que le langage, mon père et ma mère étant de meilleur ton que ne l’étaient ordinairement, en ce temps-là, ceux qu’on appelle réfugiés. Ayant fui de bonne heure, lorsqu’il était encore facile de réaliser leurs ressources, ils avaient, avant leur traversée, envoyé ici des sommes importantes, ou, autant que je m’en souviens, des valeurs considérables en eau-de-vie de France, papier et autres marchandises. Tout cela se vendit dans des conditions très avantageuses, et mon père se trouva fort à l’aise en arrivant, de sorte qu’il s’en fallait qu’il eût à s’adresser aux autres personnes de notre nation qui étaient ici, pour en obtenir protection ou secours. Au contraire, sa porte était continuellement assiégée d’une foule de pauvres misérables créatures mourant de faim, qui, en ce temps-là, s’étaient réfugiées ici, pour des raisons de conscience ou pour quelque autre cause.

J’ai même entendu mon père dire qu’il était harcelé par bien des gens qui, pour la religion qu’ils avaient, auraient aussi bien pu rester où ils étaient auparavant. Mais ils accouraient ici par troupeaux, pour y trouver ce qu’on appelle en anglais a livelihood, c’est-à-dire leur subsistance, ayant appris que les réfugiés étaient reçus à bras ouverts en Angleterre, qu’ils trouvaient promptement de l’ouvrage, car la charité du peuple de Londres leur facilitait les moyens de travailler dans les manufactures de Spitalfields, de Canterbury et autres lieux, – qu’ils avaient pour leur travail un salaire bien plus élevé qu’en France, et autres choses semblables.

Mon père, disais-je, m’a raconté qu’il était plus harcelé des cris de ces gens-là que de ceux qui étaient de vrais réfugiés, ayant fui dans la misère pour obéir à leur conscience.

J’avais à peu près dix ans lorsqu’on m’amena dans ce pays où, comme je l’ai dit, mon père vécut fort à l’aise, et où il mourut environ onze ans plus tard. Pendant ce temps, je m’étais formée pour la vie mondaine, et liée avec quelques-unes de nos voisines anglaises, comme c’est la coutume à Londres. Tout enfant, j’avais choisi trois ou quatre compagnes et camarades de jeux d’un âge assorti au mien, de sorte qu’en grandissant nous nous habituâmes à nous appeler amies et intimes ; et ceci contribua beaucoup à meperfectionner pour la conversation et pour le monde.

J’allais à des écoles anglaises, et, comme j’étais jeune, j’appris la langue parfaitement bien, ainsi que toutes les manières des jeunes filles anglaises. Je ne conservai donc rien des Françaises que la connaissance du langage ; encore n’allai-je pas jusqu’à garder des restes de locutions françaises cousues dans mes discours, comme la plupart des étrangers ; mais je parlais ce que nous appelons le pur anglais, aussi bien que si j’étais née ici.

Puisque j’ai à donner la description de ma personne, il faut qu’on m’excuse de la donner aussi impartialement que possible, et comme si je parlais d’une autre. La suite vous fera juger si je me flatte ou non.

J’étais (je parle de moi lorsque j’avais environ quatorze ans) grande, et très bien faite ; d’une sagacité de faucon dans les questions qui ne dépassent pas le niveau ordinaire des connaissances ; prompte et vive dans mes discours, portée à la satire, toujours prête à la repartie, et un peu trop libre dans la conversation, ou, comme nous disons en anglais, un peu trop hardie (bold), bien que d’une modestie parfaite dans ma conduite. Étant née Française, je devais danser, comme quelques-uns le prétendent, naturellement ; en effet, j’aimais extrêmement la danse ; je chantais bien également, et si bien que, comme vous le verrez, cela me fut plus tard de quelque avantage. Avec tout cela, je ne manquais ni d’esprit, ni de beauté, ni d’argent. C’est ainsi que j’entrai dans le monde, possédant tous les avantages qu’une jeune femme pouvait désirer pour se faire bien venir des autres et se promettre une vie heureuse pour l’avenir.

Vers l’âge de quinze ans, mon père me donna une dot de 25,000 livres, comme il disait en français, c’est-à-dire deux mille livres sterling, et me maria à un gros brasseur de la cité. Excusez-moi si je tais son nom, car bien qu’il soit la cause première de ma ruine, je ne saurais me venger de lui si cruellement.

Avec cette chose qu’on appelle un mari, je vécus huit années fort convenablement, et pendant une partie de ce temps j’eus une voiture, c’est-à-dire une sorte de caricature de voiture, car toute la semaine les chevaux travaillaient aux camions ; mais, le dimanche, j’avais le privilège de sortir dans mon carrosse, pour aller soit à l’église, soit ailleurs, suivant que mon mari et moi pouvions en tomber d’accord, ce qui, soit dit en passant, n’arrivait pas souvent. Mais nous reparlerons de cela.

Avant de m’engager davantage dans l’histoire de la partie matrimoniale de mon existence, il faut me permettre de faire le portrait de mon mari aussi impartialement que j’ai fait le mien. C’était un gaillard jovial et beau garçon autant qu’aucune femme peut en désirer un pour le compagnon de sa vie ; grand et bien fait ; peut-être de dimensions un peu trop fortes, mais pas jusqu’à avoir l’air vulgaire. Il dansait bien, et c’est, je crois, ce qui nous rapprocha tout d’abord. Il avait un vieux père qui dirigeait les affaires avec soin, de sorte qu’il n’avait, de ce côté-là, pas grand’chose à faire, si ce n’est, de temps en temps, de faire une apparition et de se montrer. Et il en profitait ; car il s’inquiétait très peu de son commerce, mais il sortait, voyait du monde, chassait beaucoup et aimait excessivement ce dernier plaisir.

Après vous avoir dit que c’était un bel homme et un bon sportsman, j’ai vraiment tout dit. Je fus assez malheureuse, comme tant d’autres jeunes personnes de notre sexe, de le choisir parce qu’il était bel homme et bon vivant, comme je l’ai dit ; car, pour le reste, c’était un être aussi faible, à tête aussi vide, et aussi dénué d’instruction qu’une femme ait jamais pu en désirer pour son compagnon. Et ici, il faut que je prenne la liberté, quelques reproches que j’aie d’ailleurs à me faire dans ma conduite ultérieure, de m’adresser à mes sœurs, les jeunes filles de ce pays, et de les prémunir en quelques mots. Si vous avez quelque considération pour votre bonheur futur, quelque désir de vivre bien avec un mari, quelque espoir de conserver votre fortune ou de la rétablir après un désastre, jamais, mesdemoiselles, n’épousez un sot ; un mari quelconque, mais pas un sot ; avec certains autres maris vous pouvez être malheureuses, mais avec un sot vous serez misérables ; avec un autre mari vous pouvez, dis-je, être malheureuses, mais avec un sot vous le serez nécessairement. Il y a plus : le voudrait-il, il ne saurait vous rendre heureuse ; tout ce qu’il fait est si gauche, tout ce qu’il dit est si vide, qu’une femme de quelque intelligence ne peut s’empêcher d’être fatiguée et dégoûtée de lui vingt fois par jour. Quoi de plus contrariant pour une femme que de mener dans le monde un grand gaillard de mari, bel homme et joli garçon, et d’être obligée de rougir de lui chaque fois qu’elle l’entend parler ? D’entendre les autres hommes causer sensément, quand lui n’est capable de rien dire, et a l’air d’un sot ? Ou, ce qui est pire, de l’entendre dire des stupidités et faire rire de lui comme d’un sot ?

D’un autre côté, il y a tant de sortes de sots, une si infinie variété de sots, et il est si difficile de savoir quel est le pire de l’espèce, que je suis obligée de vous dire : Pas de sot, mesdemoiselles, absolument, aucune espèce de sot, sot furieux ou sot modéré, sot sage ou sot idiot ; prenez n’importe quoi, si ce n’est un sot ; bien plus, soyez n’importe quoi vous-même, soyez même vieille fille, la pire des malédictions de la nature, plutôt que de ramasser un sot.

Mais laissons cela un moment, car j’aurai l’occasion d’en reparler. Mon cas était particulièrement pénible, et je trouvais, dans cette malheureuse union, toute une complication de sottises variées.

D’abord, – et la chose, il faut l’avouer, est parfaitement insupportable, – mon mari était un sot vaniteux, tout opiniâtre1. Tout ce qu’il disait était juste, était le mieux dit et décidait la question, sans la moindre considération pour aucune des personnes présentes, ni pour rien de ce qui pouvait avoir été avancé par d’autres, même avec toute la modestie imaginable. Et néanmoins, quand il en venait à défendre son avis par l’argumentation et la raison, il le faisait d’une façon si faible, si vide, et si éloignée de son but, que c’en était assez pour dégoûter ceux qui l’écoutaient et les faire rougir de lui.

En second lieu, il était affirmatif et entêté, et il l’était surtout dans les choses les plus simples ou les plus contradictoires et telles qu’il était impossible d’avoir la patience de les entendre énoncer.

Ces deux qualités, même s’il n’y en avait pas eu d’autres, suffisaient à le rendre la plus insupportable créature qu’on pût avoir pour époux ; et l’on imagine, à première vue, l’espèce de vie que je menais. Cependant, je m’en tirais aussi bien que je pouvais, et retenais ma langue ; ce qui était la seule victoire que je remportasse sur lui. En effet, lorsqu’il voulait m’entretenir de son bavardage bruyant et vide, et que je ne voulais pas lui répondre ou entrer en conversation avec lui sur le point qu’il avait choisi, il se levait dans une rage inimaginable, et s’en allait. C’était ainsi que je me délivrais à meilleur marché.

Je pourrais m’étendre ici sur la méthode que j’adoptai pour me faire une vie passable et facile avec le caractère le plus incorrigible du monde ; mais ce serait trop long, et les détails trop frivoles. Je me bornerai à en mentionner quelques-uns que les événements que j’ai à raconter rendent nécessaires à mon récit.

J’étais mariée depuis quatre ans environ, lorsque je perdis mon père. – Ma mère était morte auparavant. – Mon union lui plaisait si peu, et il voyait si peu de motifs d’être satisfait de la conduite de mon mari, que, tout en me laissant, à sa mort, cinq mille livres et plus, il les laissa entre les mains de mon frère aîné. Celui-ci, s’étant témérairement aventuré dans ses opérations commerciales, fit faillite, et perdit, non seulement ce qu’il avait à lui, mais aussi ce qu’il avait à moi, comme vous l’apprendrez tout à l’heure.

Ainsi je perdis la dernière marque de la libéralité de mon père, parce que j’avais un mari à qui l’on ne pouvait se fier : voilà un des avantages d’épouser un sot.

Dans la seconde année qui suivit la mort de mon père, le père de mon mari mourut aussi. Je crus que sa fortune s’en trouvait considérablement augmentée, car tout le commerce de la brasserie, lequel était excellent, lui appartenait désormais en propre.

Mais cette augmentation de propriété fut sa ruine, car il n’avait pas le génie des affaires. Il n’avait aucune connaissance des comptes de sa maison. Il eut bien l’air de se remuer à ce sujet, dans les commencements, et il prit un visage d’homme affairé. Mais il se relâcha vite. C’était chose au-dessous de lui que d’examiner ses livres ; il laissait ce soin à ses commis et à ses comptables ; et tant qu’il trouvait de l’argent en caisse pour payer le malteur et les droits et pour en mettre un peu dans sa poche, il se sentait parfaitement à l’aise et sans souci, laissant le plus important aller au hasard.

Je prévoyais les conséquences, et plusieurs fois j’essayai de le persuader de s’appliquer à ses affaires. Je lui rappelai combien ses clients se plaignaient de la négligence de ses employés d’un côté, et combien, de l’autre, augmentait le nombre de ses débiteurs, par suite de l’insouciance de son commis à assurer les rentrées, et autres choses semblables. Mais il me repoussait soit avec de dures paroles, soit d’une façon détournée, en me représentant les choses autrement qu’elles n’étaient.

Quoi qu’il en soit, pour couper court à une ennuyeuse histoire qui n’a pas le droit d’être longue, il finit par trouver que son commerce déclinait, que son capital diminuait, bref, qu’il ne pouvait pas continuer les affaires. Une ou deux fois il dut mettre en gages ses ustensiles de brasseur pour satisfaire l’excise ; et, la dernière fois, il eut toutes les peines du monde à les dégager.

Il en fut alarmé, et résolut de cesser le commerce. Il n’en était pas fâché, d’ailleurs, prévoyant que s’il ne le faisait pas à temps, il serait forcé de cesser d’une autre manière, je veux dire en faisant banqueroute. De mon côté, je ne demandais pas mieux qu’il s’en retirât pendant qu’il lui restait encore quelque chose, de peur de me trouver dépouillée dans ma propre maison et mise à la porte avec mes enfants ; car j’avais maintenant cinq enfants. C’est le seul ouvrage, peut-être, à quoi les sots soient bons.

Je me considérais comme heureuse lorsqu’il eut trouvé quelqu’un à qui céder la brasserie.

En effet, après avoir payé une grosse somme, mon mari se trouva libéré, toutes ses dettes acquittées, et ayant encore de deux à trois mille livres sterling en poche. Obligés de déménager de la brasserie, nous prîmes une maison à X***, village situé à dix milles de la ville environ. Tout bien considéré, je me crus heureuse, je le répète, d’être sortie d’embarras à d’aussi bonnes conditions ; et si mon bel homme avait eu seulement son plein bonnet de bon sens, je n’aurais pas encore été trop mal.

Je lui proposai d’acheter quelque bien avec l’argent, ou avec une partie, lui offrant d’apporter ma part qui existait encore et qui pouvait se réaliser sûrement. De cette façon nous aurions pu vivre tolérablement, au moins pendant sa vie. Mais comme c’est le propre d’un sot de ne pas prendre d’avis, il négligea celui-là, vécut comme auparavant, garda ses chevaux et ses gens, sortit tous les jours à cheval pour chasser dans la forêt ; et, pendant ce temps-là, rien ne se faisait. Mais l’argent filait bon train, et il me semblait que je voyais la ruine accourir, sans aucun moyen praticable de l’arrêter.

Je ne négligeai rien de tout ce que la persuasion et les prières peuvent tenter ; mais tout fut inutile. Lui représenter comme notre argent s’en allait vite et ce que serait notre situation quand il n’y en aurait plus, cela ne faisait aucune impression sur lui. Comme un insensé, il continuait sans nul souci de tout ce qu’on pourrait supposer que les larmes et les lamentations sont capables de faire. Il ne diminuait ni sa dépense personnelle, ni son train, ni ses chevaux, ni son domestique, jusqu’à la fin, où il ne lui resta plus même cent livres sterling au monde.

Il ne fallut pas plus de trois ans pour dépenser ainsi tout l’argent comptant. Et il le dépensa, je puis le dire, sottement ; car les compagnies qu’il fréquentait n’avaient rien d’estimable ; c’étaient généralement des chasseurs, des maquignons et des gens inférieurs à lui : autre conséquence de la sottise chez un homme. Les sots, en effet, ne sauraient trouver d’attrait à la société d’hommes plus sages et plus capables qu’eux ; ce qui fait qu’ils entretiennent commerce avec des coquins, boivent de la bière avec les portefaix, et font toujours leur compagnie de gens au dessous d’eux.

C’était là ma triste situation, lorsqu’un matin mon mari me dit qu’il comprenait qu’il en était arrivé à un état misérable, et qu’il voulait aller chercher fortune quelque part, ou ailleurs. Il avait déjà dit des choses semblables plusieurs fois auparavant, lorsque je le pressais de considérer ses ressources et les ressources de sa famille avant qu’il fût trop tard ; mais, comme j’avais vu que dans tout cela il n’y avait aucune idée sérieuse, – et, à la vérité, il n’y avait guère jamais aucune idée dans ses paroles, quoi qu’il dît, – je pensai encore cette fois-ci que ce n’était que des mots en l’air. Lorsqu’il avait bien répété qu’il voulait s’en aller, je souhaitais d’ordinaire secrètement à part moi, et même je me le disais nettement en pensée : Que ne le faites-vous donc ! car si vous continuez ainsi, vous nous ferez tous mourir de faim.

Cependant il resta à la maison toute la journée, et y passa la nuit. Le lendemain, de grand matin, il se lève du lit, va à une fenêtre qui donnait sur les écuries, et sonne de son cor français, comme il l’appelait. C’était son signal ordinaire pour appeler ses gens quand il sortait pour la chasse.

On était vers la fin d’août ; il faisait donc encore clair dès cinq heures, et ce fut à peu près à cette heure-là que je l’entendis, lui et deux de ses gens, sortir, et fermer les portes de la cour derrière eux. Il ne m’avait rien dit de plus qu’il ne le faisait d’ordinaire lorsqu’il sortait pour son exercice favori. De mon côté, je ne me levai pas, et ne lui dis rien de particulier ; mais je repris mon sommeil après son départ, et dormis pendant deux heures, ou environ.

Le lecteur sera sans doute un peu surpris d’apprendre brusquement que, depuis, je n’ai plus jamais revu mon époux. Il y a plus : non seulement je ne l’ai jamais revu, mais je n’ai jamais eu de ses nouvelles, ni directement, ni indirectement, non plus que d’aucun de ses deux domestiques, ni des chevaux ; je n’ai jamais su ce qu’ils devinrent, ou ni dans quelle direction ils étaient allés, ce qu’ils firent ou avaient l’intention de faire, pas plus que si le sol s’était ouvert et les avait engloutis, et que personne n’en eût eu connaissance, si ce n’est comme je le dirai ci-après.

Je ne fus aucunement surprise, ni le premier, ni le second soir ; non, et même je ne le fus guère pendant les deux premières semaines, pensant que s’il lui était arrivé quelque malheur, j’en entendrais toujours parler assez tôt. Je savais, d’un autre côté, qu’ayant avec lui deux domestiques et trois chevaux, ce serait la chose la plus étrange du monde qu’il leur arrivât quelque chose à eux tous, sans que je l’apprisse tôt ou tard.

Mais vous comprendrez facilement que, comme le temps s’écoulait, une semaine, deux semaines, un mois, deux mois, et ainsi de suite, je fus à la fin épouvantablement effrayée, surtout lorsque je réfléchissais à ma position, et que je considérais dans quelle condition l’on m’abandonnait, avec cinq enfants, et sans un liard pour subvenir à leurs besoins, en dehors de soixante-dix livres d’argent comptant environ, et des quelques objets précieux que j’avais sur moi, mais qui, quelle que fût leur valeur, n’étaient rien pour entretenir une famille, surtout pendant longtemps.

Que faire, je ne le savais ; ni à qui avoir recours. Demeurer dans la maison où j’étais, je ne le pouvais pas : le loyer était trop élevé. La quitter sans les ordres de mon mari, au cas où il reviendrait, je ne pouvais non plus y songer. De sorte que je restai extrêmement perplexe, triste et découragée au plus haut point.

Cet état d’abattement dura près d’un an. Mon mari avait deux sœurs, mariées, et très à leur aise, ainsi que quelques autres proches parents que je connaissais, et qui, je l’espérais, feraient quelque chose pour moi. J’envoyais souvent auprès d’eux demander s’ils pouvaient me donner quelque renseignement sur mon vagabond ; mais ils répondaient tous qu’ils ne savaient rien à son sujet ; et, après de nombreuses commissions de ce genre, ils finirent par me trouver importune, et par me faire savoir qu’ils le trouvaient en donnant aux demandes de ma bonne des réponses dédaigneuses et peu polies.

Cela me blessa fort et ajouta à mon chagrin ; mais je n’avais d’autre recours que les larmes, car il ne me restait plus un ami au monde. J’aurais dû faire remarquer que ce fut six mois environ avant cette disparition de mon mari que le désastre dont j’ai parlé frappa mon frère ; il fit faillite, et, dans ces tristes circonstances, j’eus la mortification d’apprendre, non seulement qu’il était en prison, mais qu’il n’y aurait que peu ou rien à retirer par voie d’arrangement.

Les malheurs arrivent rarement seuls ; celui-ci fut l’avant-coureur de la fuite de mon mari. Ainsi, mes espérances détruites de ce côté, mon mari parti, mes enfants sur les bras et rien pour leur entretien, j’étais dans la condition la plus déplorable que puisse exprimer la parole humaine.

J’avais quelque argenterie et quelques bijoux, comme on peut le supposer d’après ma fortune et mon premier état ; et mon mari, qui ne s’était jamais arrêté à l’idée de ses embarras, ne s’était pas trouvé dans la nécessité de me dépouiller comme le font d’ordinaire les maris en des cas semblables. Mais comme j’avais vu la fin de tout mon argent comptant pendant les longs jours passés à l’attendre, je commençai à me défaire d’une chose après l’autre. Ces quelques objets de valeur se mirent à disparaître à grande vitesse. Je ne vis plus rien devant moi que la misère et le plus profond désespoir, et même mes enfants mourant de faim sous mes yeux. Je laisse à toutes celles qui ont été mères et qui ont vécu dans l’abondance et dans le monde, à considérer et à apprécier ma position. Mon mari, je ne m’attendais plus à le revoir jamais, ni ne l’espérais, d’ailleurs ; c’était, en effet, de tous les hommes du monde, le moins capable de me venir en aide, ou de faire un mouvement de la main pour gagner un shilling qui soulageât notre misère. Il n’en avait ni les capacités, ni l’inclination. Il n’aurait pu être commis, car à peine s’il avait une écriture lisible. Bien loin de pouvoir écrire quelque chose qui eût du sens, il ne pouvait tirer aucun sens de ce qu’écrivaient les autres ; bien loin de comprendre le bon anglais, il ne savait pas même épeler le bon anglais. Être débarrassé de toute affaire faisait ses délices ; il restait appuyé contre un poteau pendant une demi-heure de suite, une pipe à la bouche, dans la plus grande tranquillité du monde, fumant comme le paysan de Dryden qui sifflait en marchant faute de pensées, et cela lorsque sa famille, pour ainsi dire, mourait de faim ; gaspillant le peu qu’il avait ; ne sachant pas que nous étions saignés aux quatre membres et s’inquiétant aussi peu de savoir où il trouverait un autre shilling quand son dernier serait dépensé.

Le caractère et l’étendue de ses capacités étant tels, j’avoue que je ne crus plus avoir fait une si grosse perte par son départ que je me l’étais figuré d’abord. Il n’en était pas moins de sa part dur et cruel au suprême degré de ne pas me donner le moindre avis de ses projets. Et, à la vérité, ce qui m’étonnait le plus, c’était qu’ayant certainement dû avoir eu l’idée de son excursion au moins quelques moments avant de l’entreprendre, il ne fût pas venu chercher la petite réserve d’argent qui nous restait, ou du moins une partie, pour subvenir à ses dépenses pendant quelque temps. Mais il ne le fit point ; et je suis moralement certaine qu’il n’avait pas cinq guinées vaillant quand il me quitta. Tout ce que je pus arriver à savoir à son sujet fut qu’il avait laissé son cor de chasse, qu’il appelait cor français, dans l’écurie, ainsi que sa selle de chasse, et qu’il était parti en bel équipage, comme l’on dit, ayant une housse brodée, une boîte à pistolets, et autres accessoires ; un de ses domestiques avait aussi une selle à pistolets, mais ordinaire, et l’autre un long fusil ; en sorte qu’ils étaient sortis équipés, non pas en chasseurs, mais plutôt en voyageurs. Quant à la partie du monde où ils allèrent, je n’en entendis jamais parler pendant maintes années.

Comme je l’ai dit, j’envoyai aux renseignements près de ses parents ; mais ils me renvoyaient des réponses brèves et bourrues. Aucun d’eux ne proposa de venir me voir, ni de voir les enfants ; ils ne s’en informaient même pas, comprenant bien que j’étais dans une position à leur devenir bientôt, sans doute, un objet d’embarras. Mais il n’était plus temps de tergiverser avec eux, pas plus qu’avec le reste du monde. Je cessai d’envoyer ; j’allai moi-même ; je leur exposai complètement ma situation et la condition à laquelle j’étais réduite ; je les priai de me conseiller sur le parti que j’avais à prendre ; je me fis aussi humble qu’ils le pouvaient désirer, et les suppliai de considérer que je n’étais pas en position de me suffire, et que, sans quelque secours, nous péririons tous inévitablement. Je leur dis que si je n’avais qu’un enfant, ou deux enfants, j’aurais fait mes efforts pour les nourrir de mon aiguille, et que je ne serais venue à eux que pour les prier de m’aider à trouver de l’ouvrage, afin de pouvoir gagner mon pain en travaillant. Mais imaginer une femme seule, qui n’a pas été élevée à travailler, ne sachant où trouver de l’occupation et ayant à gagner le pain de cinq enfants, cela n’était pas possible ; d’autant plus que quelques-uns de mes enfants étaient encore jeunes, et qu’il n’y en avait pas d’assez grands pour s’aider les uns les autres.

Ce fut partout la même chose : je ne reçus pas un liard de personne ; à peine m’engagea-t-on à m’asseoir chez les deux sœurs ; et, chez les deux plus proches parents, on ne m’offrit ni à manger, ni à boire. Dans la cinquième maison, une vieille dame distinguée, tante de mon mari par alliance, veuve, et la moins à l’aise de toute ma parenté, me pria de m’asseoir, me donna à dîner, et me ranima en me traitant avec plus de bienveillance que tous les autres ; elle ajouta seulement cette mélancolique réflexion qu’elle m’aurait bien secourue, mais qu’en vérité elle ne le pouvait pas, ce que, d’ailleurs, je savais être parfaitement vrai.

Chez elle, je me livrai au soulagement des affligés, je veux dire les larmes ; car, en lui racontant comment j’avais été reçue par les autres parents de mon mari, ce récit me fit fondre en larmes, et je pleurai longtemps avec violence, tant que je fis aussi pleurer la bonne vieille dame à plusieurs reprises.

Cependant, après toutes mes visites, je revins à la maison sans aucun secours, et j’y restai jusqu’à ce que je fusse réduite à une misère qui défie toute description. J’étais retournée plusieurs fois chez la vieille tante, et je l’avais amenée à me promettre d’aller parler aux autres parents, pour persuader quelqu’un d’entre eux, si c’était possible, de prendre au moins les enfants, ou de contribuer pour quelque chose à leur entretien. Je dois lui rendre cette justice qu’elle fit tous ses efforts auprès d’eux ; mais tout fut inutile, ils ne voulurent rien faire, du moins de ce côté-là. Je crois, qu’après bien des sollicitations, elle obtint, par une sorte de collecte faite entre eux tous, environ onze ou douze shillings : ce fut, sans doute, un soulagement momentané, mais ce n’était pas cela, il est inutile de le dire, qui pouvait me délivrer d’une partie quelconque du fardeau qui pesait sur moi.

Il y avait une pauvre femme qui avait été une sorte de cliente de notre famille, et pour laquelle j’avais, entre tous nos autres parents, eu souvent beaucoup de bontés. Ma servante me mit en tête un matin d’envoyer parler à cette pauvre femme et de voir si elle ne pourrait pas m’aider dans mon épouvantable situation.

Il faut que je rappelle ici, à la louange de cette pauvre fille, ma servante, que, bien que je ne pusse plus lui donner de gages, comme je le lui avais déclaré, et que je ne pusse même pas lui en payer l’arriéré, elle ne voulut pas me quitter. Il y a pas2 : tant qu’elle eut quelque argent, lorsque je n’en avais pas, elle voulut m’aider du sien. J’ai reconnu son attachement et sa fidélité ; mais néanmoins elle ne fut, à la fin, payée de tout cela qu’en mauvaise monnaie, comme on le verra en son lieu.

Amy (c’était son nom) me fit donc penser à envoyer dire à cette pauvre femme de venir me trouver. J’étais alors dans une grande misère, et je m’y résolus. Mais précisément le matin que j’avais l’intention de le faire, la vieille tante vint me voir, accompagnée de la pauvre femme. La bonne vieille dame paraissait être en grande inquiétude à mon sujet ; et elle avait encore parlé à ces gens, pour voir ce qu’ils pourraient faire pour moi, mais avec bien peu de résultat.

Vous aurez quelque idée de ma misère d’alors par la situation dans laquelle elle me trouva : j’avais cinq enfants dont le plus âgé n’avait pas dix ans, et pas un shilling dans la maison pour leur acheter des aliments ; mais j’avais envoyé Amy pour vendre une cuiller d’argent et rapporter quelque chose de chez le boucher, et j’étais dans un petit salon, assise sur le sol, avec un gros tas de vieux chiffons, de linge et d’autres objets autour de moi, examinant si je n’avais rien là dedans qui pût se vendre ou s’engager pour un peu d’argent ; et je pleurais jusqu’à éclater à force de sanglots, en songeant à ce que je ferais ensuite.

C’est à ce moment qu’elles frappèrent à la porte. Je crus que c’était Amy, et je ne me levai pas. Un des enfants alla ouvrir, et elles entrèrent aussitôt dans la chambre où j’étais et où elles me trouvèrent dans cette posture, sanglotant de toutes mes forces. Je fus surprise de leur arrivée, vous pouvez le croire, surtout en voyant la personne même que je venais de me décider à envoyer chercher. Mais quand elles me virent, avec la mine que j’avais, car mes yeux étaient enflés à force de pleurer, ainsi que l’état de la maison où je demeurais et les tas d’objets qui se trouvaient autour de moi, surtout quand je leur eus dit ce que je faisais, et pour quel motif, elles s’assirent, comme les trois consolateurs de Job, et ne me dirent pas un mot pendant un long espace de temps ; mais toutes les deux pleuraient aussi abondamment et aussi sincèrement que moi.

À la vérité, mon cas ne demandait pas beaucoup de discours ; les choses parlaient d’elles-mêmes. Elles me voyaient au milieu des haillons et de la saleté, moi qui, naguère encore, avais ma voiture ; maigre, et ayant presque l’air d’une morte de faim, moi qui étais auparavant grasse et de belle mine. La maison, autrefois garnie d’un beau mobilier, de tableaux, d’ornements, de buffets, de trumeaux et de tout ce qu’il fallait, était maintenant dépouillée et nue, presque tout ayant été saisi par le propriétaire pour le loyer ou vendu pour acheter le nécessaire. En un mot, tout était misère et dénuement ; partout on voyait l’image de la ruine. Nous avions à peu près tout mangé, et il ne restait plus guère rien, à moins que, semblable à l’une des pitoyables femmes de Jérusalem, je ne mangeasse jusqu’à mes propres enfants.

Ces deux bonnes créatures étaient, comme je l’ai dit, assises en silence depuis quelque temps, et elles avaient bien tout regardé autour d’elles, lorsque ma servante, Amy, rentra. Elle rapportait une petite poitrine de mouton et deux gros paquets de navets, dont elle voulait faire un ragoût pour notre dîner. Pour moi, mon cœur était si accablé de voir ces deux amies, – car c’étaient des amies, quoique pauvres. – et d’être vue par elles en un tel état, que je tombai dans une autre violente crise de larmes, si bien que je ne pus leur parler encore de longtemps.

Pendant que j’étais dans ce désespoir, elles prirent à part ma servante Amy dans un coin de la chambre et causèrent avec elle. Amy leur donna tous les détails de ma situation et les exprima en termes si touchants et si naturels que je n’aurais pu, dans aucune circonstance, en faire autant moi-même ; bref, elle les émut si bien l’une et l’autre que la vieille tante vint à moi, et que, malgré les larmes qui la rendaient presque incapable de parler, elle me dit rapidement :

« Voyez-vous, cousine ; ça ne peut pas rester comme ça ; il faut prendre un parti, et immédiatement. Où sont nés ces enfants, je vous prie ? »

Je lui dis la paroisse où nous demeurions auparavant, que quatre d’entre eux y étaient nés, et que l’autre était né dans la maison où j’étais et dont le propriétaire, après avoir, avant de connaître ma situation, saisi mes meubles pour le loyer arriéré, m’avait ensuite autorisée à demeurer toute une année sans rien payer ; et cette année, ajoutai-je, était presque expirée maintenant.

Après avoir entendu ce récit, elles décidèrent qu’elles porteraient elles-mêmes tous les enfants à la porte de quelqu’un des parents dont j’ai parlé plus haut, qu’ils y seraient déposés par la servante Amy, et que moi, la mère, je m’en irais pour quelques jours, fermerais la maison, et disparaîtrais. On dirait à ces gens, que s’ils ne jugeaient pas convenable de prendre un peu soin des enfants, ils pouvaient envoyer chercher les marguilliers au cas où ils croiraient que cela valait mieux ; car ces enfants étaient nés dans leur paroisse, et il fallait pourvoir à leur subsistance. Quant à l’autre enfant, né dans la paroisse de ***, les autorités en prenaient déjà soin ; et, en effet, ils avaient si bien compris la misère de la famille, qu’ils avaient, au premier mot, fait ce qui leur incombait de faire.

Voilà ce que me proposèrent ces excellentes femmes, et elles me prièrent de m’en remettre à elles pour le reste. Je fus, tout d’abord, vivement affligée de l’idée de me séparer de mes enfants, surtout à l’idée de cette chose terrible, qu’ils seraient à la garde de la paroisse. Puis, cent mille choses horribles me vinrent à l’esprit, des histoires d’enfants de la paroisse morts de faim en nourrice ; d’autres ruinés de santé, déviés, boiteux, etc., parce qu’on n’avait pas pris assez soin d’eux. Et ces pensées faisaient défaillir mon cœur au dedans moi.

Mais la misère de ma position m’endurcit le cœur vis-à-vis de ma propre chair et de mon propre sang. Considérant qu’ils mourraient de faim infailliblement, et moi aussi, si je continuais à les garder près de moi, je commençai à me faire à l’idée de me séparer d’eux tous, n’importe comment et n’importe où, afin de me délivrer de l’épouvantable nécessité de les voir tous périr et de périr moi-même avec eux. Je consentis donc à m’en aller de la maison, et à laisser l’exécution de toute cette affaire à ma servante Amy et à elles. Je fis comme c’était convenu ; et, dans l’après-midi même, elles les portèrent tous à une des tantes.

Amy, fille résolue, frappa à la porte, ayant tous les enfants avec elle ; et elle dit à l’aîné, aussitôt que la porte serait ouverte, de se précipiter à l’intérieur, et tout le reste après lui. Elle les déposa tous devant la porte avant de frapper, et, quand elle eut frappé, elle attendit qu’une servante vînt à la porte.

« Mon cœur, dit-elle, allez, je vous prie, dire à votre maîtresse que voici ses petits cousins qui viennent de ***, pour la voir ; » – et elle nommait la ville où nous demeurions.

Là dessus la servante se mit en devoir de retourner.

« Tenez, enfant, dit Amy, donnez la main à l’un d’eux, et je mènerai le reste. »

Elle lui donne donc le plus petit, et la fille rentre en toute innocence, avec le petit à la main. Amy alors introduit les autres derrière elle, ferme la porte doucement, et s’éloigne aussi vite qu’elle peut.

Juste pendant que ceci se passait, au moment même où la servante et sa maîtresse se querellaient (car la maîtresse s’emportait contre elle et la grondait comme une furie : elle lui avait ordonné de courir après Amy ; la fille était allée jusqu’à la porte, mais Amy avait disparu, et la servante était hors d’elle-même, et la maîtresse aussi), précisément sur ces entrefaites, disais-je, arrive la pauvre vieille femme, pas ma tante, mais l’autre qui était venue en même temps chez moi. Elle frappe à la porte. La tante n’était pas venue, parce qu’elle s’était mise en avant comme mon avocat, et qu’on l’aurait soupçonnée de quelque machination. Quant à l’autre femme, on ne savait même pas qu’elle eût eu aucune relation avec moi.

Amy et elle avaient concerté ceci entre elles, et c’était assez bien imaginé.

Quand elle entra dans la maison, la maîtresse fumait et rageait comme une folle furieuse ; elle appelait sa servante de tous les synonymes qu’elle pouvait trouver, à coquine et péronnelle ; elle criait qu’elle prendrait les enfants et les jetterait tous à la rue. La pauvre bonne femme, la voyant dans un tel emportement, se retourna comme si elle eût voulu être déjà dehors, et dit :

« Madame, je reviendrai une autre fois. Je vois que vous êtes occupée.

» – Non, non, madame, dit la maîtresse, je ne suis pas très occupée ; asseyez-vous. Cette sotte créature, qui est là, m’a fait entrer et m’a mis sur le dos toute la maisonnée d’enfants de mon imbécile de frère, et elle me dit qu’une fille les avait amenés jusqu’à la porte, les avait poussés dans la maison, et lui avait demandé de les conduire à moi. Mais cela ne me gênera guère, car j’ai donné l’ordre de les déposer dans la rue, dehors ; et ainsi les marguilliers de la paroisse prendront soin d’eux ou obligeront cette stupide femelle de les ramener à ***. Que celle qui les a mis au monde s’occupe d’eux si elle veut. Pourquoi m’envoie-t-elle sa marmaille ?

» – C’est véritablement le second parti qui serait le meilleur des deux, dit la pauvre femme, si la chose était faisable ; et cela m’amène à vous dire ma commission et la cause de ma visite, car je venais précisément à propos de cette affaire, pour empêcher qu’on ne vous mette tout ceci sur les bras ; mais je vois que je suis venue trop tard.

» – Que voulez-vous dire par trop tard ? dit la maîtresse. Quoi ! Vous avez donc un intérêt dans cette affaire ? Quoi ? Avez-vous contribué à attirer sur nous cet opprobre de famille ?

» – J’espère que vous ne pensez pas une telle chose de moi, madame, dit la pauvre femme. Mais je suis allée ce matin à ***, voir mon ancienne maîtresse et bienfaitrice, – car elle a été bien bonne pour moi ; et quand je suis arrivée à la porte, j’ai trouvé tout soigneusement fermé à la clef et au verrou, et la maison paraissant comme si personne n’y était.

» J’ai frappé à la porte, mais personne n’est venu. À la fin, quelques servantes du voisinage m’ont crié : « Personne ne demeure là, maîtresse. Pourquoi frappez-vous ? – J’eus l’air surprise. – Quoi, personne ne demeure là ? dis-je. Que voulez-vous dire ? Est-ce que Mrs *** ne demeure pas là ? – Non, répondit-on, elle est partie. – Alors j’entrai en conversation avec l’une d’elles, et lui demandai ce qu’il y avait. – Ce qu’il y a ! dit-elle. Eh bien ! il y en a assez : la pauvre dame a vécu là toute seule, sans rien pour subsister, pendant longtemps, et, ce matin, le propriétaire l’a jetée à la porte.

» Jetée à la porte ? dis-je. Et quoi ? avec tous ses enfants ? Pauvres agneaux, que deviennent-ils ?

» Et bien, en vérité, me dit-on, rien de pire ne pouvait leur arriver que de rester ici, car ils étaient à peu près morts de faim ; aussi les voisins, voyant la pauvre dame dans une telle misère, – elle pleurait et se tordait les mains sur ses enfants, comme une folle, – envoyèrent chercher les officiers de la paroisse pour prendre soin des enfants. Ils vinrent et prirent le plus jeune, qui était né dans cette paroisse ; ils lui ont donné une très bonne nourrice et prennent soin de lui. Mais, quant aux quatre autres, ils les ont envoyés à quelques parents du père, qui sont des gens très à l’aise, et qui, de plus, demeurent dans la paroisse où les enfants sont nés.

» La surprise ne m’empêcha pas de prévoir immédiatement que cet ennui retomberait sur vous ou sur M. ***. Aussi venais-je sans tarder vous en avertir afin que vous y fussiez préparée et que vous ne fussiez pas surprise vous-même ; mais je vois qu’ils ont été plus prompts que moi, et je ne sais que conseiller. La pauvre femme, à ce qu’il paraît, a été jetée à la porte, dans la rue. Un autre voisin m’a dit qu’en se voyant enlever ses enfants elle s’évanouit ; et lorsqu’elle eut repris ses sens, elle était devenue folle. La paroisse l’a fait mettre dans la maison de fous, car il n’y a plus personne pour s’occuper d’elle. »

Tout ceci fut représenté au naturel par cette pauvre bonne et affectueuse créature. Son intention était parfaitement bonne et charitable ; mais encore n’y avait-il pas un mot de vrai dans ce qu’elle racontait ; car mon propriétaire ne m’avait pas mise à la porte, et je n’étais pas devenue folle. Il était vrai, pourtant, qu’en me séparant de mes pauvres enfants, je m’étais évanouie, et que je fus comme insensée lorsque je revins à moi et trouvai qu’ils étaient partis. Mais je restai longtemps encore dans la maison, comme vous le verrez.

Pendant que la pauvre femme contait sa lugubre histoire, le mari de la dame entra. Bien que le cœur de celle-ci fut endurci contre toute pitié, elle qui était la véritable et proche parente des enfants, puisque c’étaient les enfants de son propre frère, – l’excellent homme fut tout attendri par le sombre tableau de la situation de la famille, et lorsque la pauvre femme eut terminé, il dit à sa femme :

« C’est un cas bien triste, ma chère, vraiment ; et il faut faire quelque chose. »

Sa femme se tourna vers lui, furieuse.

« Quoi ! dit-elle. Voulez-vous avoir quatre enfants à entretenir ? N’avons-nous pas les nôtres ? Voudriez-vous que cette marmaille vînt manger le pain de mes enfants ? Non, non ; qu’ils aillent à la paroisse, et que celle-ci se charge d’eux, je me charge des miens.

» – Allons, allons, ma chère, dit le mari ; la charité envers les pauvres est un devoir, et qui donne aux pauvres prête au Seigneur. Prêtons à notre Père céleste un peu du pain de nos enfants, comme vous dites ; ce sera pour eux une réserve bien placée ; ce sera la meilleure garantie que nos enfants n’en viendront jamais à avoir besoin de la charité, ni à être jetés dehors, comme le sont ces pauvres innocentes créatures.

» – Que me parlez-vous de garanties ? dit la femme. Une bonne garantie pour nos enfants, c’est de garder ce que nous avons, et de pourvoir à leurs besoins. Il sera toujours temps d’aider à l’entretien des enfants des autres. Charité bien ordonnée commence par soi-même.

» – Mais, ma chère, reprit-il, je ne parle que de placer un peu d’argent à intérêt : notre Créateur est un emprunteur solvable ; il n’y a jamais à craindre d’avoir de mauvaises créances de ce côté-là, j’en réponds, enfant.

» – Ne vous moquez pas de moi avec votre charité et vos allégories, dit la femme en colère. Je vous dis que ce sont des parents à moi, et non à vous, et qu’ils ne percheront pas ici. Ils iront à la paroisse.

« – Tous vos parents sont les miens à présent, dit le bon gentleman avec un grand calme ; et je ne verrai pas vos parents dans la misère sans en prendre pitié, non plus que je ne verrais les miens. Non, vraiment, ma chère, ils n’iront pas à la paroisse. Je vous l’affirme, aucun des parents de ma femme n’ira à la paroisse, si je peux l’empêcher.

» – Et quoi ? voulez-vous prendre quatre enfants à élever ? dit la femme.

» – Non, non, ma chère. Il y a votre sœur *** : j’irai lui parler ; et votre oncle *** ; je l’enverrai chercher, lui et les autres. Je vous promets que, lorsque nous serons tous ensemble, nous trouverons les voies et moyens pour garantir ces quatre pauvres petits êtres de la mendicité et de la faim ; autrement ce serait bien dur. Nous ne sommes, personne de nous, en si mauvaise position de fortune que nous ne puissions mettre de côté quelques miettes pour les orphelins. Ne fermez pas vos entrailles à la pitié devant votre propre chair et votre propre sang. Pourriez-vous entendre ces pauvres enfants innocents crier la faim à votre porte, et ne pas leur donner du pain ?

» – Et quel besoin qu’ils crient à notre porte, s’il vous plaît ? dit-elle. C’est l’affaire de la paroisse de s’occuper d’eux. Ils ne crieront pas à notre porte. Et s’ils crient, je ne leur donnerai rien.

» – Vous ne leur donnerez rien ? dit-il. Mais moi, je leur donnerai. Rappelez-vous que l’Écriture a une parole terrible dirigée contre nous. Proverbes, chapitre XXI, verset 13 : « Quiconque se bouche les oreilles aux cris des pauvres, celui-là criera aussi lui-même, mais personne ne l’entendra. »

» – C’est bien, c’est bien, dit-elle. Il faut bien que vous fassiez ce que vous voulez, puisque vous prétendez être le maître. Mais si j’étais libre, je les enverrais où ils doivent être envoyés. Je les enverrais d’où ils viennent.

La pauvre femme mit alors son mot.

» – Mais, madame, dit-elle, ce serait les envoyer mourir de faim, en vérité ; car cette paroisse d’où ils viennent, n’est point obligée à se charger d’eux, et par conséquent, ils coucheraient et périraient dans la rue.

» – Ou on les renverrait à notre paroisse dans la voiture de l’hôpital, en vertu d’un mandat du juge de paix, dit le mari ; et nous serions ainsi, nous et tous nos parents, couverts de honte aux yeux de nos voisins et de ceux qui ont connu le bon vieux gentleman, leur grand-père, qui a demeuré et fleuri dans cette paroisse pendant tant d’années, si aimé de tout le monde, et le méritant si bien.

» – Je me soucie de tout cela moins que d’un liard, quant à moi, dit la femme. Je n’en garderai pas un.

» – Bien, ma chère, dit le mari ; mais moi, je m’en soucie, et je ne veux pas avoir cette tache sur ma famille et sur nos enfants. C’était un ancien, un homme digne et bon, et son nom est respecté de tous ses voisins. On reprochera, à vous qui êtes sa fille, et à nos enfants qui sont ses petits-enfants, de laisser les enfants de votre frère périr, ou tomber à la charge du public, au lieu même où florissait autrefois votre famille. Allons, n’en dites pas davantage. Je vais voir ce qu’on peut faire. »

Là-dessus, il convoque et rassemble tous les parents à une taverne près de là.